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Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Rienzi

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RIENZI, faux tribun, vers l’an 1347.


Rome privée de la présence de son souverain par la translation du siege apostolique à Avignon, étoit livrée à l’ambition des grands, & aux factions du peuple. Tandis que ces deux partis troubloient leur patrie commune, un homme de l’état le plus obscur, osa entreprendre de fermer ses plaies. C’étoit Nicolas Rienzi, né à Rome, dans le quartier de la Réole, parmi les gens de la lie du peuple. Son pere, nommé Laurent Gabrini, étoit cabaretier, & sa mere, Magdeleine, étoit porteuse d’eau & lavandiere. Ses sentimens furent fort au-dessus de la bassesse de sa naissance ; l’élevation de l’ame ne tient pas toujours au rang. Il fit d’excellentes études, qui le mirent dans une haute réputation, & qui lui acquirent l’estime & l’amitié de Petrarque. Il avoit une mémoire vive & facile, qui lui rendoit présent tout ce qu’il avoit lu ; il passoit des jours entiers à déchiffrer les bas reliefs & les inscriptions qui se trouvoient à Rome ; & à la vue de ces monumens de l’ancienne magnificence Romaine, son génie s’enflammoit du desir de la faire renaître.

À peine eut-il atteint l’âge où la raison se développe, qu’il travailla à ramener parmi les Romains l’amour de la liberté ; il se fit nommer député vers le pape Clément VI à Avignon, pour lui représenter la situation des affaires de Rome, & pour l’engager, s’il étoit possible, à y rétablir sa cour. Il charma le pape par une éloquence remplie d’images & de force, par la peinture qu’il fit de la tyrannie & des débauches qui désoloient cette capitale du monde chrétien.

Clément VI en conçut une extrême indignation contr’eux ; mais le cardinal Jean Colon, prévenu par les seigneurs Romains, & piqué contre Rienzi, le rendit tellement suspect, qu’il le fit disgracier.

Cette disgrace fut si sensible à Rienzi, qu’il en tomba malade : il se vit alors abandonné & réduit à demander place dans un hôpital. Ce malheur ne dura pas, & ce même cardinal, qui en eut pitié, parla de lui si avantageusement au pape, que Clément le fit notaire apostolique, & le renvoya comblé de faveurs.

De retour à Rome, il exerça son emploi d’une maniere qui lui attiroit l’affection du peuple & la haine des grands. Son crédit s’augmenta de telle sorte, qu’il osa censurer vivement le conseil Romain dans le conseil même. Le camerlingue lui donna un soufflet ; mais Rienzi affecta de supporter cet affront avec patience, & se contenta, pour toute vengeance, de peindre à la porte du sénat un tableau emblématique, dans lequel il avoit fait représenter la situation des affaires d’Italie. Le peuple développa le sens, & commença à regarder Rienzi comme un homme capable de prendre en main ses intérêts. Il profita de cette disposition, & donna dans cette vue un autre spectacle à-peu-près de la même nature, où il invita la noblesse & le peuple. Enfin il fit une troisieme peinture prophétique sur sa propre élevation, & il l’accompagna d’un écrit dans le même goût. Après avoir formé ce plan, il fit une conspiration dans laquelle entroient plusieurs mécontens d’entre le peuple, & même des nobles & des gentilshommes.

Quand il les crut entiérement dévoués à ses intérêts, il résolut de les réunir. Tous les conjurés s’assemblent sur le Mont-Aventin vers la fin du mois d’Avril de l’an 1347, pendant l’absence d’Etienne Colonne, gouverneur de Rome ; on y délibere sur les moyens de procurer le bon état : c’étoit le cri public du parti. Alors s’étant levé au milieu d’eux, il leur peint avec tant d’énergie & de véhémence la misere publique, qu’ils se résolurent sans peine à suivre ses volontés. Il saisit avec adresse ce moment favorable pour leur faire signer un serment de procurer le bon état, & tous se sentent animés du fanatisme de la liberté. Pour mieux réussir dans ses desseins, il fit entrer le vicaire du pape dans sa confidence ; & le 18 Mai suivant, il osa faire crier dans les rues de Rome à son de trompe, que chacun eût à se trouver, sans armes, la nuit du lendemain 19, dans l’église du château Saint-Ange. Vers les neuf heures du matin, il sortit de l’église, accompagné de Raimond, vicaire du pape, environné de cent hommes armés, & suivi d’une foule innombrable de peuple.

Les gentilshommes conjurés portoient devant lui trois étendards avec des symboles qui annonçoient que Rienzi avoit pour but de rétablir la liberté, la justice & la paix. Au milieu de cette pompe, il marcha droit au Capitole, monta sur la tribune, & harangua le peuple ; ensuite il fit lire quinze loix ou réglemens qu’il avoit dressés, & ce plan fut approuvé tout d’une voix. Le peuple charmé, remit à la personne de Rienzi la prétendue autorité des Romains, & lui accorda le droit de vie & de mort, avec la suprême puissance dans toute l’étendue du territoire qui pouvoit appartenir au peuple Romain.

Rienzi feignit alors de ne l’accepter qu’à condition qu’on lui donneroit le vicaire du pape pour collegue, & qu’il n’exerceroit cette charge qu’avec le bon plaisir du pape. Il trouva ensuite le secret de se faire autoriser par ce pontife, & se fit donner par le peuple le titre de tribun, & contraignit les nobles à lui rendre hommage. Le premier jour d’Août, fete de S. Pierre-aux-liens, le nouveau tribun se fit armer chevalier par le syndic du peuple à S. Jean-de-Latran ; cette cérémonie commençoit par un bain : il se baigna donc dans la cuve où l’on croyoit alors que Constantin avoit été baptisé par S. Sylvestre. Le jour de cette solemnité, il tint une grande cour, & ayant assemblé le peuple, il fit un long discours où il répéta plusieurs fois qu’il vouloit remettre toute l’Italie sous l’obéissance de Rome à la maniere antique, maintenant les villes dans leurs libertés & leurs droits. Ensuite il fit publier une lettre datée du même jour premier d’Août, en ces termes.

« À la gloire de Dieu, des apôtres S. Pierre & S. Paul & de S. Jean-Baptiste ; à l’honneur de la Ste. Église Romaine notre mere, pour la prospérité du pape notre seigneur, l’accroissement de la sainte ville de Rome, la sacrée Italie & de toute la foi chrétienne, nous Nicolas, chevalier-candidat du S. Esprit, sévere & clément libérateur de Rome, zélateur d’Italie, amateur de l’univers & tribun auguste, voulant imiter la liberté des anciens princes Romains, faisons savoir à tous que le peuple Romain a reconnu, de l’avis de tous les sages, qu’il a encore la même autorité, puissance & juridiction dans tout l’univers qu’il a eues dès le commencement, & il a révoqué les privileges donnés au préjudice de son autorité. Nous donc, pour ne pas paroître ingrats ou avares du don & de la grace du S. Esprit, & ne pas laisser dépérir plus long-temps les droits du peuple Romain & de l’Italie, déclarons & prononçons que la ville de Rome est la capitale du monde & le fondement de toute la religion chrétienne, que toutes les villes & tous les peuples d’Italie sont libres & citoyens Romains.

» Nous déclarons aussi que l’empire & l’élection de l’empereur appartiennent à Rome & à toute l’Italie. Dénonçant à tous rois, princes & autres qui prétendent droit à l’empire ou à l’élection de l’empereur, qu’ils ayent à comparoître devant nous & les autres officiers du pape & du peuple Romain, en l’église de S. Jean-de-Latran, & ce dans la Pentecôte prochaine qui est le terme que nous leur donnons pour tout délai ; autrement nous procéderons ainsi que de droit & de raison, selon la grace du S. Esprit. De plus, nous faisons citer nommément Louis duc de Baviere, & Charles roi de Bohême qui se disent élus empereurs, & les cinq autres électeurs. Le tout sans déroger à l’autorité de l’église, du pape, & du sacré college ».

Voilà quel étoit dans ce tems-là le style de la cour de Rome. L’élection du pape appartenoit autrefois à l’empereur, & l’évêque de Rome lui devoit hommage comme à son prince ; mais comme on fit du siege de la religion un siege d’orgueil, de tyrannie & de brigandage, & qu’à la faveur de la puissance spirituelle on a établi souverainement la temporelle, le pape osoit dire que l’élection de l’empereur lui appartenoit. Il est vrai qu’aujourd’hui la cour de Rome ne s’aviseroit pas de tenir ce langage, & qu’elle ne s’arroge plus les droits des princes catholiques. Pourquoi ? parce qu’on ne le souffriroit pas, & que les yeux sont dessillés.

Le nouveau tribun créa alors un conseil, qu’il nomma la chambre de justice & de paix ; il choisit les plus gens de bien parmi le peuple, pour en remplir les places ; il les chargea de purger Rome de tous les gens de mauvaise vie, & répandit ainsi la terreur de son nom ; il porta ses vues encore plus loin, & ne désespéra pas de se rendre maître du reste de l’Italie ; il envoya à cet effet de tous côtés des courriers qui n’avoient en main qu’une simple baguette argentée, & qui dès qu’on voyoit paroître cette marque de leur commission, étoient reçus par-tout avec honneur.

Pour se conserver dans ce poste, il fit fortifier son palais, & forma un corps de mille 660 hommes pour sa sûreté. Jean de Vic, gouverneur de Viterbe, s’étant mis en devoir de lui résisterait prononça contre lui une sentence de condamnation, & se disposa à aller attaquer cette place ; ce qui obligea le gouverneur à se soumettre. Lorsqu’il vit son autorité bien affermie, il congédia le vicaire du pape dont il n’avoit plus besoin, & se fit juge universel de tous les procès d’Italie.

Rome subjuguoit alors le monde chrétien, elle avoit une influence singuliere sur les cours des princes catholiques. On redoutoit presque autant dans ce siecle d’ignorance les foudres du Vatican, que les armes des anciens Romains. En voici la preuve : l’empereur Louis de Baviere entra en négociation avec lui, & l’on vit le roi de Hongrie, Louis d’Anjou & Jeanne reine de Naples, travailler à l’envi à l’attirer chacun dans ses intérêts. L’un & l’autre le choisirent pour juge du procès qui étoit entre eux. Le pape même & les cardinaux furent obligés de lui faire compliment. Il n’y eut que Philippe de Valois roi de France, qui ne voulant pas reconnoître la jurisdiction que le rusé tribun prétendoit avoir dans tout l’univers, ne lui écrivit que pour lui insulter. La hardiesse qu’il avoit eue de citer à son tribunal les deux empereurs rivaux, Louis de Baviere, & Charles de Luxembourg, & de déclarer que toute la terre lui appartenoit, prêtoit assez au ridicule.

Les nobles persécutés furent tellement irrités des attentats de Rienzi, qu’ils prirent des mesures pour se venger. Le tribun informé des mouvemens qu’ils se donnoient, leur ordonna de mettre les armes bas, & marcha lui-même contre eux à la tête de plus de 20000 hommes, avec lesquels il entra dans Rome en triomphe. Le pape voulut arrêter ces excès par un bref dont il chargea le cardinal Bertrand ; mais Rienzi se moqua du bref & du légat. Devenu cruel à proportion de la résistance qu’il trouvoit, il parut tout différent de lui même, ambitieux, intempérant, cruel & emporté.

Cette conduite lui fit perdre l’affection d’une partie de ses troupes, & sa tyrannie lui enleva bientôt celle des Romains. Dès qu’il s’en fut apperçu, il remit son autorité entre les mains du peuple, sept mois après l’en avoir reçue. Alors il se cantonna dans le château Saint-Ange, où il demeura plus d’un mois, mais ne s’y croyant pas en sûreté, il se retira dans le royaume de Naples auprès du roi de Hongrie avec lequel il s’étoit ligué. Ses ennemis & le pape le forcerent de s’éloigner encore davantage.

S’étant retiré ensuite dans l’hermitage du mont Mayelle, déguisé sous un habit pénitent, il y passa l’année 1349 ; mais au commencement de 1350, il profita du premier jubilé de Clement VI, pour rentrer secrétement dans Rome, & ne tarda pas à y exciter une sédition. On le poursuivit, mais il se sauva à Prague près du roi des Romains qui le traita honorablement. Il lui demanda la permission d’aller voir le pape à Avignon, & il l’obtint. Il avoit espéré de trouver un protecteur dans ce pontife, mais son attente fut trompée. Clement VI le fit renfermer seul dans une tour, où il fut attaché par le pied à une chaîne. Ce pontife étant mort, Innocent VI son successeur tira Rienzi de prison, & l’envoya à Rome pour s’opposer à François Baronelli qui s’étoit emparé du gouvernement de cette ville.

Rienzi fut très-bien reçu à Rome, on l’accueillit comme un ancien triomphateur. Il chassa le tribun Baronelli, & continua d’exercer lui-même le tribunat avec toute l’autorité qu’il avoit eue autrefois. Le pape lui écrivit des lettres flatteuses, où il l’appelloit chevalier senateur Romain, & l’exhortoit à profiter de ses infortunes passées, & d’employer tout son pouvoir à maintenir la justice.

Rienzi instruit à l’école du malheur, se conduisit pendant quelque tems assez bien. Pour intimider les mutins, il fit mourir un frere hospitalier nommé Modal ou Montréal qui fomentoit depuis longtems les troubles d’Italie, & qui avoit commis quantité de crimes. Il eut la tête tranchée le 29 Août ; mais Rienzi ayant traité de même Pandolfe Pandolfucci, homme de mérite, vieillard respectable, qui avoit beaucoup de crédit auprès du peuple, cette mort injuste donna occasion aux grands qui craignoient Rienzi, d’animer les citoyens contre lui.

Le 8 d’Octobre sur les trois heures après midi, le peuple transporté de fureur prend les armes, & court au capitole en criant tue, tue. Rienzi surpris se mit à une fenêtre, tenant le gonfanon du peuple, & le secouant dehors, il commença à crier, vive le peuple ; mais le peuple tiroit des fleches contre lui, & demandoit sa mort à grands cris. Il soutint cet assaut jusqu’au soir, mais voyant que cette populace s’aigrissoit, & s’échauffoit de plus en plus, & qu’il n’avoit point de secours à attendre, il songea à se sauver ; il prit l’habit d’un valet, & fit ouvrir les portes du palais, afin que le peuple s’amusât à piller : comme les autres, il prit un paquet composé d’un matelas & d’autres garnitures de lit ; & descendant le premier & le second escalier, il disoit : Allons, pillons, il y a bien de quoi. Il étoit prêt de se sauver, quand un homme qu’il avoit offensé le reconnut avec son paquet, & cria : C’est le tribun. Il se jette sur lui ; d’autres le tirerent hors du palais, le percerent de coups, lui couperent les mains, l’éventrerent, lui mirent une corde au col, & le traînerent jusqu’à la maison des Colonnes. On y avoit planté deux fourches avec une traverse, où l’on pendit son corps. Ce cadavre demeura plusieurs jours sans sépulture, & on l’accabla de ces insultes dégoûtantes que le peuple prodigue quelquefois à ceux qui ont été son idole. Cette scene analogue à la brutalité d’une populace sans frein, se passa le 8 Octobre 1354.

« Ce tyran, dit l’auteur du Nouveau Dictionnaire historique, étoit né avec un esprit vif, entreprenant, une conception facile, un génie subtil & délié, beaucoup de facilité à s’exprimer, un cœur faux & dissimulé, & une ambition sans bornes. Il étoit d’une figure avantageuse, sévere observateur des loix, imposteur, hypocrite, faisant servir la religion à ses desseins, mettant en œuvre les révélations & les visions pour s’autoriser ; effronté jusqu’à se vanter d’affermir l’autorité du pape, tandis qu’il la sappoit par les fondemens ; fier dans la prospérité, prompt à s’abattre dans l’adversité, étonné des moindres revers, mais après le premier moment de surprise, capable de tout entreprendre pour se relever ».

Rienzi se qualifioit, comme nous avons vu, chevalier-candidat du S. Esprit, sévere & clément libérateur de Rome, zélateur de l’Italie, amateur de l’univers, & tribun auguste. Ces beaux titres prouvent qu’il étoit un enthousiaste, dit l’auteur des Annales de l’empire, & que par conséquent il pouvoit séduire la vile populace ; mais qu’il étoit indigne de commander à des hommes d’esprit. Il vouloit en vain imiter Gracchus, comme Crescence avoit voulu imiter Brutus. Il est certain, dit l’auteur cité, que Rome étoit alors une république, mais foible, n’ayant de l’ancienne république Romaine que les factions. Il est difficile de dire qu’il y eût jamais un tems plus malheureux depuis les incursions des Barbares au cinquieme siecle : les papes étoient chassés de Rome ; la guerre civile désoloit toute l’Allemagne ; les Guelphes & les Gibelins déchiroient l’Italie ; la reine de Naples, Jeanne, après avoir étranglé son mari, fut étranglée elle-même ; Edouard IIIe ruinoit la France, où il vouloit régner, & enfin la peste fit périr une partie des hommes échappés au glaive & à la misere.