Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Le faux Baudouin

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LE FAUX BAUDOUIN, vers l’an 1259.


Les hermites jouent un rôle dans la liste des imposteurs ; nous verrons les faux Sebastiens en Portugal prendre cet habit pénitent ; avant eux un hermite Champenois nommé Bertrand de Reims, entreprit de passer pour Baudouin, empereur de Constantinople, comte de Flandre & de Hainaut. 20 ans après la mort de ce prince, que le roi des Bulgares avoit pris dans une bataille l’an 1205, &c qu’il avoit fait mourir en prison l’année suivante, Bertrand parut en Flandre pour jouer son personnage. Jeanne, fille de l’empereur Baudouin comtesse de Flandre & de Hainaut, auquel ce solitaire se présenta, refusa d’abord de le recevoir ; ensuite elle ordonna à son conseil de l’interroger, & d’arracher de lui la vérité.

L’imposteur après avoir écouté attentivement toutes les objections qu’on lui fit, répondit avec une fierté étudiée ; qu’ayant été fait prisonnier en Bulgarie, il y avoit été retenu près de 20 ans, sous une garde qu’il ne pouvoit tromper ni corrompre ; mais qu’ensuite on s’étoit relâché de la rigueur avec laquelle on l’observoit, ce qui lui avoit donné lieu de s’évader : qu’en chemin il avoit été repris par d’autres barbares qui l’avoient mené en Asie sans le connoître, que pendant une treve entre les chrétiens & les barbares d’Asie, des marchands Allemands à qui il s’étoit fait reconnoître, l’avoient racheté, & qu’ainsi il avoit eu le bonheur de revenir chez lui.

La comtesse de Flandre peu crédule, n’ajouta pas foi au roman que l’imposteur avoit composé à loisir. Elle envoya en Grece Jean, évêque de Metelin, & Albert, religieux de l’ordre de Saint-Benoît, qui étoient Grecs, pour s’informer si son pere étoit mort ou vivant ; ces envoyés apprirent sur les lieux que l’empereur Baudouin avoit été mis à mort dans la prison de Sernove en Bulgarie, & que celui qui prenoit son nom étoit un fourbe.

Cependant une grande partie de la noblesse de Flandre, eut la simplicité de reconnoître cet homme pour son souverain, pour son comte, & pour l’empereur d’Orient ; ce qui maintenoit l’estime qu’on avoit conçue pour sa personne, étoit la connoissance qu’il avoit des généalogies, & des belles actions des illustres Flamands. Il s’étoit instruit pendant qu’il étoit hermite près de Valenciennes : pour mieux jouer son rôle, il avoit pris un habit à l’Armenienne, & une veste d’écarlate ; il portoit une grande barbe, & un bâton à la main. D’ailleurs il avoit la taille & plusieurs traits de Baudouin.

Son attentat eut un succès si heureux, que la comtesse Jeanne fut contrainte de s’enfuir dans le châtelet, & d’envoyer des ambassadeurs à Louis VIII. roi de France pour implorer son secours contre l’usurpateur ; le Roi alla jusqu’à Compiegne, ou l’imposteur se trouva au jour assigné ; mais n’ayant pas répondu précisement aux demandes, Sa Majesté lui ordonna de sortir de son Royaume dans trois jours, sans le punir de sa témérité, parce qu’il lui avoit accordé un sauf-conduit. Ce fourbe se retira à Valenciennes en Hainault ; se voyant abandonné de tous ses partisans, il se travestit en marchand, & voulut passer en Bourgogne, mais en chemin il tomba entre les mains d’un gentilhomme Bourguignon nommé Erard de Chatenay, qui le livra à la comtesse Jeanne, moyennant 400 marcs d’argent. La comtesse le fit mettre à la torture, où il avoua qu’il se nommoit Bertrand de Reims, & qu’il étoit Champenois ; on le promena par toutes les villes de Flandre & de Hainaut, pour le faire voir au peuple, ensuite il fut pendu publiquement à Lille.

Ce supplice n’empêcha pas le peuple, animal stupide, de croire que la comtesse avoit mieux aimé faire mourir son pere, que de se démettre de l’autorité souveraine. Cette princesse même, à ce que disent les habitans de la ville de Lille, crut après cette exécution qu’il étoit effectivement son pere, ou du moins cette idée lui donna des scrupules & des regrets. C’est pourquoi elle fonda à Lille un hôpital, qu’on nomme l’hôpital Comtesse, où l’on voit une potence peinte aux murailles & aux vitres, pour marquer, disent-ils, le sujet de cette fondation, & dans l’intention de réparer sa faute par un établissement charitable.