Les Idées politiques de la France/Conclusion

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Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 229-264).

CONCLUSION

Devant les systèmes d’idées politiques que nous avons essayé de dénombrer et de peser, la maxime de Leibnitz : « Tous les systèmes sont vrais par ce qu’ils affirment et faux par ce qu’ils nient », gardera sa valeur d’usage. Évidemment les négations des systèmes entrent dans la vie des systèmes : ni leur positif sans leur négatif, ni leur territoires sans leurs limites, ni leur constitution et leur institution sans leurs défenses, et leurs ennemis, leurs guerres. Mais entre ces systèmes politiques adverses, la tâche de la critique politique consiste à établir une société des systèmes comme il y a une Société des Nations. Ils n’entrent dans cette société que par leurs affirmations. Ils y comptent comme producteurs, non comme destructeurs et négateurs.

J’entends ici une critique politique objective. Car il y en a deux autres. Il y a une critique politique négative, parfaitement à sa place dans l’atmosphère spirituelle de Paris, qui consiste à dégager le caractère ridicule ou odieux que comporte çà et là sous tous les régimes le genre de vie politique. Rochefort l’a longtemps représentée. Il y a en second lieu une critique politique positive, celle des partis, la plus répandue, la plus florissante, en somme la critique politique normale, celle qui donne à chaque idée sa voix dans un dialogue, ses arguments dans une polémique. Le journalisme d’opinion, c’est-à-dire le vrai journalisme, en est l’organe. Et la critique politique objective, telle qu’elle est conçue ici, ne prétend pas à une impartialité hors de pair par laquelle elle se distinguerait superbement de cette critique partisane. Simplement, elle considère les idées politiques, les courants politiques, comme des objets, qui sont donnés dans la vie politique et par la vie politique d’un pays. Au lieu de chercher, au-dessus d’eux, l’impartialité, elle pratique, avec eux, la sympathie, soit un libéralisme actif. Sa position est intermédiaire entre une science et un art, entre la géographie et le roman. Comme la géographie humaine, elle ne voit dans les matières politiques que des faits de civilisation. Comme le roman, elle laisse jouer à tous les délégués de la vie, à tous les délégués à la vie, leur libre jeu. Ces termes de géographie et de roman représentent d’ailleurs un idéal. En réalité, il y a aussi une personne, le demi-géographe et le demi-romancier, qui mêle en un clair-obscur sa sensibilité et sa vérité, garde à son monde politique le caractère d’un complexe, mais sait que ce complexe lui-même prend figure de coupe personnelle quand on le compare au complexe de l’objet, à la réalité insondable et multiforme des idées et des faits.

Cette critique politique objective ne va pas sans certaines préparations, certaines dispositions, certaines façons préalables auxquelles la machine du critique est ployée. Certaine critique littéraire y prépare, certaine autre critique non. Les deux grandes générations de critiques littéraires de la seconde moitié du xixe siècle, soit les normaliens de 1848 : Taine, Weiss, Sarcey, About, Paradol, et les vingt ans de 1870 Bourget, Brunetière, Faguet, Lemaître, ont mis des rallonges importantes de critique politique à leur critique littéraire. Il est remarquable que leur critique politique ait été toujours dogmatique et partisane, toujours critique de droite, ne dépassant pas vers la gauche le libéralisme académique de Paradol et l’anticléricalisme de Sarcey. On opposerait volontiers à ce dogmatisme réactionnaire, commandé par la grande figure de Taine, l’attitude finale de Sainte-Beuve qui, lorsqu’il se veut indépendant du pouvoir dont il tient son siège sénatorial, écrit vraiment un livre pour lui, met pour point final à son œuvre cette étude inachevée sur Proudhon, où, en sympathie profonde avec le grand critique populaire de la société, le critique littéraire libère tout un Sainte-Beuve que les circonstances avaient refoulé. Il serait très exagéré de voir dans Proudhon, sa vie et sa correspondance le chef-d’œuvre de la critique politique. Mais en le comparant aux Politiques et Moralistes de Faguet, livre d’ailleurs éminent, au Proudhon de Faguet si l’on veut, on saisit la différence entre cette vertu de sympathiser par le dedans, proche parente de l’histoire naturelle et du roman, chez l’auteur de Port-Royal, et la descente sans sympathie (voyez Lemaître chez Verlaine) de certaine critique d’en haut (du haut comme on disait à Genève) chez les irréguliers. Celle-ci ne peut s’accorder en effet qu’à une politique de droite. La qualité supérieure du Proudhon nous indique la bonne voie.

Le Sainte-Beuve du Proudhon regardait vers sa jeunesse, vers le Sainte-Beuve libre de 1830, également séduit par le mennaisisme et le saint-simonisme, comme par le classique et le romantisme, comme par le puritanisme chrétien de Port-Royal et le sensualisme païen du xviiie siècle. La vie, le hasard, l’intérêt, l’amour et la haine l’obligèrent à des choix. Mais l’élasticité de ces possibles survivait dans la plasticité de sa nature. L’heure du Proudhon est celle d’une jeunesse et d’un 1830 qui reviennent, et du « Socrate, occupe-toi de musique… »

Or le cycle des trois générations qui forment un siècle (1830-1930) semble prendre depuis 1830 une forme de spirale qui nous ramène aujourd’hui, par bien des points aux positions de cette époque. Toutes celles du traditionalisme se trouvent dans Chateaubriand et Bonald, sauf le nationalisme étranger à la littérature de l’émigration qui se relierait alors à la réaction contre les traités de 1815 et à la mystique du drapeau tricolore. Le libéralisme, d’abord engoncé dans la forme doctrinaire que lui ont donnée les trois professeurs plus ou moins héritiers de Royer-Collard, — Guizot, Cousin, Villemain, trouve dans les années trente sa plus belle poussée vivante, avec le libéralisme de l’intelligence chez Tocqueville, et le libéralisme du génie chez Lamartine. L’industrialisme s’extravase, avec les saint-simoniens, en une mystique dont nous n’avons pas encore épuisé le contenu. Et de la condamnation des saint-simoniens par les tribunaux temporels français, de la condamnation de l’Avenir par le tribunal spirituel de Rome (ce que M. Bremond appellerait une nouvelle retraite de la mystique) l’année où j’écris ce livre marque les deux centenaires. Le catholicisme social, ou la démocratie chrétienne, ou le christianisme populaire, ont retrouvé intacts, après l’affaire Dreyfus et durant la génération que nous venons de vivre, les problèmes et les solutions mennaisiennes. — S’il est un ancêtre auquel on puisse rattacher le radicalisme français, dans toutes ses dimensions et avec toutes ses racines, c’est Michelet. Or le Tableau de la France est de 1832, et ce Tableau, qui tient dans la littérature française la place de la Fête des Fédérations dans l’histoire de France, fixe l’image de la France achevée par la Révolution, et telle qu’elle sera incorporée à la conscience et à l’éducation républicaines. La génération des fondateurs de la République, Gambetta, Challemel-Lacour, Brisson, Pelletan, sera une génération de lecteurs de Michelet. L’idéologie radicale, soit la France considérée comme la France de la Révolution, la Révolution tenue pour la mystique et la religion de la France, va prendre corps pendant la monarchie de Juillet, jusqu’aux Histoires de Lamartine et de Michelet, et à l’explosion triomphale et passagère de 1848. — Le socialisme français enfin a puisé dans le saint-simonisme l’élan qui lui donne, sous Louis-Philippe et avec la République de 1848, les traits d’un romantisme de la politique, auquel le matérialisme marxiste succédera, à la manière du réalisme en littérature, du réalisme de 1857.

Ainsi donc, et en gros, les idées françaises reprennent, en un second cycle, dans les années trente du xxe siècle le cours premier et la jeune âme qu’elles ont assumés dans les années trente du xixe siècle. La géographie des idées se trouve ici devant un phénomène de relief rajeuni, de vallées qui, à travers des mouvements tectoniques successifs, et de sens différents, maintiennent une ligne stable à une figure de la terre. Nous repartons de 1830, et des problèmes et des luttes romantiques. Et en commémorant, en 1931, le centenaire de la Chronique de 1830, soit du Rouge et Noir, n’avons-nous pas retrouvé, sous sa première forme romanesque, le tableau de notre diversité politique, avec d’autres couleurs peut-être, juxtaposées dans le pays comme elles le sont sur son drapeau, les blancs, les bleus, les rouges ?

Chaque couleur joue un rôle. Il va de soi que chacune des six idées que nous avons dénombrées ne peut être soutenue, défendue intégralement que si elle devient secte, donne lieu à des sectaires, ou, pour ne pas créer d’équivoque avec un terme péjoratif, des militants. L’âme d’un vieux pays ne peut s’exprimer que par un pluralisme d’idées, pluralisme d’idées dont un extrême péril peut faire, comme en 1914 (c’est la définition que Ribot donne de l’attention) un monoïdéisme momentané, mais qui, une fois dispersées les causes qui produisaient l’attention et la tension, revient à un polyidéisme normal.

Une seule de ces idées ne comporte pas de sectaires, est opposée par nature à l’état de secte : c’est le libéralisme. Le libéralisme tient dans une société d’idées moins la place que tient, que la place que devrait tenir la Genève du quai Wilson dans la société des nations. Tandis que chacune de ces idées se dresse de l’intérieur dans son exigence et son monopole, l’esprit libéral, nécessaire au critique politique, la prend et la comprend du dehors dans la société réelle qu’elle forme avec les autres. Une idée politique normale, puissante, tenace, est une nation spirituelle, de même qu’une nation est une idée historique, et il y a un impérialisme des idées comme il y a un impérialisme national.

Des idées politiques excluent le libéralisme, et, quand elles sont au pouvoir, le suppriment : c’est le cas du fascisme et du bolchevisme. Depuis la Terreur, et même dans les premières années du Second Empire, la France n’a jamais connu ces totales vacances du libéralisme. Aujourd’hui tout pays en est menacé. La France est en somme la seule grande nation continentale de l’Ancien Continent où se soient maintenues les conditions d’un libéralisme moyen. La dictature est devenue l’état normal de l’Europe et de l’Asie : on y entre en sortant du pont de Kehl, on y demeure jusqu’au Pacifique.

Le critique politique est libéral par position. Mais ce libéralisme du critique comporte deux attitudes possibles.

Ou bien il militera pour le libéralisme, c’est-à-dire pour les conditions sociales qui rendent sa critique possible. Il le défendra contre ses ennemis. Il mettra hors la loi les idées politiques qui ne respectent pas la règle du jeu. Soit à l’intérieur soit à l’extérieur, il combattra les idées anti-libérales et dictatoriales, dictature de l’État, ou dictature du prolétariat.

Ou bien il pratiquera un libéralisme intégral, qui ne demandera pas à être payé de retour. Il tiendra les systèmes dictatoriaux pour des idées de fait, qui s’expliquent peut-être par des nécessités, et devant lesquelles il y a une autre attitude possible que celle de la condamnation. Il remarquera que les dictatures ne sont apparues dans les nations de l’Europe qu’à partir d’un certain état de malheur, de désespoir, de crise révolutionnaire, qu’elles ne sont jamais le régime d’un peuple satisfait. Il craindra qu’un libéralisme militant, un libéralisme d’exportation, ne comporte un certain degré de pharisaïsme. Il notera qu’entre le pharisaïsme et le libéralisme (voyez Macaulay) il y a toujours eu en Angleterre une certaine affinité, et, plutôt encore que chez le voisin, il essaiera de discerner ces affinités dans sa conscience. Il connaîtra son libéralisme comme précaire, et sera au besoin libéral contre lui. Les idées antilibérales sont des idées comme les autres. N’oublions pas que les deux seules grandes nations libérales de l’Ancien Continent, la France et l’Angleterre, et les plus importantes des petites nations libérales, la Belgique et la Hollande, sont aussi les principales, et même (avec l’Italie) les seules nations coloniales, que leur libéralisme ne s’étend guère à leurs sujets coloniaux et que ce sont justement un écrivain français et un écrivain anglais qui ont créé Tartuffe et Pecksniff. Le libéralisme a toujours été une doctrine de propriétaires, dont les lumières font ménage avec l’aisance. Mais, comme dit le Corbeau de Leconte de Lisle :

Si vous n’aviez mangé de deux jours seulement
On verrait ce que vaut votre raisonnement.

Le premier libéralisme du critique est un libéralisme raisonnable, le second libéralisme du critique est un libéralisme hyperbolique. L’un et l’autre parti peuvent se défendre, et à chacun la sophistique fournirait des armes faciles pour réduire l’autre à l’absurde. À mes risques et périls j’opte pour le second, moins par dilettantisme que par modestie.

Dans la société des idées, ce libéralisme se résignera à ne fournir qu’un point de contact, un lieu de coexistence à des idées non seulement différentes, mais hostiles, ennemies. Son canot du lac Léman ressemble à celui du batelier qui a à passer le loup, la chèvre et le chou, et qui n’en peut passer qu’un à la fois. Il s’agit pour lui de ne pas laisser ensemble, de l’un ou de l’autre des deux côtés, les deux qui se dévoreraient. On sait qu’il y a un moyen…

Le libéralisme est un système de coexistences dans l’espace. Le traditionalisme est un système de continuité dans le temps. L’un et l’autre s’ils étaient dépourvus de l’esprit de fermeté et de dialogue, donneraient ses dimensions à une critique politique passive, miroir, reflet. L’un et l’autre impliquent en somme la même nature de passivité. Comme le libéralisme est une doctrine de propriétaire, soit une catégorie de possession dans l’espace, le traditionalisme est une doctrine d’héritier, soit une catégorie de possession dans la durée. Bourgeoises au premier chef, les deux idées politiques participent également à la crise et au discrédit des institutions bourgeoises. La timide figure qu’elles font aujourd’hui dans tous les Parlements, à commencer par le nôtre, révèle leur état de santé.

Comme le libéralisme dans la critique, dont il forme l’atmosphère naturelle, le traditionalisme garde sa place dans l’intelligence, dans les mœurs, dans la société, dans ce qu’on appelle la civilisation. Surtout, en un pays comme la France, il fait corps avec les valeurs qui donnent leur prix à la vie, avec la religion, le monde, la littérature. Le traditionalisme c’est la culture. Vidée de ses éléments je ne dis pas seulement traditionnels, mais traditionalistes, frappée dans sa nature d’héritage, dans la conscience et dans l’accumulation de sa durée, dans son épaisseur de mémoire, la France se sécherait comme une grappe vide.

« Il n’y a point d’Humanités modernes, dit Alain, par la même raison qui fait que coopération n’est point société. » Et qui fait que cette solidarité entre personnes contemporaines, d’où le radicalisme superficiel de Léon Bourgeois prétendait tirer le principe de l’éducation démocratique, n’a jamais mené, pour notre génération, qu’une existence assez dérisoire, dans les discours de distribution de prix et les inaugurations de monuments. Comme idée de culture elle a mal tenu devant le traditionalisme. Mais politiquement c’est elle qui a vaincu. Le traditionalisme lui, est gêné dans la catégorie du présent. Nous avons eu en Barrès et Maurras deux beaux génies traditionalistes. On leur doit deux pièces maîtresses de notre culture du xxe siècle : à Barrès sa construction de la continuité lorraine, à Maurras sa construction de la continuité monarchique. Barrès a donné une profondeur nouvelle au sol français, Maurras a enrichi le sens de la France et la notion de l’héritage français chez les Français. Or, ce bonheur ne les a pas suivis quand ils ont appréhendé la vie politique de la France dans son présent. Quelque chose était coincé, ne fonctionnait plus. Voici l’ombre de Chateaubriand ! Nos traditionalistes voudraient bien ne pas le recommencer. Barrès n’aimait pas du tout qu’on l’appelât M. de Chateaubriand. Et Maurras a commencé ses Trois Idées Politiques en exorcisant ce démon. Vain effort ! On songe à l’Histoire Comique d’Anatole France. Entre le traditionalisme français et le présent politique français, menés l’un vers l’autre par tant d’amitiés (le titre du livre de Barrès) il y a le fantôme, apparemment absurde, qui leur a crié : « Je vous défends d’être l’un à l’autre ! » Tout le monde a vu ce fantôme d’acteur lors de l’affaire Dreyfus. Des yeux perspicaces l’ont aperçu ailleurs à diverses occasions. Il vient de ce quartier général des fantômes : le château de Combourg…

Si le traditionalisme est le système des lettres, le libéralisme celui de l’intelligence compréhensive, que systématise l’industrialisme ? En principe, il représente la production. Si j’avais écrit mon livre dans le premier quart de siècle de la Troisième République, le chapitre sur la démocratie chrétienne n’y aurait sans doute pas figuré. En revanche, j’aurais dû dédoubler en industrialisme et en agrarisme le courant d’idées du productivisme. L’agrarisme, qui, de Bonald à Le Play, a fourni une belle carrière idéologique, qui, greffé sur le traditionalisme comme le pêcher sur le prunier, a donné dans les lettres un brugnon savoureux, et que décore aujourd’hui le talent d’un Pesquidoux, a cessé à peu près de comporter une expression d’idées. La féodalité agrarienne, encore très puissante dans l’ouest et ailleurs, ne recherche et n’exerce guère qu’un patronat local. Au contraire, pour les industriels obligés d’organiser leur production par groupes et cartels, ce n’est qu’un jeu d’organiser un cartel des idées de la production, de le pourvoir d’une pensée, d’une presse, d’une tribune.

L’industrialisme sera donc le système (au sens idéologique) de la production industrielle. Mais nous avons vu comment, ici, la grande idée saint-simonienne avait dû nécessairement se refroidir au fur et à mesure que le régime capitaliste s’étendait, et comment la richesse en biens de fortune allait de pair avec un appauvrissement intérieur. De sorte que par système industrialiste on entend à peu près, tout simplement, le système des affaires.

On remarquera que système des affaires ne signifie pas nécessairement système des hommes d’affaires. Dans la Machine à Gloire de Villiers de l’Isle-Adam, le bruit le plus cher, parmi ceux qui au théâtre sont vendus pour procurer un succès, c’est : À bas la claque ! Certain À bas les affaires et les affairistes ! se révélera toujours, pour un malin, d’un affairisme plus efficace qu’un Vivent les affaires ! Le radicalisme est un parti d’idées ; de là vient en partie sa force électorale. C’est justement pourquoi il y a parfois plus d’hommes d’affaires dans les cadres du parti radical (le parti socialiste n’est pas plus exempt) que dans les cadres du parti des affaires, de même que la marchandise « donnée » rapporte au marchand avisé plus d’argent que la marchandise « vendue ». Le journal qui s’appelle le Radical appartient à un entrepreneur, et un avocat d’affaires de gauche a plus de clients qu’un avocat d’affaires de droite. Quel qu’il soit, tout parti politique risque de s’alourdir d’ « affaires » dans la mesure où s’étendra sa puissance parlementaire.

C’est pourquoi parti des affaires ne veut pas dire parti des hommes d’affaires. Encore moins parti d’idées ne signifie parti des hommes à idées…

Pour reprendre une image dont nous venons de nous servir, l’industrialisme, (ou si l’on veut le système d’affaires), ne vaut, ne porte fruit d’idées que s’il est greffé. Ce n’est pas un producteur direct. Une de ses réussites en France a été le colonialisme, soit la création d’un empire colonial dont le pays ne se souciait pas. Des groupes puissants, des hommes d’État favorables, des loges même, spécialement outillées, les alliances cléricales, une presse bien en main, tout ce qui a marché et marche encore, n’eussent pas suffi, si tout un idéalisme n’était venu mettre sa rallonge : gloire militaire, honneur du drapeau, revanche contre la perfide Albion, contraste républicain avec les abandons monarchiques, montés en épingle, de Louis XV, larges pays de couleur française, parfois désertiques, mais qui tenaient de la place sur les cartes murales et dans la carte morale, — greffe, en somme, des affaires sur le patriotisme. Quand les industriels de l’Italie du Nord ont subventionné le fascisme, quand l’industrie allemande a lancé l’hitlérisme, ce genre de greffe, qui s’était intercalé autrefois et de façon souvent bienfaisante dans la vie normale de la France, a pris un caractère révolutionnaire. Mais, normale ou révolutionnaire, les conséquences en sont toujours imprévues : le colonialisme marocain a inauguré la politique de partage au bout de laquelle il y avait la guerre mondiale, qui, même pour les industriels, ne fut pas précisément un bien ; le fascisme représente probablement pour arriver au socialisme, en Italie, une étape plus courte que ne l’aurait été la monarchie quasi-parlementaire ; et qui pourrait dire ici quoi que ce soit de l’avenir allemand ?

Traditionalisme, libéralisme, industrialisme fonctionnent plus ou moins à droite, ce qui ne veut pas dire qu’ils marchent vers la droite. On formulerait une nuance de ce genre sur la démocratie chrétienne en disant non qu’elle est à gauche ou qu’elle marche vers la gauche, mais qu’elle démarre vers la gauche.

Démarrage pénible. Pendant trop longtemps l’Église non seulement a été à droite, mais a été la droite. À un certain âge le changement est difficile. Et je reconnais que l’âge de l’Église, sa qualité de doyenne, lui procurent plus de force qu’elle n’entraîne de faiblesse, et que parmi ses forces figure celle d’adaptation, mais moins celle de rajeunissement, et moins encore celle de renversement, et absolument pas celle de révolution. Or il s’agit bien, et Lamennais ne s’y était pas trompé, non seulement d’une révolution dans l’Église, non seulement d’un accord entre l’Église et la Révolution (parfaitement normal puisque ce fut le cas du Concordat), mais d’une alliance entre l’Église et la Révolution, d’une fusion entre la justice selon la Révolution et la justice selon l’Église. Mais des deux côtés, tout y résiste. La France a opté pour la Révolution Française. Nous en revenons toujours au mot de Léon Bourgeois, qui éclaire plus que tout autre le spirituel politique français. « Vous êtes avec nous dans la République, vous êtes comme nous pour la République, c’est entendu. Êtes-vous avec nous et comme nous pour la Révolution ? » La Révolution tient l’homme pour naturellement bon : d’où l’école laïque. L’Église le tient pour naturellement mauvais. La Révolution pose le droit de l’homme à se gouverner dans une société égalitaire, l’Église son rôle et son devoir à gouverner dans une société inégale et hiérarchisée, et si le premier droit s’entend au temporel, le second au spirituel, l’expérience nous prouve qu’une endosmose pratique de ces deux sens est inévitable et ordinaire. La Révolution croit à la justice sur la terre, et son fleuve individualiste va de ce fait se jeter dans la mer socialiste. L’Église ne croit qu’à la justice d’en haut, et ne tient sur la terre la vie sociale pour bonne qu’en tant qu’elle contribue à la seule fin terrestre valable, le salut de l’âme individuelle. Dès lors, une alliance du christianisme et de la démocratie ne peut prendre que la forme d’un compromis : démocratie quoique christianisme, christianisme quoique démocratie. Je suis d’ailleurs persuadé que pratiquement le quoique vaut le parce que. L’Anglais a réussi sa vie politique et sociale aussi bien et même mieux que le Français, en mettant les compromis du quoique presque partout où le Français aime voir la logique du parce que. Certaine faiblesse idéologique de la démocratie chrétienne, qui la condamne un peu à l’oratoire, et la laisserait souvent flotter dans l’incertain, ne saurait l’empêcher de jouer sa partie dans la vie politique.

Restent à gauche les idées politiques qui occupent la gauche par position et destination, soit d’abord celles de la Révolution française, et particulièrement les jacobines, et ensuite les idées politiques qui trouvent dans la gauche un point de départ et un point d’embarquement, celles de la Révolution sociale.

Tout en reconnaissant qu’elles sont aujourd’hui comprises, servies et défendues par le parti radical, liées à la psychologie et aux destinées de ce parti, nous n’avons pas donné aux premières le nom d’idées radicales, parce qu’elles forment en réalité le patrimoine commun de tous les républicains, de tous ceux qui descendent des 363 du 16 mai. Si M. Tardieu a porté sur ses bras l’enfant scolaire des radicaux, les radicaux portent sur les leurs l’enfant scolaire des opportunistes, puisque le père des lois laïques fut leur adversaire Jules Ferry. Ni Clemenceau, ni Léon Bourgeois, ni aucun radical ne représentent plus authentiquement la Révolution que Poincaré, l’héritier direct des légistes du Comité de salut public, et Poincaré n’a jamais été radical.

Mais le nom même du parti radical le délègue dans une République au ministère des idées. Le radical soutient radicalement et propose intégralement les idées de la Révolution. Le modéré est porté à en différer l’application, il estime qu’il « est urgent d’attendre » ou « il court s’abstenir ». Le radical représente ce que les théologiens appellent la thèse, le modéré ce qu’ils appellent l’hypothèse. Dès lors s’opère une sorte de division du travail, le radicalisme se trouvant préposé au spirituel républicain, l’aile républicaine qui s’est appelée tour à tour opportuniste, progressiste, républicaine de gauche, que sais-je ? se préposant volontiers au temporel, sous le contrôle spirituel du radicalisme. En des moments et à des points de vue différents, après le déclassement et le reclassement qui suivirent le Panama, Méline, Waldeck-Rousseau, Poincaré, pratiquèrent cette dernière politique. Un parti jouait le rôle de Marie, l’autre parti le rôle de Marthe. Mais dans l’Évangile c’est Marthe qui se plaint, tandis que dans la République les clameurs vinrent de Marie. Pendant vingt ans, de la chute de Combes jusqu’au 11 mai 1924, Marie vit son enfant porté sur les bras de sa sœur, sauf peut-être au temps du ministère Clemenceau, (et alors ce fut pire : car, sur la tunique du premier des flics, sous l’œil mephistophélique de Mandel, le marmot ne fit que crier.) Le ministère du 11 mai se termina selon le vieux rite et le vieux rythme, par le retour de Poincaré. Au moment où j’écris, on peut dire que les radicaux ont mis un quart de siècle à obtenir d’appliquer eux-mêmes les idées de la Révolution, à réaliser leur programme bien naturel : République radicale aux républicains radicaux. Quant à savoir si cela durera, c’est une autre affaire.

Au spirituel, il est hors de doute que les idées de la Révolution Française, représentées éminemment par le jacobinisme radical, par ce jacobinisme dans ses cadres qui semble avoir éliminé provisoirement le jacobinisme proconsulaire, et défalcation faite des fortes minorités plus ou moins contre-révolutionnaires qui représentent la « réaction », sont les idées du Français moyen. Elles le sont devenues par l’école, et la phrase consacrée sur l’école laïque, pierre angulaire de la République, reste fort juste sauf peut-être en ceci, que la pierre angulaire s’agite fort pour aller en haut du clocher porter le coq : d’où, le long du monument, des mouvements divers qui inquiètent l’architecte. Mais il faut remarquer que l’idée laïque n’a réussi que parce qu’elle travaillait dans le sens de voies déjà tracées ; que la force des idées de la Révolution est antérieure à la République, et que depuis 1830, elle avait déjà porté deux monarchies, celle des Orléans et celle des Bonaparte ; et qu’après tout la classe paysanne, soit la classe de la Révolution française consolidée, a été attachée également à la monarchie de Juillet, au Second Empire, à la Troisième République.

Cette identité actuelle des idées jacobines avec le sol et le sens français représente évidemment, pour elles, une garantie de santé. Elle représente aussi une faiblesse. Le Français moyen, parce qu’il est moyen, manque d’invention, et les idées jacobines, radicales, républicaines, manquent de force inventive. Le radical est un conformiste. Le conformisme du radical moyen dépasse peut-être encore le conformisme du Français moyen. J’ai déjà rappelé ce mot de Jules Grévy, qui, s’enquérant, dans sa visite officielle au Salon, de la qualité de l’exposition, reçut cette réponse : « Point d’œuvre extraordinaire, mais une bonne moyenne ! — Une bonne moyenne ! s’écria le chef de l’État, mais c’est ce qu’il faut dans une démocratie. »

Et cependant ces idées n’ont pas toujours fait corps avec le Français conformiste et moyen. Les idées de la Révolution sont en somme les idées du xviiie siècle, et l’on sait dans quelle explosion de liberté, d’audace et de génie elles sont nées de grands cerveaux et de riches sensibilités. Sous Louis-Philippe elles ne le cèdent pas en invention et en force à celles des catholiques et des socialistes. Et n’oublions pas qu’un Lamartine et un Victor Hugo ont été pour elles ce que fut Chateaubriand pour le traditionalisme. Les hommes d’État radicaux ont été et sont encore au moins aussi cultivés que les hommes d’État conservateurs. Tout cela accordé, on n’en garde pas moins le sentiment que de ce côté l’idéologie tourne un peu court, a besoin d’être relayée : l’esprit du Cartel sonne juste quand, les idées radicales demeurant selon le mot de M. Herriot, l’infanterie, cet esprit assigne le rôle cavalier d’aile marchante, dans l’idéologie républicaine, aux idées socialistes.

Le nom même de radical-socialiste indique que l’idéologie a besoin d’une rallonge sur la gauche. Et la rallonge comporte une part d’imagination, de liberté individuelle, d’utopie, qui ne doit pas être comprimée par les nécessités pratiques de l’application quotidienne et du pouvoir. C’est comme radical que Suret-Lefort entre aujourd’hui dans la politique, mais il n’arrive jamais qu’un jeune homme devienne radical par l’idéalisme naturel à son âge (je ne parle pas de l’idéalisme, souvent très vif, de vieux radicaux). Son idéalisme le fait, au contraire, volontiers royaliste, communiste, ou socialiste. Disons plutôt : ou même socialiste… Car la participation du socialisme au pouvoir (surtout municipal !) risque fort d’en amoindrir le prestige.

C’est pourtant le socialisme qui crée aujourd’hui dans la vie politique l’appel d’air des idées, des problèmes, des discussions. C’est par rapport au socialisme que s’établissent les positions. C’est sur le Parti que se règlent les partis. Il n’y a de culture politique quelque peu analogue a notre culture littéraire qu’à droite chez les théoriciens nationalistes, et à l’extrême gauche, sinon chez les socialistes, du moins par le socialisme. Mais comme les nationalistes sont écartés du pouvoir il manque à leur culture politique sa dimension pratique. Pareillement, comme les socialistes s’écartent de la littérature, il manque à leur culture politique sa dimension esthétique. On remarquera ici la différence entre Jaurès, qui avait socialisé sa culture, et les normaliens socialistes d’aujourd’hui, qui paraissent la porter à l’intérieur de leur éducation bourgeoise.

Dans la division du travail des partis, il nous a semblé que les problèmes de l’enseignement étaient plus particulièrement les problèmes radicaux, et que les problèmes de la paix étaient plus particulièrement les problèmes socialistes. Il est normal et il est probable qu’entre ces problèmes et ces partis une endosmose se produira, par la gauche du parti radical, soit par ce qui vient après le trait d’union de radical-socialiste. M. Pierre Cot qui représente cette gauche indique la ligne de cette évolution lorsqu’il écrit : « Nous rejetons le dogme de la Souveraineté Nationale parce que, jadis ce dogme garantissait notre indépendance, et qu’il n’est plus, dans le monde moderne, qu’une survivance dangereuse. » Aujourd’hui l’opinion de M. Cot n’est partagée que par une petite minorité radicale, ceux qu’on appelle les Bergericotistes. Il n’en est pas moins vrai que le problème Société des Nations ou Souveraineté des Nations ? est posé pour les radicaux et passionnera dans peu d’années leurs congrès. Mais l’abdication de la souveraineté nationale, par le parti de la Révolution Française, c’est une autre révolution…

Pareillement le problème de l’école, qui est par excellence le problème radical, deviendra nécessairement, par le jeu même du problème de la culture socialiste, un problème socialiste. Jaurès s’était déclaré partisan du monopole de l’enseignement, et cette solution garde évidemment la faveur du parti socialiste, d’abord à cause de son impérialisme naturel, et ensuite par tactique et sous l’influence des instituteurs, nombreux dans ses cadres. Le groupe parlementaire socialiste est, ne l’oublions pas, le délégué ordinaire, et presque la boîte aux lettres des syndicats de fonctionnaires, particulièrement du syndicat national des Instituteurs. Il y a une conception socialiste de l’école où le syndicalisme universitaire tient une place qui inquiète fort les radicaux jacobins. Mais il ne faut pas confondre l’école et la culture. La culture est liberté, l’école est discipline. La culture est individualiste, l’école est conformiste, l’école, toute école, est un système de conformisme. L’expérience d’un conformisme socialiste par le monopole et l’école unique et syndicatocratique, une éducation nationale (ou internationale) ressemblerait comme une troisième goutte d’eau à l’expérience fasciste et à l’expérience bolcheviste. La culture de chaque pays survivra-t-elle à chacune de ces expériences ? La culture de l’humanité survivra-t-elle à ces trois expériences conjuguées ? Nous n’en savons rien, puisqu’aucune n’a encore eu le temps de faire sa preuve de civilisation par une génération, comme la Révolution Française a fait sa preuve par la génération romantique. On relira, en attendant, le discours de Clemenceau sur la Liberté, au Sénat, le 17 novembre 1903, dans le Cahier que Péguy en a fait, que Péguy ne pouvait pas ne pas en faire : « Le monopole, c’est le dogme. Vous n’y échapperez pas… Quel concile — pardonnez-moi le mot — quel concile de pions sera chargé de donner la formule infaillible d’un jour ?… Pour ma part, je ne veux pas livrer l’esprit. » Concile de pions est dur… Stuart Mill et Auguste Comte ne l’étaient pas moins, qui parlaient de pédantocratie. République des professeurs est plus poli, mais c’est la même chose. Contre Charles Martin et Bouteiller, Barrès défendait tout de même quelque chose du génie de la culture.

Un pluralisme de conformismes reste, du point de vue de la liberté et du libéralisme, préférable à un conformisme monopoleur. La liberté pousserait encore dans leurs interstices, comme la giroflée entre deux pierres. Leur dialogue et leur contraste peuvent fournir un tonique à une civilisation. Et ce qui est vrai de la république de la jeunesse est vrai de la république des idées. Les six idées politiques que nous avons discernées sur le visage de la France, sont complémentaires. Elles constituent une République platonicienne d’idées, non d’idées immobiles, mais d’idées qui marchent, et qui croissent ou diminuent, et qui par ces mouvements contribuent à la vie d’un tout : idée de la liaison du présent avec le passé ; idée de la coexistence d’individus libres ; idée de la production par tout le travail actuel et acquis, de la planète à transformer par l’industrie et l’invention idée d’un mouvement social présent accordé aux disponibilités de l’héritage chrétien ; idée de la Révolution Française dans son principe et son mouvement ; idée de l’avenir social dans sa capacité illimitée de transformation et dans son maximum de différence avec le passé ; ces idées montent, se dessinent, s’éclairent, se groupent d’elles-mêmes pour élever sur la civilisation politique d’une époque le plafond que nos yeux cherchaient en commençant ce livre.