Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/André et Barcoquebas

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ANDRÉ et BARCOQUEBAS,


Faux Messies, l’un vers l’an 115 de Jesus-Christ, & l’autre vers l’an 135.


Pendant que la foi faisoit des progrès dans tous les lieux de la terre, les Juifs s’attirerent les plus cruels malheurs en s’efforçant de secouer le joug des Romains auxquels Dieu les avoit soumis. Ils irriterent leur cruauté par les barbaries effroyables qu’ils commirent sous Trajan. Ce prince humain les traitoit avec bonté. Il y en avoit un très-grand nombre dans l’Égypte, & dans la province de Cyrene. La moitié de l’isle de Chipre étoit peuplée de Juifs. Un nommé André qui se donna pour un Messie, pour un libérateur des Juifs, ranima leur enthousiasme qui paroissoit assoupi. Il leur persuada qu’ils seroient agréables au seigneur, & qu’ils rentreroient enfin victorieux dans Jérusalem, s’ils exterminoient tous ces infideles dans les lieux où ils avoient le plus de Synagogues. Les hommes ont toujours fait parler Dieu relativement à leur intérêt, ou à leurs passions ; comment plaire à un Dieu de bonté, de douceur & de paix, en se portant à des cruautés, & en répandant le sang de nos semblables ?

Les Juifs, séduits par cet insensé, massacrerent, dit-on, plus de 220000 personnes dans la Cyrénaïque, & dans Chypre. Dion & Eusebe disent que non contents de les tuer, ils mangeoient leur chair, se faisoient une ceinture de leurs intestins, & se frottoient le visage de leur sang. Ce fut de toutes les conspirations contre le genre humain, dans notre continent, la plus inhumaine, & la plus épouvantable ; & elle dut l’être, puisque la superstition en étoit le principe. Ils furent punis, mais le châtiment ne fut pas proportionné au crime. Leur fureur néanmoins se calma par les peines bien méritées qu’on leur fit subir : ils demeurerent quelque tems en paix ; mais le feu de la révolte se ralluma sous le regne d’Adrien, avec une extrême violence dans la Judée même.

Cette nouvelle révolte fut occasionnée, selon Dion, par un motif qui auroit dû l’empêcher. Adrien avoit mis une colonie de Romains à Jérusalem, il lui avoit donné le nom d’Ælia capitolina, à cause du nom d’Ælius qui étoit celui de sa famille, & y avoit bâti un temple de Jupiter, à la place du temple de Jérusalem.

Les Juifs furent extrêmement irrités de voir dans leur capitale, non seulement des habitans étrangers, mais encore une religion contraire à la leur. Spartien prétend (ce qui paroît peu croyable) qu’on leur défendit la circoncision, & que ce fut ce qui les porta à prendre les armes. Saint-Chrisostôme paroît avoir cru que rien ne les avoit portés à la guerre, que l’inclination naturelle qu’ils avoient à s’opposer à une nouvelle religion, & à se soulever contre leurs princes. Ils vouloient rétablir leur monarchie, & ce pere dit fort clairement qu’ils entreprirent même en ce tems-là de rebâtir le temple de Jérusalem.

Adrien étoit alors en Orient. Les Juifs n’oserent se déclarer, & se continrent, tant qu’ils le virent dans l’Égypte ou dans la Syrie. Ils ne laissoient pas néanmoins de se préparer dès-lors secrétement à la guerre. Quand Adrien fut un peu plus éloigné, ils se révolterent publiquement. Ils avoient pour chef un brigand qui espéroit de s’enrichir par le pillage, & s’acquérir de l’autorité dans sa nation par ses violences contre les Romains. C’était un nommé Cazeb qui en Hebreu signifie menteur. Mais ayant honte de ce nom qui désignoit trop bien son caractère, il se fit appeller Barcoquebas ou le fils de l’étoile. Il vouloit faire croire aux Juifs qu’il étoit l’étoile que Balam avoit vue de loin, & un astre envoyé du ciel pour les secourir et les tirer de l’oppression sous laquelle ils gémissoient.

Ce prétendu Messie joignoit à l’esprit de rapine celui d’intrigue. Pour prouver aux Juifs sa mission, il employa un de ces artifices qui, quoique grossiers, ne manquent jamais de séduire une populace ignorante. Il faisoit sortir du feu & de la flamme de sa bouche par le moyen d’une boîte de fer blanc remplie d’étoupes enflammées. Cette ruse de vil charlatan qui n’est plus un secret aujourd’hui, même pour le bas peuple, pouvoit alors faire illusion au vulgaire.

Pour abuser encore mieux de la crédulité Juive, il s’associa à un fripon qui joua le rôle de précurseur, & qui le prôna comme un libérateur de sa nation, & comme un envoyé du Très-Haut. Cet homme nommé Akiba descendoit, selon les crédules Rabins, de Sisara général d’armée, sous Sabin, roi de Tyr. Il avoit demeuré 40 années à la campagne, où il gardoit les troupeaux d’un riche bourgeois de Jérusalem. La fille de son maître amoureuse de lui, ne voulant pas épouser un homme d’une condition si obscure, lui conseilla de relever la bassesse de sa naissance en s’appliquant à l’étude. Akiba promit de faire tout ce que voudroit sa maîtresse, qu’il épousa clandestinement.

Dès qu’il fut marié, l’amour de la science plus puissant sans doute que celui qu’il avoit conçu pour sa femme, lui fit prendre la résolution de la quitter pour aller passer 12 ans à l’académie. Il en ramena (à ce que disent les véridiques Rabins), 24000 disciples. Son épouse alla au-devant de lui avec des habits déchirés, parce que son pere l’avoit deshéritée. Mais à peine celui-ci eut-il vu son gendre, qu’il se jetta à ses pieds pour lui demander pardon, & lui donna une partie de son bien. On ne dit pas où étoit établie cette académie d’où Akibar ramena tant d’éleves. Elle étoit apparemment dans l’empire de la lune avec ses 24000 disciples. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce nombre prodigieux de savants moururent tous entre Pâques & la Pentecôte pour s’être querellés, & qu’ils furent tous enterrés au pied d’une colline, & sans doute par un effet du prodige, dans le même tombeau.

Le docteur Akiba continua d’enseigner avec la réputation la plus distinguée. Il étoit si savant qu’il rendoit raison de la plus petite lettre de la loi ; & on dit hardiment, sauf à n’être point cru, que Dieu lui révéla ce qu’il avoit caché à Moyse. Il eut la permission d’entrer dans le Paradis ainsi qu’un de ses beaux-freres, mais il en voulut sortir sans doute, pour venir jouer un rôle plus brillant. Un volume entier ne contiendroit pas ce qu’il a dit & fait de remarquable. Nous ne considérons ici cet homme à prodiges, que comme le héraut de Barcoquebas.

Cet imposteur parut dans le tems qu’Akiba jouissoit de toute sa réputation. Dès qu’il se montra au peuple, ce docteur s’écria : Voici l’étoile qui devoit sortir de Jacob, & se fit son précurseur. Ces deux fripons surent persuader au peuple dont l’esprit est toujours disposé aux préjugés, qu’il falloit un messie conquérant qui les délivrât du joug des Romains. Barcoquebas ayant assemblé des gens déterminés, se forma une armée de 200,000 hommes si forts & si vigoureux que chacun d’eux pouvoit, à ce que disent les Historiens, ou plutôt les menteurs Juifs, arracher un cedre du Liban, en courant à cheval.

Bither, ville forte près de Jérusalem, fut choisie pour la capitale du nouvel empire qu’on alloit établir. Barcoquebas y reçut l’onction de roi, & fit battre monnoie en son nom, se déclarant en même tems le messie, & le prince de sa nation. Ce fut de cet endroit qu’il fit des courses dans la Judée & dans la Syrie, ravageant tout sur son passage, & ne respirant que le carnage & la mort ; bien différent en cela du véritable messie, qui ne prêchoit que la douceur & la paix.

Tinnius Rufus, ancien gouverneur de Thrace, l’étoit alors dans la Judée. Adrien lui ayant envoyé quelques troupes, il vengea bien sévérement cette révolte. Il tua & massacra autant de Juifs qu’il en put attraper, sans épargner ni les femmes ni les enfans dont il fit périr un nombre infini.

Les Juifs, dans le commencement de la guerre, n’osoient pas hasarder une bataille rangée. Mais ils se saisissoient des lieux les plus avantageux, & se fortifioient les uns dans des châteaux, les autres dans des chemins qu’ils creusoient sous terre, pour avoir quelque retraite s’ils étoient pressés, & pouvoir sans qu’on s’en apperçût, avoir communication, & se secourir les uns les autres. Ils avoient dans ces chemins des soupiraux en divers endroits, pour avoir la faculté de respirer & d’y voir.

Les fiers Romains les méprisoient d’abord : mais quand ils virent que toute la Judée se soulevoit, que dans toutes les autres provinces, les Juifs étoient prêts d’exciter une révolte générale, que plusieurs s’unissoient déja aux révoltés ; qu’ils faisoient des maux étranges, tantôt par des embuscades, & tantôt à découvert ; que même beaucoup de ceux qui n’étoient pas Juifs, se joignoient à eux dans l’espérance du gain & du pillage, & que, pour ainsi dire, cette guerre sembloit émouvoir tout l’Univers, ils crurent alors ne devoir rien négliger. Ils employerent à cette guerre les plus grands capitaines qu’ils eussent. Jules Severe qu’Adrien appella exprès d’Angleterre dont il étoit gouverneur, passoit pour être le premier. Il fut envoyé en Judée pour la soumettre.

Ce général, dont Dion parle comme d’un des plus grands hommes de guerre qui fussent alors dans l’Empire, n’osa pas néanmoins combattre les Juifs en pleine campagne, tant à cause de leur grand nombre, que parce qu’il leur voyoit faire la guerre en désespérés. Mais il les attaqua separément, & comme il avoit sous lui beaucoup d’officiers & de soldats, il leur coupa les vivres, & les resserra autant qu’il put. Ainsi sa prudence le mit à l’abri des dangers & lui procura le succès de ses entreprises.

La principale action de cette guerre, fut le siege de Bither qui fut prise l’an 135, après qu’on eut réduit les séditieux à périr de faim & de soif. La guerre continua encore quelque tems, mais enfin elle finit par l’entiere défaite des rebelles. Barcoquebas, le chef de la révolte, qui apparemment tomba entre les mains des Romains, paya la peine que méritoit sa témérité.

On ruina 50 châteaux très-considérables, avec 985 grands bourgs de la Judée. 58000 hommes furent tués dans ces diverses rencontres, & dans les escarmouches. Quant à ceux qui périrent par la faim, par les maladies, par le feu, le nombre en fut infini. Mais comme la guerre avoit été longue & difficile, les Romains y perdirent aussi beaucoup de monde de leur côté. Adrien écrivant au sénat sur cette victoire, n’osa se servir de la formule ordinaire (dit Dion) aux généraux & aux empereurs qui marquoient que les armées étoient en bon état.

Pour les Juifs qui survécurent à cette seconde ruine de leur nation, on en vendit un nombre incroyable de toute sorte d’âge & de sexe, dans une foire très-célebre appellée du térébinthe. Leur prix équivalut à celui des chevaux, & de ce sale animal, dont ils ne veulent pas manger. Ceux qui ne purent pas être vendus dans cette foire, furent menés à Gaza & exposés de nouveau en vente. Les malheureux qui ne trouverent pas d’acheteurs furent transportés en Égypte, où ils périrent par les naufrages, par le fer, ou par la faim. La Judée demeura presque entiérement déserte.

Quand la guerre fut finie, l’entrée de Jérusalem fut défendue aux Juifs par Adrien, sous peine de mort. On mit des gardes par-tout pour leur en empêcher l’approche, & lorsque quelque tems après quelques-uns des plus riches vouloient y aller au moins une fois l’année, ils achetoient chérement la permission d’y venir pleurer leur misere. Adrien fit rebâtir Jérusalem sous le nom d’Ælia. Mais ce fut pour les Romains, non pour les Juifs. Il fit construire un théatre dans cette nouvelle ville, & on employa pour ce temple de la volupté, les pierres qui avoient servi au sanctuaire du vrai Dieu. On mit une statue de Vénus sur le calvaire, & une de Jupiter à l’endroit de la résurrection. On prophana de même la caverne de Bethléem par le temple & le culte infame d’Adonis. Les Juifs convertis à la foi, étant confondus avec les anciens Hébreux, le dessein des Païens étoit d’obscurcir la gloire des lieux consacrés par les uns & par les autres.

Les Juifs ne perdirent cependant point l’espérance de sortir de leur état. Ils s’efforcerent de faire des prosélytes, & se soulevoient aussitôt que quelque circonstance leur paroissoit favorable. L’empereur Sévere fut obligé de leur faire la guerre à la fin du deuxieme siecle. Se voyant dispersés par toute la terre, & ne pouvant plus offrir des sacrifices à Jérusalem, ils eurent par-tout des synagogues où ils s’instruisoient & célébroient leurs fêtes. Ils conserverent la circoncision, le sabat, la pâque, & quelques autres cérémonies qu’il observoient le plus souvent dans le secret.

Au milieu de l’abaissement ou ils étoient, leur nation fut illustrée par la fameuse reine Zénobie qui étoit Juive, & qui donna beaucoup de crédit pendant quelque tems aux Juifs. Cette femme étonnante qui fut le prodige & l’ornement de son siecle, étoit veuve d’Odenat, prince de Palmire. Elle avoit pris le diadème immédiatement après la mort de ce héros, & elle étoit résolue de le conserver ou de périr. Les Perses qu’Odenat avoit tant de fois battus, furent encore plus maltraités par Zénobie. Elle soumit une grande partie de l’Asie, s’empara de l’Égypte ; & comme elle vouloit se rendre indépendante, elle triompha encore des Romains. L’Empire attendoit en tremblant l’issue de ses grands projets, & Aurélien fut obligé de mener contre elle toutes ses forces. Il l’attaqua d’abord près d’Antioche, & la défit. Zénobie, avec un courage au-dessus de son sexe, lui opposa bientôt une armée encore plus nombreuse que la premiere, mais elle fut encore battue. Aurélien assiégea Palmire, tailla en pieces les Arabes, les Arméniens, & les Perses qui étoient venus à son secours. Enfin il prit la ville. La reine s’étoit échappée pendant la nuit avec ses enfans pour se sauver en Perse, mais l’empereur l’ayant fait poursuivre, elle fut arrêtée dans le tems qu’elle alloit passer l’Euphrate. Aurélien la mena à Rome pour orner son triomphe, & lui accorda la vie. Elle finit le reste de ses jours tantôt à Rome, & tantôt dans une fort belle maison de campagne près de Tivoli. Cette Héroïne étoit d’une rare beauté, sobre quoique magnifique, douce & sévere suivant les circonstances, & sa grande ame l’emportoit encore sur ses graces extérieures.

Le rayon de prospérité & d’autorité qui brilla sur la nation Juive pendant le regne de Zénobie, s’éclipsa lorsqu’elle eut été faite prisonniere. Ils furent assez obscurs jusqu’à Constantin qui connoissant leur humeur inquiete donna des édits pour la réprimer. Il leur défendit sur-tout de lapider ou de jetter au feu ceux qui vouloient renoncer à leur religion, comme ils étoient accusés non sans fondement. Mais il n’est pas vrai que ce prince leur fit couper les oreilles, & qu’il les condamna à manger du lard. Une telle ordonnance auroit été trop ridicule.

Quelque tems après, Constance fut obligé de leur faire la guerre en Égypte. Julien par des vues particulieres les favorisa en vain. Ils resterent dans cet état de misere & d’opprobre dont ils ont si souvent & si inutilement cherché à se retirer, à la voix du premier imposteur qui paroissoit.