Les Illustres ennemis
À MADAME LA COMTESSE DE FIESQUE.
MADAME,
L’approbation dont il vous a plu vous montrer si libérale envers ce poème, m’est trop glorieuse pour la tenir plus longtemps secrète, et j’ose rendre public le remerciement que je vous en dois, afin d’apprendre au public que vous me l’avez donnée. Ainsi je satisfois tout ensemble mon devoir et ma vanité, et je souhaiterois pouvoir faire connoître à toute la terre combien je vous suis redevable, afin que toute la terre connut combien vous m’avez estimé. Cet effet de l’amour propre ne vous surprendra pas, vous savez trop qu’il est naturel à tous ceux qui se mêlent d’écrire, je tâche à me purger du reste de leurs défauts, mais je ne saurois me défendre de celui-ci, ni m’empêcher de vous dire que j’ai toujours dans l’esprit les douces idées de l’heureuse représentation de cet ouvrage qui fut faite il y a quelque temps en votre présence, que je revois à tous moments cette obligeante attention que vous lui prêtâtes, et que je prends plaisir sans cesse à me souvenir des applaudissements dont vous daignâtes l’honorer, et des témoignages avantageux que vous lui rendîtes. Après cela, MADAME, je ne puis que je n’aie quelque bonne opinion de moi-même ; y résister opiniâtrement, ce seroit vous accuser d’injustice, et c’est ce que toute la France n’oseroit faire, puis qu’il est certain que votre suffrage y sert de règle à celui des plus honnêtes gens de la Cour, que c’est trouver le bel art de leur plaire que de vous avoir plu, et que l’envie n’ayant osé jusqu’ici vous disputer le privilège de prononcer souverainement sur les plus belles choses, la moindre répugnance à s’attacher au jugement que vous en faites, passe auprès d’eux pour une marque infaillible d’une connoissance mal éclairée.
Celui que vous avez rendu depuis peu en ma faveur, a sans doute été au de-là de mes plus flatteuses espérances ; et toutefois, MADAME, il faut que j’avoue qu’il ne suffit point à cette insatiable soif de gloire où vous m’avez enhardi. Ce n’est pas que je n’envoie ces ILLUSTRES ENNEMIS vous faire hommage jusques dans votre cabinet, qu’afin qu’ils reçoivent de vous à la lecture, ce qu’ils en ont déjà reçu durant le récit. Je n’ose douter que je n’obtienne aisément cette demande, puisque c’est vous demander seulement que vous soyez toujours vous-même. Je dois savoir que le faux éclat de la représentation n’a point encore eu le pouvoir de vous éblouir, et que comme parmi toute sa pompe, les véritables défauts de nos plus brillantes productions n’échappent jamais aux lumières pénétrantes de votre discernement, leurs véritables beautés ne perdent rien auprès de vous pour être dénuées de ce dehors fastueux dont les revêtent nos théâtres. Je ne parle point de tant d’autres belles qualités, qu’il semble que le Ciel se soit plu assembler en votre personne, il me suffit d’en admirer la merveilleuse union, et d’être assuré que l’on imputera plutôt mon silence à mon respect, qu’à la crainte de me faire soupçonner de ces déguisements artificieux, qui pour élever trop haut ceux que l’on entreprend de louer, les font souvent perdre de vue, et qui les cachent si bien sous les apparences trompeuses de quelques vertus empruntées, qu’il est presque impossible de les reconnoître. Ce genre de flatterie, dont la plus vaste ambition se laisse quelquefois chatouiller, n’aura jamais de part aux éloges que vous avez droit de prétendre ; pour rien appréhender de ses industrieux mensonges, vous donnez matière à trop de glorieuses vérités, et il sera toujours plus difficile d’exprimer parfaitement tout ce que vous êtes, que de faire paroître avec adresse ce que les autres ne sont pas. Aussi, MADAME, n’ai-je pas la témérité de m’engager à une entreprise où les plus délicates plumes auroient peine à réussir, elle vous seroit trop injurieuse, et je croirois me rendre peu digne de la protection dont je prends la liberté de vous importuner pour ce poème que je vous présente. Vous avez toujours témoigné tant de bonté pour moi, que j’ose me promettre que vous ne la lui refuserez pas, et que vous souffrirez qu’en vous présentant, je prenne l’occasion de vous rendre de très humbles grâces, non seulement pour les faveurs que vous lui avez prodiguées, mais pour celles que vous avez répandues sur ceux de ma façon qui l’ont précédé. Comme les sentiments d’estime que vous en avez laissé paroître en ont fait tout le succès, il y auroit de l’ingratitude à ne pas confesser que je vous en dois toute la gloire, et que l’ambitieuse ardeur de les mériter a plus contribué à donner de nouvelles forces à mon foible génie, que n’auroient fait les soins assidus de l’étude la plus sérieuse. Cette obligation que je vous ai, me paroît trop pressante pour différer davantage l’aveu public que je vous en fais.
Daignez l’agréer pour reconnoissance d’une partie de ce que je tiens de vous ; et puisque je ne suis pas assez considérable pour oser espérer de m’en pouvoir acquitter entièrement par mes services, soyez assez généreuse pour vous contenter de la respectueuse protestation que je fais d’être toute ma vie.
Madame, Votre très humble et très obéissant serviteur,
T. CORNEILLE.
DOM LOPE de Guzman, amant de Jacinte.
ENRIQUE, frère de Dom Lope.
ALONSE de Roxas, ami de Dom Lope et d’Enrique.
DOM SANCHE, père de Dom Alvar et de Jacinte.
DOM ALVAR, amant de Cassandre.
DOM RAMIRE, ami de Dom Sanche.
DOM LOUIS, Prévost.
CASSANDRE, sœur de Dom Lope.
JACINTE, fille de Dom Sanche.
BLANCHE, suivante de Jacinte.
FLORE, suivante de Cassandre.
PREMIER BRAVE.
DEUXIEME BRAVE.
TROISIEME BRAVE.
ACTE I
Scène PREMIERE
Quoi, sans aucun respect, pour un léger outrage
Accabler d’infamie un homme de son âge,
Et démentant par là le sang dont vous sortez,
L’avoir fait maltraiter par des gens apostez !
Quel fruit espérez-vous de cette violence ?
Quoi ! J’aurois plus longtemps souffert son insolence,
Et qu’au sang des Guzman on osât reprocher
Qu’un murmure honteux n’auroit pu les toucher !
Il publie en tous lieux, ce Vieillard téméraire,
Que l’artifice seul nous acquiert un beau-frère,
Que l’hymen de Fernand est un hymen contraint,
Qu’il n’épouse ma sœur que parce qu’il nous craint,
Et qu’avec tant de bien il est hors d’apparence
Qu’un tel choix eût enfin borné son espérance.
Le Ciel ne souffre point de nœuds mal assortis,
Et s’il pouvoit prétendre aux plus riches partis,
Au moins de notre sang la gloire est peu commune,
Et vaut bien aujourd’hui la plus haute fortune.
Si la chose est ainsi, j’avouerai qu’il eut tort,
Mais on vous aura fait peut-être un faux rapport,
Et de vos sens fougueux croire le fier tumulte…
Dans ces occasions le lâche seul consulte,
Reculer sa vengeance, est trahir son honneur,
Et le plus prompt remède est toujours le meilleur.
Mais souvent à leur gré les violents courages,
Pour se croire un peu trop, se forment des outrages,
En vain la raison parle, ils ne l’écoutent plus,
Et vengent des affronts qu’ils n’ont jamais reçus.
Enfin d’un vain discours dont votre honneur s’offense,
Au moins Dom Lope eut dû partager la vengeance,
Mais au déçu d’un frère…
Ah ! Ne me blâmez point,
Je sais que son honneur à mon honneur est joint,
Mais quel que soit l’affront qu’en reçoit sa famille,
Pour se venger du père, il aime trop la fille,
Et quand de cet amour j’aurois lieu de douter,
Quoi qu’il me plaise faire, ai-je à l’en consulter ?
Vous emporter ainsi dans ce qui l’intéresse,
C’est avec trop d’empire user du droit d’aînesse,
Jacinte est fille unique, et l’éclat de ses biens
Pour arrêter un cœur a de puissants liens,
Deviez-vous ruiner sa plus douce espérance ?
Elle est basse, elle est vaine, et c’est dont je m’offense.
Si le nom de Guzman marque un illustre sang,
Dom Sanche est estimé, Dom Sanche a quelque rang,
Et sans se faire tort, sans trahir sa famille,
Dom Lope aux yeux de tous peut épouser sa fille.
Quoi, les Lares déjà, les Mendoces confus,
De ce Vieillard avare ont souffert des refus,
Et Dom Lope cédant à l’ardeur qui le dompte,
Osera s’exposer à cette même honte ?
Non, j’imagine encore un moyen plus certain
D’empêcher un amour aussi lâche que vain.
Un de ceux dont l’audace a servi ma colère
S’ira dire à Dom Sanche employé par mon frère,
Afin que par lui seul se croyant affronté,
Il détruise un espoir trop longtemps écouté.
Mais il aime sa fille ?
Oui, je sais qu’il l’adore,
Mais je l’ai déjà dit, et vous le dis encore,
À quoi que cet amour pût enfin l’obliger
Ce sera le servir que de l’en dégager.
Un refus en seroit l’indigne récompense.
Pesez mieux un dessein d’une telle importance,
Car comment s’assurer sur ces lâches esprits
Qui mettent et leur vie et leur honneur à prix ?
Leur commerce honteux, quoi que vous veuillez croire,
Déjà d’un noir reproche a souillé votre gloire,
Et vos emportements qu’on leur fait approuver,
Me font craindre pour vous ce qui peut arriver.
Et moi, quoi qu’on murmure et quoi qu’il en puisse être,
Seul de mes actions je veux être le maître,
Mais puisque leur appui vous semble hasardeux,
Faites ici pour moi ce que j’obtiendrois d’eux.
Dom Sanche vous estime, il vous croit, et j’espère…
Que me proposez-vous ? Moi, trahir votre frère ?
Ce murmure insolent au mépris des Guzman
De ce Vieillard pour lui fait voir les sentiments,
Et quoi que son amour ait pu lui faire croire,
Le rendre sans espoir, c’est assurer sa gloire.
Enfin vous le pouvez, c’est par vous que j’attends
L’infaillible succès de ce que je prétends,
Et si votre amitié s’obstine à s’en défendre,
D’autres que vous peut-être oseront l’entreprendre.
Non, j’ai pu balancer, mais puisque je connois
Qu’à Dom Lope par là je signale ma foi,
Pour abuser Dom Sanche employer l’artifice,
N’est pas, à mon avis, une grande injustice.
C’est ici qu’il demeure, et je vais de ce pas
Lui tendre un piège adroit qu’il n’évitera pas,
Adieu, laissez-moi seul, je vois sa porte ouverte.
Allez, ne perdons point l’occasion offerte,
Rendez suspect mon frère, et s’il en est besoin
Faites-moi de l’outrage et complice et témoin.
seul.
Oui, lâche et faux ami, j’accuserai ton frère,
Mais plus pour le servir, que pour te satisfaire,
Et tu verras bientôt par quel heureux détour
Sur tes propres conseils j’appuierai son amour.
Feignant de t’applaudir, j’empêcherai peut-être…
Mais je vois Blanche.
Scène II
Et bien, Blanche, que fait ton maître ?
Vous l’eussiez rencontré quelques moments plutôt,
Tout à l’heure…
Il suffit, je le verrai tantôt.
Scène III
Qui parloit avec vous, Blanche ?
Pour quelque affaire
Alonse de Roxas demandoit votre père.
Je ne m’étonne point qu’en cette occasion
Ses amis prennent part à sa confusion,
Alonse, dont chacun estime le courage,
Venait s’offrir sans doute à venger son outrage,
Et contre un ennemi dont le cœur est si bas…
Madame, vous pleurez ?
Qui ne pleureroit pas ?
Souffre à mon déplaisir dans d’inutiles larmes
La funeste douceur de chercher quelques charmes,
Et qu’au défaut du sang qu’exigent nos malheurs,
À mes tristes ennuis mes yeux donnent des pleurs.
Mais si je pleure, hélas ! C’est le désavantage
Que reçoit en naissant notre sexe en partage.
Il semble qu’en effet la nature en courroux,
Mère par tout ailleurs, est marâtre pour nous,
Les plus riches présents que nous obtenions d’elle,
Sont de foibles appuis sur qui l’honneur chancelle,
On flatte nos beautés, nous croyons ce qu’on dit,
Et notre front alors n’est pas seul qui rougit,
Nous en voyons la preuve, et tous les jours infâme
Un père par sa fille, un mari par sa femme.
Défaut honteux pour nous, pour eux injurieux !
L’honneur de tous les biens est le plus précieux,
Et par un vieil abus difficile à comprendre,
Nous le pouvons ôter, et ne saurions le rendre.
Tout le monde vous plaint, et blâme hautement
D’un ennemi caché le vil ressentiment,
On en parle par tout ; mais je vois qu’on ignore,
Par ces gens apostez, quel bras vous déshonore,
On en cherche l’auteur, sans le pouvoir trouver.
Et c’est moi-même à quoi je ne fais que rêver ;
Mais quoi que sur ce point mon esprit se figure,
Il dément aussitôt sa propre conjecture ;
Non qu’il ne soit trop vrai que mon père en ces lieux,
S’il n’a des ennemis, a beaucoup d’envieux.
Ce grand amas de biens qui regarde sa fille
Dont un oncle en mourant enrichit sa famille…
Hélas ! Ce souvenir réveille mes douleurs,
Au sort de Dom Alvar donnons ici des pleurs.
Aux Indes vers cet oncle allant faire voyage,
Ce frère infortuné périt par un naufrage,
Et ces riches trésors à lui seul destinez
Soudain à mon espoir furent abandonnez.
Incommodes faveurs d’une fortune ingrate
Qui m’est le plus contraire alors qu’elle me flatte,
Et m’élevant trop haut s’oppose au plus beau feu
Dont la vertu jamais autorisa l’aveu !
Tu sais, Blanche, tu sais si Dom Lope en fut digne.
Ainsi que son amour son respect est insigne,
Et certes vous devez d’autant plus l’estimer,
Qu’avant tant de fortune il daigna vous aimer,
Que votre vertu seule est ce qui sut lui plaire.
Hélas, cette raison l’est-elle pour un père
Qui de ces nouveaux biens goûtant l’indigne appas,
Ne voit presque pour moi que des partis trop bas ?
Ainsi d’un noble sang quel que soit l’avantage,
Lui proposant Dom Lope on lui feroit outrage.
D’un amour si secret ne t’étonne donc plus,
Il tâche à s’épargner la honte d’un refus,
Et son feu que soutient un rayon d’espérance,
Attendant tout du temps se contraint au silence,
Mais cessons d’y penser ; aussi bien aujourd’hui
Mon cœur, ce triste cœur n’est plus digne de lui,
Pour m’aimer dans la honte il aime trop la gloire,
Et l’affront… Mais que vois-je ! Ô Dieux ! Le puis-je croire ?
Scène IV
Quoi Dom Lope, est-ce vous dont l’abord indiscret,
D’un amour si caché vient rompre le secret ?
Entrer ainsi chez moi sans crainte de mon père !
Sont-ce là ces serments d’aimer et de se taire ?
Sont-ce là ces respects ? Est-ce là cette foi ?
Enfin Dom Lope, enfin est-ce vous que je vois ?
Oui, Madame, et chez vous si j’ose ainsi paroître,
Ne me soupçonnez point d’être parjure ou traître.
Toujours ce grand mérite est l’objet de mes feux,
Toujours mêmes respects accompagnent mes vœux,
Et s’il m’étoit permis lors que j’ai tout à craindre…
Parlez, parlez, Dom Lope, et sans plus vous contraindre,
Aussi bien ces respects sont pour moi superflus,
Et qui n’a plus d’honneur ne les mérite plus.
Je vous entends, Madame, et le sort qui m’accable
Cherche dans vos malheurs à me rendre coupable,
Un vif ressentiment vous fait déjà penser,
Que qui sait votre honte auroit dû l’effacer,
Et ce n’est pas pour plaire à votre âme affligée
Que m’offrir à vos yeux sans vous avoir vengée.
Mais sur un bruit confus qui m’apprend vos ennuis,
Jugez ce que j’ai pu, jugez ce que je puis,
Car enfin si ce bruit, si ce confus murmure
M’eut appris l’ennemi comme il a fait l’injure,
Son trépas ou le mien vous eut déjà fait voir
Que Dom Lope vous aime et qu’il sait son devoir.
Mais ne pouvant d’ailleurs en tirer de lumière,
C’est, Madame, de vous que j’attends grâce entière,
Et qu’acceptant mon bras pour finir vos malheurs,
Vous m’apprendrez quel sang doit essuyer vos pleurs.
Et ne voyez-vous pas qu’en une telle offense
Vous feriez peu pour nous d’en prendre la vengeance,
Et qu’oser s’y servir d’un secours étranger,
C’est en punir l’auteur et non pas se venger.
Ce sang de l’offenseur qu’un tel affront demande
Il faut que l’offensé lui-même le répande,
Que le sien tout émeu d’un spectacle si doux
En le voyant couler bouillonne de courroux,
Et qu’un tel mouvement dans sa source agitée,
Purge l’indignité qu’il avoit contractée.
Mais quand l’âge s’oppose…
Ah, cessez d’y songer,
Pour venger une injure il faut la partager,
Et l’on voit rarement qu’un vieillard qu’on affronte
Sur un autre qu’un fils puisse épandre sa honte.
Comme un fils la partage, un fils peut l’effacer ?
Sans doute qu’il le peut, mais que sert s’y penser,
Dom Alvar n’étant plus…
Ah ! Permettez de grâce
Que de ce frère mort j’aille tenir la place,
Et que m’offrant pour fils à Dom Sanche outragé,
Je tâche à rendre ainsi son malheur partagé.
Il demande du sang, et brûlant d’en répandre
J’en acquerrai le droit si je deviens son gendre,
Et le mien par l’hymen dans le sien confondu
Devra celui d’un lâche à son honneur perdu.
Voila ce que pour vous l’amour me porte à faire,
Et si jusques ici ma flamme a dû se taire,
Je crains peu qu’un refus fasse rougir mon front
Quand je lui veux pour dot demander son affront.
Si de ces sentiments votre âme est prévenue,
Apprenez qu’en m’aimant vous m’avez mal connue,
Et que je porte un cœur assez fier, assez haut,
Pour se dérober même à l’ombre d’un défaut.
Je vous aime, il est vrai, mais l’auriez vous pu croire,
Sans croire en même temps que j’aime votre gloire,
Et que de son éclat je suis jalouse au point
De vivre sans bonheur pour n’en triompher point.
Ne vous flattez donc plus d’une vaine espérance
Qui blesse votre honneur, dont ma vertu s’offense.
Si j’eusse hier estimé le bonheur d’être à vous,
Je vous dois aujourd’hui refuser pour époux,
Et ne pas m’exposer à ce reproche infâme,
Que le manque d’honneur me rendit votre femme.
Non, aucun n’aura droit de publier un jour
Que Dom Lope à ce prix acheta mon amour,
Que bien qu’elle fut due à son mérite insigne
Je ne pus être à lui que quand j’en fus indigne,
Et qu’enfin il fallut pour mériter sa foi
Qu’il trouvât quelque chose à suppléer en moi.
Quoi, vous refuseriez un cœur qui vous adore ?
Quoi, je pourrois souffrir ce qui me déshonore ?
J’assure votre honneur, et c’est là vous aimer.
Je conserve le vôtre, et c’est vous estimer.
Hélas ! Que cette estime est contraire à ma flamme !
Accusez-en le Ciel sans m’en donner le blâme.
Que vous secondez bien sa funeste rigueur !
Assez mal, et sans doute aux dépens de mon cœur,
Mais ma raison s’égare, et ce cœur trop sincère…
Madame.
Qu’est-ce Blanche ?
Alonse et votre père…
Entrons ici de grâce, et surtout gardez bien
Que de cette entrevue on ne soupçonne rien.
Scène V
Quel funeste conseil vous voulez que j’embrasse !
Consentir qu’il me voit, et qu’il me satisfasse !
Mais enfin cent raisons vous y doivent porter,
Que serviroit encore de vous les répéter ?
Outre que son pouvoir égale sa noblesse…
Endurer qu’il triomphe ainsi de ma foiblesse !
Je vous l’ai déjà dit, il est au désespoir
Que par de faux rapports on l’ait pu décevoir.
D’une indigne vengeance il dût prévoir l’issue,
Il dût moins s’emporter, mais l’offense est reçue.
Et de grâce, son nom ?
Quand vous m’aurez promis
D’accepter un accord qui vous doit rendre amis.
Quoi, mon lâche ennemi lors même qu’il s’accuse
En seroit quitte ainsi pour quelque vaine excuse,
Et tant que je vivrai l’on verroit sur mon front,
Les traits mal effacez d’un si sanglant affront ?
Donc s’il pouvoit s’offrir une voie assez prompte
Par où de votre injure il partageât la honte,
Et qu’attirant sur lui l’affront qu’il vous a fait,
De cette violence il démentit l’effet ?
Comment la démentir, si loin de s’en défendre…
Ne le pourroit-il pas se faisant votre gendre ?
Lors avec votre honneur dans le sien intéressé,
Confondant l’offenseur avec l’offensé,
L’hymen ayant uni son sang avec le vôtre,
La pureté de l’un rendroit l’éclat à l’autre,
Puisqu’on ne vit jamais dans un même sujet
Subsister d’un affront et l’auteur et l’objet.
Ah ! Si par cette voie un sang impur se change,
Il vaut bien mieux choisir un gendre qui me venge.
Ne pouvant le choisir que sous de rudes lois,
À moins que de descendre, êtes vous sûr du choix ?
D’ailleurs cet ennemi que vous voulez connoître,
Est d’un rang qu’on respecte et qu’on craindra peut-être,
Et ce rang dans la Cour lui donne un tel appui,
Que peu voudront pour vous s’engager contre lui.
Quoi donc, c’est seulement en lui donnant ma fille
Que je puis rétablir l’honneur de ma famille ?
Y croyez-vous trouver un remède plus doux ?
Il est mon ennemi, j’en ferois son époux !
Ce remède est pour moi pire que le mal même.
Il le faut violent quand le mal est extrême.
Mais enfin résolvez, si je n’obtiens ce point,
Son nom est un secret que vous ne saurez point.
À quelle indignité me voulez-vous contraindre ?
Je sais ce que je fais, cessez de vous en plaindre.
Mais ne m’en croyez pas, et d’un esprit remis
Allez sur cet accord consulter vos amis.
Je veux que leur aveu réponde à votre attente ;
Mais qui m’assurera que ma fille y consente,
Que son esprit soumis cède sans résister ?
Scène VI
Moi-même, puisqu’enfin vous en pouvez douter.
Si du Ciel en naissant je reçus quelque outrage,
Au dessus de mon sexe il m’enfla le courage,
Et ce doit être un charme à mes tristes ennuis
De vous venger du moins autant que je le puis.
Quoi, sans connoître à qui cet hymen te destine…
Ah ! Jugez mieux d’une âme où la vertu domine.
M’informez de son nom ce seroit balancer
Sur ce grand sacrifice où je dois me forcer,
Ce seroit à mon cœur par cette connoissance,
Mendier lâchement un peu de complaisance
Et souffrir qu’on doutât si m’aimant plus que vous
Je satisfois un père, ou choisis un époux ;
Non non, et quel qu’il soit, je n’en suis point en peine,
Je ne puis voir en lui que l’objet de ma haine,
Et de tous les tourments le plus affreux pour moi,
C’est sans doute celui de recevoir sa foi,
Mais vous devant le jour et le sang qui m’anime,
Je dois à votre honneur une grande victime,
Et crois ne pouvoir mieux en rétablir le cours
Qu’en lui sacrifiant le bonheur de mes jours.
C’est trop, et je m’oppose à ce devoir sévère
Qui n’arrête tes yeux que sur l’affront d’un père,
Vois ce gouffre de maux où tu veux t’exposer,
Soupire en le voyant, et crains de trop oser.
Je vois tout ce que j’ose, et ma vertu se fâche
Qu’en moi vous soupçonniez rien de bas ni de lâche,
L’ardeur de vous venger remplit trop mes désirs,
Pour abaisser mon âme à de honteux soupirs.
Si mon sexe aujourd’hui m’avoit permis les armes,
Vous auriez vu du sang où vous craignez des larmes,
Mais je ferai du moins tout ce qu’il peut souffrir,
Et ne pouvant tuer, je saurai bien mourir.
Ta vertu me ravit, viens, viens, que je t’embrasse.
Croyez-vous que par là notre honte s’efface ?
Ne perdez point de temps.
Allons voir nos amis,
Et sachons quel accord me peut être permis.
Scène VII
Prenez ce temps, Dom Lope, et de peur qu’on me blâme,
Si son retour trop prompt…
Je le prendrai, Madame,
Adieu, mais prenez garde au serment que je fais,
Je vous quitte aujourd’hui pour ne vous voir jamais.
Vous engagez ailleurs la foi qui m’est promise,
On conspire ma mort, votre aveu l’autorise,
J’en viens d’ouïr l’arrêt, et n’ai point éclaté,
Non qu’un reste d’amour m’en ait sollicité,
Non que de mes respects je garde la mémoire,
Mais parce que j’ai dû cet effort à ma gloire,
Et que j’eusse rougi qu’un mouvement jaloux
Eût convaincu mon cœur d’avoir brûlé pour vous.
Ah ! ne vous plaignez point où je suis seule à plaindre,
L’effort est grand sans doute où j’ai su me contraindre,
Mais je n’ai pas jugé qu’un plus bas sentiment
Méritât d’avoir eu Dom Lope pour amant,
Et comme vos vertus par leur éclat sublime
Pour gagner mon amour s’acquirent mon estime,
C’est par là seulement que j’espère à mon tour
M’acquérir votre estime, en perdant votre amour.
Vous l’acquerrez, Madame, et vous le devez croire,
Si l’infidélité mérite quelque gloire.
Si mes feux aujourd’hui vous semblent inconstants,
Suspendez votre plainte, et laissez faire au temps.
Le temps n’adoucit point des malheurs de la sorte.
Le temps vous fera voir que votre amour s’emporte,
Et qu’enfin quel que soit le dessein qu’on ait fait,
Pour en blâmer la cause, il en faut voir l’effet.
Hélas ! Et quel effet dois-je attendre du vôtre,
Quand de ce qui m’est dû l’on enrichit un autre ?
Oui, mon rival triomphe, et mon espoir est vain,
N’avez vous pas promis de lui donner la main ?
Je le ferai sans doute.
Et vous serez sa femme ?
Moi ! Cette lâcheté pourroit m’entrer dans l’âme ?
Que m’avez vous donc dit, ou qu’est-ce que j’apprends ?
Et comment accorder deux points si différents ?
Si pour les accorder vous manquez de lumière,
Connaissez aujourd’hui mon âme toute entière,
Et de l’heur d’un rival cessant d’être jaloux,
Confessez que mon cœur étoit digne de vous.
L’espoir de mon hymen n’est qu’une attente vaine,
Sous ce trompeur aveu je le livre à ma haine,
Et lui donnant la main, je sème un faux appas,
Qui sans aucun soupçon l’attire dans mes bras,
Où ma main dans son sang, au gré de mon envie,
Venge avec mon honneur le repos de ma vie.
Êtes-vous satisfait ?
Hélas ! si je le suis,
Vous même jugez-en, jugez si je le puis.
Par lui seul votre honneur à l’outrage est en bute,
Et quoi que contre lui votre haine exécute,
Après le noir effet de son lâche dessein
Il mourra glorieux, s’il meurt de votre main.
Non, il faut que par moi sa mort vous satisfasse,
Qu’elle soit un supplice et non pas une grâce.
Le plus rude trépas lui deviendroit trop doux
S’il avoit pu se dire un moment votre époux :
Au nom de cette amour ferme, pure, sincère…
Brisons-là, je crains trop le retour de mon père,
Éloignez-vous, de grâce, et recevez ma foi
Que je me souviendrai de ce que je vous dois.
Ah, Madame, ajoutez…
Je n’ai plus rien à dire.
Que mon rival…
Sortez, ou bien je me retire.
Rigoureuse vertu que l’on doit admirer !
Hélas ! À quels tourments me viens-tu préparer !
ACTE II
Scène premiere
C’étoit peu que toujours son devoir trop fidèle
Contre ma passion eût combattu pour elle,
Quand pour la mériter je crois voir quelque jour,
Un fier motif d’honneur s’oppose à mon amour,
Et quoi qu’à mes soupirs son cœur soit favorable,
Cet honneur, ce devoir, tout est inexorable.
Dures extrémités ! Qui le croiroit, ma sœur,
Que le Ciel me traitât avec autant de rigueur,
Que pouvant espérer d’avoir pour moi le père,
La vertu de la fille à mes vœux fut contraire,
Et seule mit obstacle au plus charmant espoir
Que jamais un amant eut droit de concevoir ?
Je la perds, mais hélas ! Perdant tout avec elle,
La façon de la perdre est pour moi si cruelle,
Que toute ma constance et frémit et s’abat
Aux menaces d’un coup dont elle craint l’éclat.
Ce n’est point un rival dont l’amour préférée
Me dérobe une foi si saintement jurée,
Ce n’est point un vieillard dont l’ordre impérieux
Arrache à mon espoir un bien si précieux.
Sans qu’un Rival l’y porte, ou qu’un père l’ordonne,
Elle même s’engage, elle même se donne,
Et par ce sacrifice, à son honneur offert,
Veut être digne au moins de l’amant qu’elle perd.
Rigoureuse faveur ! Tyrannique maxime !
Sa résolution mérite qu’on l’estime,
Et son cœur par l’amour vainement combattu
M’oblige en vous plaignant d’admirer sa vertu.
Vous devez davantage aux troubles de mon âme.
Votre amitié, ma sœur, a fait naître ma flamme,
Et je n’ai pu la voir si souvent avec vous,
Sans voir, sans découvrir cet éclat vif et doux,
Cette vertu modeste, et ce rare mérite
Dont le charme à l’amour secrètement invite,
Et de tant de beautés voyant l’illustre appas,
Puisque j’avois un cœur, pouvois-je n’aimer pas ?
Ainsi quelques ennuis où cet amour m’expose,
M’ayant laissé la voir, vous en êtes la cause,
Et pour moi vos bontés agiroient lâchement,
De plaindre en moi le frère, et négliger l’amant.
Voyez-la donc, ma sœur, cette fille adorable,
Montrez-lui ce respect toujours inébranlable,
Ce feu tenu secret avec que tant de soin,
Qu’il n’a souffert que vous jusqu’ici de témoin ;
Mais c’est ce qui me perd, sans ce fâcheux silence
Alonse en eut reçu l’entière confidence,
Et ne m’eût pas réduit par ces cruels avis
À mourir de douleur si je les vois suivis.
C’est lui, ma sœur, c’est lui qui propose à Dom Sanche
Cet odieux hymen où l’un et l’autre penche :
Mais si mon désespoir doit enfin éclater,
Pour mon Rival peut-être il est à redouter.
Quoi que de ses avis vous ayez à vous plaindre,
Voyez-le, cet Alonse, avant que d’en rien craindre,
Il vous cherche par tout avec empressement.
C’est à votre prière ? Avoués franchement.
Vous pourrez de lui-même apprendre le contraire.
Votre hymen prés de lui me rend injuste frère,
Et les biens de Fernand n’ayant pu vous charmer,
C’est moi qui vous contraints, c’est moi qu’il faut blâmer ?
S’il vous peint mon malheur comme un malheur extrême,
C’est sur ce que Fernand en dit tout haut lui-même,
Qui tenant et l’amour et l’hymen à mépris,
N’eut jamais rien conclu s’il n’eût été surpris.
Encore tout de nouveau j’apprends qu’il s’ose plaindre
Qu’Enrique à cet hymen lui seul l’a su contraindre,
Et que sa violence et son emportement
L’ont forcé par surprise à cet engagement.
Il le fait bien paroître, on a pris la journée
Qui doit hâter ma mort par ce triste hyménée,
Dans deux jours mon malheur sous ses lois me réduit,
Et bien loin de me voir, il semble qu’il me fuit.
Si pour une maîtresse il porte un cœur sans flamme,
Quel amour espérer quand je serai sa femme ?
N’importe, c’en est fait, ayant reçu sa foi
Un lâche repentir est indigne de moi,
Et de tous les malheurs, un cœur qui se possède
Dans sa propre vertu voit toujours le remède.
Ce sentiment, ma sœur, est bien digne de vous,
Je sais que de tout temps vous fuyez un époux,
Et votre aversion nous a trop fait paroître
Que vous craignez en lui de ne trouver qu’un maître.
J’ai parlé pour Fernand, mais sachez aujourd’hui
Que votre intérêt seul m’a fait parler pour lui.
Enrique est violent, et voyant qu’il vous traite,
Malgré tous mes avis, moins en sœur qu’en sujette,
Appuyant un hymen qu’on l’a vu rechercher,
Au pouvoir d’un tyran j’ai crû vous arracher,
Et qu’enfin dans le choix d’un sort toujours contraire
Vous souffririez plutôt d’un époux que d’un frère.
Je vous ai donc pressée, et je vois à regret
Que j’ai lieu de m’en faire un reproche secret.
La froideur de Fernand me surprend et m’afflige,
Mais à quoi que pour vous la Nature m’oblige,
Lui faire proposer de rompre cet accord
Serait porter Enrique à conspirer sa mort.
Mais Dieux, vois-je Jacinte, ou si mon œil s’abuse ?
Les différents sont doux qui font naître une excuse.
Scène II
Madame, quel dessein en ce lieu vous conduit ?
Venez-vous voir l’état où m’avez réduit,
Et de mon désespoir jouissant sans obstacle
Saouler votre vertu d’un si triste spectacle ?
à Jacinte
Vous voyez les transports d’un cœur vraiment atteint,
Il n’espère qu’en trouble et croit tout ce qu’il craint.
J’avois fait un dessein dont sans doute il soupire,
Mais il étoit injuste, et je viens m’en dédire.
Quoi ! Se pourroit-il bien qu’après tant de rigueur,
Un reste de tendresse eut ému votre cœur,
Que vous eussiez connu qu’une injustice extrême
Vous portoit à me perdre en vous perdant vous même,
Et que l’amour enfin vous eut fait souvenir
Qu’il faut venger un père, et non-pas vous punir ?
Je sais ce que je dois aux intérêts d’un père,
Pour l’oublier jamais sa gloire m’est trop chère,
Mais au nom de l’époux qu’il m’avoit destiné,
Contre moi tout à coup mon cœur s’est mutiné,
Et soudain condamnant ma première entreprise,
À sa rébellion ma raison s’est soumise.
Elle a dû s’y soumettre, et son aveuglement
Avec trop d’injustice immoloit votre amant,
Le Ciel qui l’a connue y daigne mettre obstacle,
Et mon amour confus attendoit ce miracle.
Mais puis-je demander quel étoit cet époux ?
Le voulez-vous savoir ? Vous, Dom Lope.
Moi ?
Vous.
Hélas ! À ce discours que faut-il que je pense ?
Que mon père vous croit l’auteur de son offense.
Que le perfide Alonse ait osé m’accuser
Du crime le plus noir qu’on me pût imposer !
Sur vous d’un coup si lâche il fait tomber le blâme,
Et par votre ordre seul…
Le croyez-vous, Madame ?
Vous voir et vous parler sans faire agir mon bras,
C’est vous montrer assez que je ne le crois pas.
De quoi que vous accuse un indigne murmure,
L’amour que j’ai pour vous en convainc l’imposture,
Et répond hautement à mon cœur abattu
Et de votre innocence et de votre vertu.
Cette amour dans son choix ne s’est point emportée,
Ayant pu l’acquérir, vous l’avez méritée,
Et l’ayant méritée, il est à présumer ;
Qu’une vertu sublime en vous me sut charmer,
Que la mienne jamais ne peut m’avoir trahie,
Que de fausses clartés ne m’ont point éblouie,
Et qu’enfin j’ai dû voir dedans un cœur constant
Tout ce qu’un vrai mérite a de plus éclatant.
Voila sur quels appuis mon amour osa naître,
Et si vous n’étiez pas ce que je vous crois être,
Si de bas sentiments vous tenoient partagé
Je me voudrois punir d’en avoir mal jugé.
Pour bien juger de moi, jugez-en par vous même,
Ou pour dire encore plus, par ce cœur qui vous aime,
Puisqu’on ne vit jamais les belles passions
Sur des courages bas former d’impressions.
Mais si votre vertu jugeant mon innocence,
Contre la calomnie entreprend ma défense,
Daignez ne pas laisser votre ouvrage imparfoit,
Et de l’erreur d’un père accordez-moi l’effet.
Voyez de votre hymen ce qu’on lui fait prétendre ;
Pour effacer sa honte il vous demande un gendre,
Et puisque son honneur vous doit seul engager,
Faites tomber sur moi le droit de le venger.
Prenez l’occasion que le Ciel vous présente
De remplir les devoirs et de fille et d’amante,
Et ne me perdez pas quand il vous donne jour
À satisfaire ensemble et l’honneur et l’amour.
Dom Lope, qu’est-ceci ? vous oubliez sans doute
Que c’est vous qui parlez, et moi qui vous écoute ?
Ou voulant que j’embrasse un projet si honteux,
La gloire vous déplaît pour objet de nos feux ?
Ainsi donc ma vertu doublement infidèle,
Répondra lâchement à ce qu’on attend d’elle,
Et je pourrai souffrir qu’on me reproche un jour
Que l’honneur me servit de prétexte à l’amour,
Qu’abusant de l’erreur qui pût surprendre un père,
Je ne le satisfis que pour me satisfaire,
Et que ma passion couvrit sa lâcheté
D’un vain et faux éclat de générosité !
Comme toujours ma flamme a demeuré secrète,
La peur d’un tel reproche en vain vous inquiète,
On ne soupçonne rien de cette noble ardeur
Qui m’acquit votre estime en vous donnant mon cœur,
Et chacun vous croyant dans cet hymen surprise,
Personne ne saura que l’amour l’autorise,
Qu’à des motifs d’honneur il mêle son appas.
Et moi, Dom Lope, et moi ne le saurai-je pas ?
Quoi ! dans ce haut dessein où la vertu m’engage,
Estimez-vous si peu mon propre témoignage,
Et ne suffit-il pas pour m’en faire une loi
Que mon cœur en secret dépose contre moi ?
Quoi qu’on cherche l’estime avec des soins extrêmes,
Des belles actions le prix est en nous mêmes,
Ce charme intérieur qui nous sait émouvoir,
Est le plus doux encens qu’on puisse recevoir.
Sans que nous dépendions de ce qu’on ose croire,
C’est par nous que s’achève ou détruit notre gloire,
Et l’éclat du dehors a peine à l’agrandir
Alors que le dedans refuse d’applaudir.
Un cœur qui d’un grand cœur aspire à l’avantage,
Doit s’oser dire tel par son propre suffrage,
S’en répondre à soi-même, et sur un tel appui
S’abandonner sans crainte à ce qu’on croit de lui.
Où me vas-tu réduire, ô vertu trop austère ?
Mais vous êtes encore l’ennemi de mon père,
On vous accuse enfin, convainquez l’imposteur,
Et de notre disgrâce allez chercher l’auteur,
Montrez-vous innocent en le faisant connoître.
Quoi, c’est aussi par moi que son bonheur doit naître,
Par moi, qui découvrant son crime aux yeux de tous,
Lui cède mon espoir, et le fais votre époux,
Et vous m’osez charger de cet emploi funeste ?
Faisons notre devoir, le Ciel fera le reste.
Il faut vous obéir, mais souvenez-vous bien
Que ce lâche connu, je ne connois plus rien,
Et qu’à quoi que pour vous le respect me convie,
Son bonheur est mal sûr s’il me laisse la vie.
Adieu.
Scène III
C’est vous servir avec trop de rigueur
Du pouvoir que l’amour vous donne sur son cœur.
C’est montrer que l’amour n’est vertueux ou lâche,
Que selon les objets où sa flamme s’attache,
Et que si rarement un courage abattu
De cette passion se fait une vertu,
Jamais une grande âme où la gloire préside,
N’en prend dans ses desseins l’aveuglement pour guide.
Ainsi ce grand pouvoir que vous gardez sur vous,
Des plus âpres malheurs vous fait braver les coups.
Que vous êtes heureuse, et que je suis à plaindre !
Pouvant tout espérer, vous n’avez rien à craindre,
Mais si votre malheur étoit égal au mien,
Vous auriez tout à craindre, et n’espéreriez rien.
En l’état où je suis, que faut-il que j’espère ?
L’hymen rend dans deux jours mon amour nécessaire,
Je le dois à Fernand, et presque au désespoir,
Tout mon cœur se refuse à ce triste devoir.
Au moins ce grand malheur qui cause votre plainte,
Peut être surmonté par un peu de contrainte,
Et quelque aversion qu’on ait au nom d’époux,
C’est n’en haïr aucun, que de les haïr tous.
Mais d’un revers si dur ma disgrâce est suivie,
Qu’écoutant le projet où l’honneur me convie,
Il me faut étouffer les plus beaux sentiments
Que la gloire jamais permit aux vrais amants.
Car enfin c’est en vain que je le voudrois taire,
Dom Lope a des vertus dont l’éclat m’a su plaire,
Et je ne puis songer sans trouble et sans ennui
Que qui n’ose le perdre est indigne de lui.
Après un tel aveu vous oserai-je dire…
Mais que ne dit-on point lors que le cœur soupire,
Et que dans ses soupirs, interdit et confus,
Il parle, il s’embarrasse, et ne se comprend plus ?
Il n’est pas mal-aisé d’entendre ce langage,
Je vois contre l’hymen quel motif vous engage,
Qu’on n’éteint pas sans peine un feu bien allumé,
Et que vous aimeriez, si vous n’aviez aimé.
Je l’avoue, et jamais une plus belle flamme
Pour un plus digne objet ne régna dans une âme,
Mais las ! Que la Fortune, au moins jusqu’à ce jour,
Respecte rarement un vertueux amour !
Scène IV
À Madrid, où j’étois alors chez une tante,
Je menois une vie et paisible et contente,
Et mes frères en Flandre, en de nobles emplois,
Laissoient à mes désirs la liberté du choix,
Alors qu’un Cavalier dans un péril extrême
Osa m’en dégager en s’y jetant lui-même,
Et par ce grand service engagea ma raison
À souffrir de mon cœur l’aimable trahison,
Il me vit, je le vis, et trop reconnoissante,
Pensant n’être rien plus, je me sentis amante.
Je ne vous dirai point par quels soins, par quels vœux
Il disposa mon âme à répondre à ses feux,
Ni quel rapport d’humeurs l’une à l’autre assorties,
Forma de nos esprits les douces sympathies,
Ce seroit retracer dedans mon souvenir
Des traits mal effacez qu’il tâche de bannir,
Vous saurez seulement que quoi que je supprime,
Rien de honteux pour moi ne m’acquit son estime,
Et que l’ayant connu généreux et discret,
Je ne pus refuser de le voir en secret.
Mais quoi qu’il me jurât entière obéissance,
Il sut avec tant d’art me cacher sa naissance,
Que m’opposant toujours quelque obligeant refus,
M’ayant appris son nom, je ne sus rien de plus,
Si ce n’est que pour vaincre un destin trop contraire,
Un voyage d’un an se trouvoit nécessaire,
Et qu’alors plus heureux et plus digne de moi,
Il se feroit connoître aussi bien que sa foi.
Que vous dirai-je enfin ? Sans savoir davantage
Il fallut consentir à ce triste voyage,
Et sur un élément le plus traître de tous,
Abandonner aux vents mon espoir le plus doux.
Il partit, et le ciel pour comble de misères
Fit suivre son départ du retour de mes frères,
Ah !
Si par ce récit…
Achevons, ce n’est rien.
Jugez par ce retour quel malheur fut le mien.
À me tyranniser leur amitié consiste,
Un parti se présente, ils pressent, je résiste,
Ils parlent pour un autre, et par trop de rigueur
Leur gloire s’intéresse à garder une sœur.
Je recule toujours, tandis le temps se passe,
Déjà mon triste cœur frémit de sa disgrâce,
Et dans le sort douteux d’un amant qu’il attend,
Met son moindre supplice à le croire inconstant,
Quand sur moi la Fortune achevant son ouvrage,
Par celui d’un parent on m’apprend son naufrage,
Ils s’étoient embarquez dans le même vaisseau,
Et la mer de tous deux fut l’injuste tombeau.
Ah Dieux !
Votre douleur semble toujours s’accroître.
Hélas ! À tous moments je crois le voir paroître,
Je l’entends qui se plaint d’avoir été trahi,
Que quoi qu’après deux ans j’ai trop tôt obéi,
Que Fernand… Juste ciel ! Pardonnez ma foiblesse,
À ce funeste nom ma constance me laisse,
Approchez-moi d’un siège, et souffrez qu’aux abois
Ma flamme…
La douleur lui suffoque la voix,
Flore vient de sortir, quel conseil dois-je prendre ?
Scène IV
Flore, et vite.
comme en pâmoison.
Ah ! Pardon, chère ombre.
Vois, Cassandre…
Ah ! Madame.
Qu’as-tu ?
Son amant…
Qui ? Fernand ?
Non, mais par un destin tout à fait surprenant,
Celui qu’elle croit mort…
Et bien ?
Est là, qui presse…
Que dis-tu ?
Qu’il demande à revoir sa maîtresse,
Mais le voici lui-même, il entre.
Ah, justes Dieux !
C’est mon frère.
Scène V
Ah, ma sœur, qui vous met en ces lieux ?
Vous trouver à Madrid, et vous croire à Tolède !
Donc après avoir crû nos malheurs sans remède…
Je cherche ici Cassandre, excusez mon transport.
Mais fuit-elle ma vue, ou si c’est qu’elle dort ?
Madame, c’est donc là cette innocente joie,
Qu’au retour d’un amant une amante déploie ?
Faut-il qu’après deux ans et d’absence et de maux…
comme en pâmoison.
Laisse-moi, Dom Alvar, un moment de repos.
Hélas, de cet accueil que faut-il que j’augure ?
C’est un léger accès, ne craignez pas qu’il dure,
Il va donner relâche à ses sens assoupis.
Ouvrez les yeux, Madame, et voyez que je vis.
comme en pâmoison.
Songes-tu que deux ans m’ont trop justifiée,
Et que veuve de toi je me suis mariée ?
Que dit-elle, ma sœur ?
Elle revient à soi.
Jacinte, hélas ! Où suis-je, et qu’est-ce que je vois ?
Reprenez vos esprits.
Et les puis-je reprendre
Si je vois ce qu’enfin je ne saurois comprendre ?
Dom Alvar vivroit-il ?
Apprenez-moi son sort,
Vous le savez vous seule, est-il vivant ou mort ?
Je sais que sur un banc échappé du naufrage,
Échappé des rigueurs d’un étroit esclavage,
Le Ciel qui l’en sauva le renvoyoit au jour,
Mais vivroit il encore s’il n’a plus votre amour ?
Parlez, Madame.
Hélas !
Soupirer et se taire ?
Ah ! Ma sœur.
Que dit-il ? Dom Alvar votre frère ?
Oui, vous voyez ce frère…
Ah ! c’est trop me gêner,
Dites-moi ce qu’enfin je n’ose deviner.
J’eus tort de vous quitter, vous seriez-vous vengée,
Un autre est-il heureux, êtes vous engagée ?
Vous vivant, dites-moi comment je l’avouerai ?
Mais le puis-je nier s’il n’est rien de plus vrai ?
Quoi, plus d’espoir pour moi ?
La parole est donnée,
Et ma main dans deux jours achève l’hyménée.
Ce terme peut encore rétablir mon bonheur.
Ce terme est peu de chose à qui chérit l’honneur.
Et vous m’avez aimé ?
Mon heur seroit extrême
D’oser dire, j’aimai, sans pouvoir dire, j’aime.
Ah, s’il vous reste encore…
Ne me demandez rien,
Je sais ce que se doit un cœur comme le mien.
Tant que votre retour flatta mon espérance,
En vain l’on essaya d’ébranler ma constance.
Le bruit de votre mort a dégagé ma foi,
Il vous perd, il me perd, plaignez vous, plaignez moi,
Ou plutôt pour sauver l’éclat de votre gloire,
Achetez par l’absence une illustre victoire.
D’un feu jadis si beau perdez le souvenir,
Et fuyez un objet qui peut l’entretenir.
Adieu, vous me perdez si mes frères surviennent.
Que ne rompez-vous donc les nœuds qui me retiennent ?
Je les crois toujours voir, tirez-moi de souci.
Et bien, si vous craignez de me parlez ici,
Au moins faites qu’ailleurs je puisse vous apprendre…
Ne pouvant rien pour vous, je ne dois rien entendre,
Je ne vous verrai plus.
Comment donc vous quitter ?
Le péril croît toujours, c’est trop vous écouter,
Je me retire.
Hélas ! ma sœur, quelle injustice !
C’est donc ainsi qu’au port il faut que je périsse.
Ah, que ne suis-je mort, ou pourquoi l’a-t-on crû ?
Ce faux bruit en deux ans ne s’est que trop accru,
Aussi me destinant le grand bien qu’il possède,
Mon père sur ce bruit voulut quitter Tolède,
Espérant qu’à Madrid…
Ah, puisqu’il me croit mort,
Promettez-moi, ma sœur, de lui cacher mon sort ;
Car enfin si le Ciel s’obstine à me poursuivre,
Mon espoir étant mort je ne veux point revivre.
Adieu, vous seule ici me pouvez secourir,
Touchez pour moi Cassandre, ou me laissez mourir.
ACTE III
Scène premiere
Enfin instruit d’un nom que vous brûliez d’apprendre,
D’un ennemi secret vous allez faire un gendre ?
Au moins suis-je ravi que contre mon espoir
Vos fidèles conseils m’en donnent le pouvoir.
Le conseil est fâcheux, et j’ai vu l’assemblée,
Sans pouvoir que résoudre, également troublée,
Mais quoi qu’avec des yeux de juges rigoureux,
Ne regardant en vous qu’un vieillard malheureux,
Que la fuite de l’âge a mis dans l’impuissance
D’effacer par le sang la honte d’une offense,
Voyant d’ailleurs Alonse à se taire obstiné
À moins qu’à cet accord on vous eût condamné,
Et vous même surtout témoigner de vous rendre…
Je n’en usais ainsi que pour mieux le surprendre,
Sachant qu’à ne me voir ébranlé qu’à demi,
Il m’eût toujours caché quel est mon ennemi.
Il me l’a donc nommé devant ma fille même,
Et pour mieux déguiser encore le stratagème,
J’ai voulu devant lui ne lui donner qu’un jour
À disposer son âme à ce funeste amour,
Lui-même il l’en a vue et surprise et confuse,
Mais il est juste enfin que je la désabuse,
Et qu’elle sache au moins que mon juste courroux
Dedans mon ennemi ne peut voir son époux.
Quoi, votre procédé n’étoit qu’un artifice ?
J’ai fait ce que sans doute il falloit que je fisse.
Si toujours la vengeance occupe vos esprits,
Le Ciel plus à propos n’eût pu vous rendre un fils,
Dom Alvar est vivant.
Quoi, mon fils, Dom Ramire,
Mon fils seroit vivant ?
Oui, Dom Alvar respire,
À deux cents pas d’ici je viens de le quitter.
Un plus foible rapport m’en laisseroit douter.
Mais qui l’empêche donc à mes yeux de paroître ?
Est-ce qu’en ma disgrâce il me veut méconnoître,
Que mon honneur blessé touche peu son esprit,
Ou qu’il ignore encore mon séjour à Madrid ?
Il l’ignore sans doute, et j’allois l’en instruire,
Quand surpris tout à coup au nom de Dom Ramire,
Sans me laisser parler, se tirant de mes bras :
Ah ! si l’on me croit mort, on ne s’abuse pas,
M’a-t-il dit, et la mer ne m’a laissé la vie,
Qu’afin que par l’amour elle me fut ravie,
Il a donné l’arrêt, il faut l’exécuter.
À ces mots s’échappant, sans vouloir m’écouter,
Son pas précipité, le détour d’une rue,
L’ont su presque aussitôt dérober à ma vue.
Quoi, le croyant revoir, il m’est encore ravi !
Ne vous alarmez point, un des miens l’a suivi,
Mais l’ayant retrouvé, que lui pourrai-je apprendre ?
Ce malheur dont le bruit a pu sitôt s’épandre.
Mais ignorant l’auteur…
Il l’apprendra de moi
Quand sur un tel secret j’aurai reçu sa foi.
Car enfin pour punir une action si noire,
Si j’employois un fils, je trahirois sa gloire,
Mon mal veut un remède et violent et prompt,
Et je dois mesurer la vengeance à l’affront.
Ne pouvant avec lui m’expliquer davantage,
Il vaut mieux par vous seul qu’il apprenne l’outrage,
Ainsi par un billet que je ferai tenir,
Sur un affront reçu, pressez-le de venir.
Et bien, sans perdre temps, allons chez moi l’écrire,
Ce billet…
Scène II
Ah ! ma fille, à la fin je respire,
Et dans l’heureux succès qui flatte mes désirs,
Tu peux donner relâche à tes tristes soupirs.
Ta vertu s’est montrée entière, pure, pleine,
Jouis de son éclat sans en craindre la peine,
Enfin ne songe plus à l’hymen proposé,
Je le pressais moi-même, on m’avoit abusé,
J’avois prêté les yeux à de fausses lumières,
À des illusions sans doute trop grossières,
Mais sans qu’il soit besoin de trahir ton bonheur,
Le Ciel m’offre un moyen d’assurer mon honneur,
Il m’est plus glorieux, et pour toi moins funeste,
Adieu, le temps saura te découvrir le reste.
Scène III
Que veut-il dire, Blanche, et que m’imaginer
De ce confus avis qu’il vient de me donner ?
S’il vous paroit confus, au moins j’en conjecture
Qu’il ne croit plus Dom Lope auteur de son injure,
Il doit connoître au vrai quel est son ennemi.
Mais par où son honneur peut-il être affermi ?
Quel sera ce moyen que le temps doit m’apprendre ?
C’est ce qui comme à vous me fait peine à comprendre,
Si ce n’est qu’à la Cour son malheur étant su,
On y doive étouffer l’affront qu’il a reçu,
Et par son ennemi le faisant satisfaire,
Forcer et sa vengeance et l’envie à se taire.
Quelque espoir que mon cœur me presse d’en former,
Une obscure frayeur vient toujours m’alarmer.
Du sort de Dom Alvar ayant eu connoissance,
Peut-être il se tient sûr par lui de sa vengeance,
Et que contre Dom Lope animant sa fureur…
Pourquoi contre Dom Lope ? il est sorti d’erreur,
Par ce qu’il vous a dit, il vous l’a fait connoître.
Que n’est-ce un faux soupçon que l’amour fasse naître ?
Mais Cassandre paroît, et s’avance vers nous.
Scène IV
Et bien, qu’a su Dom Lope, et que m’apprendrez-vous ?
Pourra-t-il obliger Alonse à se dédire ?
Ne l’ayant pu trouver, il se plaint, il soupire,
Et croit que de lui-même il peut se défier
Si son meilleur ami l’ose calomnier.
Cependant pour lui plaire il faut que je vous voie,
Il m’est aisé, dit-il, de rétablir sa joie,
Et de vous détourner de cet hymen fatal
Qui tous deux vous immole au bonheur d’un rival.
Si de ce seul malheur la crainte l’inquiète,
Qu’il se mette en repos, il a ce qu’il souhaite.
Dom Sanche à cet hymen n’a donc pu consentir ?
Tout à l’heure en passant il m’en vient d’avertir,
Et si j’ai bien compris ce qu’il m’a fait entendre,
Il sait que pour Dom Lope on l’a voulu surprendre.
J’admire en sa fortune un si prompt changement.
J’ai su cette nouvelle assez confusément.
Avec lui Dom Ramire étant en conférence,
Lui qui de ses secrets reçoit la confidence,
J’ai dû me contenter de ce qu’il m’en a dit ;
Mais je sais comme il faut ménager son esprit,
Et mettant le détour et l’adresse en pratique
Je n’aurai pas de peine à faire qu’il s’explique.
Allez donc, les effets nous ont souvent fait voir
Qu’un secret su trop tard ruine un bel espoir.
Scène V
Ainsi tout se prépare au bonheur de mon frère.
Ainsi, si vous cessiez de vous être contraire,
Vous n’auriez pas à craindre…
Ah Flore, que dis-tu ?
Que tout votre heur dépend d’un peu moins de vertu.
Des mépris de Fernand la preuve est trop certaine,
Si proche de l’hymen il ne vous voit qu’à peine,
Et vous faites encore un scrupule si grand
De reprendre une foi que sa froideur vous rend ?
Quand de ce changement j’aurois été capable,
Sachant ce que je sais, seroit-il excusable ?
Il l’eut été peut-être, et du moins bien plus beau
Avant que Dom Alvar fut sorti du tombeau,
Mais aujourd’hui qu’il vit, donner lieu qu’on soupçonne,
Qu’aux dépens de ma foi mon lâche cœur se donne,
Que je romps…
Le voici, souffrez-lui quelque espoir.
Non, Flore, éloignons-nous, je ne veux point le voir.
Scène VI
Me fuyez-vous, Madame, et portez-vous envie
À ce foible bonheur, le dernier de ma vie ?
Dans ce qu’il fait pour moi n’ayant aucune part,
Pourquoi vous opposer aux faveurs du hasard ?
Est-ce qu’en votre cœur l’excès de ma disgrâce
Fait succéder la haine à l’amour qu’elle en chasse,
Ou que ce même cœur pour moi trop rigoureux,
Croit que s’il n’est cruel il n’est point généreux ?
Mon cœur n’est point cruel, et ce n’est pas sans peine
Qu’il vous entend parler et d’amour et de haine,
Car enfin quelques maux qu’il puisse ressentir,
L’une n’y peut entrer, mais l’autre en doit sortir.
C’est donc ce qu’à mes feux, après deux ans d’absence
Vous réserviez pour prix de ma persévérance ?
Encore si votre cœur moins sensible à ces feux
Par quelque aversion échappoit à mes vœux,
Si la haine m’ôtait ce qu’il faut que je quitte,
Je n’en accuserois que mon peu de mérite,
Et sur mes seuls défauts jetant un œil jaloux,
Je me plaindrois du Ciel sans me plaindre de vous :
Mais par une rigueur qu’on aura peine à croire,
M’arracher de ce cœur fait toute votre gloire,
Et ces traits que l’amour lui-même y sut tracer,
C’est en les déchirant qu’il les faut effacer.
Dans le triste revers dont je souffre l’atteinte,
Si ma juste conduite attire votre plainte,
Songez qu’il est bien dur de la voir condamner
À qui ne peut avoir d’excuse à vous donner.
Quoi, votre fier devoir jusques-là vous abuse,
Que vous me refusiez la douceur d’une excuse ?
C’est ce que votre amour ne doit point exiger.
Qu’auroit-elle aussi bien qui le put soulager,
Qui put donner relâche au trouble qui l’agite,
Puisque je n’en ai qu’une, et que je vous l’ai dite ?
Ah, si cette raison vous la fait supprimer,
Que vous connoissez peu ce que c’est que d’aimer !
Jamais, jamais l’amour n’eut d’excuse frivole,
Il sait charmer cent fois par la même parole,
On a beau la redire et beau la répéter,
De nouvelles douceurs s’y font toujours goûter,
L’appas en est secret et le pouvoir extrême,
Et si pour qui la dit elle est toujours la même,
Bien qu’elle semble l’être, il est certain pourtant
Qu’elle n’est pas la même à celui qui l’entend.
Dites-la donc encore cette excuse charmante,
Qui soulage mes maux quand elle les augmente,
Et mêlant vos regrets à mes vives douleurs,
Presse mon désespoir de finir mes malheurs.
Et vous pourriez souffrir qu’aux dépens de ma gloire
J’écoutasse une amour que je ne dois plus croire ?
Quand d’abord votre vue a troublé mes esprits,
L’âme toute en désordre et les sens interdits,
J’ai pu m’abandonner dans ma surprise extrême
À ce que pense un cœur quand il perd ce qu’il aime,
Et que prêt de subir un redoutable sort
Il regrette vivant ce qu’il a pleuré mort.
Mais enfin à présent qu’un peu mieux éclairée,
Ma raison sert de guide à mon âme égarée,
Et que mon cœur honteux de se voir abattu
Avec plus de vigueur rappelle sa vertu,
Loin de suivre l’erreur qui m’avoit abusée,
Si je dois m’excuser, c’est de m’être excusée,
Et d’avoir fait paroître avec quel désespoir
L’amour que j’eus pour vous s’immole à mon devoir.
Ainsi vous détrompant du bruit de mon naufrage,
Confessez qu’à mes feux j’ôte un grand avantage,
Et qu’il vaudroit bien mieux qu’ainsi qu’auparavant,
Vous m’estimassiez mort que de me voir vivant.
Au moins pourrois-je encore me dispenser sans honte
À pousser des soupirs pour une mort trop prompte,
Et sans examiner si dans de tel malheurs
L’amour ou la pitié feroit couler mes pleurs,
Pour flatter mon ennui je trouverois des charmes
À me croire permis de répandre des larmes ;
Mais lors que vous vivez, des sentiments si doux
Sont trop pour mon devoir s’ils sont trop peu pour vous,
C’est à les étouffer qu’il faut que je m’applique,
Et comme votre vue en est l’obstacle unique,
Je fuis un ennemi qu’en mon ennui secret
Je combats avec peine et ne vaincs qu’à regret.
Vous me quittez, Madame ?
Il y va de ma gloire.
Et d’un amour si pur vous perdrez la mémoire ?
J’y ferai mon pouvoir.
Oyez donc jusqu’au bout,
À quel point…
Non, c’est trop.
Je vous suivrai partout,
Et si vous me quittez, il n’est respect ni crainte
Qui m’empêche chez vous d’aller porter ma plainte.
Si je dois l’écouter, sachez auparavant
Ce que s’en doit promettre un espoir décevant.
Quand celui d’être à vous autorisa ma flamme
Je ne vous cachai point les secrets de mon âme,
Et vos feux n’ayant rien qui blessât mon devoir,
Je vous aimai sans doute et vous le pûtes voir.
Par un funeste bruit ma fortune changée
Ayant crû votre mort je me suis engagée,
Ce bruit m’a fait ailleurs disposer de ma foi,
Vous savez qui je suis et ce que je me dois,
Que l’honneur a ses lois que l’on ne peut enfreindre ;
Plaignez-vous là dessus, si vous osez vous plaindre.
Oui, je l’ose, Madame, et si vous n’espérez…
Mais las ! Que puis-je dire alors que vous pleurez ?
Si mes yeux par des pleurs attentent sur ma gloire,
Ce sont des imposteurs que l’on doit point croire.
Quoi donc, vos passions sont tellement à vous
Qu’un moment peut changer la tendresse en courroux ?
Est-il possible, hélas ! Qu’avec si peu de peine
Vous réduisiez l’amour aux effets de la haine,
Et qu’exposée aux coups des plus rudes combats
Vous puissiez soupirer et ne soupirer pas ?
Ah, si jamais pour vous ma flamme eut quelques charmes,
Enseignez-moi comment vous vous servez des larmes,
De ces larmes toujours si prêtes d’obéir,
Qui prennent loi de vous, qui n’osent vous trahir,
Et que par un pouvoir que je ne puis comprendre
Je vous vois essuyer aussitôt que répandre.
Quand de ce que je fus j’ose me souvenir,
Mon cœur comme en tribut s’apprête à m’en fournir,
Quand par ce que je suis il connoît qu’il s’abuse,
Mon cœur ce même cœur soudain me les refuse,
Et par ces sentiments l’un à l’autre opposez
Deux partis se formant dans mes sens divisez,
Sans permettre aucun calme à mon âme inquiète,
La douleur les attire et l’honneur les arrête,
Ne pouvant consentir qu’en un sort si nouveau
Le plus bas sentiment triomphe du plus beau.
Enfin c’est à regret qu’entre les bras d’un autre…
Si l’aveu de mon mal peut adoucir le vôtre,
Oui, je souffre à vous perdre, et mon cœur alarmé
Ne se souvient que trop de vous avoir aimé,
En vain pour l’oublier il se fait violence.
Donc je puis…
N’en tirez aucune conséquence.
Espérer que peut-être…
Injuste et vain espoir !
Mon amour…
Ne pourra corrompre mon devoir,
Et plutôt que…
montrant Enrique qui paroît.
Madame.
Ô disgrâce imprévue !
Empêchez qu’on me suive, ou bien je suis perdue.
Scène VII
Ne vois-je pas ma sœur ? Elle me fuit en vain
Si…
Dom Alvar coupant chemin à Enrique qu’il voit se préparer à suivre Cassandre.
Vous m’obligerez de changer de dessein,
Cette Dame me touche.
Et plus que vous peut-être
Moi-même elle me touche, et je la veux connoître.
J’y pourrai mettre obstacle.
mettant l’épée à la main.
Ah Dieu, me menacer !
Voici, voici par où je le saurai forcer.
Vous reculez pourtant.
paraissant après que Dom Alvar a fait reculer Enrique hors du Théâtre.
Hélas ! Que dois-je faire ?
Quel funeste combat d’un amant et d’un frère !
On les séparera, ne craignez rien pour eux.
Ce quartier est désert, Dom Alvar malheureux,
Et la nuit qui survient…
Retirons nous, Madame.
Que de troubles divers s’élèvent dans mon âme !
Encore si nous pouvions trouver quelque secours.
Nous ne les voyons plus, ils s’éloignent toujours,
Mais Dom Lope…
Scène VIII
Ah, ma sœur, la funeste nouvelle !
Qu’est-ce, mon frère ?
Alonse est un ami fidèle,
Et cette trahison dont j’osois murmurer,
M’assuroit le seul bien que je puis espérer ;
Mais jugez quel espoir me doit rester encore
Quand Enrique me perd, quand il me déshonore,
Et qu’auteur d’un affront que je croyois venger,
Malgré moi dans son crime il a su m’engager.
Mais qui vous trouble ainsi ? vous semblez toute émue.
Un bruit d’armes ouï dans la prochaine rue,
D’un effroi si subit vient de saisir mon cœur…
Je l’entends en effet, éloignez-vous, ma sœur.
Je verrai ce que c’est.
Scène IX
le poursuivant.le poursuivant.
Ta mort suivra la sienne.
Que ne l’empêchiez-vous, comme je fais la mienne,
Lâches ?
Quoi, trois contre un ! donnons, je suis à vous,
Mon cavalier, courage.
Ô Dieu, les rudes coups !
Ah ! Dom Lope…
Mon nom dans la bouche d’un lâche ?
Sachez…
J’ai déjà su ce qu’il faut que je sache.
Craignant quelque disgrâce, évitons sa fureur.
Vous fuyez, assassins, ce secours vous fait peur.
Laissons-les s’échapper, quoi qu’indignes de vivre,
Ils ne méritent pas qu’on daigne les poursuivre.
Cependant je dois tout à ce bras généreux,
Sans vous ma résistance étoit vaine contre eux,
Vous seul par un secours…
Épargnez-moi, de grâce,
J’ai fait ce que vous même eussiez fait en ma place.
Au moins j’aurois montré que je sais mon devoir,
Mais enfin où vous puis-je entretenir ce soir ?
Il faut que je vous quitte, et ma disgrâce est telle
Qu’ayant tué d’abord l’auteur de la querelle,
Quoi que sa mort soit juste après sa lâcheté,
Je serois criminel si j’étois arrêté.
Je ne laisserai pas mon secours inutile,
Ne craignez rien, chez moi je vous offre un asile,
Allons, et soyez sûr qu’au besoin contre tous
Je saurai vous défendre, ou périr avec vous.
Mais sans doute on vous cherche.
Ô malheur redoutable !
Scène X
Voyez nos soins, Dom Lope, à trouver un coupable,
Enrique, hélas !
Et bien ?
Vient d’être assassiné.
Enrique !
Et l’assassin par ici détourné,
Tâchant de garantir sa teste par sa fuite,
Attire sur ses pas notre juste poursuite,
On l’a vu reculer les armes à la main.
Par votre diligence empêchez son dessein,
Je vais pourvoir au reste.
Scène XI
Et vous devant la vie,
Ce n’étoit pas assez…
Brisons-là, je vous prie.
Savez-vous qui je suis ?
C’étoit pour le savoir
Que je vous demandois à vous parler ce soir.
Savez-vous contre qui je viens de vous défendre ?
Non.
Savez-vous quel sang vous avez su répandre ?
Aussi peu, seulement vous répondrai-je bien
Que mon cœur sur ce point ne se reproche rien,
Mais ne me cachez plus un secret qui m’importe.
Dom Lope de Guzman est le nom que je porte.
Je connois ce grand nom, et le malheur m’est doux
Par qui je tiens le jour d’un homme tel que vous.
Gardez bientôt de prendre un sentiment contraire.
Pourquoi ?
Si je vous dis que le mort est mon frère ?
Votre frère !
Oui, mon frère, et vous pouvez juger
Si je puis vous défendre ayant à le venger.
Mais vous m’avez promis…
La promesse est frivole,
Jamais contre soi-même on ne donne parole.
Que prétendez-vous donc ?
Montrer par votre mort
Que le devoir du sang est toujours le plus fort.
Et bien, me voici prêt à vous rendre une vie…
Non, je sais mieux à quoi la gloire me convie,
Et ce n’est pas ici qu’au milieu du secours
J’aspire sans péril à terminer vos jours.
Adieu, retirez-vous, j’ai peur qu’on vous arrête,
Allez en sûreté chercher une retraite,
J’ai soin de votre vie et l’ose conserver,
Mais sachez qu’en effet c’est me la réserver,
Et qu’il n’est point de lieu, quoi que vous puissiez faire,
Où sur vous mon devoir n’aille venger un frère.
Croyez-vous que son sang qu’a répandu ma main
Soit l’effet criminel d’un injuste dessein ?
Par soi-même un grand cœur juge toujours d’un autre,
Mais c’est le sang d’un frère et je lui dois le vôtre.
Me soupçonneriez-vous le courage assez bas
Pour n’oser en tous lieux affronter le trépas ?
Je vous ai vu combattre, et j’avouerai sans feindre
Que je ne puis avoir d’ennemi plus à craindre.
Donc sans plus balancer c’est ici que je dois
Me montrer tel pour vous que vous êtes pour moi.
Que pensez-vous résoudre, et quelle est votre envie ?
De fuir un ennemi qui m’a sauvé la vie,
Et faire voir qu’au moins, si le Ciel l’eût permis,
Nous n’étions pas peut-être indignes d’être amis.
C’est ce qui ne se peut après la mort d’un frère.
Aussi l’éloignement est pour moi nécessaire.
Quoi, vous pourriez me fuir ?
Je fuis avec éclat,
Quand j’évite en fuyant le péril d’être ingrat.
Vous me verrez pousser ma vengeance à l’extrême,
Je vous suivrai partout.
Je vous fuirai de même.
Je saurai vous chercher.
Et moi vous éviter.
Quoi, je ne tâche ici que de vous irriter,
Et je ne puis enfin forcer votre colère
D’accepter un combat qui me doit satisfaire ?
C’est que songeant à fuir si vous me poursuivez,
Je fais ce que je dois, vous, ce que vous devez.
Contentez ce devoir qui presse ma vengeance.
Il vous porte à combattre, et le mien m’en dispense.
Vous m’avez offensé, je dois vous en punir.
Vous m’avez obligé, je dois m’en souvenir.
Nous nous verrons pourtant.
Jamais.
Et ma poursuite ?
Ne m’en mettrai-je pas à couvert par la fuite ?
Peut-être, mais enfin si nous nous rencontrons
Il faudra lors combattre.
Et bien nous combattrons.
ACTE IV
Scène premiere
Je l’avois bien prévu, que tant de violence
Pourroit enfin du Ciel lasser la patience,
Et qu’à suivre toujours son seul emportement,
Enrique par ses mains creusoit son monument.
Toutefois il respire, et son reste de vie
Rend de quelque douceur sa disgrâce suivie,
Puisqu’il nous laisse lieu d’espérer qu’au besoin
Lui-même contre lui servira de témoin.
Ah, sans me déguiser ce qu’on ne me peut taire,
Dites qu’on doit rougir d’avouer un tel frère,
Et que sa lâcheté dans ce dernier combat
N’a fait aux yeux de tous qu’un trop honteux éclat.
Il est vrai qu’on le blâme, et qu’un noble courage
Du nombre contre un seul dédaigne l’avantage,
Cependant chacun sait pour ménager ses jours
Qu’il a pu s’abaisser à souffrir du secours.
C’est au milieu de trois qui lui prêtoient main forte
Que ce jeune inconnu l’a blessé de la sorte,
Il est tombé mourant, et de sa fausse mort
Tout le peuple amassé me faisoit le rapport,
Quand lui voyant encore quelques signes de vie
À ne le point quitter l’amitié de convie,
On arrête son sang, il revient lors à soi,
Étant déjà tout proche on le porte chez moi,
Où vous même avez vu dans l’ennui qui l’accable
Que de tout son malheur il se tient seul coupable.
Hélas ! et plût au Ciel qu’en déplorant le sien
Je n’eusse pas sujet de l’accuser du mien,
Car enfin dans la loi que la fille m’impose,
La promesse d’un père est pour moi peu de chose,
Et je n’ai plus sans doute à songer qu’à mourir,
Puisque votre amitié n’a pu me secourir.
J’avois crû jusqu’ici qu’il étoit impossible
Qu’avec tant de vertu l’amour fut compatible,
Et vous sachant aimé j’appréhendois fort peu
Que Jacinte nous pût refuser son aveu.
Mais s’il faut que ma crainte avec vous s’éclaircisse,
Dom Sanche m’est suspect lui-même d’artifice,
Je l’ai revu tantôt, et connu malgré lui
Que l’accord accepté redouble son ennui.
Lui parlant de vous voir, il n’a pu si bien faire
Qu’un mouvement d’aigreur n’ait trahi sa colère,
Elle a paru couverte et m’a trop fait juger
Que rien n’éteint en lui l’ardeur de se venger.
Qu’il se venge ; aussi bien, quoi que j’ose entreprendre,
Après ce que je sais je n’ai rien à prétendre,
Pour paroître innocent mon effort seroit vain ;
Si c’est le même sang, qu’importe quelle main ?
C’est ce malheur du sang dont je suis responsable,
Qui me rendra toujours également coupable,
Puisqu’ayant à combattre un destin rigoureux,
C’est être criminel que d’être malheureux.
La vertu de la fille à nos desseins contraire,
Semble avoir commencé la vengeance du père,
Et ce trouble confus qu’il m’a fait remarquer,
Me fait craindre pour vous à l’oser expliquer ;
Mais le meilleur remède en ce malheur extrême,
C’est de porter Enrique à s’accuser lui-même,
À demander Dom Sanche, et ne lui point cacher
Ce que je sais déjà qu’il s’ose reprocher.
Pour peu qu’on soit sensible, il n’est rien qu’on refuse
Au triste repentir d’un mourant qui s’accuse,
Et quoi qu’ait résolu ce vieillard outragé,
Par le malheur d’Enrique il se tiendra vengé,
Il croira que le Ciel, à ses vœux favorable,
Aura pris soin pour lui de punir un coupable,
Et j’ose m’assurer du succès de vos feux
Quand cet hymen pour lui n’aura rien de honteux.
Qu’Enrique obtint sur lui cette haute victoire ?
Il l’obtiendra sans doute, et j’ai lieu de le croire,
Puisqu’au nom de Fernand par hasard prononcé,
Si Cassandre se plaint de son hymen forcé,
(M’a-t-il dit d’une voix et languide et mourante,)
Je ne l’oblige à rien, qu’elle vive contente.
Ah, si son repentir s’étendoit jusqu’à moi.
Vous en verrez l’effet tel que je le prévois.
Adieu, pour vous servir je vais mettre en usage
Tout ce qui peut abattre un orgueilleux courage.
Cependant dans l’espoir de quelque mot d’avis,
Je vais rêver une heure autour de ce logis,
Si je suis aperçu, Blanche pourra paroître.
Et si quelqu’autre aussi vous alloit reconnoître,
Et que la force en main le vieillard averti,
Malgré tout notre accord vous fît mauvais parti ?
Vous parlez d’un péril que mon amour méprise.
Ce n’est pas sans sujet que j’en crains la surprise.
Voyez, la Lune brille avec tant de clarté,
Que la nuit n’eut jamais si peu d’obscurité.
Ne vous exposez point si vous m’en voulez croire.
J’aurai soin de ma vie, ayez soin de ma gloire,
Et puis qu’un fier destin s’oppose à mon bonheur,
Par l’aveu du coupable assurez mon honneur.
Seul.
Enfin, Fortune, enfin quoi que ta rage ordonne,
Mon cœur à ton caprice aujourd’hui s’abandonne,
Et de son désespoir il tire au moins ce bien,
Qu’il se trouve en état de ne craindre plus rien.
Mais si dans sa clarté la Lune m’est fidèle,
Je vois cet inconnu contre qui j’ai querelle,
C’est lui-même, parlons, puisqu’il s’ose approcher.
Scène II
Me reconnoissez-vous ?
Je vous allois chercher,
Et quelque rigoureux que mon destin se montre,
Je lui suis obligé d’une telle rencontre.
Quoi, croyez-vous ainsi pouvoir impunément
Braver et ma colère, et mon ressentiment ?
Il ne vous souvient plus que l’honneur vous convie
De fuir un ennemi dont vous tenez la vie ?
Cette obligation est dans mon souvenir,
J’en ai donné parole, et saurai la tenir.
Me chercher n’en est pas une preuve trop forte.
C’est pour mieux l’observer que j’agis de la sorte.
Mais vous n’ignorez pas qu’un devoir assez fort
M’oblige sans réserve à vouloir votre mort ?
Je connois ce devoir, mais qu’ai-je lieu d’en craindre
Quand je viens le suspendre et non pas le contraindre,
Et qu’à votre courroux j’épargne en ce projet
La honte d’éclater contre un indigne objet ?
Ce discours est obscur.
Pour vous le faire entendre
Oyez par un billet ce que je viens d’apprendre.
Un injuste ennemi par un noir attentat,
Envieux de ma gloire, en a terni l’éclat,
L’outrage par le sang ne s’efface qu’à peine,
On m’en donne l’avis, voila ce qui m’amène.
Et que pensez-vous faire ?
En pouvez-vous douter,
Et dans de tels malheurs a-t-on à consulter ?
Je ne balance point, quelle que soit l’offense,
Tout mon sang indigné m’en demande vengeance,
Mais ce bien le plus grand qu’on puisse concevoir,
Dom Lope, c’est à vous que je le veux devoir.
Quoi que mon ennemi, j’ai peu de peine à croire
Que l’appui de mes jours le sera de ma gloire,
Et le moyen aussi de juger d’un grand cœur
Qu’il fît tout pour ma vie, et rien pour mon honneur ?
J’ose donc vous revoir sans qu’un respect frivole
Me fasse appréhender de manquer de parole,
Puisque loin de braver votre juste courroux
J’en recule l’effet moins pour moi que pour vous.
J’ai promis de vous fuir, mais je veux que ma fuite
D’un si grand ennemi mérite la poursuite,
Et n’auriez-vous pas lieu si je fuyois ainsi,
De dédaigner un sang par un autre noirci ?
On m’a fait un affront, j’ai tué votre frère,
La vengeance à tous deux aujourd’hui nous est chère,
Mais quoi qu’en ce rencontre elle ait pour vous d’appas,
Si vous la différez, vous ne la perdez pas.
Devenons donc amis tant que le sang d’un lâche
De ma gloire obscurcie ait effacé la tache,
Et que par son trépas mon honneur affermi,
Je puisse mériter d’être votre ennemi ;
Car enfin j’ai pour vous une trop pure estime
Pour vouloir abuser d’un cœur si magnanime,
Ma vengeance est la vôtre, et je n’en suis jaloux
Que pour rendre mon sang moins indigne de vous.
Je ne sais que répondre, et c’est par mon silence
Que vous laissant juger de tout ce que je pense,
Je crois mieux expliquer dans mon sort rigoureux
Ce que peut la vertu sur un cœur généreux.
Mais où cette vertu me va-t-elle réduire ?
Vous savez m’obliger quand je cherche à vous nuire,
Et pressé d’un devoir que je n’ose trahir,
Je vois que vous m’ôtez le droit de vous haïr.
Ce devoir toutefois que presse la Nature
Se trahiroit soi-même à souffrir votre injure,
Il y prend intérêt, et dans votre ennemi
Par un dessein bizarre il vous donne un ami.
Je le suis, j’en fais gloire, et d’un aveugle zèle
En tous lieux, contre tous, je prends votre querelle,
À venger votre affront servez-vous de mon bras,
Un ami tel que moi ne vous manquera pas ;
Mais cet affront vengé, mon cœur quoi qu’avec peine
Dépouille l’amitié pour reprendre la haine,
Et l’intérêt d’un frère est un respect trop fort,
Pour oser voir en vous que l’auteur de sa mort.
Au moins dans cet instant, que l’amitié reçue
Tient pour moi dans ce cœur la haine suspendue,
Souffrez qu’impatient de m’acquitter vers vous,
D’un ami si parfoit j’embrasse les genoux.
Rendrois-je un moindre hommage à qui je dois la vie ?
Mais on veut vous parler, ou bien l’on nous épie.
Scène III
Ah ! Blanche.
Qu’à propos je vous ai reconnu !
L’on m’envoyoit chez vous.
Quoi, qu’est-il survenu ?
Venez, on vous attend.
Moi, Blanche ?
Oui, ma maîtresse
Veut résoudre avec vous une affaire qui presse.
Que je crains…
Craignez tout d’un courroux déguisé.
Sans doute le vieillard n’est point désabusé,
C’est ce qu’on veut m’apprendre ?
Il est vrai qu’il s’emporte.
C’est assez, je te suis, va m’attendre à la porte.
Scène IV
Voyez que l’amitié se croit beaucoup permis.
Souffre-t-on la contrainte entre les vrais amis,
Vous m’avez obligé, mais quel est ce message ?
D’autre que d’une fille il m’auroit fait ombrage,
Vous êtes tout rêveur.
Peut-être en ai-je lieu,
Mais enfin il est temps que je vous dise adieu.
Quoi, sans me découvrir ce qui vous inquiète ?
Dom Lope, c’est donc là cette amitié parfaite,
Je me découvre à vous, vous vous cachez de moi.
Avec peu de raison vous soupçonnez ma foi,
Et s’il faut éclaircir le sujet de ma peine
J’ai reçu rendez-vous, et c’est ce qui me gêne.
La faveur vous déplaît ?
J’aime et je suis aimé,
Mais un père fâcheux tient mon cœur alarmé,
Et contre mon espoir cette faveur offerte
Est moins faveur pour moi que l’arrêt de ma perte :
Il me hait, et la fille attendant son aveu
D’une vertu si fière accompagne son feu,
Que je n’en dois prévoir qu’une atteinte mortelle
Puisqu’elle se dispense à m’appeler chez elle.
Ainsi de ce vieillard redoutant le courroux
J’accepte avec chagrin un pareil rendez-vous,
Non, parce qu’au malheur dont ma flamme est suivie,
Si je suis découvert, il y va de ma vie,
Mais parce que surpris dedans son entretien
Tout mon sang exposé n’assure pas le sien
Mais je vous quitte enfin, c’est trop la faire attendre.
Je vous escorterai.
Vous ?
Quoi, vous en défendre !
Craignez-vous que ce bras ne vous manque au besoin ?
Un amour si secret fuit un nouveau témoin,
Et je dois ce respect à l’objet de ma flamme,
De…
Vous abandonner c’est me couvrir de blâme,
Et mon cœur est pour vous injuste au dernier point
S’il vous souffre un péril qu’il ne partage point.
Non, non, je vous suivrai.
Vous ne prenez pas garde
À ce qu’en ce projet votre amitié hasarde,
Et que dans ma disgrâce oser vous engager,
C’est vous mettre en état de ne vous point venger,
Que devient cette ardeur d’effacer votre injure ?
Sur l’occasion seule un grand cœur se mesure.
Allons, nous perdons temps.
Mais…
C’est trop contester,
Sachant ce que je sais je ne puis vous quitter.
Sur tout, je suis discret.
Je n’ai plus rien à dire,
Mais je vous devrai trop, et mon cœur en so
upire,
Puisqu’après cet accord que l’honneur rend permis,
Ce même honneur nous force à cesser d’être amis.
Ne songeons maintenant qu’à ce qui vous importe.
Nous n’irons pas bien loin, voyez d’ici la porte,
J’y dois être attendu.
Scène V
Blanche.
Entrez et sans bruit,
De peur que… Mais que vois-je ?
Un ami qui me suit,
Ne crains rien, sa vertu dans mon sort l’intéresse.
Vous me perdez, Monsieur, que dira ma maîtresse ?
Va, je t’excuserai, n’en sois point en souci.
Ami, j’en use mal de vous laisser ici,
Seul, de nuit, sans clarté, mais…
Cette excuse est vaine,
Un désir curieux n’est pas ce qui m’amène,
Je vous attends, allez, et ne m’oubliez pas
Si vous avez besoin du secours de mon bras.
La chambre où je vous mène ayant double sortie,
Contre toute surprise assure la partie,
D’ailleurs l’appartement est assez reculé.
Seul.
De quel sort plus étrange a-t-on jamais parlé ?
Quand un père offensé dont j’ignore l’outrage,
Au soutien de sa gloire appelle mon courage,
Pour ne me pas montrer généreux à demi
Il faut que je m’engage avec mon ennemi,
Et dans cet ennemi que mon malheur me laisse
Je trouve à respecter le sang d’une maîtresse.
Ô haine, amour, vengeance, ô doux et puissants nœuds,
Qui déchirez mon âme et confondez mes vœux,
Finissez un combat qui me rend trop à plaindre,
Ou cachez-moi les maux que vous me faites craindre.
Mais j’ois marcher quelqu’un, ne sachant où je suis,
Songer à la défense est tout ce que je puis,
Ne nous découvrons point si l’on ne nous découvre.
Mais Dieux ! N’entends-je pas une porte qui s’ouvre ?
La lumière paroît, enfin tout est perdu,
Que ferai-je ?
Scène VI
Un bruit sourd vers la porte entendu,
Dans l’attente d’un fils à mes souhaits si chère…
Mais ne le vois-je pas ? Ah, mon fils !
Ah, mon père.
Je puis donc te revoir ?
C’est donc vous que je vois ?
Ah, qu’avec que raison tu doutes si c’est moi !
Dans l’affront que je pleure et qui me désespère,
Tu peux, tu peux, mon fils, méconnoître ton père.
La rougeur de mon front t’empêche d’y trouver
Ces traits que la Nature y sut jadis graver,
Tu les cherches en vain, mais sûr de ma vengeance,
Si je dois aujourd’hui t’expliquer mon offense,
J’ai l’avantage au moins qu’en ton ressentiment
Tu n’auras de ma honte à rougir qu’un moment.
Ce moment est trop long, hâtez-vous de m’apprendre
Quel sang pour l’effacer il faut aller répandre.
Te dirai-je, mon fils, que l’affront est si bas,
Qu’il seroit trop vengé, s’il l’étoit par ton bras ?
Pour un lâche ennemi capable de surprise
La générosité n’est pas même permise,
Ne t’inquiète point de mon honneur perdu,
S’il lui faut une vie, on m’en a répondu,
Il périra, le traître.
Ah, que voulez-vous faire ?
Te remettre en état de m’avouer pour père.
Me réserveriez-vous à cette lâcheté,
De souffrir…
Il aura ce qu’il a mérité.
Où l’offense est indigne et basse et lâche et noire
Tout ce qui la répare est toujours plein de gloire,
Fer, poison, tout est beau, quand il n’est point douteux,
Et pourvu qu’on se venge il n’est rien de honteux.
Expliquez-vous enfin, et sachons cette offense.
Elle est…Ah, tout mon sang en frémit quand j’y pense,
Il se trouble, il s’indigne au nom de l’offenseur,
Si tu le veux savoir, apprends-le de ta sœur.
Où courez vous, mon père ?
Il faut que je l’appelle.
Pensez vous…
Oui, mon fils, tu sauras mieux tout d’elle.
Peut-être…
Je l’amène ici dans un moment.
Seul.
Puis-je encore me connoître en cet événement ?
Dom Lope aime ma sœur, et moi-même à ma honte
J’assure un rendez-vous au feu qui le surmonte.
Ah, suivons…mais hélas ! ne précipitons rien,
S’il offense mon sang, j’ai répandu le sien,
Et lors qu’avec que lui ma parole m’engage,
Consentir à sa perte est manquer de courage ;
Et puis, si ce point seul nous rendoit ennemis,
Que lui puis-je imputer que je n’ai point commis ?
Il brûle pour Jacinte, et j’adore Cassandre.
Mais qu’il tarde à venir ! L’auroit-on pu surprendre ?
Si j’ai bien entendu d’un et d’autre côté
Une porte au besoin le met en sûreté.
Puisqu’il peut s’échapper, quel obstacle l’arrête ?
Scène VII
Ami, notre vieillard m’oblige à la retraite,
Sortons, et vous saurez…
Ami, je le connois ;
Je viens de lui parler, ne craignez rien pour moi.
Vous ?
M’en voyant surpris j’ai feint sur quelque affaire
Qu’une lettre de lui m’étoit fort nécessaire,
Il est allé l’écrire, et dans cet embarras
Je me rendrois suspect à ne l’attendre pas.
Mais…
Je l’entends déjà, le rendez vous funeste !
Sortez vite.
Demain je vous dirai le reste.
Scène VIII
Quoi, sans savoir pourquoi je dois tant me hâter ?
En croiras-tu tes yeux ? tu les peux consulter,
Reconnois-tu ce fils que le Ciel me renvoie ?
Juste Ciel, se peut-il qu’enfin je le revoie ?
Ah, mon frère, est-ce vous ?
Mon déplaisir, ma sœur,
Me laisse de ce nom mal goûter la douceur.
Quand un père offensé…
Blanche revient.
Dis-lui, dis-lui, ma fille,
Cet affront si honteux à toute ma famille,
Et si dans mes ennuis tu veux me soulager,
Nomme-lui l’ennemi dont je dois me venger.
Quand l’outrage est mortel, qu’il va jusqu’à l’extrême,
C’est s’en faire un nouveau que l’expliquer soi-même.
Par ces tristes soupirs l’un par l’autre pressez,
Épargne cette honte à qui rougit assez.
Tu te tais ; oui ma fille, à conter mon injure
Ton sang pourroit du mien contracter la souillure,
Il est encore sans tache, et ton père affronté
N’en corrompt pas sitôt toute la pureté.
Défends-toi, j’y consens, d’un récit qui t’outrage,
Si ton refus me gêne, il montre ton courage,
Tu ne peux t’abaisser à parler d’un affront
Dont par moi l’infamie éclate sur ton front,
Mais s’il faut que moi-même enfin je le déclare,
Mon fils, souffre un moment que mon cœur s’y prépare.
Son fils, Madame ?
Oui, Blanche.
Ô Dieu que ferons-nous !
Il escortoit Dom Lope, il sait le rendez-vous.
Que dis-tu ? C’étoit lui qui lui servoit d’escorte ?
Lui même.
Enfin je cède au soupçon qui m’emporte,
Parlez, ou je croirai…
Crois tout ce que tu peux,
L’affront dont je rougis est encore plus honteux.
Connois-tu les Guzman ?
Oui, ce nom est illustre.
L’un d’eux par mon offense en a terni le lustre,
Dom Lope… Enfin c’est fait, j’ai nommé l’offenseur.
Quoi, Dom Lope…
Ah ! Mon fils, daigne épargner ta sœur.
Vois comme trop sensible à l’outrage d’un père,
Le nom d’un ennemi l’enflamme de colère.
Vois de quels mouvements son cœur est combattu,
Et plaignant ma disgrâce, admire sa vertu.
J’en suis surpris sans doute encore plus que vous n’êtes.
Dom Lope…
Vois son trouble au nom que tu répètes,
Et juge à ces effets de haine et de courroux
Si j’ai dû consentir d’en faire son époux,
On me l’a fait promettre, et j’ai feint…
Ah ! Mon père.
Non, quand ce seul moyen me pourroit satisfaire,
Ne crois pas, quelque éclat que mon malheur ait eu,
Que j’abuse jamais de ton trop de vertu.
Je sais que tu le hais, je sais que la vengeance
T’ayant mis dans le cœur toute sa violence,
Tu souffrirois bien plus à lui donner la main,
Qu’à lui plonger toi-même un poignard dans le sein.
À ces grands mouvements abandonne ton âme,
Donne-toi toute entière à l’ardeur qui l’enflamme,
Et s’il faut…
Cet avis ne nous rend pas l’honneur,
Mon père, et vous gênez la vertu de ma sœur.
Ah ! si tu connoissois quel noble sacrifice…
Elle sait de nous deux qui lui rend mieux justice.
L’apparence, mon frère, est trop à soupçonner…
Il n’est pas temps, ma sœur, de rien examiner.
Oui, c’est trop en effet lui dérober la joie
Que lui permet le Ciel au bonheur qu’il m’envoie,
Étouffe ce chagrin où ton cœur s’est plongé,
Encore un peu, ma fille, et ton père est vengé.
Vous, mon père, et de qui ?
De cet ennemi même
Dont pour toi le seul nom est un supplice extrême.
Crois-le déjà sans vie, et par un doux transport
Tâche de t’avancer le plaisir de sa mort.
Peints-le toi tout sanglant, blessure sur blessure
Par son dernier soupir expier notre injure,
Repais de cette image…
Elle a beaucoup d’appas,
Mais il périt en vain s’il ne vous venge pas.
S’il ne me venge pas ? Apprends, apprends l’offense,
Et sache que lui même a réglé ma vengeance,
Si je ne la veux perdre, il le faut imiter.
Par des gens apostez il m’a fait affronter,
Et lors que pour ma gloire il doit cesser de vivre,
Son exemple est pour moi le seul exemple à suivre.
J’ai préparé le piège, et c’est dans cette nuit
Que des Braves…
Ô Ciel, où me vois-je réduit ?
Et je m’arrête encore, c’est trop.
Que vas-tu faire ?
Défendre un ennemi pour mieux venger un père.
Quoi ? Tu peux condamner…
Vous m’arrêtez en vain,
Son sang est mal versé si ce n’est par ma main.
Il sort.
Ô l’indigne scrupule où son cœur s’abandonne !
Hélas !
Ainsi que moi sa foiblesse t’étonne,
Mais quoi qu’il ose enfin, cesse d’en soupirer,
Ma partie est bien faite, et tu peux espérer.
Dans un pareil malheur que veut-on que j’espère ?
Que peut-être déjà l’on a vengé ton père.
Viens, suis-moi, quelques maux que je puisse prévoir,
Mon plus grand déplaisir se console à te voir.
ACTE V
Scène premiere
C’étoit pour m’en donner la funeste nouvelle
Que Jacinte hier au soir m’osa mander chez elle,
Il n’en faut point douter ; son trouble à mon abord,
Ce discours préparé des caprices du Sort,
Ces serments exigez d’obéir sans murmure,
Étaient de ma disgrâce une marque trop sûre,
Et quoi que du vieillard presque aussitôt surpris,
J’eusse dû la quitter sans avoir rien appris,
Au désordre confus qu’elle me fit paroître
Devinant aisément ce qui le faisoit naître,
J’eusse pu me soustraire à ce noir attentat
Si pour prévoir l’orage on en fuyoit l’éclat.
Mais de tant d’assassins la troupe découverte,
Prêt de rentrer chez moi marquoit déjà ma perte,
Et je ne combattois, assuré de périr,
Que pour venger ma mort avant que de mourir,
Quand une voix de loin à ce bruit de nos armes
Me remplissant d’espoir et nos traîtres d’alarmes,
Prends courage, Dom Lope, à moi lâches, à moi,
Nous dit-on, et ces mots redoublent leur effroi.
Me voyant secondé, la victoire en balance,
Ces braves attaquants demeurent sans défense,
Et leur fuite aussitôt dans ce manque de cœur
Me laisse rendre grâce à mon libérateur.
Certes, je tremble encore à vous ouïr redire
Avec quelle fureur contre vous on conspire ;
Croyant vous avancer, Alonse vous a nui,
Et sa feinte à vos feux prête un mauvais appui.
C’est ainsi que le sort par un dernier outrage,
Dans un calme apparent me fait faire naufrage,
Et trompant d’un ami le zèle officieux
N’élève mon espoir que pour l’abattre mieux.
C’est le dernier des biens dont sa rigueur nous prive.
Vous en jugez, ma sœur, par ce qui vous arrive,
Et d’un fâcheux hymen qui faisoit votre mort,
Enrique avec Fernand ayant rompu l’accord,
D’un si prompt changement le revers favorable
Vous en fait pour ma flamme espérer un semblable.
Mais qu’en vain jusques-là je voudrois me flatter !
Dom Sanche veut ma mort, je ne puis l’éviter,
Et quoi qu’on fasse enfin, je n’ai point à prétendre
Qu’après l’avoir jurée il m’accepte pour gendre.
Mais il vous croit coupable.
Il le croira toujours.
La vérité connue est un puissant secours,
Vous n’êtes criminel que pour la vouloir taire.
Chercher mon innocence en accusant un frère,
Un frère, dont l’état trop digne de pitié,
Me feroit soupçonner d’un secours mendié !
D’un si lâche dessein je me sens incapable,
Et puisque son aveu ne le rend point coupable,
Qu’à s’accuser soi-même il n’a pu consentir,
Je ne publierai point ce qu’il peut démentir.
Espérez tout d’Alonse, il l’observe sans cesse,
Et dans la juste ardeur qui pour vous l’intéresse,
Sans doute il tentera cent moyens superflus,
Ou trouvera celui de vaincre ses refus.
S’il a pu l’obliger touchant mon hyménée
À reprendre pour moi la parole donnée…
Ah, le foible motif pour prétendre à mon tour,
Qu’avec même succès il serve mon amour !
Que dans vos intérêts Enrique ait pu le croire,
Cet effort ne va point jusqu’à trahir sa gloire,
Dégageant une sœur il oblige un ami,
Mais s’avouer coupable à son propre ennemi,
S’exposer à rougir du plus honteux reproche
Que…
Vous ne voyez pas Jacinte qui s’approche.
Scène II
Après le dur revers qui détruit mon espoir,
Pouvois-je encore prétendre au bonheur de vous voir,
Madame ? Vos bontés par un effort insigne
Semblent croître pour moi plus on m’en croit indigne,
Et j’aimerai le sort le plus injurieux,
Puisqu’il peut m’acquérir un bien si précieux.
Je hasarde beaucoup, mais je n’ai pu moins faire
Pour me justifier du procédé d’un père,
Qui se consultant seul, séduit par son erreur,
N’écoute contre vous qu’une aveugle fureur,
Mais le Ciel qui toujours veille pour l’innocence,
Pour la faire avorter prit hier votre défense,
Et montre sa justice à qui sait par quel bras
Il sut vous garantir d’un attentat si bas.
Je sais qu’aucun jamais ne lui fut redevable
D’un secours ni plus prompt ni plus considérable,
Mais si j’en tiens le jour qu’on me vouloit ravir,
J’ignore de quel bras il daigna s’y servir.
Ce vaillant inconnu, quelque effort que je fisse,
Me refusa son nom après ce grand service,
Et ce n’est qu’aujourd’hui que je le dois savoir.
Pouvez-vous l’ignorer si vous le pûtes voir ?
La nuit n’étoit pas sombre.
Elle étoit assez claire
Pour voir ce même ami qui trompa votre père,
Qui m’escortant chez vous, n’en sortit qu’après moi,
Mais son visage seul est ce que j’en connois.
Et bien, quel qu’il puisse être, obtiendrai-je une grâce ?
Madame…
À l’expliquer mon esprit s’embarrasse,
Mais c’est ce qui m’amène, et ce fut hier au soir
Ce qui me fit en cor souhaiter de vous voir.
Parlez, et puisqu’enfin il s’agit de vous plaire,
Fallut-il me soumettre à la fureur d’un père,
Et perdre…
Ah, jugez mieux d’un cœur qui tout à vous
Déteste les effets d’un injuste courroux.
Vous voir reconnoissant est toute mon envie,
Un inconnu pour vous a prodigué sa vie,
Et ce qu’à votre amour je demande aujourd’hui,
C’est que jamais ce bras ne s’arme contre lui.
Me le promettez-vous ?
Je puis vous le promettre,
Puisque l’honneur enfin semble me le permettre,
Et que sans lâcheté je ne puis à mon tour
Combattre un ennemi par qui je vois le jour.
Mais qui vous peut sitôt avoir dit la nouvelle
D’une si surprenante et secrète querelle,
Et qu’un frère mourant, pour venger son trépas
Contre cet inconnu sollicite mon bras ?
C’est ce que j’ignorois dans le malheur d’Enrique.
Pourquoi donc cette alarme et vaine et chimérique,
Et par quel mouvement vous croyez-vous permis
De craindre quelque jour de nous voir ennemis ?
Comme l’honneur peut tout et sur l’un et sur l’autre,
Si vous n’êtes le sien il peut être le vôtre,
Et par ce que j’ai su je prévois à regret…
Mais je le vois qui vient vous dire son secret,
Me tiendrez-vous parole et puis-je le prétendre ?
Doutez-vous de mon cœur ?
Laissons-les seuls, Cassandre,
Et quoi qu’ici pour nous tout soit à redouter,
Sachons leurs sentiments avant que d’éclater.
Scène III
Je me rendrai suspect sans doute de foiblesse
D’avouer qu’à regret je vous tiens ma promesse,
Et que s’il se pouvoit il me seroit plus doux ;
De me faire connoître à tout autre qu’à vous.
Il en est peu pourtant qu’avec plus d’assurance
Vous pussiez honorer de cette confidence,
Avant que j’en abuse on me verra périr.
Enfin sommes-nous seuls, puis-je me découvrir ?
Je crains d’être écouté.
Parlez sans vous contraindre,
Quel que soit ce secret, vous n’avez rien à craindre.
Après les différents survenus entre nous,
En quelle qualité me considérez-vous ?
D’ami, pour un grand cœur ce doute est un peu rude,
Si mon devoir m’est cher je hais l’ingratitude,
Je l’avouerai partout, sans vous j’étois perdu.
Ce que je vous devois, vous l’ai-je assez rendu ?
Le Ciel vous est propice autant qu’il m’est contraire,
Je méditois sur vous la vengeance d’un frère,
Et de son sang versé je vois qu’il vous absout.
Suis-je quitte envers vous ?
C’est moi qui vous dois tout.
Mais de ce procédé mon amitié s’offense,
Est-ce que vous doutez de ma reconnoissance ?
Non, mais aucun malheur n’approcheroit du mien,
Si vous ne m’avouiez que je ne vous dois rien.
Qu’a cet aveu de propre à flatter votre envie ?
Tout, puisqu’il faut qu’enfin j’attaque votre vie,
Et qu’un cœur généreux doit être au désespoir,
Quand le moindre scrupule étonne son devoir.
Tout mon sang malgré moi se trouble à vous entendre,
Qui le défendit hier veut aujourd’hui l’épandre,
Et m’enviant des jours par lui seul conservez…
Vous savez encore peu ce que vous me devez,
Et comme un tel secret n’a plus rien qui m’importe,
Chez qui croyez-vous hier que je vous fis escorte ?
Je n’ai pas oublié sitôt qu’avec le jour
Je dois à vos bontés l’appui de mon amour,
Je craignois pour Jacinte, et votre grand courage
Voulut ou dissiper ou partager l’orage.
Vous trouvant attaqué quand vous fûtes sorti,
Savez-vous contre qui je pris votre parti ?
Contre des assassins employez par son père.
C’est ce que je voudrois qu’ils eussent pu vous taire,
Puisque n’ayant plus lieu de vous déguiser rien,
Je dois vous avouer que son père est le mien.
Et m’enviant des jours : et désirant me reprendre des jours.
Quoi, Jacinte…
Est ma sœur, et c’est assez vous dire
Quel devoir veut par moi que notre trêve expire…
Oui, c’est me dire assez qu’une injuste rigueur
Fait un crime pour moi de l’amour d’une sœur,
Mais j’atteste le Ciel ennemi du parjure,
Que je brûle d’un feu dont l’ardeur est si pure,
Que si…
Vous jugez mal de mon ressentiment
D’en croire cet amour l’unique fondement.
Je ne condamne point une ardeur légitime,
Et comme je connois qu’on peut aimer sans crime,
Jacinte étant ma sœur, j’ai lieu de présumer
Que sans blesser sa gloire elle a pu vous aimer,
Que cet amour n’a rien dont sa vertu rougisse.
C’est m’obliger ensemble et lui rendre justice,
Mais si ma passion n’arme point votre bras,
Quelle offense inconnue expieroit mon trépas ?
Ce long déguisement redouble ma colère,
Ne vous ai-je pas dit que Dom Sanche est mon père,
Et par ce seul aveu n’avez-vous pas appris
Que je dois le venger puisque je suis son fils ?
Son malheur est de ceux dont la surprise accable.
Quoi, ne savez-vous pas qu’il vous en croit coupable ?
Oui, je sais qu’il le croit, mais aussi je sais bien,
Quoi qu’il vous en ait dit, que vous n’en croyez rien.
Votre sang cette nuit exposé pour ma vie
M’a trop justifié de cette calomnie,
Et sachant son affront, loin de me secourir,
Qui m’en eût crû l’auteur m’auroit laissé périr.
Je l’eusse fait sans doute, et j’aurois dû le faire,
Puisqu’enfin je souscris aux sentiments d’un père,
Apporter quelque obstacle à ce qu’il a tenté,
C’est l’accuser d’erreur et non de lâcheté.
Il faut, quoi que d’abord un grand cœur s’en offense,
Pour le dernier affront la dernière vengeance,
L’assassinat est juste où l’outrage est sanglant,
Et le meilleur remède est le plus violent.
Puisque votre suffrage en ma faveur s’explique,
Quel crime est donc le mien ?
L’opinion publique.
C’est peu pour négliger un devoir si pressant
Que mon cœur en secret vous déclare innocent,
À l’erreur du public c’est peu qu’il se refuse,
Vous êtes criminel tant que l’on vous accuse,
Et mon honneur blessé sait trop ce qu’il se doit
Pour ne vous pas punir de ce que l’on en croit.
Quoi, sur un bruit si faux…
Vous m’en devez répondre,
Avant que vous revoir j’ai voulu le confondre ;
Mais en vain en tous lieux je me suis informé,
On ne nomme personne, ou vous êtes nommé.
J’affaiblis ma vengeance à la voir différée,
Sortons.
Et l’amitié que vous m’aviez jurée ?
Telle est de mon honneur l’impitoyable loi,
Loin qu’un ami l’arrête, il n’a d’yeux que pour soi,
Et dans ses intérêts toujours inexorable
Veut le sang le plus cher au défaut du coupable.
S’il faut donner le mien, changez au moins l’arrêt,
Qu’aimer soit tout mon crime, et le voici tout prêt :
Oui, punissez en moi ce respect téméraire
Qui poussé par l’amour ose paroître et plaire,
Et donnant sans regret ce qu’il faut m’arracher…
Ah, que je punirois un crime qui m’est cher !
Vous l’avouerai-je enfin ? j’aime, hélas ! Et nos âmes
Avec même secret brûlent des mêmes flammes.
Même objet asservit et l’un et l’autre cœur,
Si vous aimez ma sœur, j’adore votre sœur…
Scène IV
Et bien, cruel amant, découvre mes foiblesses,
Je viens les avouer puisque tu les confesses,
Mais je demande aussi que de justes effets
Montrent ton cœur d’accord de l’aveu que tu fais.
Ce beau feu dont l’ardeur dût être si certaine
Ne s’explique pas bien par des marques de haine,
Et poursuivre le frère avec tant de rigueur
C’est prouver assez mal ton amour pour la sœur.
Respecte en lui mon sang si j’ai droit d’y prétendre,
Ou dis que tu me hais si tu le veux répandre,
Et dans tes sentiments un peu mieux affermi,
Sois amant tout à fait, ou bien tout ennemi.
D’accord de : préposition acceptée à l’époque.
Dom Lope, c’est ainsi qu’avec toute assurance
J’ai pu de mon secret vous faire confidence ?
Ne me reprochez rien quand mon cœur abattu
Soupire du long temps que vous me l’avez tu.
Quoi, ta haine est pour lui déjà si violente
Qu’elle a peine à souffrir l’obstacle d’une amante,
Et quand elle s’apprête à lui ravir le jour,
Pour la faire trembler c’est trop peu que l’amour ?
Hélas ! Et plut au Ciel qu’une si belle flamme
Vous éclairât assez pour lire dans mon âme.
Vous m’y verriez encore préférer hautement
Au titre d’ennemi la qualité d’amant,
Détester autant l’un que je respecte l’autre,
Mais enfin ma vertu se règle sur la vôtre ;
Malgré tout mon amour son ordre impérieux
Sur mon affreux destin vous fait fermer les yeux,
Et cette ombre de gloire a pour vous tant de charmes
Que ma mort vous arrache à peine quelques larmes,
Je n’en murmure point, et pour votre intérêt
Sans rien tenter pour moi j’en accepte l’arrêt.
Contre vous pour le mien faites la même chose,
Et sans vous opposer à ce qu’il faut que j’ose,
Souffrez à mes désirs le pitoyable espoir
D’expirer sans remords sous l’horreur du devoir.
Cruel, et si le mien t’a paru trop sévère,
Devrois-tu te venger de la sœur sur le frère,
Et prendre avidement une fausse couleur
Pour le faire garant de ton propre malheur ?
Car enfin je vois trop quelle offense t’anime,
C’est ma seule vertu qui fait ici son crime,
Tu te le peins coupable afin d’armer ton bras,
Mais si j’avois pu l’être, il ne le seroit pas.
Ah, si vous pouviez voir avec quelle contrainte
De mon honneur blessé j’ose écouter la plainte,
Vous n’en trouveriez pas le tourment si léger,
Qu’il vous dût être encore permis de m’outrager.
Non, je ne poursuis point Dom Lope en téméraire,
Je me regarde amant pour le voir votre frère,
Et m’accusant pour lui de sentiments ingrats,
Je lui prête mon cœur pour désarmer mon bras.
Mais, hélas ! c’est en vain que je le justifie
Quand je viens à revoir toute notre infamie,
Contraint à cet objet de me désabuser
Je vois que c’est lui seul que j’entends accuser,
Et qu’en l’obscurité d’un sort si déplorable
Il me doit, ou son sang, ou le nom du coupable.
Que je le sache ou non, je connois mon devoir,
Et si par moi quelqu’un avoit dû le savoir…
Mais, ô Dieu, c’est ici que l’espoir et la crainte…
Scène V
Ah ! mon fils.
Suspendez de grâce votre plainte,
Vous venez condamner ce cœur trop partagé,
Mais je mourrai, mon père, ou vous serez vengé.
Nous pourrons nous revoir, adieu Dom Lope.
Arrête,
Et vois le précipice où ton erreur te jette,
Dom Lope est innocent.
Pour en avoir douté
Le procédé d’un traître a trop de lâcheté.
Mais enfin avec vous ayant part à l’outrage,
Si je n’en sais l’auteur…
Tu sauras davantage,
Puisque le Ciel propice à mon ressentiment,
Au crime qui le cause a joint le châtiment,
On m’a déjà vengé.
Quel bras l’auroit pu faire ?
Jamais autre qu’un fils ne venge bien un père.
Non, mais quand vous saurez qui l’avoit outragé,
Peut-être avouerez-vous qu’il est assez vengé.
Oui, mon cœur de vengeance assez insatiable,
La trouve toute entière au remords du coupable,
Qui blessé par rencontre, et craignant de mourir,
Chez Alonse à moi-même a pu se découvrir.
Qui l’auroit jamais crû, que cette âme si fière
Eût pu jusqu’au pardon abaisser sa prière,
Que l’orgueilleux Enrique…
Après l’avoir nommé,
Quelque juste sujet qui vous tienne animé,
Songez qu’il est mon frère et m’épargnez la honte.
Quoi, votre frère ! Ô Ciel, que ta justice est prompte !
Il nous la montre en lui.
Mais vous ne savez pas
Que le voulant punir il l’a fait par mon bras.
Sans savoir votre affront j’en ai tiré vengeance.
Quoi, mon fils auroit pu réparer mon offense ?
Dom Lope en est témoin, lui dont l’heureux secours
S’employa pour ma gloire et conserva mes jours.
Ah, si vous connoissiez sa vertu toute entière !
Elle offre à votre estime une foible matière.
De ce qui s’est passé j’ai su tout le secret,
Et de cette vertu pleinement satisfait,
Ravi qu’à ma vengeance un fils ait mis obstacle,
Confus de mon erreur, surpris de ce miracle,
Je venois l’assurer qu’un regret éternel…
Pourquoi tant d’indulgence envers un criminel ?
Puisque vous savez tout, il n’est plus temps de taire,
Et que j’aime Jacinte, et que j’ai su lui plaire,
Et quoi que la vertu soutienne un si beau feu,
Il est à condamner n’ayant pas votre aveu.
Ce m’est beaucoup pourtant que vous puissiez connoître
Que sur cet appui seul la raison le fit naître,
Et que mon cœur s’offrant à de si doux liens,
N’y fût point engagé par l’éclat de vos biens,
C’est à quoi rarement un grand courage cède,
Le Ciel vous rend un fils, que ce fils les possède,
Aussi charmé que vous de son heureux retour,
Un cœur me suffira pour payer mon amour.
Si je demande trop, punissez mon audace,
La mort sans un tel prix me tiendra lieu de grâce,
Et purgé d’un soupçon qui m’eût peu diffamer,
Je mourrai satisfait si je meurs pour aimer.
C’est trop, pour couronner une flamme si pure,
Mon père, attendez-vous qu’un fils vous en conjure ?
Non, de ce feu secret si j’ai blâmé l’ardeur,
Alonse en a déjà justifié ta sœur.
Surprise et par mon ordre et par son stratagème,
Je sais ce qu’elle a fait contre Dom Lope même,
Et pour ce grand effort le moins que je lui dois,
C’est d’oublier sa faute et d’approuver son choix.
Scène VI
Puisque par le succès cette faute s’efface,
J’en viens bénir le Ciel, et recevoir ma grâce.
Quoi, voir ici ma fille !
Avant que m’accuser,
Songez à quoi pour vous j’ai pu me disposer,
Ne soupçonnez point ni crime ni foiblesse,
Dans une passion dont je suis la maîtresse.
C’est votre intérêt seul qui plus fort que le mien…
Va, je te ferois tort si j’examinois rien,
Ta vertu me répond de l’amour qui t’engage.
Dieux, que le calme est doux qui succède à l’orage !
Rien a ici le sens de quelque chose.
Il est bien doux, hélas ! à qui peut espérer.
Quoi, chacun est content et tu peux soupirer ?
Ah, soupirs indiscrets d’avoir osé paroître !
Puisque j’ai su par vous que ma sœur les fait naître,
Pour les faire cesser, voulez-vous bien par moi
Recevoir tout ensemble et son cœur et sa foi ?
Une foi qu’à Fernand vous-même avez promise ?
Je ne m’engage à rien que Fernand n’autorise.
Ô Dieux, se pourroit-il ?
Tu l’aimes donc, mon fils ?
Dans mon ravissement je doute si je vis.
Mon père…
Je t’entends, obtiens-là d’elle-même.
à Cassandre.
Consentez-vous, Madame, à mon bonheur extrême ?
Voir vos vœux tout à coup par un frère exaucés,
Et n’y résister point, c’est m’expliquer assez.
Ô favorable arrêt !
C’est le Ciel qui le donne,
L’ordre de ses décrets n’est connu de personne,
Et souvent de ses soins l’infaillible ressort
Se plaît par le naufrage à nous conduire au port.