Les Immémoriaux/3/La Maison du Seigneur
LA MAISON DU SEIGNEUR
Or, la grâce de Iésu emplissait toutes les entrailles de Iakoba, le fidèle chrétien : sitôt les Mamaïa découverts par son zèle, et confondus, et jugés, il avait revêtu le beau titre promis : diacre de second rang pour le faré-de-prières, sur la rive Punaàvia. Le jour même, le diacre s’était mis en route. Suivi de son épouse Rébéka, de sa fille Eréna, et du tané de sa fille, — Aüté, le jeune étranger, — il marchait avec orgueil vers cette terre où lui-même, enfin, tiendrait son rang.
Le sentier, — qu’on appelait désormais pour sa largeur et le poli du sol « Grande-route royale de Faá » — s’encombrait de femmes adultères, d’époux bigames, de filles concubines. Tous et toutes feignaient devant l’approche du diacre, reconnu à son maro noir, un grand zèle à gratter le sable. Mais Iakoba passait par enjambées précipitées, et sans rien voir que le chemin docile allongé sous ses pas. Il se hâtait avec triomphe. Il agitait une foule de pensers délectables : la grandeur de ses titres, d’abord ; auprès de ceux-là, on pouvait rire, comme de jeux enfantins, des dignités poursuivies aux temps d’ignorance : qu’étaient donc ces haèré-po d’autrefois, ces arioï et toutes leurs bandes : la racaille d’un peuple païen ! Il se loua d’avoir changé son nom.
Du même coup, il avait dépouillé toute angoisse. Le baptisé savait, désormais, qu’on peut jeter son hameçon dans la mer-abyssale sans craindre de pêcher un dieu ; que la femelle-errante des nuits ne se hasarde pas autour des chrétiens fidèles ; que les inspirés, quand il s’en découvre encore, ne sont pas plus redoutables, avec leur bras enroulé d’étoffe, que le crabe dont la pince est amarrée, et qui tourne en rond ! Pour mieux chasser toutes ces vieilles peurs, les envoyés de Iésu, il est vrai, en avaient enseigné d’autres : on est coupable, disaient-ils, si l’on croit encore aux génies-justiciers, qui revêtent de chairs les âmes méchantes, afin de les écorcher ensuite par trois fois jusqu’aux os ! — L’on doit connaître que ces âmes méchantes — les damnés — brûlent seulement à grand feu, toujours vives, toujours torturées, non point par quelque atua imaginaire ; mais par la justice même du Seigneur. — Mais ces menaces ne concernaient qu’une autre existence, plus lointaine cent fois que la terre Piritania. Pourquoi s’en inquiéter ? La vie que l’on menait, que l’on tenait, était bonne aux bons chrétiens : oisive à souhait, repue, emplie de quiétude. Les femmes, depuis qu’on les avait déclarées, avec une cérémonie, « épouses légitimes d’un seul homme », veillaient à tous les désirs de cet époux ; afin de se montrer excellentes suivant le Livre. Par-dessus le Baptême, on espérait enfin la communion au Repas du Seigneur, ou Cène. Nul n’avait pu se vanter d’y prendre part, depuis l’offrande sacrilège de cadavres, — voici tant d’années ! (Le vieil Haamanihi l’expiait sans doute durement…) — Or, la Cène promettait davantage de bienfaits. Les baptisés, déçus par le premier rite, reportaient sur l’autre leurs espoirs. Et tout cela, songeait Iakoba, la substitution des peurs, l’empressement des femmes, l’attente de bien d’autres agréments imprécis, tout cela s’ensuivait de la grâce du Seigneur.
Aüté suivait la troupe d’un air las. On le voyait rebelle à l’enthousiasme des chrétiens. Mais qu’importaient les rêvasseries d’un jeune homme si négligeable, puisque si éloigné du parler des gens bien pensants ! S’il entretenait les fétii, durant les veillées, n’était-ce pas toujours de vieilles histoires et de faux-dieux ? Il délaissait le Livre pour ces racontars oubliés. Et quel titre, et quel rang ? son emploi n’était celui que d’un chasseur-de-sauterelles : car il poursuivait toutes les bêtes, les oiseaux à plumes, et les petits oiseaux dont la peau est dure et noire, qu’il nommait insectes. Qu’en faisait-il, et à quoi bon, puisqu’il ne les mangeait même pas ! On le voyait les piquer dans des boîtes, et les confier aux navires qui partaient vers la Piritania. Il disait les envoyer, comme précieux. Et c’était pour cela seul qu’il avait quitté sa terre ! Ces Piritané, quand ils ne sont pas Missionnaires, et que le Seigneur ne les inspire pas, sont aussi fous que les autres hommes — et plus à craindre à cause des mousquets. — Mais Aüté n’était point à craindre : à mépriser, seulement un peu. Et ce qu’il remâchait ainsi, au long de la route joyeuse, ne devait pas tenir beaucoup d’intérêt. — « Eh bien », consentit Iakoba, « quel parler neuf ?
— Tous les faré sont vides, sur la route. » La voix d’Aüté semblait chargée de peine. « Dis-moi, Iakoba tané, combien de vivants nourrissait l’île quand tu es parti pour ton grand voyage ? »
Voilà qui n’était pas à demander, vraiment ! Qui s’en inquiétait ?
— « Moi je le sais maintenant : Deux hommes, pour un seul d’aujourd’hui. La moitié sont morts depuis vingt ans.
— Aué ! » fit allègrement le diacre : « ceux qui restent ne se plaindront plus de famines ! » et il pensait : « mieux vaut la moitié moins d’hommes sur terre Tahiti, et qu’ils soient bons chrétiens et baptisés, plutôt que le double d’ignorants détestables ! »
Mais Aüté se récriait encore : — « Cette bâtisse, à quoi sert-elle ? » Il montrait de grands murs sans fenêtres levés sur un terrain vide. Iakoba ne savait pas exactement : c’était une « fabrique » ou une « factorerie ». Il en ignorait l’usage. Peut-être on y écrasait le bambou sucré afin d’en avoir le jus, ou bien l’on séchait les fibres de coton, pour les mêler, les tisser, comme enseignaient les Missionnaires…
Aüté rit avec impertinence et ne cessa point de récriminer : il montrait, dévastées par les crabes de haári, des plantations autrefois serrées et florissantes, mais qu’on abandonnait parce que trop éloignées des faré-de-prières, et parce que leur soin détournait de la ferveur. Il ricanait aussi, à la vue de femmes rencontrées, couvertes d’étoffes sales : — « Comme si mieux ne vaut pas », répliquait encore le diacre, « un vêtement piritané décent et digne, même souillé de terre, plutôt qu’une impudique vêture païenne ! » Le jeune homme, enfin, comptait le nombre des coupables marqués au front, et qui piétinaient — justement — la route longue et chaude. Il déplorait la montagne vide, les images des Tii en pièces. Et il répandit ses regrets : tout était mort du Tahiti des autrefois — qu’il n’avait jamais connu, à dire vrai, mais seulement rêvé, à travers les premiers récits… — Enfin, il se montra si impie et si mauvais chrétien que Iakoba lui imposa silence : il réclamait ? il se lamentait ? Mais c’est à bien juste titre que le Seigneur lui refusait Ses dons et Sa lumière. Qu’avait-il fait pour la gloire de Son nom ? Que le jeune étranger se hâte d’imiter les disciples excellents du dieu, et d’abord en changeant de paroles. Alors il sentirait pénétrer en lui-même, aussi, la grâce du Seigneur ! — mais voici la rive Punaávia.
On aperçut, vide à la fois de disciples et encombrée de nattes, de piquets, de cordes et de pierres à rôtir, une grande place auprès du rivage. Iakoba s’inquiéta soudain :
« Où est le faré ? »
Un homme dormait parmi les débris. Le diacre le secoua en déclarant son titre et répéta :
— « Où est le grand faré-de-prières ? »
L’autre répondit avec dignité : qu’il « en était le gardien et l’assistant de rang premier. Tout cela par avance. Car le faré n’avait jamais été bâti. » Il indiquait les bois enchevêtrés, se taisait, et voulut se rendormir. Le diacre le mit debout. Tous deux commencèrent à disputer. Sitôt, les fétii du voisinage, en quête de rires et de cris, vinrent mêler leurs réponses à celles du gardien, et témoignèrent que c’était bien là la maison du Seigneur, et qu’ils en étaient les fidèles.
— « Mais elle est par terre ! » répétait Iakoba. En effet : « mais elle se lèverait bien un jour ou l’autre. » D’ailleurs chacun des riverains avait donné sa part de travail, et s’en vantait : l’empressement d’abord, avait été grand : les façonneurs-de-pahi, habiles à manier les haches et les lames dentelées, abattaient les grands arbres alentour. D’autres plus rusés, dérobaient, aux ponts des rivières, des planches toutes prêtes. Bientôt le tas en fut plus gros qu’une estrade pour juger. — Puis, au bout d’une lunaison, l’on s’étonna que tout ne fût point fini. N’était-ce pas mauvais présage, et signe que le dieu, peut-être, ne voulait point habiter là ?
Iakoba secoua les épaules ainsi qu’un Missionnaire qui méprise.
— Enfin, les gens de bonne volonté se dérobant, on avait recouru aux travailleurs contraints par la Loi. Ceux-là furent empressés moins encore : ils réclamaient avec violence : les effets de la Turé, — les châtiments et le Travail Forcé, — ils avaient cru tout cela fugitif, et que la Loi s’envolerait après la saison des pluies, leur laissant le souvenir, sans plus, d’avoir été si bien jugés ! mais la Loi tenait bon. Ils s’indignèrent. Beaucoup d’entre eux, prétextant le culte du Seigneur, s’écartaient dans les broussailles avec des femmes, et ne reparaissaient plus. D’autres qui revinrent épouvantèrent les fétii : ils avaient vu de vieux arbres sacrés, à l’entour du maraè ravagé — on le piétinait presque — ils avaient vu ces arbres suer du sang, sous la hache, et l’eau vive Punaáru couler toute rouge…
Le diacre, cette fois, s’impatienta. Ainsi, quand les Missionnaires et le Chef s’étaient, durant vingt années, employés à chasser de tous les esprits les superstitions d’autrefois, voici que des gens venaient les remâcher encore ! Il se moqua, avec des gestes dédaigneux, et affirma, d’improviste, qu’on l’envoyait dans le « district » — il parlait décidément comme un juge, — afin d’achever, sans tarder, la maison de prières. Il cria : — « Je la mettrai debout avant trois journées ! » Iésu n’avait-il pas dit quelque chose comme cela ?
On ricanait. Il reprit : « Mais vous n’avez donc pas honte de passer pour des paresseux et des lâches ? » Il savait que de tels mots, — bien que sans valeur — font aux oreilles des gens bien pensants, le même effet qu’une baguette sur le groin d’un cochon. Personne ne protestant : — « Voyez les fétii de la terre Papara : leur vallée se couvre de fabriques, de factoreries, de maisons pour les membres du gouvernement : ils travaillent ! ils prient ! et cela plaît au Seigneur ! » On se mit à rire, bouche ouverte : le discoureur ne se souvenait donc pas que si, tout seul des autres « districts », Papara s’empressait au travail, c’est qu’il manquait à cette rive, pour s’enrichir, les ressources de Punaávia, de Paéa, et surtout de Paré : ces nombreux atterrissages de bateaux tout pleins d’objets précieux que les jolies filles s’en vont quérir, sans peine. Et puis, bon gré mal gré, la maison du Seigneur s’étalerait longtemps encore, sur le sol : quoique pût dire, ou faire, ou menacer, le nouvel arrivant. Voici : l’on manquait de clous ! Le diacre neuf, pas plus que les autres, ne parviendrait à en déterrer un seul sur tout ce côté de l’île.
Iakoba, un instant déconcerté, reprit soudain son assurance. — « Vous aurez des clous ! » La foule se dispersa. Nul n’osait plus rire.
Lui sourcillait avec effort, et tâchait à retenir tous ses pensers autour de la déplorable évidence : pas de clous, pas de faré, point de maro noir. Envolés, au même souffle, les honneurs attendus, et cet espoir des beaux discours devant toute l’assemblée ! Cependant il ne récria point, et ne couvrit pas de mots inutiles les hommes, les chefs et les dieux comme font, dans leurs gestes de dépit les matelots à la colère vive. Au contraire, il se tint immobile, et, par une courte prière non parlée, demanda au Seigneur de l’inspirer.
Le dieu ne répondit pas : nul penser ingénieux ne vint surgir dans les entrailles du fidèle, qui prit peur : le dieu lui en voulait ! Aussi, n’était-ce pas d’une bien mauvaise adresse que de s’obstiner à bâtir ce faré chrétien si près du maraè détestable ! Iakoba vacillait dans un embarras mélangé de crainte. Cependant, des clous, il savait fort bien où l’on s’en pouvait fournir : il en était chargé, par gros sacs, ce navire Farani, qui, voilà près de onze lunaisons, avait ramené le voyageur dans son île. Et ce pahi, on l’avait aperçu, en longeant la côte, non loin de Punaávia, attaché aux arbres du rivage en face de la baie Tapuna : certes, il gardait dans son ventre assez de clous pour bâtir dix faré-de-prières ! Iakoba soupira avec tristesse, la poitrine gonflée d’un grand dépit.
Car c’était le seul espoir. Et aussi la seule ruse : qu’une femme s’employât à les obtenir. Mais quelle femme, ayant reçu de tels présents, consentirait à les céder au diacre pour le temple, sans autre bénéfice que d’accomplir une si louable action. Il songea très vite à l’excellente épouse Rébéka. Il douta qu’elle sût plaire au Farani : les étrangers n’aiment pas les épouses trop vieilles d’années… Ha ! mais… Eréna, petite et caresseuse, et pas encore fatiguée des tané de toute sorte… Le diacre se réjouissait, quand d’autres craintes lui montèrent aux lèvres. Les Missionnaires n’avaient-ils pas défendu… et le Livre ne disait-il pas : « Tu ne profaneras point ta fille en la livrant à la prostitution, de peur que le pays ne se prostitue et ne se remplisse de crimes… » mais, — « prostitution » — les Professeurs de Christianité ne se trouvaient pas d’accord exactement là-dessus. Il semblait bien que la chose pût s’accomplir avec décence, et discrètement. Iakoba résolut d’interroger le Livre. Il l’ouvrit au hasard du doigt et lut, non sans peine :
« Si la fille d’un prêtre se déshonore en se prostituant, elle déshonorera son père ; elle sera brûlée au feu ». « La fille d’un prêtre » ! Eréna n’était point sa vraie fille, et quant au feu, l’usage en était bien abandonné, même par la Loi nouvelle. Peut-être ne s’agissait-il que « du feu éternel ». Il poursuivit en tournant les pages à l’aventure. Il revit ainsi beaucoup d’histoires étonnantes : comment les fils de Iéhova n’ignoraient point la noble coutume ancienne du Inoa des animaux, puisque l’Éternel disait : « Je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal » ; ni l’autre usage du Pi, ou des noms changés par tapu… alors, pourquoi donc avoir interdit… Aué ! s’impatientait Iakoba. Rien de tout cela ne répondait à ses doutes : le Livre ne parlait pas. Le Livre ne voulait point parler. On le forcerait : Iakoba se souvint que ses maîtres morts, bien que païens stupides, s’entendaient retourner, à leur guise, les présages récalcitrants. Et il épiait scrupuleusement tous les feuillets, toutes les lignes, jusqu’à découvrir, enfin, avec une joie :
« Comme il était près d’entrer dans la terre Aïphiti[1], il dit à sa femme : voici, je sais que tu es une femme de belle figure. Quand les Aïphiti te verront, ils diront : c’est sa femme ! Et ils me tueront et te laisseront la vie. Dis, je te prie, que tu es ma sœur, afin que je sois bien traité à force de toi… » Qui donc était cet homme ingénieux ? Iakoba vit qu’on le nommait Abérahama, et qu’il avait, parmi les disciples de Iésu, quelque réputation. Ce que cet homme inventa pour sauver sa vie devait être excellent : on ne pouvait hésiter à ruser de même pour la gloire du Seigneur. Et si la Loi interdisait, eh bien ! l’on prendrait parti pour le dieu, contre la Loi, afin de donner au dieu une maison digne de Sa majesté. — Plein de confiance, le chrétien s’en fut à la recherche d’Eréna.
L’épouse empressée Rébéka avait déjà creusé le four, chauffé les pierres, et dépouillé les fruits de uru pour la faim d’arrivée, puis disposé, faute de nattes, de grandes feuilles sèches dans un faré-pour-dormir trouvé sans habitants. Iakoba entra. Dans un recoin tout plein d’obscurité, — car l’ombre venait, avec une douceur — Aüté caressait sa jolie vahiné chérie.
Les deux amants ne se disputaient point. Aüté, voyant vide la baie Atahuru, ne redoutait plus les promenades équivoques. Et puis, la petite fille le rassurait elle-même en ouvrant un regard sérieux et lent : un regard qu’il avait, selon son habitude, recueilli bien vite avec ses lèvres, au sortir des cils. Maintenant, il disait d’inutiles petites histoires, avec une voix bien changée, une haleine preste. Sa main, qui sillait, sous la tapa, la peau des seins frémissants, tremblait comme une palme…
Iakoba les interrompit d’un regard sévère et d’une voix rude : ils n’étaient pas mariés encore, et ne devaient point l’oublier. Puis, fixant Eréna, il l’avertit que des gens venus de la terre Papara, des fétii, la réclamaient pour cette nuit même, et peut-être aussi pour le lendemain. Aüté sursauta. Mais le diacre gardait un maintien grave : le père-nourricier de la petite fille venait de mourir. Il fallait veiller le corps. Qu’elle parte donc, et aussitôt, pour la rive Papara. Le jeune homme se dressait, tout prêt à l’accompagner. Iakoba le retint avec des mots habiles :
— « Si tu le veux, jeune homme, nous passerons cette nuit-ci où tu vas être seul, à raconter les vieilles histoires qui t’amusent, et que tu m’as souvent demandées. Ainsi tu n’auras pas à te lamenter, sans elle. »
Et il sortit avec la fille.
— Passer la nuit au navire Farani où l’on danse, où l’on boit, où l’on s’amuse tant ? Quel plaisir inespéré ! Elle promit tout ce que son père recommandait. Au matin elle serait là. — Après un détour, Eréna se mit en route vers la baie Tupana. Le diacre lui soufflait : — « N’oublie pas les haches, si tu le peux, aussi ? » Elle disparut.
La nuit tombée, Rébéka fit flamber les graines de nono. Mais Iakoba, avant de parler au jeune homme, depuis longtemps attentif, voulut parler au Seigneur :
— « Je te remercie, Kérito, d’avoir, en cette journée répandu ta bienveillance sur ton serviteur, en l’inspirant par le moyen du Livre. Qu’il me soit donné de t’honorer longuement encore, afin que, travaillant à l’achèvement de ta maison, je grandisse, dans la vallée, le respect qui est dû à ta personne. Améné. » Déjà il n’usait plus de prières toutes faites, épuisées par les autres hommes et bonnes à tout obtenir ! Mais suivant le conseil des Missionnaires, il apprêtait chacune de ses paroles à Iésu, selon ses différents besoins.
— « Alors, jeune homme, tu attends les vieilles histoires. Quel plaisir peux-tu donc y prendre ?
— Je voudrais les écrire, » dit Aüté, « avant qu’elles ne se perdent tout à fait : Elles sont belles.
— Je vais t’en dire quelques-unes. Bien qu’il soit ridicule de s’occuper encore des temps ignorants ! » Il commença au hasard :
« Dormait Té Tumu avec une femme inconnue.
De ceux-là naquit Tahito-Fénua…
— Qu’est-ce que « Té Tumu » ? hasarda le jeune homme.
— « Té Tumu, mais c’est un nom. Et puis, ne m’interromps pas.
— N’est-ce point quelque chose comme « La Base… Le Tronc ?
— Cela peut être. Mais cela n’a pas d’importance. » Iakoba reprit sa récitation mesurée. Pour mieux saisir l’attention de l’écouteur, il entremêlait tous ces parlers, au hasard des lèvres. Il riait en lui-même à voir l’étranger recueillir ces racontars païens, de confiance, — les yeux brillants, les doigts agiles, — sans même flairer la tromperie ou le désordre du récit. Il répandait hors de sa bouche des centaines de noms, interminables et profus ; il mélangea les attributs des atua-supérieurs, troubla les quantités jadis éternelles de leurs ruts les plus fameux. Il confondit leurs changements de formes, leurs autels, leurs simulacres. Et il inventa de nouveaux petits dieux. — Aüté implorait encore :
— « Et les récits des premiers arrivants, sur la terre Tahiti ? Et Havaï-i, qui est le mot originel… parle-moi de Havaï-i. »
Iakoba haussa les épaules : — « Hiè ! j’y suis allé ! voici bien longtemps. Je cherchais les signes avec ce vieux païen de Paofaï… Tiens ! celui qui galope cette nuit et tout demain sur le récif ! J’ai vu une île dans du feu, pendant une tempête. Quand j’ai raconté cela aux Professeurs de la Christianité, ils ont beaucoup ri sur moi ; ils m’ont appris les signes, les vrais ; et que Havaï-i devait se dire « Havaï-i-Pé » ou bien « l’Enfer ». On ne peut s’y rendre que mort. Il vaut bien mieux ne pas y aller du tout ! »
Le jeune étranger, déconcerté, s’étirait en épiant la nuit. Elle veillait, limpide et douce à tous les vivants, mais triste pour lui, puisque privée de son amie. Il se levait pour chercher Eréna peut-être. Iakoba se hâta de proférer :
— « Voici qui t’amusera davantage. Un prêtre dont je ne sais plus le nom, m’a raconté quelque chose comme ceci…
Il était. Son nom Taároa. Il se tenait dans l’immensité. Point de terre ; point de ciel ; point de mer ; point d’hommes…
— « Après ! Après cela !
— Après, il disait aussi, — mais j’ai bien tort de te rapporter toutes ces niaiseries… Si les Missionnaires viennent à l’apprendre !… Ensuite, le prêtre disait :
Taároa appelle, et rien ne répond… et rien ne répond… Eha ! j’ai oublié. Veux-tu d’autres parlers plus vifs ? Par exemple, le péhé pour rire qu’on chantonne en surprenant des gens enlacés :
Ha ! ils sont deux !
Ils sont deux et n’en font qu’un… »
Aüté secoua la tête : — « Tu as vraiment oublié, Iakoba tané ; j’avais pensé que ta mémoire était certaine. »
Le diacre sourit : « Oui, mais je ne veux plus disperser les paroles conservées, afin de les employer toutes à garder les dires du vrai dieu. Je récite déjà la moitié du livre selon Ioané. — Et puis, quand l’homme malade, à Opoa, me racontait ces histoires, — je sais bien, maintenant, pourquoi je ne peux plus me souvenir, — quand il me racontait tout ça : je dormais.
— À ton réveil, tu ne lui as pas demandé de répéter ?
— Quand je me suis éveillé, il était mort, ou presque mort.
— Les Paroles sont donc mortes avec lui », prononça, comme un Maître, le jeune étranger aux yeux clairs. Iakoba tressaillit.
Ainsi, la nuit coulait avec les dires de leurs lèvres. Rébéka, fatiguée de la route, s’était depuis longtemps endormie. Et mieux valait que ses oreilles n’entendissent point ces histoires païennes. Les noix de nono épuisaient leurs dernières gouttes d’huile. La brise affraîchissante affroidissait, vers l’aube pressentie, la caresse de son haleine. Aüté ne put se contenir : — « Je vais à sa rencontre, sur la route Papara…
Iakoba sourit, qui savait combien Eréna était loin de ce chemin : tout à l’opposé ! Il dit seulement avec politesse : — « Tu t’en vas, toi ? » ainsi qu’il est d’usage. Et il s’étendit, sans oublier une seconde parole louangeuse sur le nom de Kérito.
Le jour levé, le diacre vint guetter la route : la fille ne se ferait pas attendre. Le chemin blanchissait dans la lumière vive, très long et très droit. Iakoba le parcourut d’un long regard bienveillant — ne menait-il pas vers le Temple promis ? — Il approuva les ingénieux châtiments nouveaux qui rendaient profitables à tous, les fautes de quelques-uns. Il désira voir ces fautes nombreuses : sa route s’en élargirait encore.
Car déjà, certain du succès, le diacre aménageait en son esprit, la rive, les sentiers, la plage, la vallée ; il les peuplait d’une foule empressée ; il imaginait immense et magnifique cette maison-de-prières, qui, pour ses yeux épanouis montait, tout d’un essor, de la terre sanctifiée. Lui-même, diacre de second rang, puis diacre de premier rang, se vit, tout près du Missionnaire, — même : en place du Missionnaire ! et parlant à l’assemblée. L’assemblée se tendait vers lui. Les dormeurs ? On les bâtonnait. Les femmes ? On les forçait au silence. Alors il ouvrait le Livre avec un air réservé, et d’une voix monotone et pieuse, il commençait une Lecture. Tout cela parut, le temps de respirer deux fois, si proche et si clair, qu’il se surprit, ouvrant la bouche, levant le bras, à haranguer la foule figurée… Mais il n’avait gesticulé que pour les crabes et les troncs d’arbres. Il s’arrêta court, avec un dépit.
Derrière lui, survenait Aüté : il n’avait pas trouvé son amie, et la mort du fétii de Papara lui semblait un parler menteur. Iakoba, se détournant, feignait une grande attention à scruter le récif, — là, devant, à gauche de la pointe… En effet, des gens couraient et criaient au long du corail, pourchassés par des hommes en pirogues qui pagayaient à leur aise dans les eaux-intérieures. Toute la troupe approchait vite : — « Regarde donc, » lança le diacre, « voilà la course-au-récif » ! Eha ! le spectacle était bon ! Paofaï et Téao ! Les deux impies : l’hérétique et le païen ! — Aüté cligna des paupières, et suspendit ses importunes questions. Iakoba ne cachait point un digne assentiment :
— « Bon cela ! » Car l’un des fugitifs, le plus vieux sans doute, venait de tomber à plat ventre. Une lance lui perça le bras. Il sauta sur les genoux, et, redressé, reprit la fuite. Comme le récif, courbé soudain, venait rejoindre la grande terre, les deux fuyards, plongeant dans la passe, gagnaient avance sur les poursuiveurs. Ceux-ci n’avaient pas franchi dix pas, sur le corail, en traînant leurs pirogues, que les premiers déjà, atterrissaient tout près du diacre avec des gestes éperdus. Leurs bras, en s’agitant, faisaient gicler des gouttes d’eau rougeâtres.
Le diacre les vit, avec un grand ennui, s’approcher de sa personne. Il recula vivement afin que son maro noir — il le vêtait pour la seconde fois — ne fût point souillé par l’approche des coupables. Mais Paofaï bondit sur lui, et très vite, à voix essoufflée — « Cache-nous, Térii, dans ton faré… Tu es prêtre de ces gens-là », il jetait la main vers les autres « dis-leur que la place est tapu… que tu es tapu… que nous le sommes… dis-leur… comme j’en ai fait pour toi… Je t’ai tiré de dessous les haches… Cache-nous… Reçois-nous… comme tes hôtes… »
Le chrétien s’écartait avec mépris, et une inquiétude. Car les riverains, l’entourant, déjà se surprenaient qu’il frayât avec les deux criminels. Aüté s’étonnait lui-même : « Tu connais donc ce pauvre homme ? » Iakoba tenta de se dérober et de les jouer l’un par l’autre : — « Tu me demandais les vieilles histoires ? Mais celui-là va te les raconter toutes ! Il a collé sa bouche à la bouche du vieux sorcier ! Il doit savoir, lui ! » Et Iakoba secouait son ventre avec un rire forcé, et il reculait encore. Mais Paofaï : — « Tu ne te souviens pas, Térii à Paraürahi… la pierre-du-récitant… — « Il est fou, déclara le diacre, comme surgissaient les gens aux pirogues qui agrippèrent leurs fuyards. En même temps, sur le chemin clair, apparaissait une femme dont la marche se faisait hâtive et joyeuse : — « Eréna ! » Aüté s’élançait vers elle. Il vit derrière, deux hommes — deux matelots — chargés de sacs rebondis. Tout blême, il se retint, en dévisageant Iakoba. Iakoba restait impassible, même sous les injures de Paofaï, — et le vieux n’en démordait point : — « Homme sans mémoire ! Térii qui as perdu les Mots ! Térii qui m’as nommé son père… J’aurais dû te serrer le cou dans ton premier souffle ! » On l’entraîna sur le corail, encore, selon le châtiment. De plus loin : — « Térii… Térii… Tire ton œil et fais-le manger à ta mère ! » Les assistants frémirent sous l’épouvantable injure. Iakoba souriait en considérant les matelots et leurs faix. Aüté lui bondit au visage : « Tu as vendu ta fille… tu es… » C’étaient là parlers inutiles. La foule avait compris et bousculait le jeune homme, en riant. Et tous attendaient que le diacre, confondant ses insulteurs, fît à ses nouveaux fidèles un beau discours d’arrivée.
Or, le chrétien ne répondit pas à ces injures, bien qu’odieuses, impies, et propres à le déconsidérer. Le Livre dit : Tu pardonneras les offenses. Et d’ailleurs, on ne pouvait descendre à discuter avec un vieux fou de sauvage et un petit piritané sans emploi. Puis toutes les craintes étaient loin : Kérito récompensait déjà son serviteur bien avisé. Ouvrant les sacs que les deux Farani laissaient tomber à ses jambes, Iakoba dit fièrement aux fétii : — « Voici vos clous ! » Ensuite il montra le rivage, la route Royale, l’emplacement propice, l’amas de planches toutes prêtes, et il fit comme faisaient les Missionnaires dans certains jours manifestement inspirés : — « Enfin ! » il étendait les deux bras, « nous bâtirons la Maison du Seigneur ! Hotana pour Kérito ! » Les fidèles répondirent : — « Améné », et dans un nouvel enthousiasme ils s’empressaient tous à l’ouvrage.
Mais le diacre tout d’abord, rajusta décemment un pli de son maro noir que le vieux avait défait en s’y raccrochant.
- ↑ Égypte.