Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Jacob

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JACOB, vers l’an 1250.


Tandis que S. Louis étoit dans les fers en Égypte, un fanatique Hongrois, âgé d’environ 60 ans, nommé Jacob, sous prétexte d’enrôler des soldats pour la croisade de la Terre-Sainte, se rendit chef d’une troupe de brigands qui lui obéissoient comme à un dieu. C’étoit un apostat de l’ordre de Cîteaux, & même de la religion chrétienne qu’il avoit abjurée, dit-on, pour embrasser la loi de Mahomet. Prophete selon le petit peuple, imposteur ambitieux selon les gens sensés, prédicateur, en un mot, sans autre mission qu’une envie déréglée de faire parler de lui ; une longue barbe qui lui descendoit jusqu’à la ceinture, un visage pâle & décharné, des yeux enfoncés, mais étincelans ; une voix de tonnerre, une grande abondance de larmes qu’il avoit, pour ainsi dire, à commandement ; un extérieur tout pénitent & tout en Dieu, lui donnerent un si grand crédit sur l’esprit de la populace, qu’elle crut qu’il étoit véritablement envoyé du ciel. On assure que l’hypocrite Jacob étoit le même qui avoit formé en Hongrie, 40 ans auparavant, une croisade d’enfans, qui périrent tous de chaud, de faim & de soif au milieu des forêts. Depuis lors, il avoit couru le monde, & n’en étoit pas plus homme de bien. Quelques-uns disent qu’il avoit promis au sultan d’Égypte de dépeupler la France ; quelques autres prétendent qu’il avoit commerce avec les démons, comme s’il falloit être sorcier pour en imposer à une multitude ignorante & crédule.

Ce fanatique disoit qu’il avoit vu des anges, que la Vierge même lui avoit apparu, & qu’elle lui avoit ordonné de prêcher la croisade, mais seulement aux bergers & aux gens du peuple (parce que Dieu rejettant l’orgueil de la noblesse, avoit réservé aux petits & aux simples la délivrance du roi). À la faveur de ces merveilleux mensonges, les bergers, gens que la solitude ne dispose que trop à l’illusion, abandonnerent en foule leurs troupeaux pour le suivre, ce qui fit donner à ces nouveaux croisés le nom de pastoureaux. Bientôt, à leur exemple, les laboureurs laisserent leurs charrues & leurs enfans ; de jeunes filles même quitterent la maison paternelle pour aller, disoient-ils, au secours du saint monarque. Chacun s’empressoit de fournir à leur assistance. De-là ce bruit populaire que les vivres se multiplioient entre leurs mains ; les sots & les esprits crédules ont toujours accrédité les miracles ; voilà pourquoi ils ont été si communs dans les siecles de fanatisme & d’ignorance, & que de nos jours ils sont devenus si rares, & que personne ne s’avise plus d’en faire.

On vit en peu de tems cette troupe de paysans abusés, grossie d’une multitude infinie de vagabonds, de voleurs, de bannis, d’excommuniés, de femmes perdues de débauches, & de tous ceux qu’en langue du tems on nommoit ribaux. Bientôt l’imposteur eut une armée de 100,000 hommes, qu’il distribua par compagnies sous différens chefs, avec 500 enseignes, où étoient représentés la croix, un agneau & les visions du prétendu prophete. On l’appelloit le maître de Hongrie. Deux autres scélérats commandoient sous lui avec la même qualité. Tous étoient armés d’épées, de poignards, d’arbaletes, de coignées, de massues & de tout ce qu’ils avoient pu ramasser. Quel contraste avec leurs enseignes, symboles de la douceur & de la paix ! Combien de scélératesses, combien de crimes commis au nom de Dieu !

Quand le maître prêchoit, il étoit environné des plus braves, prêts à se jetter sur quiconque oseroit le contredire. Cette singuliere façon de convaincre les esprits étoit un peu violente ; on craignoit, avec raison, la replique de ses argumens : aussi n’y eut-il aucun incrédule, du moins en apparence. Les chefs de cette troupe de brigands vouloient assujettir tout le monde à leurs extravagances. Ils prétendoient, sans pouvoir du pape, donner la rémission des péchés, &, quoique laïcs, ils se mirent à confesser publiquement. Ils cassoient les mariages, ou les faisoient à leur fantaisie, donnoient la croix, ou l’ôtoient, comme il leur plaisoit, montoient en chaire, & débitoient tout ce qui leur venoit dans l’esprit ; ce n’étoit dans leurs discours que déclamations grossieres & indécentes contre les ecclésiastiques & les religieux. Les frères prêcheurs & les mineurs n’étoient, selon eux, que des vagabonds, des fainéans, des hypocrites ; les cisterciens, des avares servilement attachés à leurs terres & à leurs bestiaux ; les moines noirs, des gourmands gonflés d’orgueil ; les chanoines, des demi-laïcs, trop adonnés à la bonne-chere ; les évêques & leurs officiaux, des voluptueux, toujours occupés à amasser de l’argent, toujours plongés dans la mollesse & les délices ; la cour de Rome, une vraie Babylone, remplie de prostitutions, d’infamies & d’horreurs. La populace prévenue de haine & de mépris pour le clergé (ce qui surprend dans un siecle où la religion avoit beaucoup de pouvoir), applaudissoit à tous ces portraits satyriques qui flattoient leur malignité.

La Flandre, où les peuples sont plus simples, fut le berceau de ces fanatiques pastoureaux. Les magistrats, séduits comme les autres, & persuadés qu’une multitude qui n’avoit d’autres armes que la croix se dissiperoit d’elle-même, ne songerent point, lorsqu’ils le pouvoient, à s’opposer à cette manie, & le desir d’y remédier fut bientôt sans pouvoir. La reine Blanche, régente du royaume, prévenue des mêmes idées, toléra non-seulement cette indiscrete association dont elle espéroit tirer avantage, mais elle envoya ordre de leur donner passage dans tout le royaume. Ils étoient déja au nombre de 30,000 quand ils entrerent dans Amiens, où leur chef fut regardé comme un homme de Dieu, parce qu’il savoit faire valoir avec adresse les préjugés de la religion.

Paris lui fit le même accueil ; & ce qui caractérise parfaitement l’esprit du siecle, on souffrit que l’imposteur, quoique laïc, fît l’eau bénite dans S. Eustache. Le nombre de ces dangereux insensés étoit augmenté de plus de 20,000 hommes. Leur audace s’accrut à proportion : Jacob eut l’insolence de prêcher dans la même église, vêtu en guise d’évêque, en camail, en rochet ; & le gouvernement fut assez faible pour laisser cet attentat impuni ; on ne se mit pas même en devoir de venger la mort de quelques prêtres que ces brigands massacroient, ni de donner secours à l’université, dont les membres plus savans que guerriers, ne durent leur salut qu’à la sage précaution de se barricader dans leurs colleges.

Cette lâche condescendance fit le plus grand mal ; les prétendus croisés se vanterent d’être reconnus pour des gens de bien, puisqu’ils n’avoient trouvé aucune contradiction dans une ville qui étoit en même tems la source de toute la puissance & de toute la sagesse. Sortis de la capitale, ils se virent multipliés du double : alors ils commencerent à exercer plus librement leurs violences ; ils attaquoient les villes à force ouverte, pilloient les villages & les bourgades, tuoient indistinctement les ecclésiastiques & les laïcs ; mais comme il étoit difficile qu’une armée de 100,000 hommes, sans provision, sans solde, pût marcher long-tems de compagnie sans s’exposer à manquer de vivres, ils prirent le parti de se séparer pour aller s’embarquer, disoient-ils, en différens endroits. Ce fut sans doute ce qui hâta leur ruine.

Le maître, avec l’élite de ses sectateurs, fut reçu dans Orléans comme un prophete ; on couroit en foule à ses prédications, malgré les défenses & les censures de l’évêque, nommé Guillaume de Bussi. Quelques clercs eurent la curiosité de l’entendre, & furent indignés des extravagances qu’il osoit débiter. Misérable ! s’écria l’un d’eux, que d’extravagances dont tu repais ces pauvres abusés ! Il n’en put dire davantage ; un disciple de l’imposteur lui fendit la tête d’un coup de hache. Aussi-tôt ces furieux s’élevent contre le clergé, brisent les portes & les fenêtres de leurs maisons, brûlent leurs livres les plus rares, emportent tout ce qu’ils ont de plus précieux, en égorgent vingt-cinq, en blessent plusieurs, & en jettent quelques-uns dans la Loire. On commença alors à se repentir de ne leur avoir point résisté ; les écoliers prirent les armes, & en tuerent quelques-uns, ce qui les obligea de se retirer avec assez de précipitation.

La régente informée de ces désordres, ouvrit enfin les yeux, reconnut modestement sa faute, avoua qu’elle avoit été trompée par la simplicité apparente de ces imposteurs : aveu qui pourroit paroître humiliant de la part d’une reine consommée dans les affaires par une longue expérience, mais qui décele, dit l’abbé Veli, une grande ame que l’amour-propre, si naturel aux grands, ne fait point aveugler. Elle envoya par-tout des ordres aux évêques de fulminer tous les anathèmes de l’église contre ces fanatiques ; aux magistrats, de s’en saisir ; aux peuples, de prendre les armes pour les dissiper.

Bourges cependant ignoroit cette proscription ; on y reçut le prétendu prophete avec des grands honneurs : Jacob y fit entrer une partie de ses gens, l’autre se répandit dans les vignes. Le clergé, objet éternel de leur haine, s’étoit caché ou retiré. Il n’y eut personne de tué, mais les synagogues des Juifs furent forcées, leurs livres brûlés, leurs maisons pillées. Le maître prêcha avec son impudence ordinaire ; il avoit promis des miracles, & on ne lui trouva pas même le bon sens. Le peuple se retira fort desabusé. Ce fut apparemment sur ces entrefaites qu’arriverent les ordres de Blanche ; mais déja les imposteurs étoient partis de la ville.

Les habitans honteux de leur ménagement pour une bande de scélérats, courent aux armes, sortent en foule, & les joignent entre Mortemer & Villeneuve-sur-le-Cher. Le maître atteint des premiers par un boucher, est assommé à coups de hache ; plusieurs tombant entre les mains des magistrats, périssent par la corde ; le reste se dissipe comme la fumée.

Quelques-uns d’eux, sous la conduite d’un des lieutenants de Jacob, se présenterent aux portes de Bordeaux. Interrogés quelle étoit leur mission, ils répondirent qu’ils agissoient par l’autorité de Dieu tout-puissant, & de la Vierge sa mere. Le voile de la séduction étoit tombé : on leur signifia que s’ils ne se retiroient promptement, on les poursuivroit avec toutes les troupes du pays. Cette simple menace suffit pour les disperser ; leur chef se déroba secrétement, & freta un vaisseau pour retourner chez les Sarrasins, d’où il étoit venu ; mais ayant été reconnu par un des mariniers pour un des compagnons du Hongrois, il fut jetté dans la Garonne, pieds & mains liées. On trouva dans son bagage beaucoup d’argent, des poudres empoisonnées, des lettres écrites en Arabe, qui marquoient un engagement de livrer dans peu un grand nombre de chrétiens aux infideles.

Un second lieutenant de l’imposteur étoit passé en Angleterre, où il rassembla, en peu de tems, cinq ou six cens villageois ; mais le bruit s’étant répandu que les disciples du Hongrois avoient été frappés de toutes les foudres ecclésiastiques, il fut arrêté, & mis en pieces par ceux mêmes qu’il avoit d’abord séduits. Telle fut la fin malheureuse des pastoureaux : tous périrent ou par l’épée ou par les mains des bourreaux ; on n’en excepta que ces trop simples paysans dont on avoit surpris la bonne foi. Les uns, touchés d’un véritable repentir, allerent expier leurs égaremens au service du roi dans la Terre-Sainte ; les autres se voyant sans chef, regagnerent, comme ils purent, leurs chaumieres.

L’imposteur dont nous venons de parler n’est pas le seul qui ait eu la manie de se dire apôtre de la Divinité ; bien d’autres, sous ce nom spécieux, ont acquis beaucoup de crédit sur l’esprit des peuples, & les soumettoient à leur croyance & à leurs volontés. Mais les événemens prouvent que du moment qu’ils avoient accru leurs forces, & tendant des piéges à la stupidité & à la simplicité du vulgaire, ils se conduisoient comme des tyrans. C’est d’après leurs actions que le prestige s’évanouissoit, & qu’on reconnoissoit vraiment que leur domination ne venoit pas d’un Dieu infiniment bon & juste, mais plutôt de la facilité qu’ils avoient à faire des dupes. Aujourd’hui, comme alors, le peuple étant à-peu-près le même, nous verrions renaître ces désordres, si la sagesse du gouvernement n’avoit soin de faire punir ces brigands à miracles. Un exemple très-récent est la preuve de ce que nous avançons. Tout Paris sait qu’en 1772 on accouroit en foule vers un Charlatan logé rue Greneta, lequel prétendoit guérir toutes sortes de maladies, en imposant les mains sur les malades, & en les touchant au nom de Dieu, en ajoutant : Ayez la foi, mon cher frere, retournez en paix, & vous serez guéri. Mais la police ne lui laissa pas le tems d’opérer ses prodiges, elle le fit enlever dans la nuit.