Les Idées de Nietzsche sur la musique/10

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Société du Mercure de France (p. 155-167).
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CHAPITRE VIII

NIETZSCHE DÉSENCHANTÉ DE L’ART
WAGNÉRIEN


Le désenchantement se produisit au cours des années 1872 et 1873. En 1874, qui est la trentième année de Nietzsche, il était consommé. Nietzsche ayant publié en 1876, pour l’inauguration du théâtre de Bayreuth, l’écrit apologétique devenu célèbre : Richard Wagner à Bayreuth, on croit assez communément que le travail d’esprit, qui allait aboutir à faire de lui une dizaine d’années plus tard le détracteur virulent de l’art wagnérien, fut postérieur à cette date. Mais c’est ici l’épisode le plus significatif de cette vie intellectuelle multiple et tourmentée. Au moment où il composait cet écrit qui est, en apparence, une célébration enthousiaste, il avait secrètement confié au papier la critique la plus négative, la plus corrosive de l’œuvre de Wagner. Nous possédons aujourd’hui la totalité de ses notes de 1874. Mais une grande partie de ce qu’elles dévoilent était lisible entre les lignes de Richard Wagner à Bayreuth.

Cette désillusion, dont nous allons relever les témoignages les plus significatifs, n’eut pas le caractère d’une crise. Nietzsche s’enhardit à prendre conscience du jugement que certaines de ses idées esthétiques les plus chères et les plus méditées contenaient implicitement sur l’art de Wagner, comme aussi à tenir compte de bien des impressions équivoques ou pénibles que, parmi tant d’enchantements, la musique de Wagner lui avait causées. Ces idées anti-wagnériennes, sinon formellement, du moins en puissance, sont surtout celles qui concernent d’une part l’autonomie de la musique, d’autre part le rapport des trois formes de l’expression dans le drame musical.

1. — Nietzsche s’aperçoit, en effet, que ce n’est pas seulement en pratique, mais théoriquement, que Wagner traite la musique en art subordonné.


Wagner signale comme l’erreur propre au genre de l’opéra qu’on y ait fait de la musique, qui est un moyen d’expression, le but, et réciproquement, de ce qui est le but de l’expression, un moyen. Ainsi la musique passe à ses yeux pour moyen d’expression[1]… Il y a donc lieu de demander à l’audition d’une symphonie : si la musique est ici moyen d’expression, quel est le but ? Celui-ci ne peut résider dans la musique ; ce qui est, par son essence même, moyen d’expression, doit se rapporter à quelque chose qu’il ait à exprimer. Wagner répond : c’est le drame. Faute de celui-ci, il tient la musique pour un monstre : ce qui suggère cette question : « À quoi rime alors le bruit[2] ? »


Et Nietzsche saisit très opportunément l’occasion d’une remarque que nous lui reprochions d’avoir omise ailleurs à propos de la Neuvième Symphonie.


Wagner, en conséquence de cette opinion, tenait la Neuvième Symphonie pour être proprement le haut fait de Beethoven, parce que par l’addition de paroles, il donna à la musique la signification, qui est la sienne, de moyen d’expression.


Hérésie à laquelle Nietzsche oppose cette profession de foi :


La musique absolue est la musique légitime, et la musique du drame doit être elle aussi musique absolue.


2. — De ses méditations profondes sur l’association des trois formes d’expression dans le drame, Nietzsche déduit, en ce qui concerne la constitution du drame wagnérien, une théorie dont on peut dire qu’elle demeurera, jusqu’à la fin, le centre de toute sa critique de Wagner. On se rappelle qu’après avoir énuméré les difficultés insurmontables qui semblent s’opposer à une réalisation harmonieuse et logique de cette association, Nietzsche conçoit l’hypothèse « d’un acteur qui serait en même temps musicien et poète », c’est-à-dire musicien et poète secondairement, et acteur avant tout. Ce génie d’acteur n’est certes pas celui qui résoudra un monde de hauts et délicats problèmes esthétique ; mais il passera, pour ainsi dire, par-dessus. Uniquement soucieux d’exercer sur le public l’action la plus forte et la plus saisissante, la moindre de ses préoccupations sera d’observer la pureté et les lois propres des formes d’expression dont il se sert ; il les subordonnera violemment à son démon, il usera de tous les moyens, de tous les procédés, de tous les styles. Il compensera par l’accumulation et la prodigalité des moyens la défectuosité et, au besoin, la grossièreté de chaque moyen ; ce qui sera vraiment sien, ce sera l’audace du mélange et sa vertu capiteuse. Grand artiste, original et unique par l’ensemble et le jet de la construction, il en empruntera sans règle tous les éléments au passé, les altérant et les faussant autant qu’il est nécessaire, pour les faire conspirer à un effet esthétique souvent injurieux à leur véritable nature.

Wagner est un acteur déclassé. Il a surtout recours à la musique. Il se comporte à l’égard de la musique comme un acteur[3].


La musique ne vaut pas grand’chose, la poésie non plus, le drame non plus ; l’art théâtral n’est souvent que rhétorique — mais le tout vu en grand est un et à une même hauteur[4].


Caractérisant en termes généraux, mais très nettement appliqués à Wagner, les ressources que le génie acteur emprunte aux divers arts et la manière dont il les combine, Nietzsche se résume ainsi :


Il utilise le geste, le discours, la mélodie du discours et par là-dessus les symboles reconnus que lui fournit l’expression musicale. Il faut qu’il ait à sa disposition une musique parvenue à une extrême richesse de développement, dans laquelle d’innombrables émotions possèdent une forme d’expression déterminée, reconnaissable et habituelle. Par ces citations musicales l’artiste rappelle au souvenir de l’auditeur un état émotionnel défini, auquel l’acteur veut être cru en proie. De cette façon, la musique est réellement devenue « moyen de l’expression » ; c’est pourquoi elle demeure il un niveau esthétique inférieur, car elle n’est plus organique. Il est vrai que le maître musicien aura toujours la ressource d’entrelacer de la manière la plus artistique les symboles qu’il emprunte : mais parce que le plan et le véritable lien de l’ensemble sont pris au delà et en dehors de la musique, celle-ci ne peut pas être organique. Cependant il serait injuste d’en faire un reproche à l’auteur dramatique. Il lui est permis d’utiliser au profit du draine la musique comme moyen, ainsi qu’il fait de la peinture. Une telle musique, prise en soi, est comparable à la peinture allégorique : le sens proprement dit ne réside pas dans l’image, c’est pourquoi ce peut être très beau[5].


3. — Si la « faculté maîtresse » de Wagner, c’est le tempérament d’acteur à un extraordinaire degré de puissance, il faut que ce tempérament, pour créer une œuvre d’art, ait eu à son service une multiplicité pour ainsi dire illimitée de dons. Cette multiplicité distingue Wagner, à son désavantage, du type des grands créateurs. Son génie est une forêt en croissance, non pas un arbre unique[6].

La jeunesse de Wagner est celle d’un dilettante universel dont il ne veut advenir rien de bon[7].


Multiple, protéiforme est également la nature de son inspiration musicale, parce que l’acteur n’est pas une personnalité, mais cent.


Il peut pour ainsi dire parler le langage d’âmès de musiciens différentes et créer des mondes tout à fait divers (Tristan, les Maîtres-Chanteurs)[8].


Nous ne ferons que prolonger la pensée de Nietzsche en observant que cette multiplicité ne distingue pas seulement la poétique musicale de Wagner, mais son style et sa technique. Tous les grands maîtres se sont créé progressivement une manière ; et quelle que soit entre les œuvres de leur début et celles de leur maturité la différence de richesse et de maîtrise, elles ont une physionomie commune. Que l’auteur de Rienzi soit aussi celui de Tristan, il y a là un phénomène unique dans l’histoire de l’art. En adoptant impétueusement au début de sa carrière une forme rude et brutale qui combine superficiellement Spontini, Bellini, Meyerbeer, Weber, et où il n’y a à remarquer qu’une certaine chaleur de mouvement, Wagner n’a-t-il pas prouvé n’avoir aucune conviction, aucune tradition musicale native ? Du moins Nietzsche doit-il l’avoir senti ainsi pour oser écrire :


Aucun de nos grands musiciens n’était encore à 28 ans un aussi mauvais musicien que Wagner.


Pensée qui fait immédiatement suite à celle-ci :


J’ai souvent conçu ce doute insensé : Wagner a-t-il le don musical[9] ?


Schumann, après la représentation de Tannhäuser, écrivait sous une impression analogue :


Un opéra dont on ne peut parler brièvement. Assurément il y a là une touche géniale. Si l’auteur était un musicien aussi mélodieux qu’il est intelligent, il serait l’homme de l’époque[10].


4. — Il résulte de ces caractéristiques que Nietzsche exclut nettement Wagner de la lignée des Bach, des Beethoven, des Mozart, des Schumann, créateurs successifs du domaine de la musique, pour faire de lui l’exploiteur de toutes les formes musicales du passé à la fois. Son coup d’audace et sa nouveauté, ç’a été de les adapter à un usage pour ainsi dire extra-musical, de verser la musique, toute la musique, comme un ingrédient, et le plus capiteux, dans une sorte de philtre esthétique dont la qualité n’émouvait pas ses scrupules, pourvu que la foule contemporaine en fût enivrée. Par là il scandalisa, dès son apparition, tous les musiciens nourris dans une tradition dont on peut dire qu’elle fut commune aux classiques et aux romantiques : car si Schumann, Chopin ont assoupli, nuancé, raffiné les formes constitutives de la musique, ils ne les ont pas brisées.


Aucune piété n’accueille Wagner, le vrai musicien le considère comme un intrus, comme illégitime[11].


5. — Outre la torture infligée au langage { musical par la destination générale qu’il lui assigne, Wagner lui fait encore violence par la qualité ou plutôt par le mode des sentiments à l’expression desquels il l’asservit. Et là encore se manifeste l’acteur qu’il était, d’après Nietzsche, jusqu’aux dernières fibres.


L’excès et le dérèglement, voilà bien ce qui passait à ses yeux pour la nature.

Comme acteur, il ne voulait imiter l’homme que dans sa manifestation la plus agissante et la plus palpable, au paroxysme dela passion. Car sa nature extrême voyait dans tous les autres états faiblesse et fausseté. La peinture de l’émotion offre pour l’artiste un danger extraordinaire. Enivrer, saisir les sens, produire l’extase, surprendre violemment, remuer la sensibilité à tout prix — effrayantes tendances !

Dans Tannhäuser, il cherche à motiver chez un individu une série d’états extatiques : il paraît penser que c’est dans ces états que l’homme naturel commence à se montrer.

Contraindre la musique au service de la violence naturaliste de la passion, c’est la dissoudre, la bouleverser et la rendre incapable pour l’avenir de résoudre le problème [de son association harmonique avec la poésie et la danse].

Il y a des excès du genre le plus suspect dans Tristan, par exemple les explosions à la fin du second acte[12]. Il y a manque de mesure dans la scène des coups de bâton des Maîtres-Chanteurs. Wagner sent qu’il a, en ce qui regarde la forme, toute la grossièreté de l’Allemand et il aime mieux combattre sous la bannière de Hans Sachs que sous celle des Français ou des Grecs. Notre musique allemande (Mozart, Beethoven) s’est incorporé aussi bien la forme italienne que la chanson populaire, et c’est pourquoi, avec l’organisme riche et délicat de ses lignes, elle ne correspond plus à la lourdeur rustico-bourgeoise[13].


Aurons-nous su faire apercevoir, sous le décousu apparent de ces notes de 1874, la forte unité de l’idée critique ? Toute la substance du Cas Wagner est déjà dans ces notes. La différence est dans l’accent. Ici Nietzsche s’avoue froidement à lui-même ce qu’il sent dans l’œuvre d’un maître dont il est encore l’ami et qui a lieu de compter sur son dévouement public. Quand il écrivit le Cas Wagner, il en était venu à prendre eu haine aussi bleuies plaisirs que les impressions pénibles qu’il éprouvait de la musique wagnérienne.

Toutefois il y a aussi entre cette première critique fragmentaire et le virulent écrit une différence de fond.

Si Nietzsche oppose à la musique wagnérienne toute la tradition musicale, à l’usage ou à l’abus wagnérien de la musique la musique elle-même, il n’est pas encore parvenu à se définir avec la forte précision esthétique qu’il atteindra plus tard les lois constitutives de celles-ci. Il sent de plus en plus finement le beau et le laid. Il n’a pas encore une doctrine sur les conditions objectives nécessaires et immuables de la beauté en musique. L’influence, bien affaiblie, mais non disparue, dela métaphysique schopenhauérienne qui ne va pas à moins qu’à ôter à l’art musical son caractère de création, qui tend à mettre le tout de l’art dans l’émotion et à nier la forme, l’empêche encore d’asseoir ses idées d’esthétique musicale sur le véritable fondement.

  1. Entendons : moyen d’exprimer des images, des sentiments définis ou des idées.
  2. T. X, p. 437.
  3. T. X, p. 431.
  4. Ibid., p. 430.
  5. T. X, p. 440.
  6. T. X, p. 431.
  7. T. IX, p. 444.
  8. Ibid., p. 431.
  9. T. X, p. 444.
  10. Gesammelte Schriften über Musik und Musiker, t. III, 7 août 1847.
  11. T. X, p. 445.
  12. C’est un lapsus. Nietzsche veut dire : à la fin de la seconde scène du second acte.
  13. T. X, p. 432 et suiv.