Les Idées politiques de la France/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 40-55).

II

LE LIBÉRALISME

TRADITIONALISME ET LIBÉRALISME

L’opposition entre les idées traditionalistes et les idées libérales a été très nette sous la monarchie de Juillet. Elle a passé depuis par des fortunes diverses, elle s’est atténuée au temps de la fusion, et, à l’époque de M. Piou, libéral a été l’un des prénoms parlementaires de la « réaction ». Comme Chateaubriand, de Maistre et Bonald avaient marqué l’âge d’or des idées traditionalistes, les Royer-Collard, les Guizot, les Tocqueville, surtout la famille intellectuelle Staël-Constant-Broglie, toute cette riche dynastie politique de Juillet, ont créé un quartier général du libéralisme. Il faut distinguer le parti libéral et les idées libérales. Il n’y a plus de parti dit officiellement libéral. La dernière forme qu’il ait prise est celle d’une ligne de repli des catholiques après l’affaire Dreyfus. En tant que parti il n’a guère survécu à la Séparation. Mais il y a toujours un problème des idées libérales, un système et un lieu de ces idées.

LE FRANÇAIS EST-IL LIBÉRAL ? LIBÉRALISME ET RELIGION

Faguet a intitulé en 1903 le Libéralisme un livre où il déclare ne rencontrer en France le libéralisme nulle part et dans nul parti : « Le Français, dit-il, est homme de parti avant tout, et homme de parti très passionné, et il ne souhaite rien au monde, après le succès de ses affaires particulières, que le triomphe de son parti et l’écrasement des autres. » Faguet passe alors en revue les quatre partis qui en ce temps se partageaient la Chambre, socialistes, radicaux, progressistes, nationalistes (notons ici que, depuis 1903, les deux partis de droite ont été réduits à chercher d’autres étiquettes, tandis que les noms des deux partis de gauche sont bon teint et défient le temps) et il explique qu’un seul est libéral, c’est-à-dire se dit libéral, parce qu’il est dans l’opposition. « Le nationalisme est le seul parti libéral qui existe… Seulement il est composé uniquement, à très peu près, de bonapartistes, de royalistes et de cléricaux. Et, s’ils étaient au pouvoir, leur libéralisme ne ferait pas long feu. » Le très peu qui est près, ce sont quelques républicains, qu’ils disent, dont Faguet, membre de la Ligue de la Patrie française, qui écrit les trois cents pages de son livre sans rappeler un instant qu’en ce temps de l’Affaire, le libéralisme des bonapartistes, des royalistes et des cléricaux était inscrit en ecchymoses à la gorge de la Gueuse, qui se défendit, étant réduite à se défendre. Mais les lois de défense républicaine ne sont pas toute la République. L’heure présente, et les trente dernières années que cette heure a derrière elle, nous permettent-elles de discerner en France ces éléments libéraux, que Faguet y déclarait, après l’Affaire, introuvables et impossibles ?

Or voici une remarque importante et curieuse. Dans ce parti national ou nationaliste qui était celui de Faguet, comme il n’y a pas de règle sans exception, il déclare avoir trouvé « quelques royalistes franchement et intelligemment libéraux. J’en connais qui le sont dans une mesure très appréciable. J’en connais qui sont pour la séparation de l’Église et de l’État. Or ce n’est pas mon seul criterium, mais c’est un de mes critères. Comme pour le radical, la pierre de touche à connaître le bon, le vrai républicain, c’est l’anticléricalisme : « Êtes-vous anticlérical ? — Oui. — Vous êtes républicain ! » De même une de mes pierres de touche à reconnaître le libéral, c’est le fait d’accepter la séparation de l’Église et de l’État ; aucun républicain n’en veut, ni aucun bonapartiste, ni aucun clérical, ni quasi aucun royaliste. »

Je noterai que Faguet, quand il écrivit ce livre, au début du siècle, venait d’entrer à l’Académie française : ces royalistes libéraux, probablement un, doivent être le comte d’Haussonville, grosse personnalité du quai Conti, favorable à Faguet, et figure d’ailleurs fort sympathique.

Le pluriel s’entend pourtant très bien, car, derrière le comte Othenin, il faut comprendre Coppet, et sa séculaire famille franco-suisse, catholico-protestante, qui est en effet pour nous la maison-mère du libéralisme. On conçoit que la question religieuse, vue du château vaudois des Necker, comporte une idée de la séparation des Églises et de l’État. Et un républicain, un bonapartiste, un clérical, un royaliste traditionnels, auraient fait observer à Faguet que ce libéralisme lui venait par une « échancrure », celle de Genève et de Coppet, alors dénoncée par ce douanier anti-Rousseau du nationalisme, qui s’appelle Maurras.

L’hypothèse d’après laquelle le fait d’accepter la séparation constitue une pierre de touche du libéralisme n’en porte d’ailleurs que mieux. Elle est d’autant plus intelligente, d’autant plus digne du Coppet staëlien, que depuis 1902, et sous les yeux de Faguet lui-même, elle s’est réalisée, que la séparation a été acceptée par le pays, et, après une résistance, par l’Église, et qu’elle a coïncidé en effet avec un progrès du vrai libéralisme. Œuvre de défense républicaine, dogme des radicaux qui l’avaient toujours inscrite dans leur programme (en 1902 il était excessif de dire qu’aucun républicain n’en voulait), la séparation a singulièrement atténué l’anticléricalisme, et c’est elle en grande partie qui a ouvert la voie à un courant libéral.

La séparation a sinon supprimé, tout au moins fort affaibli et le cléricalisme et l’anticléricalisme. En 1892, le libéralisme avait reçu de Spuller le nom d’ « esprit nouveau », et jusqu’à l’affaire Dreyfus le temps de Méline peut être compris sous ce titre à la Ramuz : le Règne de l’Esprit Nouveau. Esprit nouveau de la part de la République, ralliement, préconisé par Léon XIII, de la part de l’Église, ce climat de libéralisme excluait toute séparation de l’Église et de l’État, laquelle n’était brandie que par les anticléricaux traditionnels, les radicaux, faisait partie du programme de l’esprit ancien et de la vieille barbe. L’expérience libérale de l’esprit nouveau échoua, avec l’affaire Dreyfus, non du fait de la République, mais du fait de l’Église, qui, entraînée moins encore par les évêques que par les congrégations enseignantes et les trente mille prêtres abonnés de la Libre Parole, ressuscita les temps de la Ligue, et prit place, dans les conditions les plus absurdes, parmi les troupes d’assaut de la dernière bataille des vieux partis contre la République. Dès lors la séparation dut être tout le contraire d’une mesure de libéralisme, tout le contraire de l’esprit de Coppet, elle fut une mesure de défense républicaine, la défense républicaine contre les séculiers, comme les lois contre les congrégations avaient procédé de la défense républicaine contre les réguliers. Les libéraux passèrent un mauvais quart d’heure : la presse de gauche ne les appelait que les libérâtres, et les vacances du libéralisme furent marquées par les excès sectaires du combisme, les expulsions de religieux, la guerre civile des inventaires, la foire d’empoigne des liquidations, tout ce qui excita, sur l’Aventin des dreyfusiens restés libéraux, la verveuse colère des Bernard Lazare et des Péguy.

Et cependant Coppet et Faguet avaient raison. L’esprit nouveau, mort avec l’affaire Dreyfus, est revenu avec la séparation, ou après la séparation. Le libéralisme à la Chambre, ce n’est rien ! Mais la séparation a introduit le libéralisme au village. Elle a éteint le cléricalisme. Qu’est-ce que le cléricalisme ? La solidarité de la puissance publique avec le clerc, et la séparation a rompu entre eux les derniers liens. Elle a pareillement réduit l’anticléricalisme. Le parti radical se trouva fort dépourvu quand la séparation fut venue. Les catholiques gardaient leurs curés. C’étaient les radicaux qui n’avaient plus les leurs, leurs nourritures terrestres. Quand le parti radical tenta de ressusciter la défense laïque, aux élections de 1924, en sonnant la cloche d’alarme contre les congréganistes rentrés pendant la guerre, et en réclamant la dénonciation du Concordat pour l’Alsace, ces fonds de tiroirs combistes et comitards laissèrent la province indifférente, et attirèrent en rafale sur les vainqueurs du 11 mai les quolibets de Paris. L’anticléricalisme, qui émouvait les passions, a fait place à la laïcité, mot de passe ésotérique ou technique, de comité à comité.

Sur cette idée de la séparation de l’Église et de l’État, conçue par Faguet (et par l’éventuel d’Haussonville que j’ai supposé) comme une pierre de touche du libéralisme, on ferait cette autre remarque. C’est par la loi de séparation, dont il fut le rapporteur, que Briand commença à devenir un homme consulaire. Non son rapport, qu’il s’était contenté de signer, mais la discussion qu’il avait menée à la Chambre, firent de ce socialiste nullement sectaire, volontiers accessible aux arguments de la minorité, le représentant de la loi de séparation. Quand elle fut votée, trois ans après le Libéralisme, Faguet lui-même écrivait : « Elle est beaucoup plus libérale qu’on n’aurait pu l’attendre de la majorité qui l’a votée, ce qui fait honneur, et à M. Briand lui-même, qui a dû la défendre contre les attaques de ses propres amis, et à M. Ribot… » Bien que la loi, rejetée par Rome, eût momentanément échoué, l’esprit libéral dont Briand s’était, en somme, dans une majorité de combat, fait le représentant, semble avoir marqué sa carrière politique. Quel que soit le jugement qu’on porte sur celle-ci et sur la personnalité de Briand, et bien qu’il appartienne à un monde diamétralement opposé à celui de Coppet, il relèverait donc volontiers de la pierre de touche de Faguet. D’ailleurs, si le libéralisme des d’Haussonville nous vient de l’échancrure de Genève et de Coppet, le libéralisme de Briand a trouvé son dernier chemin dans la même échancrure. Genève, toutes les Genèves, demeurent, pour les adversaires du libéralisme, le point à surveiller.

LE LIBÉRALISME, DOCTRINE D’UNE SOCIÉTÉ DES IDÉES

Il y a en France un courant de libéralisme et d’idées libérales beaucoup plus fort qu’on ne le croit souvent. Le libéralisme est le système d’une société des idées, établie sur des bases de tolérance active et de coopération analogues à celles d’une vraie Société des Nations. Depuis l’époque où écrivait Faguet, tous les partis ont perdu ou atténué leur venin anti-libéral. L’Église même est devenue libérale. De l’autre côté il y a plus, si ce n’est chez les instituteurs, anticurés par position, et chez quelques « plus de soixante ans » de la Maçonnerie, d’anticléricalisme militant. Les socialistes font les élections sur la question de la paix, sur un libéralisme intégral entre nations. L’antisémitisme, qui, en 1902, trublionnait à tour de bras et de matraques, a disparu. Les nationalistes s’appellent aujourd’hui républicains nationaux. Ils ont passé du suffixe fort au suffixe faible. L’ultracisme truculent, couleur Action française, appartient, disions-nous, à la littérature plus qu’à la politique : sa conservation en parc national importe d’ailleurs aux lettres, à qui les nourritures libérales, un peu trop pâtes et eau claire, risqueraient de ne pas donner les belles couleurs auxquelles elles ont droit.

Reste en somme ceci, qu’en 1932, trente ans après l’année où Faguet consacrait le livre annuel du mois qu’il passait à Dinard à démontrer que la France est un des pays les moins libéraux de l’univers, que le libéralisme n’est pas français, et que lui Faguet n’avait jamais rencontré un Français qui fût libéral, si ce n’est quelques royalistes, la France nous apparaît comme le seul grand pays de l’Europe continentale (je laisse de côté les petits États) où le libéralisme des idées et des mœurs ait survécu. Même au point de vue des institutions, entourée qu’elle est de révolutions et de dictatures, elle demeure sur le continent le seul grand asile des libertés parlementaires, lesquelles sont après tout des libertés, et, au moins en temps de disette, suffisent encore à fonder une liberté générale sortable. C’est ce que l’auteur de ces lignes s’efforçait récemment d’expliquer, contre son ami Halévy, à propos de la Décadence de la Liberté. Il ne reviendra pas ici sur cette polémique.

LES TROIS FIGURES DU LIBÉRALISME

Il est très remarquable que le libéralisme ait disparu à peu près, et presque en même temps, de toute l’Europe, comme parti politique, comme nuance d’opinion et d’attitude parlementaires. Au Parlement anglais, il est réduit à des îlots désorganisés et précaires, et il ne se comporte pas mieux dans les pays germaniques et scandinaves. Cette classe moyenne de la politique est en voie d’extinction. Les raisons, pour la France, en paraîtront différentes, selon que l’on considérera le libéralisme dans l’un ou l’autre des trois domaines où il avait pris autrefois position : religieux, politique, économique.

Une somme considérable de libéralisme religieux est passée, avons-nous dit, dans les mœurs, avec la séparation de l’Église et de l’État. L’activisme jacobin est d’ailleurs en sommeil, ou en réserve chez les cadres, et, dans le cas d’un réveil que n’aurait pas motivé une agression, l’opinion ne le suivrait pas. On l’a vu en 1924. Il est vrai que la liberté d’enseignement reste exposée au mouvement à longue échéance de l’école unique, actuellement la plus grave menace contre le libéralisme. Le point final des vieilles luttes n’est pas encore certainement bien mis.

Quant au libéralisme politique, c’est-à-dire à la forme et à la nature de liberté politique compatible avec l’État centralisé et la tradition de la monarchie administrative, qui ne sont pas libéraux, une des raisons de son silence, c’est que la République ne lui a presque plus rien laissé à désirer. L’influence électorale des préfets, toute-puissante sous le second Empire, n’a plus qu’une valeur d’appoint. Si l’on demandait quelle est la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée, il nous faudrait nommer la loi de 1884 sur l’élection des maires, la plus hardiment libérale que le pouvoir central ait jamais donnée aux trente-six mille communes de France. Dans toute la France, sauf à Paris, qui connaît des compensations et qui a cessé de se plaindre, la République est le régime du maire élu. Aucun gouvernement ne s’était dessaisi d’une pareille part de pouvoir électoral et administratif. Les deux banquets des maires, celui de Carnot et celui de Loubet, après le boulangisme et après l’affaire Dreyfus, ont pu être abondamment chansonnés par Montmartre : ils n’en étaient pas moins pour la République ce que la revue de la garde nationale était pour Louis-Philippe ; ils plaçaient le régime au milieu des phalanges qui lui devaient l’être. Évidemment c’est là un libéralisme un peu différent du libéralisme du temps de Tocqueville, à l’anglaise ou à la normande, qui n’allait guère sans le patronage éclairé et bienveillant des tuteurs locaux, était lié à l’influence et solidaire de l’indépendance des notables. Mais enfin, il a réussi, et si le libéralisme politique s’est éteint, c’est un peu faute de cahiers à dresser, de revendications majeures à proclamer, d’abus criants à dénoncer : aux abus murmurants, l’influence des defensores civitatis que sont les députés, la presse, apportent des remèdes jugés suffisants. Au temps de la Ruhr, occupation invisible était une formule bien française : car la République a réalisé en France avec un art étonnant le despotisme invisible, donc supportable. Tocqueville l’avait d’ailleurs prévu dans les dernières pages de la Démocratie en Amérique. Le libéralisme politique, traité comme Monsieur Dimanche par Don Juan, se montre satisfait : le citoyen libéral d’aujourd’hui, c’est le Citoyen contre les pouvoirs, mais qui traverse entre leurs clous.

Il est cependant une troisième forme de libéralisme, à laquelle l’évolution sociale a réservé ses coups les plus durs, et qui est aujourd’hui hors de combat. C’est le libéralisme économique, substrat et raison d’être des autres au temps des Bastiat, des Say, des Leroy-Beaulieu. À l’intérieur les lois sociales, à l’extérieur le protectionnisme, l’ont exterminé. Le rôle d’une Cassandre libérale continue, et par habitude et par discipline, d’être tenu dans les éditoriaux de journaux importants et chez les économistes éminents d’institut. Mais comme inspirateur d’idées politiques, le libéralisme économique a fait place à d’autres conceptions économiques, ou plutôt à l’autre, celle-ci.