Les Idées politiques de la France/Chapitre I

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Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 13-39).

I

LE TRADITIONALISME

DÉFINITION DU TRADITIONALISME

Le terme de « traditionalisme » est d’origine littéraire et n’a été mis en circulation qu’à la fin du xixe siècle, par des disciples de Le Play et de Taine, Bourget, Barrès, les critiques de droite. Il n’est jamais pris en mauvaise part. Il se sent mieux qu’il ne se définit. On peut en donner cette définition d’attente : un mode de pensée, une règle d’action, une attitude politique qui tiennent l’imitation et la continuation du passé pour un bien en soi, — qui respectent particulièrement les deux forces de l’ancienne France, la monarchie et l’Église, — qui ne pardonnent pas à la Révolution d’avoir rompu systématiquement avec ce passé, — qui veulent un État en accord et en sympathie avec les forces de conservation, la famille, la fortune acquise, les cadres de l’armée, l’Académie française, les usages mondains, — qui demandent la solution de la question sociale au maintien et à la concorde des classes, au patronage des autorités sociales, à la formation d’une élite par la culture humaniste, — qui sont exposés aux noms injurieux de réactionnaires et de conformistes, et, ce qui est, paraît-il, plus grave, de bien-pensants.

Le terme de réactionnaire appartenant à la polémique, celui de conservateur n’ayant plus cours qu’au Sénat, les étiquettes plus récentes ayant été vite démodées, nous sommes donc obligés ici de demander au monde littéraire un terme assez large et assez significatif pour désigner l’ordre des idées qui sont à droite. Et nous le faisons d’autant plus volontiers que le trait le plus remarquable de la famille traditionaliste, c’est son importance dans le monde qui écrit et sa faiblesse dans le monde politique. Ses frontières sont vagues. Il irait de soi, à un certain point de vue, que tous les catholiques fussent traditionalistes, puisqu’ils se relient à une tradition, et même que la principale différence de l’Église catholique avec les Églises protestantes, c’est qu’elle admet comme source d’autorité, sur un pied d’égalité avec l’Écriture, la tradition : nous avons donc là un véritable archétype de tout traditionalisme. Mais ne considérant les familles spirituelles qu’au seul point de vue politique, nous ne retiendrons l’esprit traditionaliste qu’en tant qu’il s’applique à des idées politiques, et qu’il recherche la liaison du présent politique avec des formes et des conceptions anciennes de la société, du gouvernement, de l’État.

DÉCLASSEMENT POLITIQUE DU TRADITIONALISME

Le traditionalisme monarchiste et clérical (ce dernier terme signifiant contrôle du clergé sur la vie intellectuelle, la vie publique, la vie domestique et la vie scolaire) gardait encore, il y a cinquante ans, une grande part de puissance politique, puisqu’en 1885, aux élections législatives, le premier tour de scrutin lui donnait la majorité relative. Le boulangisme, surtout l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire des manques graves de flair et d’intelligence, l’ont réduit peu à peu à une expression politique qui, si l’on en croyait le langage parlementaire, approcherait fort de zéro.

En effet, à la Chambre des Députés, l’extrême droite est représentée par les « indépendants », nom qui désigne aujourd’hui d’anciens royalistes. Or on conviendra que le terme d’indépendant exprime l’idée absolument contraire au système de dépendances qu’implique le traditionalisme. À droite, après les indépendants, on trouve les « républicains de gauche ». Il n’existe pas plus de « conservateurs » ou de droite officiellement inscrite qu’il n’existe dans l’épicerie de petits pois « gros ». Encore la hiérarchie de ce légume de conserve commence-t-elle aux pois « moyens » et « mi-fins », tandis qu’est banni de la terminologie parlementaire tout vocable intermédiaire, toute épithète modératrice qui risquerait de ralentir la frénésie avec laquelle le vocabulaire de la maison se met, comme Kanut, à marcher vers la gauche sinistre. L’épithète péjorative de « moyen » est réservée à l’électeur. Il y a le Français moyen, mais il n’y a pas de député « républicain moyen ». Le terme « modéré », qui s’emploie pour désigner un état d’esprit politique, n’est pas accueilli dans la terminologie officielle des groupes. Il faut une acrobatie d’esprit pour comprendre que le groupe qui est à droite des radicaux ne peut pas s’appeler autrement que gauche radicale. Ce terme de gauche disparaît à partir des radicaux tout court. De sorte que la vraie gauche parlementaire commence à la limite exacte où, pour que l’électeur croie qu’on en est, il devient inutile de lui conter qu’on en est. Il est vrai qu’il n’y a pas de groupe radical tout court, mais le groupe radical-socialiste, précédant les groupes socialiste français, socialiste indépendant, socialiste. On appelle radical-socialiste un parlementaire moins radicalement socialiste qu’un socialiste tout court. De sorte que la même comédie qui se jouait, à droite de la césure, avec le mot gauche, reprend symétriquement à gauche de la césure sur le mot socialiste.

Comédie, guignol parlementaire, c’est bien vite dit, mais c’est pensé encore plus vite. La langue du parlementaire, de l’homme dans l’hémicycle, est après tout aussi spontanée, aussi logique que la langue de l’homme dans la rue. Les modifications de langue suivent les modifications de choses. Mi-gros et mi-fin sont aussi identiques que 2 + 1 et 1 + 2. Mais si le commerce applique aux pois uniquement le terme mi-fin et jamais le terme mi-gros, c’est que le client recherche dans ce produit la finesse, fuit la grosseur, et qu’une demi-finesse lui paraîtra plus fine qu’une demi-grosseur. Le langage du marchand de « petits » pois se meut nécessairement vers le fin, et le plus tôt possible, c’est-à-dire en niant d’abord le non-fin. Si le langage parlementaire se meut pareillement vers la gauche, s’il commence en niant le non-gauche, soit la droite (terme pourtant aussi corrélatif de gauche que gros l’est de fin), cela tient à ce que le Parlement est l’image, le délégué d’un pays politique où l’évolution vers la gauche répond à une sorte de mouvement pur, de racine schématique, où il est entendu qu’on va à gauche, d’une marche irrésistible et nécessaire de glacier, et où le langage politique voit dans l’homme qui dit conservation et arrêt l’homme qui pense marche arrière, le réactionnaire.

PSYCHOLOGIE POLITIQUE DE CE DÉCLASSEMENT : LA MARCHE À GAUCHE

Il est probable que la marche vers la gauche s’explique, qu’il y a une cause générale de ce mouvement sinistrogyre. Il remonte aux années qui suivent 1830, quand se forment les deux partis nommés partis de la résistance et parti du mouvement. La résistance apparaît bientôt comme le point de vue des intérêts, ceux de la bourgeoisie, tandis que le mouvement, avec les réformateurs de toutes écoles, avec l’opposition constitutionnelle d’Odilon Barrot, avec le radicalisme de Ledru-Rollin, et surtout, à partir de 1840, avec le prestige de Lamartine, s’identifie avec un parti des idées, ce parti des idées au nom duquel Lamartine, au banquet de Mâcon, déclare la guerre aux « vils intérêts matériels ». Poète et politique, Lamartine était comme l’homme du mouvement pur ; âme même du fluide, il reste dans notre pays politique l’homme-drapeau de la marche à gauche.

Marchez ! L’humanité ne vit pas d’une idée.
Elle éteint chaque jour celle qui l’a guidée.
Elle en allume une autre à l’immortel flambeau.

Le mouvement est ici le terme positif, par rapport auquel il y a « résistance » et « réaction ». Les réactions n’ont jamais été depuis 1848 que des arrêts momentanés du mouvement, et l’ancien carbonaro Napoléon III lui-même ne présente pas sous une autre figure celle du 2 décembre. Le mouvement porte d’ailleurs un nom religieux, un nom à majuscule : c’est le Progrès. Et le Progrès, ce sont les progrès, ce sont essentiellement deux progrès : le progrès des lumières, pour parler comme le xviiie siècle, et le progrès des conditions. L’un et l’autre ont formé et forment encore tout l’élément moteur de l’idéologie républicaine.

Par le progrès des lumières, il faut entendre ceci : l’institution d’enseignement devenue autre chose que l’instruction élémentaire assurée par la loi Guizot, à savoir un instrument de propagande pour des idées et un moyen d’émanciper les esprits. Le grand problème républicain, le point de contact de la mystique et de la politique, sera le problème de l’école : notons même dans l’usage et dans l’opposition de ces termes de mystique et de politique, dont Péguy est l’inventeur, une réaction du grand écolier, du fils du peuple devant ses maîtres, que fut Péguy, une interpellation venue des bancs de bois de la laïque, un acte et une crise de l’école. République des écoliers, République des professeurs, ne revenons pas sur un terrain déjà bêché.

Le progrès des conditions pris pour idée animatrice de la République, cela a été formulé par le théoricien même du progrès, Condorcet, en une phrase connue : la tâche essentielle de l’État consistant dans un effort continuel pour améliorer le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Les saint-simoniens l’ont repris dans les mêmes termes. On dira que cet effort n’a rien au xixe siècle de particulièrement républicain, et qu’en général la législation ouvrière de la troisième République n’a fait que suivre, avec du retard, les exemples donnés par l’Angleterre et par l’Allemagne. C’est qu’ici, de la législation ouvrière, de la protection du travail, de l’amélioration pratique des conditions par la sollicitude du gouvernement, toutes choses où les monarchies et les dictatures ne le cèdent en rien aux Républiques, il faut distinguer les idées religieuses du progrès sur terre, du bonheur pour tous, de la condition humaine transfigurée, qui sont devenues une sorte de substitut laïque et d’idéal concurrent du catéchisme.

Cet idéal et ce mouvement répondent à un sentiment humain profond, facilement communicable. Le Marchez ! des vers de Lamartine pourrait se ramener à un truisme, celui-ci : Dieu, en formant l’humanité de générations qui se renouvellent, et où le fil de l’expérience est constamment rompu, en y éteignant, chaque soir de vie, des yeux dans des tombes, pour en ranimer d’autres au matin triomphant qui suit, lui défend de vivre d’une idée, l’oblige à renouveler ses pensées, avec ses êtres, avec ses peuples, avec ses empires. Réduite au dénominateur électoral, l’idée de Lamartine reviendrait à dire que le progrès se fait par la génération nouvelle, et que les enfants sont à gauche des pères. La fonction même de l’école laïque consiste à maintenir ce sinistrisme immanent.

À le maintenir, au contraire de l’école confessionnelle, dont la fonction est de réagir contre lui. Dans cette école, ce n’est pas la déviation des enfants par rapport aux pères, c’est la tradition des pères aux enfants qui représente le bien, et qui sert de gage de durée. Honorer ses parents, afin de vivre longuement sur la terre, n’est pas une promesse faite aux individus, mais aux familles, aux groupes humains, qui durent par la tradition, par la lutte pour la tradition, par le maintien, eût dit Quinton, de leur température originelle. L’école confessionnelle est l’instrument de la tradition, comme l’Église catholique reste en France la catégorie de la tradition. C’est moins pour leur donner la foi que pour les attacher à une tradition, que beaucoup de pères incroyants envoient leurs enfants à l’école confessionnelle.

Il y avait une singulière illusion dans cette réponse de Jules Ferry à un député qui lui demandait quelle morale enseignerait l’école laïque : « Mais elle enseignera la vieille morale de nos pères ! » Ferry mettait sous la catégorie de la tradition ce qui était né et ne pouvait se développer que sous celle du changement. La morale que l’école laïque enseigne n’a pas seulement échappé au contrôle des pères, mais au contrôle de l’État. Elle est aujourd’hui syndicaliste, socialiste et pacifiste. Expression même de la République, elle a évolué avec la République et selon les mêmes rythmes. Comme spirituel de la République, elle est à gauche de la République.

Nous touchons ici au problème du spirituel républicain, ce spirituel dont l’histoire n’a pas encore été faite. La République, qui eut contre elle, pendant toute une génération, l’Église, fut comme obligée, par la lutte anticléricale, de se former une conception du monde moral, de fonder et d’enseigner un spirituel d’État, antitraditionaliste par position. Il y a dans le langage populaire un certain ton, un certain accent mis sur le mot : « la République », et où l’on reconnaît infailliblement cet indéfinissable sens spirituel. Le Vive la République ! du temps de l’affaire Dreyfus en aura peut-être été l’expression la plus claire. Il est à remarquer que République s’emploie ou s’employait malaisément dans le sens temporel. Un temporel républicain pur eut bien son système : l’opportunisme, et le gouvernement de la République, lorsque les Intérêts le dirigent, devient, semble-t-il, un temporel pur. Mais il l’est alors avec une conscience craintive. Il se garde de toucher au spirituel, et s’il y touche, il est brisé en dépit des Intérêts. Le groupe délégué particulièrement au spirituel républicain, la Gauche démocratique du Sénat, Faculté de Théologie de la laïcité, veille, et veillent comme lui, derrière lui, de vieilles et d’invincibles phalanges.

La République est un mouvement, et la fonction de l’école laïque est de placer presque automatiquement à gauche de la génération qui s’en va la génération qui vient. L’école est donc la principale ouvrière du mouvement vers la gauche. Chaque fois que la République a lutté pour son principe, elle a fait de la politique scolaire. Il y eut une exception apparente au temps du boulangisme, où les opinions de l’école étaient très divisées, pour et contre le général, et où, dans l’Est au moins, elle était généralement pour lui. C’est que la mystique républicaine, depuis 1871 et Gambetta, était toute patriotique et nationale, avait pour livre-type le Tour de France par deux enfants, spiritualiste, patriote, préparateur de la revanche. L’année de service militaire des instituteurs à partir de 1889, puis, à partir de 1898, l’affaire Dreyfus, changèrent tout cela : la férule se dressa contre le sabre, le bâton de craie contre le goupillon, le mouvement de l’École contre le traditionalisme national, devenu, sous le nom de nationalisme, plus ou moins antirépublicain. Et une nouvelle phase du spirituel républicain commença, le passage dans d’autres signes du zodiaque : aujourd’hui la constellation de l’École Unique !

Si la tradition a été éliminée de plus en plus de la vie politique, si les étiquettes parlementaires qui attestaient des traditions, comme conservateur et monarchiste, se sont peu à peu décollées, si la faveur est allée à ce mot de radical, qui signifie antitradition, on le doit donc en partie à l’opération lente et régulière du spirituel républicain matérialisé par l’école. L’école pierre angulaire de la République, ce n’est pas un vain mot. Et pourtant la tradition est là, elle coule à pleins bords, et en nous, et autour de nous. Mais elle ne circule plus dans les cadres de la politique, elle a été captée par un autre réseau, elle est entrée dans une autre hydrographie : la littérature. Le quartier général de la tradition, la vie active et inventive des traditions françaises, sont littéraires.

LES LETTRES, QUARTIER GÉNÉRAL DU TRADITIONALISME

Cette vie active et inventive tiendrait, si l’on voulait, entre Chateaubriand et Proust, entre le traditionalisme religieux du Génie du Christianisme et le traditionalisme cérémoniel de la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire entre la mise en valeur, par le génie littéraire, d’un fruit plein et celle d’un fruit creux.

Les lettres ne vivent que par les découvertes et l’originalité de la forme, elles ne sont donc pas, du moins depuis la fin du système classique, traditionnelles, mais elles sont volontiers traditionalistes. Le romantisme issu de Chateaubriand l’était. Le traditionalisme barrésien, le traditionalisme maurrassien, le traditionalisme académique (magna turba…) ont exercé ou exercent une influence sur les couches tantôt profondes, tantôt superficielles de l’esprit. Ils comptent puissamment auprès du public qui lit. Ils occupent les positions stratégiques de la presse et de l’édition. Ils ne touchent que peu l’école et la politique.

Les lettres, la presse, les académies, les salons, Paris en somme, vont à droite, par un mouvement d’ensemble, par une poussée intérieure comme celle qui oblige les groupes politiques à se déclarer et à se classer à gauche. S’il n’y a plus de députés dits officiellement de droite, si le mot a disparu du vocabulaire parlementaire (ce qui ne signifie pas, évidemment, que la chose ait disparu de l’hémicycle !), la classification des écrivains en écrivains de droite et écrivains de gauche est courante depuis l’affaire Dreyfus. Et, dans l’état actuel des lettres et du journalisme, le dextrisme de façade y est presque aussi normal, ou va presque autant de soi, que le sinistrisme verbal au Parlement.

Il y a là un singulier renversement. La Révolution française s’est produite d’abord parce qu’au xviiie siècle le monde des lettres avait fait bloc de gauche, avait pesé à gauche, que l’Académie elle-même était devenue une société de pensée antireligieuse, ensuite parce que Paris avait employé sa force, son rôle, sa magie, au triomphe des idées nouvelles. Plus ou moins, les lettres et Paris ont tenu la même fonction au xixe siècle, ont incarné, prolongé, ramené la Révolution. Or le xxe siècle a vu les lettres et Paris passer en majorité à droite, au moment même où, pour l’ensemble de la France, les idées de droite perdaient définitivement la partie.

Nous ne rechercherons pas ici le détail des causes, des nombreuses petites causes. Disons seulement qu’un équilibre s’est ainsi établi, qui ne va pas sans avantages.

Les idées politiques de gauche l’emportent assez régulièrement aux élections, mais, si l’on considère le nombre des voix, nullement de façon massive. La majorité qui est de gauche est régulière, logique, commandée par les grands rythmes de la vie politique : et cependant elle ne dépasse que de quelques centaines de mille voix la minorité qui peut bien se dire, elle aussi de gauche, mais qui n’en est que peu ou point. En tenant compte du fait que les militaires de carrière ne votent pas, que l’influence de l’Église s’exerce surtout sur les femmes, lesquelles ne sont pas électrices, on peut conclure que le nombre des personnes de droite équilibre au moins celui des personnes de gauche. Or, dans un pays centralisé, formé par une monarchie administrative, la loi des majorités met le mécanisme de l’État, avec les célèbres leviers, entre les mains de gauche. Les idées de gauche gouvernent. Mais il faut que ce gouvernement soit contrôlé. Le pouvoir sans contrôle, a dit Alain, rend fou. Rien n’est plus détestable et pour les gouvernants et pour les gouvernés. Les idées et le personnel de droite exerceront naturellement le contrôle des idées et du personnel de gauche. Seulement la droite étant exclue automatiquement du pouvoir, ou ne pouvant l’occuper que sous un masque, ce contrôle, sous sa forme parlementaire, devient fictif, dégénère en opposition impuissante. Pas de contrôle du pouvoir, en effet, sans pouvoir qui contrôle ; pas de contrôle parlementaire sans la possibilité, pour l’opposition, de prendre le pouvoir à son tour. D’où est donnée, dans le sinistrisme immanent au jeu électoral, une carence du contrôle parlementaire général. C’est à cette carence que supplée la littérature. Les idées de droite, exclues de la politique active, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au xviiie siècle, ou sous les régimes monarchiques du xixe. Paris reste plus fidèle à son rôle historique qu’il ne le semble. Il était de l’opposition sous les rois. Il reste de l’opposition sous la République. Sous l’œil (droit) de l’opinion et de la presse parisiennes, les départementaux de gauche sont maintenus dans un état de contrôle gênant, après tout salutaire. Pas assez gênant ni salutaire, peut-être, dira-t-on, si l’on songe à l’énorme pouvoir qui reste au gouvernement sur la presse. Quoiqu’il en soit, il y a là un vieux problème d’équilibre français, qui se résout empiriquement, et vaille que vaille.

LA RÉACTION

Le lecteur sera peut-être étonné que nous ayons commencé notre chapitre sur le traditionalisme par un exposé qui concernait son contraire, cet antitraditionalisme, ce mouvement vers la gauche, ce sinistrisme immanent de la vie politique française. N’était-ce pas mettre la charrue devant les bœufs que de faire passer l’antitraditionalisme avant le traditionalisme ? Oui certes, si nous avions écrit il y a cent ans, mais non aujourd’hui. Aujourd’hui le traditionalisme est la réaction. Ce nom et la chose qu’il désigne nous obligeaient à faire passer l’action avant la réaction, à dire contre quoi le traditionalisme, qui est la réaction, réagit, ou ne réagit pas.

La réaction est une formation politique (ou une déformation) spéciale à la France ; M. Siegfried dit qu’il est très difficile de faire comprendre le mot à un Anglais, ou à un Américain. Rien de pareil non plus dans les républiques suisses, où les anciennes aristocraties sont entrées généralement (les exceptions sont négligeables) de plain-pied et sans réserve dans le jeu de la démocratie. Quant à la République allemande, il ne semble pas qu’elle doive évoluer ici comme la République française. On définirait en somme la réaction en France comme une résistance d’abord active, puis devenue passive, contre un régime politique qui est né beaucoup moins de la volonté générale que de la carence, de l’absence et des malheurs des anciens régimes. La troisième République n’est pas apparue en France comme un état de droit, mais comme un état de fait, dans un pays qui n’était pas républicain, qui ne l’avait jamais été, et qui le devint peu à peu comme il était devenu orléaniste après 1830, par crainte d’un cléricalisme militant. Ce cléricalisme ne fit rien pour calmer ces craintes, au contraire ! Par Henri V, le spectre dont on avait cru être débarrassé en 1830, l’alliance du trône et de l’autel, réapparut entier, accru, et donna pendant quelques années une figure matérielle, un contenu plein et précis au mot de « réaction ». De ce point de vue on pourra définir la réaction : d’une part la conscience d’un écart entre le droit et le fait du pouvoir, idée d’un malaise, d’un tort, d’une créance, protestation d’un droit et refus d’un fait, résistance naturelle contre un mouvement accidentel ; d’autre part la liaison avec un parti, la fidélité à des traditions non seulement familiales, comme il en existe aussi bien chez les républicains, mais historiques, et cela dans un monde politique où elles se dévalorisent automatiquement, où le mot « conservation » a été rayé du langage des partis, comme, après la révolution de 1830, le costume ecclésiastique avait dû disparaître des rues de Paris. D’un autre point de vue on verra dans la réaction un souvenir et une présence du 2 décembre. L’Empire autoritaire figure le seul gouvernement franchement, longuement et effectivement réactionnaire que la France ait connu au xixe siècle, la seule expérience de réaction au pouvoir, de réaction qui réussit.

Ajoutons une mystique de l’opposition naturelle et nécessaire des gros et des petits (on a dit d’abord les blancs, puis les réactionnaires, on dit plutôt aujourd’hui les gros). Et lions nos définitions par l’idée, aujourd’hui bien enracinée, que la République n’est pas une chose, mais un mouvement, le mouvement, une sorte de création continuée (on comprend que le parti radical, qui vit sur cette idée, fournisse son axe à la République). Le seul arrêt de ce mouvement, la République consolidée, réduite à une administration d’intérêts, cela seul, pense obscurément le peuple, détruit la République : la cessation de l’action est réaction, — la réaction. Un conservateur est encore réactionnaire quand il conserve la République telle qu’elle est.

Enfin, dans un pays de peuplement et de régime aussi divers que la France, ne faut-il pas faire intervenir des questions de race, de climat, et même, comme le montrent certaines cartes de M. Siegfried dans le Tableau politique de la France de l’Ouest, de géologie ? J’ai vu dans la même région, à quelques mois de distance, un congrès de la Fédération catholique et un congrès radical. Il semblait, d’après les têtes, qu’ils fussent ceux de deux races différentes : les premières évoquaient la sculpture sur bois du xiiie siècle, les portraits du xive et du xve, tandis que les secondes allaient du xviiie siècle à Daumier.

Toutes ces figures de la réaction ont alimenté et alimentent la littérature. Ce n’est pas un hasard si le mouvement-type de la Réaction française (qui a laissé pour courir plus vite son préfixe au vestiaire) est un mouvement d’écrivains, s’il n’y a eu de littérature politique originale, vivante, pittoresque qu’à droite et même à l’extrême droite. Et, nous l’avons dit, ce n’est pas un mal, puisque le contrôle en bénéficie, et qu’il est bon que la littérature, fortifiée ou non par des clercs, soit dans l’opposition.

On n’en est que plus frappé par le contraste entre cette place du traditionalisme dans les lettres et sa misère politique, son imprévoyance politique, depuis qu’ayant livré une grande bataille, une bataille générale, celle de l’affaire Dreyfus, il l’a perdue. L’affaire Dreyfus a vraiment ôté une direction à la réaction : elle l’a réduite à une émigration à l’intérieur, à une opposition stérile, à une élégante démission politique. L’affaire Dreyfus n’a pas diminué la situation littéraire de ses protagonistes de droite : Barrès et Maurras, malgré leur désastre moral et politique, en sont sortis littérairement moins diminués que Zola et France, ces maréchaux de la victoire morale et politique. Mais elle a dégoûté à jamais le pays de toute expérience réactionnaire.

Le jour où nous écrirons un Politiques et Moralistes au xxe siècle, qui ferait plus ou moins suite aux trois volumes de Faguet, il nous faudrait consacrer sans doute à Barrès et à Maurras deux des principaux chapitres. Mais, du point de vue des idées politiques actives, actuelles, influentes, à suites et à cadres électoraux et parlementaires, où nous sommes placés ici, ils ont peu d’importance. Barrès est le fondateur et le théoricien du nationalisme français : or, sous la poussée de gauche, le mot a presque contracté le sens péjoratif de réactionnaire, ne paraît plus sur les affiches électorales sinon comme une injure, ainsi que clérical. Et l’Action française, avec toute son influence intellectuelle, ne peut faire élire ni un sénateur ni un député, ni même un conseiller municipal de ce Paris où la droite a la majorité.

Il y a là, d’ailleurs, un fait européen. On parle couramment, et avec raison, du danger actuel des nationalismes. Malgré ou pour cela, dans aucun pays un parti ne se proclame formellement nationaliste. Ce suffixe ne se porte plus. Il y a les républicains nationaux en France, les socialistes nationaux en Allemagne. Quelle étude curieuse on écrirait sur la grandeur et la décadence du terme créé en France par Barrès et son entourage boulangiste !

Le déclassement politique des étiquettes traditionalistes a pu être compensé par la faveur momentanée qu’ont obtenue, dans les partis d’ordre, d’abord, après le combisme, celle du libéralisme, puis après la guerre, un industrialisme nouveau. Passons donc à ces deux systèmes d’idées, qui, aux idées périmées de droite, ont servi plus ou moins de produits de remplacement.