Les Idées de Nietzsche sur la musique/05

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 83-102).
◄  CH. II
CH. IV  ►

CHAPITRE III

HÉGÉMONIE DE L’INSPIRATION
MUSICALE


Nous arrivons à une partie singulièrement trouble et aventureuse des théories de ce premier Nietzsche. Nous en avons par avance marqué la contradiction avec les plus justes et les plus précieuses de ses idées sur l’autonomie de l’art musical.


Schopenhauer disait (bien vainement d’ailleurs) qu’il y a entre les représentations plastiques ou poétiques et la pensée musicale le même rapport qu’entre les phénomènes du monde sensible et la Réalité en soi. Mais il ne disait pas que l’artiste plastique ou le poète tirassent de la musique leurs inspirations et leurs idées. C’est la thèse de Nietzsche. « La perception, disait Schiller, est chez moi tout d’abord sans objet clair et défini ; celui-ci se forme plus tard. Un certain état d’âme musical le précède et engendre en moi l’idée poétique. » Nietzsche voit dans cette expérience tout individuelle d’un génie d’ailleurs lyrique et oratoire la loi même de la création poétique en général. Pour lui le poète et, entre tous, le poète dramatique (si du moins il est puissant) parvient à la conception des êtres et des situations qu’il représente en pleine lumière par le chemin souterrain de l’émotion musicale. Ses créations, quels qu’en soient la densité et le relief, sont des efflorescences d’une inspiration au fond musicale, des concrétions du fluide musical. Il faut des métaphores bien risquées pour résumer une thèse si témérairement raffinée.

On y a reconnu l’application esthétique rigoureuses du rapport métaphysique à la fois et psychologique posé par Nietzsche entre le principe apollinien et le principe dionysiaque.

Il a prétendu saisir dans l’origine et la formation de la tragédie grecque (« du sein de l’esprit de la musique », disait le titre primitif de son livre) cet enfantement de la conception et de la composition dramatique par l’ivresse musicale. L’analyse s’insinue avec la plus grande difficulté dans le tissu très emmêlé de sa démonstration, tout entière soutenue sur l’équivoque suivante : l’inspiration musicale, se confondant avec le sentiment de la vie débordante de l’univers, est une inspiration pessimiste, puisque, dans son débordement effréné, cette vie est nécessairement déchirée de contradictions et de luttes ; musique s’identifie donc à pessimisme. Les créations dramatiques et les vues morales dont Nietzsche peut rapporter très justement le sens profond à une conception pessimiste de l’univers, il se persuade d’y avoir montré l’œuvre de l’« esprit de la musique ». Mais l’impatience causée au lecteur par cet enfantillage sophistique qui se prolonge d’un bout à l’autre de la Naissance de la Tragédie est compensée par la force intuitive avec laquelle Nietzsche voit et fait voir qu’il y a au fond du génie grec et de l’humeur grecque un jugement pessimiste du monde et de la vie, que la fameuse « sérénité » grecque n’est pas du tout le privilège natif d’une race, mais une conquête de cette race vaillante et alerte, excitée par la lucidité même avec laquelle elle mesure le désordre et le non-sens de la nature spontanée et du destin, à y opposer le chef-d’œuvre volontaire d’un type humain logique, harmonieux, maître de soi-même.


De vous, écrivait Nietzsche dans un projet de dédicace de la Naissance de la Tragédie à Richard Wagner, de vous seul je sais que comme moi vous distinguez entre un vrai et un faux concept de la « sérénité grecque », et que le second, le faux, vous le rencontrez sur tous les chemins et sentiers, jouissant d’une sécurité béate ; de vous je sais également que vous tenez pour impossible, quand on part de ce concept, de pénétrer dans l’essence de la tragédie grecque… Et encore devons-nous déjà nous estimer heureux quand, par cette expression de « sérénité grecque », que tout le monde va répétant, on n’entend pas tout bonnement « sensualisme facile » ; c’est dans ce sens que l’a fréquemment employée Henri Heine, et toujours avec un soupir de regret. Mais pour ceux qui ne savent admirer que la transparence, la clarté, la précision, l’harmonie de l’art grec, et qui s’imaginent, parce qu’ils se sont mis sous l’abri du modèle grec, avoir réglé leur compte avec tout ce qu’il y a d’horreur dans l’existence… pour ceux-là, il faut les convaincre que c’est en partie de leur fait propre, si le fond de l’art grec leur paraît plat, mais en partie aussi du fait de la nature intime de la susdite sérénité grecque elle-même : sous ce rapport je voudrais donner à comprendre aux meilleurs d’entre eux qu’ils sont dans la situation de gens qui, regardant dans l’eau d’un lac très limpide et pénétré de soleil, ont cette illusion que le fond du lac est tout proche, qu’on pourrait l’atteindre avec la main. À nous l’art grec a appris qu’il n’y a pas de surface vraiment belle sans une profondeur effrayante[1].


Il est certain que, de tous les genres d’art grec, la tragédie est celui qui porte la plus forte empreinte d’un pessimisme originel. La tragédie grecque est enveloppée de pessimisme ; c’est, pourrait-on dire, son thème général de nous montrer les calculs et les motifs que la sagesse humaine a lieu de tenir pour les meilleurs et les plus justes, déjoués, tournés en agents de ruine par la cruauté, l’ironie ou l’indifférence de puissances supérieures qui suivent d’autres lois incalculables pour l’homme. « L’aveuglement de l’homme, dit M. Maurice Croiset, croyant voir le mal où est le bien et préparant sa propre perte par les moyens mêmes qui lui paraissent assurer son succès, voilà ce qu’on peut appeler l’essence de la tragédie[2]. » Non seulement, ajouterons-nous, de la tragédie grecque, mais du tragique en général. C’est exactement la conception que Gœthe s’en est faite. Nietzsche s’en inspire en de très saisissantes analyses de l’Œdipe et du Prométhée.

Cette philosophie pessimiste n’empêche pas Sophocle de se montrer fidèle observateur de l’humanité, naturaliste, au sens le plus profond du mot. L’observation des destinées humaines, quand elle s’exerce sur un enchaînement assez étendu de causes et d’effets, aboutit à une vue pessimiste, confirmation expérimentale du postulat philosophique et religieux de l’esprit grec. Que Sophocle ordonne ses drames avec une perfection qui enchante l’imagination et les sens, cette passion de créer de la beauté peut elle-même être rapportée au pessimisme, en ce sens qu’elle serait sans raison d’être dans une âme satisfaite du réel. Mais loin d’exclure l’observation du réel, elle l’implique, puisque, si le beau est autre chose que le vrai, du moins comprend-il le vrai ; et le plaisir que le vrai donne à l’esprit est l’un des plaisirs dont il se compose.

C’est en ce point qu’il devient très difficile de suivre Nietzsche. Il veut que le drame d’Eschyle et de Sophocle, affabulation, action, passions, caractères, n’emprunte pas ses éléments à l’observation de la vie, approfondie par la méditation de l’intelligence, mais qu’il ne soit que la « création », la « projection » spontanée d’un état d’âme lyrique ou orgiastique qui échappe à la douleur de son ivresse par le rêve. Les tragédies sophocléennes ne seraient que des combinaisons du rêve, dont la beauté apporterait à la déchirante ivresse dionysiaque le baume de la contemplation apollinienne, mais qui naîtraient de cette ivresse même, telles les consolantes hallucinations paradisiaques que le martyr contemple au milieu des supplices. La tragédie grecque commença par n’être que le chœur chantant les infortunes surhumaines de Dionysos, symbole mythique du mal radical du monde. Première objectivation élémentaire du sentiment torturant et ineffable de la vie universelle qui agitait les choreutes inspirés, Dionysos prit bientôt, par le développement croissant du génie apollinien, d’autres noms et d’autres visages, Prométhée, Philoctète, Œdipe, Admète, etc.


Au chœur dithyrambique incombe désormais la tâche de porter les auditeurs à un tel état d’exaltation dionysiaque que lorsque apparaît sur la scène le héros tragique, ce qu’ils perçoivent n’est pas, comme on pourrait le penser, l’homme au visage couvert d’un masque informe, mais bien une vision née, pour ainsi dire, de leur propre enivrement[3].


En d’autres termes, il y aurait entre la création dramatique, dans tout ce qu’elle a chez Eschyle et Sophocle de poids, de solidité, de vérité, et le vague et débordant enthousiasme exprimé par le chœur dionysiaque primitif, exactement le même rapport que nous avons dit exister entre la mélodie, dans la création de laquelle s’apaise l’émotion créatrice du musicien et cette émotion créatrice. Nietzsche brave ici le bon sens. La mélodie musicale est sans modèle dans la nature et ne connaît d’autre loi que celle de sa propre ligne. Mais le théâtre, s’il n’est certes pas qu’un art d’imitation, est un art d’imitation. Il met en scène des hommes, des actions et des événements humains ; ses inventions sont assujetties à la logique et à la vérité objectives de la nature, aux conditions du possible. Le rêve ne connaît ni bornes ni conditions ; il n’est lié à rien. Comment les inventions dramatiques vraies et viables se résoudraient-elles en des rêves ?

Nietzsche abuse jusqu’au plus fol excès d’une idée, ou plutôt d’un sentiment juste. Il professe à bon droit l’horreur du réalisme, du « naturalisme » (au sens récent du mot) dans l’art. Il sent que l’art véritable ajoute à la réalité imitée une lumière qui n’est pas celle où la perçoit l’œil vulgaire. Mais si la sensibilité passionnée de l’artiste enveloppe l’objet de cette ambiance chaude et rayonnante, est-ce à dire que l’objet y apparaisse altéré, transfiguré, c’est-à-dire autre que lui-même ? Bien au contraire ; c’est à la vibrante finesse de perception de l’artiste, et non à la connaissance vulgaire, que l’objet manifeste toute sa richesse d’expression et de sens, les mystères de son économie. Par un raffinement de sensualité qui exclut la participation des facultés d’observation et de raison aux plaisirs esthétiques, et qu’il faut bien appeler une perversion, Nietzsche, dans cette partie scabreuse de sa théorie, détache en quelque sorte la réalité de l’objet de la séduisante atmosphère qui la pénètre, ou plutôt il considère l’objet comme un produit, comme une création de cette atmosphère qui devient la substance, le tout de l’art, au lieu d’en être simplement le signe. Il dit que quand le spectateur grec voyait sur la scène les malheurs d’Admète, « il dissolvait, pour ainsi dire, cette réalité en une irréalité fantômale[4] ». Il est trop sensible pour ne pas reconnaître et ne pas célébrer ce qu’il y a de merveilleusement clair, précis et intelligible dans les compositions sophocléennes. Elles n’en sont pas moins pour lui « fantômales », fantômes surgis du rêve. C’est la gageure de cette théorie si forcée.

La raison de ce sophisme esthétique, c’est qu’il faut faire sortir de force toute création dramatique ou épique « du sein de la musique ». Illégitime alors même que la création musicale aurait ce caractère essentiellement indéterminé et fluide que lui prête la théorie, alors même que toute sa vertu s’épuiserait à créer un milieu émotionnel sans rien dessiner de ferme et de précis, en d’autres termes, qu’elle ne se suffirait pas à elle-même, cette prétention l’est deux fois, si la musique est essentiellement un art de construction. Or, les compositions instrumentales de Bach, de Beethoven, de Mozart sont œuvres aussi lourdes de matière, d’assises aussi fortes, de profil aussi précis, de formation aussi déterminée, de même orientation vers la perfection et l’éternité de la forme que les temples grecs ou les plus pures cathédrales gothiques. Et les lois de la construction musicale classique ne sont pas moins sévères, n’engagent pas moins le calcul raisonné de la proportion, de l’équilibre et du poids que les lois de l’architecture. Mais Nietzsche était fasciné par une œuvre de type contraire, aussi adéquate que possible à la conception schopenhauérienne de l’essence de la musique, œuvre qu’on peut adorer ou haïr, mais dont tous ceux qui en ont éprouvé l’action conviendront que le caractère dominant est celui d’une indétermination passionnée, d’un « devenir » éperdu. J’ai nommé Tristan.

II


Nietzsche s’est retenu de parler de Tristan jusqu’à la page 148 de la Naissance de la Tragédie. Mais dès le début il l’a dans l’esprit et le lecteur sait qu’il en est question. C’est que, comme preuve concrète de sa théorie, Nietzsche ne pouvait citer que Tristan, sa théorie étant précisément modelée sur les impressions qu’il avait ressenties de cet ouvrage unique. En Tristan il croyait voir de ses yeux cette sorte de parturition nécessaire du drame par l’élément musical. De Tristan surtout il pouvait dire ce qu’il avait dit des poèmes dramatiques de Wagner en général, que c’était « de la vapeur de musique[5] ».

Reste à savoir si la condensation de cette vapeur, sans plus, peut produire des drames comparables même de loin aux compositions marmoréennes de Sophocle, si belles sans musique. Mais nous avons suffisamment fait ressortir le scandale de la théorie. Oubliant la prétendue démonstration que Tristan est sensé fournir, recueillons l’aveu et l’analyse de l’expérience esthétique si sincère et d’ailleurs si lucide en sa frénésie, que cet ouvrage représentait pour le jeune Nietzsche.


Je n’ai à m’adresser qu’à ces esprits qui ont avec la musique une parenté immédiate, pour qui la musique est, en quelque sorte, le sein maternel, et dont le commerce avec les choses est presque exclusivement constitué d’inconscients rapports musicaux. Je demande à ces musiciens authentiques s’il leur est possible d’imaginer un homme qui fût capable d’écouter le troisième acte de Tristan et Yseult, sans aucun secours de la parole et de l’image, comme un colossal développement purement symphonique, sans que son âme fût comme forcée de tendre convulsivement toutes ses ailes avec une violence à perdre haleine. Un homme qui comme ici a, pour ainsi dire, appliqué son oreille au ventricule de la volonté du monde, qui est placé au point d’où il sent le frénétique désir de vivre se répandre dans toutes les artères du monde, comme un torrent mugissant ou comme une cascade vaporeuse, cet homme pourrait n’être pas brusquement brisé ? Sous la misérable enveloppe fragile comme verre de l’individu humain, il pourrait supporter l’écho d’innombrables cris de joie et de douleur s’élevant du « lointain espace de la nuit des mondes », sans céder irrésistiblement à cet appel de berger de la métaphysique et se réfugier dans la patrie originaire ? Mais qu’il soit possible de recevoir l’impression d’une telle œuvre dans sa totalité, sans renier l’existence individuelle, qu’une telle création ait pu être édifiée sans écraser son créateur — d’où tirerons-nous la solution d’une telle contradiction ?

Entre notre suprême exaltation musicale et cette musique s’interposent le mythe tragique et le héros tragique, qui ne sont au fond que symboles des événements les plus universels que seule la musique peut exprimer directement. Mais le mythe, s’il restait à l’état de symbole, et que nous fussions en proie à la seule manière de sentir dionysiaque, demeurerait sans action sur nous et inaperçu ; à aucun moment il ne pourrait nous détourner de prêter l’oreille à l’écho des universalia ante rem. C’est ici qu’intervient l’action de la force apollinienne qui, par le baume salutaire d’une illusion ravissante, rend à lui-même l’Individu presque dissous. Nous croyons soudain ne plus voir que Tristan lui-même, lorsqu’il gît là sans mouvement et se demande, à peine conscient : « Le vieil air ! Que m’éveille-t-il ? » Et ce qui tout à l’heure nous impressionnait comme un sourd gémissement jailli du centre de l’être nous dit seulement à présent combien « nue et vide est la mer ». Et là où nous avions le sentiment de défaillir privés de souffle, dans la tension convulsive de tous les sentiments, là où nous ne tenions plus que par un fil à cette existence, maintenant nous n’entendons et ne voyons plus que le héros blessé à mort et pourtant ne mourant pas, avec son appel plein de désespoir : « Désir ! Désir ! Alors que je meurs, désirer ! et, de désir, ne pouvoir mourir ! » Et quand après une telle outrance et une telle profusion de dévorantes tortures, la joie délirante du cor, presque comme la torture suprême, vient nous fendre le cœur, alors entre nous et cette « ivresse en soi » se dresse Kurwenal transporté de joie, tourné vers le vaisseau qui porte Yseult. Si violemment que nous souffrions avec Tristan, en un certain sens cependant la pitié nous sauve de la souffrance originaire du monde, comme l’image symbolique du mythe nous sauve de la perception immédiate de l’idée suprême du monde, comme la pensée et la parole nous sauvent du débordement sans digue de la Volonté inconsciente. Grâce à cette magnifique illusion apollinienne, il nous semble que le royaume des sons s’avance lui-même vers nous, sous la forme d’un monde plastique ; il nous semble aussi qu’en lui, comme en la matière la plus tendre et la plus expressive, ait été modelé et sculpté le seul destin de Tristan et Yseult[6].


En un mot, la contemplation d’individus, d’événements et de sentiments déterminés nous sauve de l’action dissolvante d’une musique qui exprime l’infini en soi. Mais, de son côté, cette musique ajoute aux idées et aux péripéties du drame, aux émotions et aux gestes des personnages, aux images du décor, une extraordinaire puissance de relief ; grâce à elle, tout se dessine en profondeur. Il semble que nous voyions le contour des figures et de l’action dramatique se découper sur le fond même de la vie universelle. Jamais le poète, avec les seules ressources du verbe et de la mimique, ne réaliserait ce prodige de translucidité. On pourrait donc dire que « l’illusion apollinienne a remporté une complète victoire sur l’élément dionysiaque primordial de la musique et a transformé celle-ci « en un instrument de ses desseins, qui tendent à la suprême clarté du drame ».

Ce n’est pas là, poursuit Nietzsche, l’aspect le plus profond, ce n’est pas le véritable rapport des choses. La musique de Tristan semble, par l’effet même de l’enchantement apollinien, ne s’appliquer qu’aux amours et aux souffrances de Tristan et d’Yseult. En réalité elle exprime ce qu’exprime toute musique inspirée, une réalité infinie, grosse, pour ainsi dire, d’une infinité d’individus périssables dont les destinées ne sont par rapport à elle que d’éphémères et vaines efflorescences. « D’innombrables apparences pourraient passer devant la même musique, elles n’en épuiseraient jamais l’essence, elles n’en seraient toujours que des effigies extériorisées. C’est ce dont nous prenons conscience, quand, après avoir suivi le drame à la scène, dans le détail et l’enchaînement de ses péripéties, nous l’embrassons comme un tout, nous en recevons une impression d’ensemble. Alors la matière proprement dite du drame ne nous paraît plus réelle. Nous la voyons s’évanouir dans le sein de l’universel. Spectateurs divinement illusionnés, nous avions passionnément cru à la vie. Le sentiment qui nous exalte maintenant est celui de la mort. « L’élément dionysiaque reconquiert la prépondérance. »


Qu’une musique qui conviendrait, Nietzsche nous le dit, à d’innombrables drames, ajoute à chacun de ces drames en particulier tant de clarté et de précision, voilà qui paraît étrange. Il semblerait qu’elle ne pût qu’obscurcir les caractères par où il se distingue de tous les autres. Encore une fois, il vaut mieux ne pas attacher d’intérêt théorique à cette glose de Tristan, mais n’y voir qu’une peinture d’impressions. Tous ceux à qui il est advenu de se laisser prendre au vertige de cette musique conviendront qu’il n’est pas possible d’en décrire avec plus de puissance et de vérité les effets sur la sensibilité et sur l’esprit. Peu importe, à cet égard, la passion d’apologétique sans réserve qui anime Nietzsche. Un jour viendra où, pour déconsidérer cette même œuvre, il n’aura guère besoin de substituer d’autres caractéristiques à celles qu’il en donne ici. Seulement « la tension convulsive de tous les sentiments » ne lui paraîtra plus un état admirable ni divin. Comme ce peintre qui, par l’addition d’un trait imperceptible, transformait un délicieux sourire en affreuse grimace, à peine aurat-il besoin de modifier l’expression des motifs de son présent enthousiasme pour y fonder le plus sévère jugement. Le « métaphysique » apparaîtra alors le pathologique ; le ciel de l’extase deviendra l’enfer de la névrose ; et cette impression d’« infini » que laisse la musique de Tristan sera imputée à l’artifice du compositeur tirant de son impuissance même à créer des formes belles, vigoureuses, définies, un équivoque et vertigineux moyen de séduction.

  1. T. IX, p. 137.
  2. Histoire de la littérature grecque, t. III, p. 27.
  3. Naissance de la tragédie, p. 63.
  4. Naissance de la Tragédie, p. 64.
  5. T. IX, p. 254.
  6. Naissance de la Tragédie, pp. 148 et suiv.