Les Idées modernes sur les enfants/IV.2

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II

l’audition


Il est aussi important pour un maître de connaître l’état de l’audition chez ses élèves que l’état de la vision, car une bonne partie de l’enseignement se fait par la parole, et à quoi sert une parole qui n’est pas entendue ou qui l’est mal ? Le devoir des maîtres est double : d’abord, ils ont à se préoccuper de leur propre manière de parler, qui n’est pas toujours bonne ; il faut que la voix ait une intensité suffisante, qu’elle ne soit pas trop rapide, que l’articulation soit bien nette, car c’est surtout par la netteté de l’articulation qu’on se fait comprendre, bien plus que par le volume que l’on donne à sa voix ; il faut enfin apprendre à parler en dehors, et non pas en dedans ; il faut, comme disent les professeurs de chant, poser la voix en avant.

Pour les enfants, il faut se préoccuper de reconnaître ceux qui n’ont pas l’ouïe normale. On n’a pas à rechercher spécialement les enfants atteints d’une surdité complète, ceux qui ne se retournent même pas quand on les appelle vivement par derrière. Un maître aura rarement à faire, pensons-nous, cette expérience si simple, que nous signalons et recommandons en passant ; les sourds complets ou presque complets sont rares, et ils sont déjà connus des parents. Le plus souvent, la surdité est partielle ; ce n’est que de la dureté d’oreille. Cette dureté peut être unilatérale, atteindre une seule oreille ; elle peut être transitoire, résulter d’un coryza ; il arrive encore qu’elle soit liée à la présence de végétations adénoïdes au fond de la gorge, car l’adénoïdien a généralement l’audition compromise. Quoi qu’il en soit, les enfants dont l’audition est anormale doivent, comme les enfants à vision anormale, ne pas être relégués au fond de la classe ; on les placera sur les premiers bancs, aussi près que possible de la chaire.

Il est bien démontré aujourd’hui que si l’on ne prend pas ces précautions, on fait aux enfants sourds un tort considérable. Des statistiques précises nous ont appris que la surdité partielle, la surdité qu’on peut appeler scolaire, est une cause constante de retard dans les études. Il y a plus : on a constaté que le degré de cette surdité influe sur le degré du retard d’instruction, et que par exemple ceux qui n’entendent même pas à 1 mètre la voix chuchotée ont un retard plus grand et plus fréquent que ceux qui l’entendent à 3 ou 4 mètres. Cette relation paraît du reste si naturelle qu’il n’y a pas lieu de la révoquer en doute.

Les statistiques montrent encore que les cas de surdité vérifiés dans les écoles sont extrêmement élevés ; il y a des auteurs qui ont prétendu que sur trois personnes, prises au hasard, on en trouve au moins une dont l’audition n’est pas normale. Dans les enquêtes scolaires qui ont été faites en Allemagne, le pourcentage d’auditions anormales qui a été relevé oscille autour de 25%. En France, dernièrement, il a été publié des statistiques encore plus éloquentes ; et on n’a parlé de rien moins que de 75% de surdités partielles ; ces résultats auraient été obtenus par des recherches dans des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices. Voilà des proportions vraiment effrayantes. Si elles étaient vraies, les sourds formeraient la majorité, ils constitueraient la règle, la normalité, et il deviendrait anormal d’être normal de l’audition. Nous avons rencontré même genre de statistiques pour les troubles visuels, et nous avons dit déjà ce que nous en pensions. Ces chiffres nous paraissent être exagérés et tendancieux ; ils émanent de spécialistes qui d’instinct ou par intérêt raisonné veulent augmenter outre mesure l’importance de leur spécialité. Pour un aliéniste il n’y a que des fous ; pour un auriste, il n’y a que des sourds. C’est dans la règle ; ne protestons pas, sourions. Il y a une autre raison de garder une attitude de scepticisme ; c’est que toutes ces proportions de troubles auditifs dépendent logiquement de l’étalon choisi, du type considéré comme normal. Si l’on décide, par exemple, que pour avoir une audition normale, il faut entendre la voix chuchotée à 100 mètres, toute l’humanité sera sourde ; si on se contente d’une audition à 50 centimètres, presque personne ne sera sourd. Or, il faut être bien convaincu que la fixation du type normal est une pure affaire de convention, ou de convenance. Ce n’est pas une mesure physiologique ou médicale, c’est, ou cela doit être une mesure sociale. Entendons par là qu’on doit poser la limite de telle manière que les sourds soient ceux chez lesquels le défaut d’acuité auditive produit une gêne dans l’existence. Dans une école, nous devons considérer comme sourds partiellement ceux qui, placés dans la partie la plus reculée de la classe, ne comprennent point la voix du professeur.

Il reste à se demander comment, en pratique, le maître reconnaîtra ces sourds-là. Ne comptons pas sur les enfants pour l’aider. L’enfant est un petit être passif, qui n’a pas l’habitude de se plaindre des défectuosités présentées par ses organes des sens. S’il ne peut pas voir ce qui est écrit au tableau noir, s’il ne peut pas entendre la phrase que le maître vient de dicter, il ne réclame rien, il se tire d’affaire avec sa mémoire ou son imagination, ou avec l’aide de ses camarades. Le maître doit donc procéder lui-même à un examen de l’audition. Mais par quelle méthode ?

C’est une question controversée et sur laquelle nous ne pouvons pas donner d’indications très nettes : On ne mesure pas l’acuité auditive d’une manière aussi satisfaisante que l’acuité visuelle. Il faudrait, pour faire cette mesure, disposer d’un excitant auditif qui présenterait les deux qualités suivantes : 1o cet excitant serait comparable à la voix humaine ; c’est par la manière de percevoir la voix de leur maître que nous devons reconnaître les sourds, les demi-sourds et les entendants, c’est cela seulement qu’il importe de savoir ; 2o cet excitant devrait avoir une intensité constante, car il n’y a pas de mesure possible avec un excitant dont l’intensité varie d’un jour ou d’un moment à l’autre.

Or, les excitants dont on a eu jusqu’ici l’idée de se servir n’ont jamais réuni les deux qualités essentielles que nous venons de signaler ; la montre n’en a qu’une, la constance dans l’intensité ; la parole n’en a qu’une, c’est d’être une parole, par conséquent d’être le son qu’on a intérêt à percevoir. Montrons ceci par quelques détails.

Nous avons longuement employé le procédé de la montre dans une école. L’enfant avait les yeux bandés après lui avoir fait entendre le tic tac de notre montre, nous lui disions de nous faire une réponse toutes les fois que nous lui demandions : l’entendez-vous ? La montre était tantôt rapprochée, tantôt éloignée ; une ligne graduée et tracée sur le sol nous indiquait à chaque essai la distance où nous nous trouvions ; on ne faisait pas de bruit pour ne pas opérer la suggestion qu’on s’éteignait ou qu’on s’approchait ; et afin d’éviter l’erreur produite chez certains sujets qui croient entendre quand en réalité ils n’entendent pas, nous contrôlions les réponses de temps en temps, en demandant : l’entendez-vous ? tandis que notre montre était cachée dans notre poche et que le bruit en était complètement étouffé. Ces examens sont délicats, ils demandent un silence presque absolu, ils prennent environ trois minutes par enfant. Les différences de perception qui existent d’un enfant à l’autre sont considérables. Certains d’entre eux perçoivent la montre à 6 mètres, et même de plus loin ; d’autres ne la perçoivent pas à 25 centimètres. Je serais fort en peine de tirer de chiffres aussi variés une moyenne sérieuse. Dernièrement, on a proposé de considérer comme audition normale la perception de la montre à 2 mètres. Acceptons ce chiffre, tout simplement pour fixer les idées, et sans y attacher d’autre intérêt.

Le grand défaut de l’examen de l’audition avec la montre, c’est que sa précision ne correspond à rien d’utilisable. À quoi bon savoir si un enfant perçoit à longue distance tel bourdonnement de diapason, tel tic tac de montre, tel cri de sirène ? Il n’a pas besoin d’entendre ces bruits-là en classe, et s’il y était un peu sourd, ce ne serait pas grand dommage, tandis que s’il est sourd à la parole du maître, il ne profitera pas de l’enseignement, il perdra son temps. Ce qu’il y aurait à souhaiter de mieux, c’est que l’audition de la parole fût parallèle à l’audition de quelque son simple, dont l’intensité serait mesurable. On ferait porter l’examen sur ce son simple, et on en déduirait une conclusion sur l’état de perception de la parole. Malheureusement, il n’en est pas ainsi pour l’audition de la montre. Un enfant peut mal entendre la parole et bien entendre la montre, et vice versa.

Nous nous en sommes convaincus en faisant deux classements d’élèves : le premier prenait comme base la manière dont les enfants entendent la montre ; le second utilisait la manière dont ces mêmes sujets entendent la parole à longue distance. Pour opérer ce dernier classement, nous avons réuni dix-sept élèves dans un préau, à dix mètres de leur professeur, qui prononça quarante mots ; les élèves écrivaient tout ce qu’ils pouvaient entendre de ces mots, et on les classa d’après les erreurs qu’ils avaient commises. Or, en comparant l’ordre de l’audition pour la montre avec l’ordre d’audition pour les mots, on s’aperçut qu’il n’y avait pour ainsi dire aucune corrélation.

Nous n’en conclurons pas que le procédé de la montre doit être rejeté. Peut-être, dans les cas de surdité accentuée, peut-il rendre des services. Quant à la parole du maître, il est difficile d’y voir un étalon. La voix humaine est une fonction physiologique d’une instabilité extraordinaire. Aucun élément n’est fixe, ni l’intensité, ni la hauteur, ni les articulations. Deux personnes ne prononcent pas de même manière, ni avec la même force, ni avec la même hauteur, ni avec le même timbre ; et une même personne varie ses procédés vocaux d’un moment à l’autre, sans s’en douter. Nous l’avons vu nous-même ; le professeur à qui nous avions fait prononcer quarante mots dans le préau reprit l’expérience quelques minutes après devant d’autres élèves, et il ne s’aperçut pas que la seconde fois il donnait moins de voix. Il est donc tout à fait incorrect, en principe, de mesurer l’audition en employant comme excitant la parole ; c’est comme si on mesurait des longueurs en étirant plus ou moins un mètre de caoutchouc.


Que conclurons-nous donc ? D’abord que l’audition des mots ne peut pas être mesurée avec une précision satisfaisante en employant les procédés très simples dont on dispose dans une école. Il faudrait recourir soit à des phonographes, soit à des acoumètres perfectionnés qui existent actuellement, mais qui sont coûteux, compliqués, volumineux. Notre seconde conclusion est qu’à tout prendre une mesure, même défectueuse, reste supérieure à l’absence de toute mesure ; les critiques que nous avons adressées à la montre et à la parole n’enlèvent pas à ces procédés toute valeur. En les employant, on fera sans doute des erreurs ; en ne les employant pas, on risque de faire des erreurs plus fortes. Le maître devrait donc ne pas les négliger complètement. Une dictée faite en classe au moyen de mots détachés et de chiffres, avec une voix d’intensité moyenne et bien surveillée, pourrait apprendre au maître quels sont parmi ses élèves ceux qui ont l’oreille dure. Le procédé est plus expéditif que celui de la montre, puisqu’il n’exige que la correction des dictées, et nous ne sommes pas certain qu’il soit plus inexact.