Les Immémoriaux/3/La Loi nouvelle
LA LOI NOUVELLE
Un chrétien, choisi pour ses vertus et sa forte voix, cria sur la foule assemblée auprès du grand Faré-de-prières : — « Le chef-de-la-justice va parler ! » Nul ne savait quel homme, ou quel Missionnaire, peut-être, était ainsi désigné. Mais un possesseur-de-terres de chétif aspect, et assez inconnu, se leva tout droit sur ses jambes. On espéra que ce titre imposant et obscur, — dont jamais personne ne s’était revêtu, — prêterait à son discours une inhabituelle majesté. Il donna seulement l’ordre d’amener les « cinq grands coupables ».
La foule s’éjouit dans l’attente d’un spectacle neuf. Pour la première fois allait siéger le Tribunal. On nommait « Tribunal » cette compagnie de possesseurs de terres, de chefs, et même de bons chrétiens de bas ordre, chargée de représenter dans les îles Tahiti, la volonté du Seigneur Kérito. Pour ce faire, ils montaient sur une estrade : aussitôt leurs paroles et leurs conseils prenaient une vertu singulière : des reflets de l’Esprit divin passaient dans leurs esprits : ils ne parlaient plus qu’au nom de cette loi sans défaut dont le nom, d’après la Loi du Livre se disait Turé[1]. Au milieu de ces gens appelés « Juges », et dans une chaire bâtie à sa corpulence : Pomaré-le-Réformateur.
Et les cinq grands coupables parurent. Leurs poignets étaient noués sur les reins par des tresses de roa. Ils gardaient une forte assurance malgré toute l’infamie dont on les sentait chargés. Le premier, ce Téao de la vallée Pipaèrui, tenait les yeux calmes et sans haine sur la foule injurieuse. Il n’avait point, au lendemain de la nuit sacrilège, tenté d’échapper aux serviteurs des prêtres qui l’entourèrent et le saisirent. Mais, comme Iésu dont il se disait l’inspiré, le Fou avait donné ses deux bras, pour recevoir les liens. — Paofaï, qui marchait derrière lui, montrait, en revanche son grand torse d’homme vieux, tatoué de coups. Les trois autres, on ignorait leurs noms. Ils suivaient, de plein gré, leur maître Téao, et se vantaient d’en être les « apôtres ». L’un d’eux boitait, le pied brisé d’un coup de bâton. On les poussa devant l’estrade, au milieu d’une place vide. La foule se ferma sur eux.
Iakoba regardait les criminels avec une fierté dont lui seul était digne : quel autre aurait eu ce courage à suivre, dans la nuit, jusqu’au fond de la vallée, les redoutables Mamaïa ? Il comprit, à l’œil sévère des juges, la gravité de la faute des fous, et bénit Kérito, par une courte prière non parlée, de l’avoir préservé lui-même. Il oubliait volontiers, au milieu du jour éclatant, ses peurs et son trouble nocturnes : douze nuits avaient passé depuis !
Au milieu d’un grand silence, le chef-de-la-justice interpella Téao :
— « Téao no Témarama, par ton baptême, Ezékia, tu es conduit devant nous sur l’ordre du roi Pomaré. On sait que tu insultes les chefs. Car malgré la défense, tu tiens des assemblées secrètes avec tes frères. De nombreuses gens t’ont surpris, dans la vallée Tipaèrui, chantant d’abominables himéné et priant le Seigneur pour qu’il renverse le Roi. »
Téao répondit doucement :
— « Je ne suis plus Téao no Témarama. Mon nom fut peut-être Ezékia. Mais cela n’importe plus : ma parole est désormais parole de l’atua Kérito. C’est en moi qu’il demeure ; à travers moi qu’il transparaît. C’est par sa volonté que me voici devant vous. »
Les juges le considéraient avec une curiosité. La foule houla vers lui, toutes oreilles tendues. Le chef-de-la-justice, prenant un long rouleau chargé de signes, lut avec force tous les crimes dont on accusait le Fou, et tous les noms dont on pouvait le flétrir : le moindre en était odieux. La bouche du parleur ne les prononçait qu’avec mépris.
D’abord, l’homme était dit « hérésiarque, » car il honorait, à l’égal du dieu même, sa mère, Maria. Qui donc lui avait enseigné ce parler faux ?
Téao rappela l’histoire des premiers prêtres à longues tapa blanches, les deux Paniola peureux et doux : celui qui s’enfuit : celui qui mourut, et dont on avait fouillé les os. Il dit leur manière de prier, mains jointes, et de chanter dans un langage qui n’était rien qu’on parlât sur n’importe quelle autre terre. Puis :
— « Quand vous êtes venus, vous autres, et vos pareils avec vous, nous avons cru au retour dans notre île de frères éloignés ou de fétii des deux Paniola : vous disiez les mêmes choses, avec moins de douceur. Mais quand vous avez changé vos lèvres et vos langues, et défendu ce qu’ils ne défendaient pas, et ordonné ce qu’ils n’avaient jamais réclamé, pourquoi donc aurions-nous suivi vos discours et non les autres, déjà familiers ? »
La foule, étonnée, ne marquait point de haine. La lecture dénonciatrice reprit : Téao, de plus, était dit « adultère », car, bien que marié, prétendait-il, suivant la loi de Kérito, il acceptait d’autres femmes que la sienne, et en grand nombre, autour de lui. Alors, il répondit avec assurance :
— « Le livre que vous honorez raconte comment le chef Salomona posséda jusqu’à sept cents épouses. Le Seigneur ne l’appela point adultère ; mais le sage par-dessus les sages.
— Ce qui fut bon, pour Salomona, jadis », répondit une voix parmi les premiers assistants, « et en d’autres pays, n’est pas bon pour nous, maintenant… » Et Noté le Missionnaire, perdu jusque-là parmi la foule, se rapprocha des marches de l’estrade. On s’étonna qu’il ne prît point sa place parmi les juges. Il se tint à mi-chemin du Tribunal. Téao le vit et lui jeta :
— « Ce qui est bon pour vous, vous autres, les hommes à peau blanche, l’est-il donc également à nos yeux et à nos désirs ? Et si les tané dans votre terre sont à ce point vieillards et impuissants qu’une femme suffise à leurs maigres appétits, pourquoi se contenter ailleurs de cette disette ridicule ! » Et Téao, précipitant son discours avec adresse :
— « Qu’importent, après tout, à l’atua ou aux troupes des dieux de tous les pays, qu’importent les enlacements des petits hommes qui halètent : et quelle est donc l’oisiveté de votre Seigneur, pour que, du firmament où vous le juchez, il descende à compter des épouses, à tarifier des ruts que l’on paie à ses disciples avec de pleins bambous d’huile, à épier ces grands coupables qui, le jour du sabbat, ont planté un clou dans une pirogue, ou dormi sous vos discours pesants ! Je sais bien que l’atua Kérito, le mien, qui m’illumine, et le Souffle divin, et la Paréténia, ne s’abaissent jamais à de tels travaux. — Ce sont des œuvres de prêtres… œuvres de serviteurs rusés ! mais Ils volent très haut, dans le ciel du ciel de Tané, et les prières, et les discours, et les paroles chantées avec un mode suppliant, vont seuls, de tous nos actes, les joindre et les toucher ! » Il leva les épaules ; ses mains liées firent crier les cordes : « Leur nourriture et tout ce qu’ils réclament, ce sont nos désirs, nos louanges, le meilleur de nous-même, le plus léger, le plus divin. Le reste, ce que nous faisons au ras des terres où piétinent les hommes, ce que nous buvons, ce que nous massacrons, les grossiers aliments dont on se rassasie… laisse aux misérables sorciers le soin d’en repaître les tii, qui sont la racaille des dieux ! »
Le visage clair, détendu, l’inspiré de Iésu continuait superbement d’une haleine. C’était un beau parleur. Les trois disciples, à toucher ses flancs, respiraient plus largement eux-mêmes. Paofaï levait ses grands sourcils. Pomaré, les yeux rouges, pleins d’ennui, regardait lourdement tour à tour les coupables, les juges, les coupables encore. La foule se taisait, comme jadis aux temps des beaux récits. Mais le chef-de-la-justice, imposant sa voix par-dessus l’autre voix sonnante, accusait enfin Téao d’un dernier méfait, le plus grave, peut-être, à en croire le maintien des juges : Téao avait « attenté à la forme du Gouvernement », c’est-à-dire qu’il avait voulu « renverser le Roi, et chasser les chefs ! » Pomaré frémit des oreilles et leva la paupière droite.
L’inspiré se récria : les chefs ! mais il déclarait devant la foule et devant tous ses disciples les avoir en grand respect, les tenir en haut hommage, mieux que ne pouvait faire n’importe quel manant parmi la troupe des chrétiens… Les chefs ! qui donc les avait, plus que les Missionnaires, desservis aux yeux de tous, et déconsidérés ! Qui donc avait enseigné avec plus de force et de succès le mépris des maîtres anciens ! « Autrefois, quand l’Arii demandait au manant : — « À qui est ce cochon ? » — « Notava ! » répondait l’homme avec empressement, « à toi, comme à moi ! » Et l’on se hâtait à changer de mots, pour mieux honorer le chef, reflet du dieu. On n’eût pas osé lui dire : « Aroha ! » comme au simple prêtre, mais : « Maéva nui ! » Si l’on faisait sa louange ; si on le suppliait, si on le nommait heureux à la guerre et puissant auprès des femmes, même si par improviste on le déclarait menteur et lâche, n’usait-on point du mot noble, du mot réservé ! Car le chef était divin par sa race et par son pouvoir. — Maintenant, les Piritané ne sont-ils point venus dire : « Ce sont des hommes à deux pieds, comme vous ! » et depuis, les chefs à deux pieds ont besoin de mendier les offrandes, ou de menacer, pour que leur ventre ne reste point affamé. Ils ne réclament plus des vocables superbes, et se contentent des paroles soufflées par tous les esclaves et salies dans les plus vils gosiers ! Ils ne chargent plus les porteurs-de-chefs de leurs fardeaux, majestueux à l’égal des simulacres divins : les prêtres portaient le dieu ; les hommes portaient le chef ! — mais, s’ils n’agitent pas encore leurs petits membres sur le sol, ils consentent à grimper sur les cochons coureurs : des hommes à deux pieds ? bien mieux : à quatre pattes ! Ha ! Et ils étaient dieux ! »
Pomaré plissa le front comme un auditeur surpris à la fois et tout près de se laisser convaincre. Noté, comme contraint par les remous des assistants, atteignit les hauts degrés du Tribunal. Il semblait transporté par une juste indignation :
— « Les chefs ne sont pas dieux. Nul n’est dieu, hormis l’Éternel. Mais l’Éternel a donné son pouvoir aux Rois qui le représentent sur la terre.
— À quoi bon ? Ne l’avaient-ils point déjà par la vertu de leur personne, la majesté de leur allure et de leurs appétits ? — Quand l’Arii-rahi » la voix de Téao se couvrit de respect, « quand l’Arii-rahi, que vous traitez maintenant de « roi » s’enfuyait de Moóréa la tumultueuse, alors qu’il était seul, indécis, inquiet, nous avons, mieux que tous les autres qui se parent aujourd’hui de son ombre et de ses regards, accueilli sa venue sur notre terre. Nous avons fait siffler les lances et claquer les pierres de nos frondes. Nous honorions la foulée de ses pas, comme vestiges d’un dieu descendu !
— Cependant », reprit Noté avec assurance, — il touchait maintenant la troupe des juges, et semblait partager leurs discours, — « n’as-tu pas réclamé du Seigneur Kérito qu’il chassât les Missionnaires et qu’il exterminât les chrétiens ? »
Téao ne pouvait nier : c’était sa prière habituelle. Mais il cria : — « Je n’ai pas élevé les missionnaires au rang des Arii que je respecte !
— Eh bien », dit l’autre avec triomphe, « sache donc que si Pomaré le Réformateur gouverne en ce jour bienheureux comme durant sa longue vie ; et que si, dans les années futures, ses enfants sont encore les possesseurs de l’île, comme les fils du Roi Piritané restent depuis des milliers de lunaisons maîtres de leur pays, — c’est de la volonté seule du Maître des Rois. C’est lui qui nous envoya pour rétablir par les mousquets de nos frères, par nos conseils, par la vertu du Livre, le pouvoir du chef que voici. S’en prendre à nous et à nos disciples, c’est donc vouloir s’en prendre au Roi. C’est mépriser, en même temps, la Loi qu’il vient de donner à son peuple ! » Et, se tournant vers une partie des juges qu’il appela d’un autre nom nouveau, la « troupe des jurés », Noté leur assigna : — « Vous aurez donc à prononcer si vraiment, ou non, Téao no Témarama, par le baptême, Ezékia, est coupable d’avoir, au cours de nombreuses assemblées secrètes, attenté à la forme du Gouvernement. » Les jurés se levèrent, et, pour mieux discuter, — bien que l’infamie de Téao ne fît plus aucun doute — ils se retirèrent à l’écart.
Les trois disciples de l’hérésiarque se mirent alors à parler à la fois, mais Noté et le chef-de-la-justice les dominèrent aisément. On apprit cependant qu’ils se prétendaient inspirés par Ioané-le-Baptiseur, par Salomona, et par l’apôtre Paolo ; ils s’indignaient qu’on les accusât : préservés par leurs souffles familiers, ils ne pouvaient commettre la moindre faute : qu’importait la manière dont ils jouaient de leurs corps, puisque leur esprit restait innocent et bon ? — On leur répondit, que, disciples de Téao, ils partageraient le châtiment du maître ; — quant à Paofaï, il cria de lui-même :
— « Je ne suis point avec ceux-là, bien que beaux-parleurs. Mais les dieux qu’ils honorent ne sont pas les miens.
— Quels sont tes dieux ? » demanda Noté, dont la bouche parut mordre dans un ennui. Il se pencha vers le roi : « Un hérésiarque de plus ! »
Paofaï ne répondit pas sans détour :
— « Dis-moi le nom de la terre où je mange.
— Tahiti ! » murmura le juge avec étonnement.
— « Mes dieux sont donc les dieux de Tahiti. Cela n’est-il point éclatant ? Pourrais-je en avoir d’autres ? Si je parle, n’est-ce pas avec ma propre bouche, et pourquoi voler aux autres leurs lèvres et leur souffle ! Quand les bêtes changent leurs voix, c’est qu’elles vont mourir !
— Cela », interrompit Noté, « ne fait pas connaître ta conduite, ni ce que tu prétends être… »
Paofaï se découvrit le torse, et, baissant les paupières, chanta sourdement :
— « Arioï ! Je suis Arioï… » Dans la stupeur immobile de la foule, il acheva, sans récris, l’incantation des grands-maîtres passés.
Mais, sitôt l’ébahissement tombé, ce fut une bourrasque de rires, de sifflements hargneux et méprisants, de parlers ricaneurs, de gestes de moquerie : Païen ! C’était donc un païen ! Il y en avait encore ! Encore un ! Le beau reste des temps ignorants ! Ha ! Ha ! Ha ! il adorait les dieux de bois ! il avalait avec respect les yeux de cadavres, auprès des maraè démolis ! On criait : Mangeur d’œil ! Sauvage ! Homme stupide ! Homme sans pudeur ! Vieux sorcier ! — La gaîté se levait, sans bornes, gaîté permise, plaisante même aux yeux des Missionnaires et de Kérito. On n’eût pas figuré sur une estrade à danser, d’histoire aussi imprévue ! Et point baptisé, sans doute, l’arioï, le va-nu-pieds, l’homme aux épaules dépenaillées ! Et digne, alors des feux de l’enfer ! L’aventure était drôle ! Le spectacle était bon ! Païen ! Il y avait encore un païen !
Noté, cependant, calma les rires et dit sans haine :
— « Mon frère, je reconnais maintenant ta personne. Je sais tes aventures, et que tes yeux n’ont pu s’ouvrir encore à la Vérité : je te l’ai dit, sans que tu veuilles le croire : il n’y a plus de maraè ; il n’y a plus de dieux païens. Mais, viens dans les faré où l’on enseigne à prier le Seigneur, à lire et à répéter Sa loi : dans peu de temps, tu sortiras de cette ignorance dont ceux-ci » il montrait la foule, « sont fiers d’être tirés. Tu sauras les louanges de Kérito : ce qu’il enseigne ; ce qu’il défend. Les rires cesseront autour de toi. Tu seras baptisé, et Membre de l’Église chrétienne. Quel plus beau titre ?
— Bon discours ! » songeait Iakoba. Mais quelle n’était point l’impiété de l’autre pour qu’il s’obstinât à répondre :
— « Lire les signes ? Lire la « Loi » et tous vos parlers d’étrangers ? Hiè ! je dis à vos figures et dans vos oreilles : quand les bêtes changent leurs voix… »
Un grondement de la foule étrangla sa parole, mais il reprit plus fortement :
— « Quand les hommes changent leurs dieux, c’est qu’ils sont plus bêtes que les boucs, plus stupides que les thons sans odorat ! J’ai vu des oiseaux habillés d’écailles ! J’ai vu des poissons vêtus de plumes : je les vois : les voici : les voilà qui s’agitent : ceux-ci que vous appelez « disciples de Iésu ». Ha ! ni poules ! ni thons ! ni bêtes d’aucune sorte ! J’ai dit : Aroha-nui pour la terre de Tahiti, à ma revenue sur elle. Mais où sont les hommes qui la peuplent ? Ceux-ci… Ceux-là… Des hommes Maori ? Je ne les connais plus : ils ont changé de peau. »
Un grand vent de haine s’éleva de l’assemblée, qui, roulant des rumeurs, parfois couvrait le dire impétueux du païen, et d’autres fois, subissait tous Ses reproches :
— « Ils avaient des dieux fétii, des dieux maori, Vêtus de maro, ou bien nus de poitrine, de ventre et de visage ; et tatoués de nobles marques… Ils avaient des chefs de leur race, de leur taille, ou plus robustes encore ! Ils avaient d’inviolables coutumes : les Tapu, qu’on n’enfreignait jamais… C’était la Loi, c’était la Loi ! Nul n’osait, nul ne pouvait les mépriser ! Maintenant, la loi est faible, les coutumes neuves sont malades qui ne peuvent arrêter ce qu’elles nomment crime, et se contentent de se mettre en colère… après ! Un homme tue : on l’étrangle : la sottise même ! Cela fait-il revivre le massacré ? Deux victimes au lieu d’une seule ! Deux hommes disparus au lieu d’aucun ! Les tapu défendaient bien mieux : ils ne protègent plus. Vous avez perdu les mots qui vous armaient et faisaient la force de vos races, et vous gardaient mieux que les gros mousquets de ceux-ci… Vous avez oublié tout… et laissé fuir les temps des autrefois… Les bêtes sans défense ? Les autres les mangent ! Les immémoriaux que vous êtes, on les traque, on les disperse, on les détruit ! »
La foule menaçait de plus belle et pressait l’impie. Le visage de Noté suait avec cette fureur pâle dont les étrangers ont coutume… Il enjoignit au chef de se lever, et de poser sa puissante volonté. Le roi hésitait : car il n’avait jamais eu de tels discours à prononcer :
— « La société mauvaise, appelée société des Arioï a été détruite par un décret royal, durant la deuxième lunaison de l’année mil huit cent seizième après la naissance de Kérito — comme il est écrit dans les feuillets que voici. » Il s’assit et demanda : « Est-ce bien de la sorte qu’aurait dit le Roi Piritané ? » Noté approuva : — « C’est bien ainsi ». Il ajouta violemment : « C’est une honte que de se parer de tels titres ! Mais le roi vient d’en fonder de plus nobles. Et ceux-là dont les pensers sont bons et la conduite digne, recherchent à y participer.
— En vérité ! » pensait Iakoba, et toute la foule comme lui : quel plus beau titre que celui de chrétien ! Si l’on ne veut pas s’en contenter, malgré tout, il y a pour les gens « sobres » — on appelle ainsi les gens qui ne boivent jamais de liqueur piritané, en public, — il y a la Société de Tempérance, fondée par le Roi, et pour les plus savants, l’autre société, « Académie Royale des Mers du Sud ».
Paofaï haussait les épaules afin de montrer son mépris. Mais il n’en parut, aux yeux de tous, que plus méprisable lui-même. Le vieux récalcitrant avait trop parlé déjà ! On attendait avec impatience qu’il fût jugé, enfin, et puis, qu’il s’en allât, mais, châtié rudement. Pour renseigner le tribunal, on s’ingéniait à rappeler ses actes, et le moindre de ses pas : on l’avait aperçu, une nuit, rôdant autour du maraè détruit : en quête de victimes évidemment ! Une femme assura que ses deux enfants étaient morts trois nuits après le passage du païen devant le faré où ces enfants mangeaient : on vit clairement que sa personne était maléficieuse pour les chrétiens de l’île.
Enfin, ceux-là que le juge avait interrogés sur le crime de Téao, ayant délibéré comme il convient, à loisir, regagnaient leurs places. Le chef-de-la-justice parla :
— « Téao no Témarama, par son baptême Ezékia, est-il coupable, ou non, d’avoir attenté à la forme du gouvernement ? »
Le chef-des-jurés, se levant, répondit avec une digne assurance : — « Cet homme est réellement coupable. » Deux jurés, cependant, parmi les six, feignirent de protester. Mais comme la foule grondait sur eux, ils se turent : Téao no Témarama était donc, sans erreur, reconnu criminel. La Loi déciderait du châtiment. Quant à Paofaï, il se dénonçait lui-même comme idolâtre et serviteur des mauvais esprits. Noté se tourna vers le Roi : — « À ton tour, maintenant ! » Il désignait une page du livre. Pomaré souffla par deux fois, afin de laisser à ses yeux le temps de s’habituer aux signes. Puis il prononça :
— « Voici ma parole vers vous. La Loi dit, dans sa huitième partie, concernant la Rébellion : ce crime sera puni de mort.
» Et voici encore : la loi dit, dans sa vingt-quatrième partie, concernant le culte des faux dieux : ce crime sera puni de mort. »
Le Réformateur siffla, mécontent parce que sa langue avait hésité devant un mot difficile. Il demanda néanmoins :
— « Le Roi Piritané parle-t-il avec cette facilité-là ?
— L’aisance même », rassura Noté. Mais une voix lente et douce, flottant sur les autres rumeurs, se levait du groupe détestable : Téao disait avec sérénité, vers ses disciples immobiles :
— « Venez, la troisième nuit après ma mort, au pied de l’arbre où je serai pendu. Vous me verrez, libre et réanimé, monter vers le firmament de Iésu. Et je m’assiérai à Sa droite. »
Puis Noté parla très vite, mêlant à son discours ces vives paroles du Livre, qui défend : « S’il s’élève au milieu de toi, un prophète ou un songeur qui annonce un signe ou un prodige, tu n’écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce songeur, car c’est l’Éternel votre dieu qui vous met à l’épreuve pour savoir si vous aimez l’Éternel. » Et la fougue du Missionnaire gagna le Roi lui-même, qui, sortant de sa lourdeur, apostropha les criminels avec des injures et des menaces non apprises :
— « Ainsi ! quand les prières, les formules, les rites et le culte étaient judicieusement établis par le Roi, acceptés, reconnus par tous les chefs, ces gens-là prétendaient bouleverser tout encore, au préjudice des véritables et bons chrétiens ! Quelle ignorance ! Quelles mauvaises mœurs ! » Il cria : « Mais je vous jetterai à la mer !
— Admirable », affirma Noté. « Le Roi Piritané n’eût pas mieux discouru. » Puis tous deux parurent se consulter, et Pomaré conclut enfin que la Loi Nouvelle, bien que rigoureuse, tenait compte des premiers services de Téao, du grand âge de Paofaï, et qu’en place de la pendaison, il leur serait accordé la « Course-au-récif ». — Le peine demeurait rude. Téao reprit sa voix assérénée :
— « Venez, la troisième nuit après ma mort, sur le récif, où je serai roulé. Vous me verrez, libre et réanimé, monter vers le firmament de Iésu… » Le tumulte le prit. Les gardiens, se jetant sur les cinq grands coupables, s’ouvrirent péniblement un passage à travers la foule hargneuse qui réclamait un prompt châtiment.
La Loi nouvelle ayant ainsi parlé, Iakoba et tous ses compagnons la déclarèrent pleine de finesse et digne d’admiration : la loi jugeait comme ils auraient jugé : la Loi était juste : Et l’on se réjouit à voir s’avancer d’autres coupables, nombreux, mais appelés seulement pour des crimes plus petits.
Une femme comparut la première, et fut accusée de « Fornication ». Elle ne parut point comprendre ce que les juges entendaient par là. Car le mot, comme tant d’autres, était piritané d’origine. Noté lui expliqua, non sans réticence et ennui, qu’on désignait ainsi, pour une femme, l’acte de dormir auprès d’un homme, et, pour un homme, l’acte de dormir auprès d’une femme. Elle rit alors, à pleines dents : si le mot lui avait paru neuf, la chose elle-même était assez familière. Et toute la foule rit avec elle : Pourquoi donc inventer de tels mots extravagants, pour signifier une si ordinaire aventure ? Les noms maori ne manquaient point là-dessus, et renseignaient davantage !
Mais le Tribunal gardait sa majesté. Si la chose semblait banale quand on lui donnait ses appellations coutumières, elle n’en restait pas moins détestable aux yeux de Kérito, qui l’avait marquée de ce nom de mépris : Fornication. Dès lors, elle relevait de la Loi, partie dix-neuvième, où il est dit : « La Fornication sera punie de travail forcé pour un temps déterminé, fixé par le Tribunal. Les coupables seront, en plus, obligés à dire le nom de ceux qui ont commis le crime avec eux. »
La femme ne riait plus ; bien qu’à vrai dire, la menace de « travail forcé » lui parût plaisante plutôt que redoutable : — et qui peut se vanter d’avoir contraint une fille à remuer ses doigts ou ses jambes quand elle veut dormir ? — Mais elle serrait la bouche, obstinée à ne pas dénoncer ses fétii. Alors, on la conduisit rudement à l’écart. D’autres la remplacèrent, craintives un peu, rieuses quand même : elles ne semblaient pas davantage comprendre l’impiété de leurs actes : on les sentait, au contraire, toutes fières de pouvoir accomplir chaque jour, et si aisément, une action dont se préoccupait la Loi !… — Un cri jaillit, de l’entour, suivi de plusieurs noms d’hommes jetés au hasard, précipités : la première coupable avouait tous ses complices. Et l’on connut que la Loi, par le moyen de robustes disciples, forçait à parler même les plus récalcitrantes.
La femme revint, la poitrine secouée ; pleurant et pressant ses hanches : on les avait ceinturées d’une corde glissante, et meurtries. Elle déclara ce qu’on voulut, tous les noms de tané dont elle avait le souvenir ; et, pour qu’on n’essayât point de lui en arracher d’autres encore, elle inventa quelques-uns de plus. Ses compagnes l’imitèrent, en hâte. L’un des juges écrivait, à mesure, tous les aveux. — Mais une fille surprit le Tribunal par un dire imprévu :
— « La faute n’est pas sur moi ! » criait-elle, « il l’a réclamée toute, pour lui ! » On la pressa de questions : elle avoua que l’étranger auprès duquel on l’avait surprise, était le chef de ce pahi farani si accueillant, si bienvenu ! Elle n’avait consenti à suivre l’homme que sur la promesse d’en obtenir, après chaque nuit, un beau, un beau livre, avec des figures bleues et rouges, et l’histoire de Iésu.
— « Il t’en a donné ? » demanda l’un des juges.
— « Douze ». Le Farani en possédait d’autres encore, et les distribuait volontiers aux femmes avides de conserver la Bonne-Parole. Elle répéta :
— « Mais il m’avait promis de garder toute la faute, pour lui. Et puis, je n’ai pris aucun plaisir. Et nous avions une couverture. »
Pomaré ne désapprouvait point, à en juger par son regard, l’ingéniosité du Farani. Iakoba reconnut, à cette histoire, le jovial maître-de-navire qui l’avait ramené dans l’île, et qui, frappant sur de gros sacs pleins de livres, de clous, de haches et de colliers, lui avait jeté, pendant la traversée : « Mon vieux fétii, voilà de quoi s’amuser avec toutes les femmes de ton pays ! » Le stratagème était bon.
Mais les juges ne jugeaient point ainsi. Après leur avis, Pomaré dut répéter :
— « La partie dix-neuvième de la Loi, concernant la Fornication, dit : ce crime sera puni de travail forcé. Ainsi les dix femmes coupables, et leurs complices quand on les prendra, s’en iront sur le chemin de la vallée Faá pour débrousser le passage, battre le sol, et casser de petites pierres. Ils devront aussi creuser les deux bords du sentier, pour revêtir et durcir le dos de la route ; cela, jusqu’au jour où ils auront couvert trente brasses de chemin. » L’on se réjouit à la ronde, car les cochons porteurs-d’hommes n’en courraient que plus vite, et avec moins de fatigue. Le Roi disait encore : — « Mais, pour cette femme-là qui a grandi sa faute en suivant un mauvais Farani, et en invoquant avec sacrilège le nom du Livre, elle devra subir, avant le travail, un tatouage honteux sur le front. » La femme se mit à pleurer.
D’autres coupables vinrent encore ; certains, convaincus d’avoir dormi pendant les himéné, dans le faré-de-prières — d’autres, d’avoir pêché durant la nuit qui précède le sabbat, et si matin, qu’on pouvait affirmer la « Transgression du jour réservé ». Parmi eux, l’on traînait un être à deux pieds, qui roulait des yeux sans ruse. Il aperçut le chef et balbutia, d’un air stupide : — « Narii… » On connut alors que c’était un combattant de la troupe Pomaré, lors de la grande victoire. Certain de voir perdue la bataille, il avait couru, comme l’Arii, et si loin, et si éperdument, que depuis lors il vivait dans la montagne, toujours apeuré comme les chèvres. C’est là qu’on l’avait surpris, frottant les bois qui s’enflamment, — et cela, un jour de sabbat ! À considérer le maintien indigne du sauvage, Iakoba sentit un orgueil : comme tous les bons disciples, il avait tondu sa chevelure et coupé les poils de son visage avec une coquille aiguisée. — Mais cet homme-là n’avait rien de chrétien avec sa barbe de bouc et son crâne broussailleux ! Iakoba détourna la tête. Pomaré prononçait :
— « La partie septième de la Turé, concernant la Transgression du Sabbat, dit : ce crime sera puni d’une longueur de route égale à cinquante brasses. » L’homme hébété restait indifférent. On le chassa par de grands coups de bâtons.
Et plus vite, à mesure que tombait le soleil, les coupables défilèrent. Nul n’osait plus réclamer ni dire « non » quand le chef-de-la-justice interrogeait — même au hasard. Pour chaque faute, pour chaque erreur et chaque négligence, la Loi, toujours, avait réponse, et semblait tout prévoir. Afin que personne ne pût à l’avenir se targuer d’ignorance, le Réformateur commença de lire, en les entourant de parlers profus, tous les interdits qui n’avaient pu, en ce jour, s’illustrer par des exemples. Il expliquait donc avec ces mots à demi piritané dont nul ne riait plus — ce qu’il fallait entendre par Vol ; ce qu’on nommait Propriété ; ce que signifiait : Achat, Vente, Location, Adultère et Bigamie, Séduction, Testament, Ivrognerie, Tatouage volontaire, Délation fausse et Délation vraie, Dommages causés par les chiens, Dommages causés par les cochons. La plupart des auditeurs ne discernaient pas exactement lequel de tous ces crimes était le plus détestable. Mais la foule rusée en retenait bien vite un bon enseignement : c’est que tout cela : Vol, Vente et Bigamie, et le reste, se concluait de la même façon : quarante brasses de route ; ou plus ; ou moins : et l’on pouvait recommencer. Ainsi faisaient la Rivière et les Hommes : on jette un pont ; les eaux l’emportent, et l’homme rebâtit. Ainsi de la Loi et des gens : on fait la faute ; on fait la route ; et l’on refait tout à loisir.
Quand fut épuisé l’appel des coupables, la foule se désappointa. Ceux qui n’avaient pas eu ce contentement d’être déclarés « criminels » regardaient avec une envie leurs fétii, que de si nobles juges, et le Roi, venaient de proclamer Bigames, Adultères ou Fornicateurs. On considérait aussi, non sans désir, ces filles dites « Concubines » dont le corps et les embrassements avaient sans doute une vertu spéciale, puisque leurs ébats relevaient de vocables nouveaux. Elles-mêmes ne cachaient pas une fierté, où se mêlait cependant une inquiétude. Mais c’était payer de bien peu — quelques journées pénibles à venir, ou à ne pas venir ? — cet honneur d’avoir un instant occupé autour de sa personne tous les chefs, et les yeux de la foule. Alors, on s’ingénia dans l’assemblée, à découvrir, en soi-même et autour de soi, d’autres coupables. Un homme cria qu’on lui avait pris un cochon. Il amenait deux fétii, les désignant comme « Voleurs ». Tous ensemble ils semblaient assez bien s’accorder, mais pour réclamer le jugement, et qu’on fît parler la Loi pour eux tout seuls. Pomaré, d’un regard lourd et lassé, se levant une dernière fois, voulut bien déclarer :
— « La deuxième partie de la Loi concernant le Vol, dit : Si un homme vole un cochon, il devra en rendre quatre. Tu recevras donc quatre cochons.
— Huit ! » protesta le volé. « Car les voleurs sont deux ! Huit ! »
La réponse, cette fois, n’était pas écrite dans la Loi, et le Réformateur hésitait. Mais soudain :
— « En vérité ! Huit ! La Loi dit quatre pour le volé, et quatre pour le roi. » Il sourit avec orgueil, vers lui-même, disant : « Le chef des Piritané n’aurait certes pas mieux jugé ! »
Les trois hommes s’en allèrent satisfaits.
Et des gens en grand nombre, qui n’avaient point réussi à s’inventer coupables, s’occupèrent à tenir sur eux l’attention du Tribunal, en lui soumettant de graves différends : devait-on chanter les himéné vers le Seigneur, debout, comme il était prescrit dans l’île Raïatéa, ou bien assis, les jambes croisées, comme on l’autorisait ailleurs ? Vaut-il mieux avoir été baptisé dans la rivière Faütaüa, ou dans l’eau Punaáru ? Si l’on possédait autrefois deux femmes, laquelle doit-on épouser selon la Loi ? Si l’on découvre, loin de tout faré, des œufs de poule, et qu’on s’en empare, est-ce un Vol ? et faut-il rendre à la poule quatre fois plus qu’on a pris ? Peut-on manger, sans être mangeur d’homme soi-même, la chair d’un requin ou de tout autre poisson qu’on sait avoir dévoré des hommes ? ou seulement mordu… ? mais le plus inquiétant était ce doute : Si l’on se trompe, en lisant le Livre, faut-il recommencer la page toute seule, ou la partie, ou le Livre entier ? — Sans répit, les Professeurs de Christianité, les juges, et Noté lui-même, s’efforçaient d’éclairer les bons disciples.
Mais, une dernière fois. Noté réclama le silence, et lança des reproches : où donc étaient les fruits de ces belles promesses jetées avec tant d’enthousiasme le jour du grand baptême. Où donc ces présents volontaires attendus par la Société Tahitienne des Missions, cette assemblée admirable, accueillie, par eux-mêmes avec tant d’enthousiasme, et qui devait venir en aide à l’autre Société piritané… Comme bons chrétiens, ne devaient-ils pas tous ajouter leurs efforts et leurs parts aux efforts des chrétiens piritané, afin que baptisés eux-mêmes, on pût baptiser en leur nom, dans les autres pays ignorants ? Car des milliers et des milliers d’hommes encore, demeuraient païens sur les terres éloignées. Quelle n’était pas leur misère ! Dans une immense presqu’île appelée « Terre Initia »[2], ces pauvres sauvages s’infligeaient de terribles supplices, tailladant leur peau avec des couteaux de fer, ou bien, ouvrant dans le soleil durant des journées entières, leurs yeux atrocement brûlés. Les femmes, aussi folles, accompagnaient, sur des bûchers, les corps de leurs époux. Des foules entières, au jour de fête, se jetaient sous les chariots qui portaient les idoles aux dix bras… Noté, s’enflammant à mesure, évoqua des histoires inouïes.
L’assemblée se prit à rire : ces gens étaient lointains et stupides : pourquoi se faisaient-ils souffrir ? — Qu’on les laisse à leurs jeux ! — Sans plus s’inquiéter, on se détourna des paroles pressantes. Noté s’emporta : C’était donc là le zèle des convertis ! Que leur demandait-on ? Cinq bambous d’huile, par tête : on les obtenait, sans doute, mais si petits et si avariés ! Oui ! l’on se jouait des promesses, malgré les efforts de cet homme plein de zèle — il montrait le chef-du-fisc, appelé aussi « Secrétaire d’État ». Et, s’il leur restait indifférent d’acquérir de grands mérites aux yeux du Seigneur, pourquoi ne pas rechercher au moins l’approbation et la faveur lointaine de ces hommes éclairés qui gouvernent la Piritania : ne savait-on point que les noms des plus généreux chrétiens, recueillis par le chef-du-fisc, s’en allaient là-bas, où tous admiraient les largesses !… Voici, d’ailleurs, les paroles que le roi des Piritané envoyait au roi des Tahitiens : — et il lut : — ou peut-être, il feignit de lire :
« Salut ! je suis heureux de savoir que le Roi Pomaré-le-Second est digne des grandes faveurs que lui a réservées l’Éternel ; qu’il s’emploie de toute sa puissance à défendre le culte, à protéger le commerce et l’industrie, à proscrire l’usage mauvais des liqueurs fermentées. Mais qu’il veille bien à ce que ses sujets n’oublient point leurs promesses envers la Société des Missions, afin que d’autres pays puissent, à leur tour, partager les mêmes bienfaits. — Salut ! »
Pomaré approuvait en levant les sourcils. Mais nul dans la foule n’écoutait plus : l’histoire était pareille à bien d’autres, et pas plus amusante. On s’en allait au hasard. Bientôt le Tribunal siégea devant un grand espace piétiné et vide. Les juges se dispersèrent eux-mêmes. Pomaré, tout seul ainsi qu’il l’exigeait, gagnait sa pirogue pour se réfugier dans l’îlot Motu-Uta : il y passait toutes ses nuits.
Le Réformateur marchait d’un pas attardé par cette grosse jambe qui, depuis deux années, enflait sans répit. Il portait le Livre sous son bras. Il songeait, par avance, aux beaux pensers qu’il allait, d’une main fort habile, fixer par des signes, pour lui-même : c’était le récit de sa vie. Il y mélangeait d’autres histoires, imitées de la vie du grand chef Salomona. — Un serviteur, le joignant, lui remit une bouteille de áva piritané. Sans doute il en défendait, avec une grande rigueur, l’usage à ses manants. Mais ce qui n’est pas bon pour le peuple, devient excellent pour le Roi, si le Roi l’ordonne ainsi. Donc, il but avec avidité.
Et il regardait, plein d’orgueil, cette île Tahiti pacifiée par sa puissance, réformée par ses soins, instruite par son zèle : une fierté lui emplit les entrailles en même temps qu’un souffle chaud lui montait au visage. Dans la nuit, il devina l’immense toiture du Grand-faré-pour-prier, levé et consacré sous son règne. — Salomona, en vérité, n’avait pu mieux faire, avec son « Temple » — Salomona… qui donc en avait parlé, devant le Tribunal… Eha ! Sept cents épouses ? Oui ! mais son Temple ? non pas sept cents pieds de long ? Il dédaigna le petit chef Salomona. Puis, tout vacillant, il s’efforça de garder noble sa démarche. Il tourna soudain pour s’informer, — comme si le Missionnaire suivait toujours : « Le roi Piritané marche-t-il avec cette dignité-là ? » Mais il se vit tout seul, et se prit à rire : encore les tromperies de la boisson qui brûle… Alors il arrêta soudain son rire : saisi de regrets, il contemplait tour à tour la bouteille et le Livre. Il dit avec mélancolie, d’une voix douce :
— « Pomaré ! Pomaré ! ton cochon est plus en état que toi-même de gouverner les hommes ! » Résolument, il lança la bouteille hors de lui : ainsi faisait-il chaque soir.