Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Lacane

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LACANE, vers l’an 1277.


La couronne de Bulgarie fut disputée dans le treizieme siecle à diverses reprises. Elle fut portée souvent par des hommes non seulement indignes du trône, mais même des places distinguées qui donnent le titre flatteur d’en approcher. Croiroit-on qu’un porcher nommé Lacane, s’imagina que le ciel l’appelloit à l’autorité suprême ? Ces hautes idées, quoique singuliérement opposées à la bassesse de sa naissance & de son état, l’occupoient à un tel point, qu’il ne cessoit d’en entretenir ceux qui gardoient avec lui les nobles compagnons de saint Antoine. Il leur racontoit d’un air de vérité les prétendues révélations qu’il avoit eues ; à la faveur de ces merveilleuses fictions que la fortune réalisa, il sçut se faire des partisans. Lorsqu’il les vit en assez grand nombre pour pouvoir seconder la hardiesse de ses projets, il leur déclara avec enthousiasme qu’il étoit tems d’accomplir les desseins du ciel sur sa personne, & il les exhorta vivement à montrer du courage & de la confiance en lui. D’après ce discours, il se fit proclamer roi, il en prit toutes les marques, & s’étant mis à la tête d’une troupe de gens hardis que la prévention aveugloit & déterminoit à tout, il attaqua les différens partis de Tartares qui ravageoient la Mysie pendant la maladie de Constantin, roi des Bulgares. Ses armes eurent par-tout un succès étonnant. Les peuples admirerent sa bravoure, & le regardant comme un héros & comme un homme surnaturel, la plupart se rangerent sous ses drapeaux, & dans peu la fortune le fit chef d’une armée considérable.

Constantin effrayé de la rapidité de ses progrès, assemble promptement ses troupes ; il se fait porter à leur tête dans une litiere pour les commander contre l’usurpateur. L’ambitieux Lacane va au devant d’elles, leur livre une sanglante bataille, & en ayant taillé en pieces la plus grande partie, il tue le roi de sa main, & voit le reste des Bulgares se mettre sous son obéissance. Après cette victoire, il parcourt les principales villes du royaume qui n’hésiterent pas à lui ouvrir leurs portes. Ses forfaits furent justifiés par la réussite. Ce coupable heureux soumit tout à sa puissance, le peuple plioit devant le vainqueur, & il fut reconnu roi de Bulgarie, aussitôt qu’il eut entrepris de l’être. Sixte-Quint & Lacane sont deux rares exemples des bizarreries de la fortune. Qui eût jamais soupçonné que du plus vil de tous les états, ils se fussent élevés à l’autorité souveraine ! L’un dut son élévation à une intrépidité peu commune, & à une valeur féroce ; l’autre la dut au mérite, & peut-être plus encore à une politique rafinée. Lacane fut usurpateur, & par conséquent injuste ; mais il sembloit s’être rendu digne, par son courage, par le bon ordre & la discipline qu’il avoit établis dans ses troupes, du haut rang qu’il avoit usurpé. C’étoit le cas de dire : où a-t-il appris l’art de la guerre ?

Avant la défaite & la mort de Constantin, l’empereur avoit conduit son armée au-delà d’Andrinople. Le but de cette marche étoit de mettre à couvert quelques places qu’il possédoit sur les frontieres de la Thrace & de la Bulgarie. Il avoit été battu & contraint de suivre ses troupes dans leur fuite. L’inquiétude que lui causoit cette prospérité inouie le retint à Andrinople, d’où il étoit plus à portée d’apprendre la bonne ou la mauvaise fortune de Lacane. Quand il sut que les Bulgares s’étoient soumis à sa puissance, il délibéra s’il ne lui enverroit pas des ambassadeurs pour sonder ses intentions, & pour voir s’il sauroit se maintenir dans sa félicité ; car alors il n’étoit pas éloigné de l’honorer de son alliance, & de lui donner Irene sa fille en mariage ; mais faisant réflexion sur l’instabilité de la fortune, il craignit qu’elle ne se lassât de seconder la témérité de Lacane, ou que lui-même ne sût pas conserver sa faveur.

Incertain du parti qu’il devoit prendre, il assembla les plus sages de son conseil ; il leur exposa l’embarras où il se trouvoit d’opter entre Lacane & Jean Myse, petit-fils d’Asan, roi des Bulgares, qui prétendoit également à la couronne de Bulgarie ; il leur avoua qu’il ne savoit pour lequel des deux il devoit se déterminer sur l’alliance qu’il étoit obligé de faire avec l’un ou avec l’autre. « Aujourd’hui, disoit-il, Lacane tient la fortune & la victoire entre ses mains ; & peut-être qu’elles lui échapperont dès qu’il verra une armée impériale rangée en bataille. Il n’a vaincu jusqu’à présent que des détachemens de Barbares, sans discipline. Jean Myse a pour lui & le courage & la justice : c’est le petit-fils du célebre Asan, que les Bulgares regretteront à jamais, dont le sang leur sera éternellement cher, & qu’ils souhaitent ardemment de voir remonter sur le trône ; ils n’attendent, pour lui rendre la couronne que Constantin lui avoit ravie, que de le voir à la tête d’une armée. Ils renonceront alors au parti de Lacane, où la nouveauté plutôt que la raison les a entraînés ; ils se souviendront des mauvais traitemens de Marie[1], de ses infidélités, de ses trahisons ; ils ne manqueront pas de la livrer au prince qu’ils affectionnent, avec le fils dont elle fait son unique ressource ». Ces motifs déterminerent le conseil de Paléologue en faveur de Jean Myse ; on convint qu’il épouseroit Irene, fille de l’empereur, & qu’on lui donneroit le titre de roi des Bulgares.

Myse étoit alors en Asie, aux environs du Scamandre. Paléologue l’ayant fait venir à Constantinople, le déclara son gendre & roi des Bulgares ; il lui fit prendre toutes les marques de la souveraineté, lui donna le nom d’Alan, son aïeul, & défendit, sous de grandes peines, de l’appeller autrement, & sur-tout de lui refuser les honneurs & le titre de roi. Ensuite il fit venir secrétement les principaux des Bulgares, & les engagea, par ses présens & par ses promesses, à le reconnoître pour leur roi. Le mariage d’Asan avec Irene fut célébré avec beaucoup d’éclat & de magnificence ; le roi y eut les mêmes ornemens que l’empereur, excepté que les housses & les autres harnois de ses chevaux n’étoient que de laine. Les articles de l’alliance furent qu’il joindroit ses troupes à celles de l’empereur, pour prendre Ternove, où Marie s’étoit fortifiée ; & que s’il étoit contraint de lever le siege, il seroit honoré de la dignité de despote.

Paloléogue se hâta d’exécuter le projet qu’il avoit conçu ; il envoya des troupes aux environs de Ternove, avec ordre de s’emparer des postes avantageux, d’engager le peuple à lui livrer Marie avec le prince son fils, qu’elle avoit fait déclarer roi, & de reconnoître le gendre de l’empereur pour leur souverain. Marie se vit assiégée à la fois par deux ennemis puissans.

Lacane, dont l’élevation tenoit du prodige, désoloit le pays, & réduisoit à son obéissance tous les lieux où il passoit. Les troupes de l’empereur occupoient les environs de Ternove ; & leur irruption étoit d’autant plus à craindre pour cette princesse, que les ménagemens qu’elles avoient pour les peuples grossissoient de jour en jour le parti d’Alan. Ne pouvant résister en même tems à deux puissances aussi formidables, elle résolut d’abord d’avoir recours à l’empereur, & de le supplier de la maintenir sur le trône où il l’avoit élevée. Ce parti étoit le seul convenable ; l’honneur & la bienséance ne lui permettoient pas de se jetter entre les bras d’un cruel usurpateur, dont les mains étoient teintes du sang de son mari ; mais ces considérations étoient combattues par des motifs d’intérêt. Comme elle souhaitoit avec ardeur de garder la couronne pour elle & pour son fils, elle jugeoit bien que l’empereur ne la lui laisseroit pas, en ayant disposé en faveur de sa fille & de son gendre.

Quoiqu’il n’y eût aucune apparence que Lacane voulût la laisser jouir de l’autorité souveraine dont il étoit si jaloux, elle préféra son alliance à celle des Grecs, & méprisa les jugemens que les peuples pourroient porter sur cette démarche inouïe. Guidée par l’intérêt, elle se détermina à livrer son palais, son royaume, sa personne à l’usurpateur. Lacane reçut avec mépris les ambassadeurs que Marie lui envoya, & leur répondit qu’il n’avoit pas besoin de son agrément pour jouir du royaume qu’il avoit conquis par la force de ses armes. Il consentit néanmoins à l’épouser, déclarant qu’il n’avoit en cela d’autre motif que d’épargner le sang de ses fideles sujets, & témoignant qu’il croyoit faire plus d’honneur à Marie qu’il n’en recevoit de son alliance. Le traité ayant été conclu, elle reçut Lacane à Ternove, où se fit la cérémonie des nôces & du couronnement.

Le sort de cette princesse, qui auroit dû fouler la couronne sous ses pieds avant de se résoudre à épouser le meurtrier de son mari, n’en devint que plus malheureux. Lacane conservant sur le trône la rusticité de son premier état, ne put souffrir la délicatesse avec laquelle Marie avoit accoutumé de vivre, $ il la traita toujours brutalement, lorsqu’elle entreprit de se justifier sur cet article. Lacane craignoit, avec raison, de se laisser amollir par les délices de la cour ; il croyoit ne devoir jamais perdre ses conquêtes tant qu’il meneroit une vie dure, & qu’il accoutumeroit son corps à la fatigue. Sans cesse il étoit occupé des exercices militaires ; tantôt il exerçoit ses troupes par des commandemens expérimentés ; tantôt il les menoit en personne contre les ennemis étonnés de sa fortune, & intimidés par sa cruauté ; car il leur étoit indifférent de périr sur le champ de bataille, ou d’être faits prisonniers. Lacane avoit la barbare maxime de ne compter pour ennemis vaincus que ceux qu’il avoit mis à mort. Le sang répandu par ses bourreaux effraya beaucoup plus les Impériaux que le péril des combats ; de sorte qu’on ne trouvoit personne qui voulût porter les armes contre lui. Les Tartares eurent plus de courage : indignés des cruels traitemens qu’il avoit fait souffrir à quelques-uns des leurs, ils se rassemblerent en grand nombre, taillerent son armée en pieces, & l’obligerent à prendre la fuite.

Au premier bruit de cette défaite, les habitans de Ternove crurent avoir trouvé l’occasion qu’ils cherchoient, de livrer Marie & son fils à l’empereur, & de recevoir Asan comme souverain légitime. Ils se saisirent d’elle, & la conduisirent à Andrinople, malgré sa grossesse. Asan & Irene firent aussi-tôt leur entrée dans Ternove, & y furent proclamés avec les cérémonies ordinaires. Lacane entre en fureur à cette nouvelle, il rassemble toutes ses troupes, & va mettre le siege devant cette place ; mais un secours de 10,000 hommes envoyé par l’empereur, & la courageuse résistance des habitans, le forcerent de lever le siege, & de se réconcilier avec Nogas, chef des Tartares, dont il implora le secours & la protection.

Asan cherchant par-tout des appuis contre ce fier ennemi, s’allia avec un perfide, qui lui enleva tout ce qu’il se flattoit d’avoir acquis : c’étoit Tertere, le plus riche, le plus entreprenant & le plus fourbe de tous les Bulgares. Déja l’empereur séduit par les fausses apparences de son zele, avoit eu dessein de lui donner une des grandes charges de l’empire ; mais il souhaitoit que Tertere s’alliât avec Asan, croyant que ce seroit un moyen de prévenir toutes les suites d’une jalousie réciproque. L’espérance de trouver des ressources dans un homme puissamment riche, détermina Paléologue à franchir toutes les loix de la nature & de la religion ; il lui fit dire que s’il vouloit répudier sa femme, & épouser la sœur d’Asan, il lui accorderait la dignité de despote. Tertere, qu’aucun crime n’étoit capable d’arrêter, accepta ses offres ; sa femme fut envoyée à Nicée avec son fils Venceslas, après quoi il épousa la sœur d’Asan, & fut nommé despote.

À peine Tertere fut-il revêtu de cette dignité, qu’il tourna contre Asan la puissance que l’empereur lui avoit confiée ; il gagna les troupes & le peuple par ses largesses, & leur inspira du mépris & de l’éloignement pour leur souverain. Ensuite s’étant fait un parti considérable, il se déclara ouvertement contre Asan. Ce prince réduit à mendier des secours, recourut à Nogas, allié de l’empire, il alla le prier de l’assister de ses armes, & y trouva Lacane, qui s’y étoit rendu pour solliciter contre lui.

Nogas reçut l’un & l’autre avec les mêmes marques d’honneur & de bienveillance ; il accepta leurs présens, & les retint long-tems à sa cour, promettant à chacun en particulier de le rendre paisible possesseur de la couronne. Après avoir ainsi éprouvé leur constance, il leur donna un grand repas dans lequel il les fit enivrer ; & lui-même, aussi pris de vin que les autres, voulut en cet état décider leur différend. S’éveillant comme d’un profond sommeil, il prononça quelques paroles confuses, & dit néanmoins assez clairement qu’Asan avoit raison, & que Lacane méritoit la mort. C’est un ennemi de l’empereur mon pere, ajouta-t-il, il est indigne de vivre. À l’instant ses gardes se jetterent sur Lacane, & le poignarderent. Asan témoin & épouvanté de ce spectacle, craignit le même sort, partit au plutôt ; & las de régner au milieu des orages, il renonça à la couronne de Bulgarie, & se retira à Constantinople.



  1. Marie, femme de Constantin, étoit une princessee altiere, qui engagea son époux à se saisir de diverses villes de l’empire ; elle se souilla de crimes atroces.