Les Idées de Nietzsche sur la musique/06

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Société du Mercure de France (p. 103-109).
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CHAPITRE IV

SUR LA DISSONANCE


Les idées théoriques de Nietzsche sur la nature « dionysiaque » de la musique, jointes à l’analyse des voluptés sans pareilles que lui procurait Tristan, l’ont conduit à exprimer, sur le rôle respectif de la « dissonance » et de la « consonnance » dans la composition musicale, des aperçus rapides, mais gros de conséquences.

Ils renversent (que Nietzsche s’en soit ou non bien rendu compte), sur un article essentiel, les principes de l’esthétique classique, ils suffisent à caractériser un type de musique et une qualité de plaisir musical que les classiques eussent condamnés. Essayons de faire saisir cette opposition.

La musique exprimant essentiellement, d’après Nietzsche, une souffrance, la souffrance inhérente au sentiment de la vie dès qu’il prend en nous quelque puissance, il est dans la nature de l’émotion musicale de nous faire aspirer à une diversion contemplative. Mais dans la musique elle-même, il est un élément qui porte plus directement l’accent de la douleur et un autre élément qui, par comparaison au premier, peut être dit apollinien et dans lequel s’apaise fugitivement la douleur enivrante rendue au vif par le premier. L’un est la Dissonance et l’autre la Consonnance, dans laquelle la Dissonance se résout. Nietzsche dit que « la douleur est productive[1] ». Pareillement, l’harmonie dissonante contient virtuellement la série plus ou moins prolongée des mouvements des parties par lesquels sera ramenée entre elles une relation consonnante.


Dissonance et consonnance dans la musique : nous pouvons tenir ce langage, qu’une note àissonante fait souffrir un accord[2].


Cette « souffrance » expire dans la « résolution » de la dissonance. Il en résulte bien que la consonnance est de la nature même du beau. Car Nietzsche définit le beau « négation de la souffrance[3] », ce qui revient, d’après sa philosophie, à le définir négation de la réalité. Le beau est le caractère d’une « apparence » que nous composons conformément à notre rêve de grâce, d’harmonie, de perfection, d’éternité. Les arts qui ont le beau pour objet et pour fin sont les « arts de l’apparence ». Mais, nous le savons, la musique s’oppose par sa nature à tous les arts de l’apparence. Elle est l’expression du réel en soi. Elle traduit le sentiment exalté du devenir universel et la volupté de ce sentiment. Que s’ensuit-il ? Qu’un élément de beauté, s’il existe dans la musique, n’y saurait apparaître qu’à titre secondaire et subordonné, que la consonnance ne doit intervenir que comme ornement dans une trame harmonique dont la dissonance est la véritable substance, le véritable fond. « Que l’on pense, écrit Nietzsche, à la réalité de la dissonance par opposition à l’idéalité de la consonnance[4]. » La musique n’ayant pas pour fin l’idéal, dégénérant, d’après Nietzsche, comme d’après Schopenhauer et Wagner, dès qu’elle se laisse prendre aux séductions de « la belle forme », la dissonance est bien le fond du discours musical et la consonnance n’est qu’un accident, un épisode fugitif, une halte agréable dans le cours de la dissonance[5].

L’opposition radicale entre cette conception et l’esthétique commune à Bach, Haendel, Mozart, Beethoven (esthétique dont Schumann et Chopin ont assoupli et raffiné infiniment les formes, mais sans les briser), cette opposition, disons-nous, est flagrante. Pour les classiques, la consonnance est l’élément dominateur et la dissonance lui est subordonnée. Les thèmes générateurs sur lesquels repose tout l’ensemble de l’édifice symphonique sont conçus en harmonie consonnante et contiennent l’affirmation tonale la plus énergique ou tout au moins la plus nette. L’ambiguité ou l’indétermination tonale d’une de ces formes maîtresses qui sont dans la symphonie ce que le squelette est dans le corps eût paru à Beethoven une monstruosité esthétique. Exclue donc de l’Idée, la dissonance triomphe dans le développement de l’Idée, dans l’épisode, dans tous les modes du jeu musical dont la liberté (l’idée mère puissamment établie) peut s’élancer et s’épanouir infiniment. Ainsi s’explique la magnifique pesanteur de la symphonie beethovenienne, la sécurité qui ne cesse de soutenir ses plus audacieux élans, ses plus tumultueuses fantaisies ; il semble que les fondements de l’édifice sonore descendent plus profond à mesure que ses cimes s’élèvent et que ses ornements aériens se raffinent. Les prestiges subtils de l’harmonie dissonante ne donnent que plus d’éclat au triomphe souverain de sa noble ennemie, luttant à découvert.

Dans l’esthétique ultra-tristanienne qu’évoque Nietzsche, et dont on a vu depuis Tristan des exemples de plus en plus prononcés, le dissonant forme le principe, la fin, le support (si support pouvait se dire d’un élément qui se définit par instabilité et fluidité), le milieu général ; la consonnance n’apparaît que comme rencontre heureuse, bonne fortune, agrément fugitif ; elle n’en est que plus enchanteresse, mais elle s’est fait payer un peu cher, tel un timide rai de soleil, un jour d’orage… ou de pluie. Sans appliquer certes cette observation à Tristan, il faut dire, en général, à l’avantage de cette musique à base dissonante, c’est-à-dire sans base, que le mâle et clair langage de l’harmonie consonnante ne convient qu’à des idées grandes et pleines ; il souligne de sa grandeur propre la misère des autres. Au lieu que le langage dissonant a une vertu merveilleuse pour amplifier et faire chatoyer à l’infini des avortons, des larves et des filaments d’idées.

Faut-il prévenir cette méprise que les présentes observations seraient dirigées contre les progrès propres de l’harmonie dissonante du xvie siècle à nos jours ? Si loin qu’aille encore ce développement, ce raffinement propre de l’harmonie dissonante, l’être de la musique ne sera pas bouleversé, mais au contraire enrichi, et accru, tant que ce développement se fera, ce raffinement s’épandra entre les fermes bornes, les colonnes doriques de l’harmonie consonnante.

Nietzsche adopta plus tard la doctrine que nous saisissons ici l’occasion de défendre contre lui.

  1. T. IX, p. 191.
  2. T. IX, p. 205.
  3. T. IX, p. 201.
  4. T. IX, p. 190.
  5. Naissance de la tragédie, p. 169.