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Les Inconséquences de M. Drommel/I

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Les Inconséquences de M. Drommel
I
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M. Johannes Drommel arriva à Barbison le mardi 30 septembre selon les uns, le mercredi 1er octobre selon les autres. Ces derniers se trompent. Ce qui en fait foi, c’est le double témoignage très authentique de M. Taconet, ex-commissaire de police, et de Mme Denis, marchande de marée, qui tous deux partirent de Melun dans le même omnibus que M. Drommel et firent route avec lui. Quoique M. Taconet ait la figure un peu dure, d’épais sourcils, la parole brève, tranchante, le regard perçant et inquisitif, c’est le plus honnête et le meilleur des hommes, et tous ceux qui le connaissent savent qu’il n’a jamais menti de sa vie, hors les nécessités de sa profession. Quant à Mme Denis, cette digne personne est incapable d’altérer sciemment la vérité, quand il n’y va pas de sa tête ou de la défaite de son poisson. D’ailleurs, il est de notoriété publique qu’elle ne porte sa marée à Barbison que deux fois la semaine et jamais le mercredi. Il s’ensuit que ce fut bien le mardi 30 septembre qu’elle eut l’honneur de faire route avec M. Johannes Drommel.

« A quoi sert-il, demandera-t-on peut-être, de déterminer minutieusement cette date ? »

La main sur la conscience, cela ne sert à rien ; mais on ne saurait être trop précis dans ses informations lorsqu’il s’agit d’un sociologue allemand, qui se pique lui-même de la plus scrupuleuse exactitude en toute matière, et qui reproche aux Français de n’avoir jamais su ni la géographie ni l’histoire. Se donne-t-il le plaisir de relever quelque bévue commise par un Velche, son œil gris pétille de malice, sa tête a l’air de danser sur ses robustes épaules, et il laisse échapper un de ces gros rires qui font aboyer les chiens.

M. Drommel arriva à Barbison dans la matinée, à dix heures ou dix heures et demie ; nous ne pouvons rien affirmer de plus précis à ce sujet, et pour cause. Tout l’univers sait que l’entreprise Lejosne fait le service des voyageurs et de la poste entre Barbison, Chailly et Melun ; l’univers n’ignore pas non plus que cette recommandable entreprise s’acquitte de son office à la satisfaction générale, qu’elle s’applique à concilier l’utile et l’agréable. Quand vous allez à Melun, c’est pour y prendre le train, et le train n’attend pas ; fiez-vous à l’entreprise Lejosne, vous ne le manquerez point. Ses chevaux n’ont pas besoin de sentir le fouet pour courir comme le vent. Au retour, c’est une autre affaire : il n’y a plus rien qui presse, et les choses se passent comme en famille. Qu’importe d’être à Chailly ou à Barbison une demi-heure plus tôt ou plus tard ? Une allure modérée permet au voyageur de contempler le paysage, d’étudier la route, qui est charmante. Aussi ces mêmes chevaux si affairés, qui tantôt dévoraient l’espace, se mettent à compter leurs pas ; ils lorgnent amoureusement toutes les maisons, comme s’ils grillaient d’envie d’y entrer, et ils s’arrêteraient volontiers pour lier conversation avec tous les passants. Le cocher, qui se conforme à leur humeur, multiplie les haltes. Il disparaît dans un bouchon, où il se rafraîchit à loisir ; il a des paquets à déposer ou à prendre, des nouvelles à donner ou à demander, des accolades à distribuer ou à recevoir ; il a surtout une cousine à embrasser. Excusez-le, elle est jolie, et laissez-le faire, il y a cela de bon avec l’entreprise Lejosne qu’on finit toujours par arriver ; c’est une grâce du ciel.

« Voilà bien la France ! s’écria M. Drommel lorsqu’il entendit la voiture rouler sur le pavé de Barbison ! Deux heures pour faire dix kilomètres ! Et c’est ainsi qu’on perd les batailles. »

C’était une forte exagération. Quel que soit son goût pour l’exactitude, M. Drommel est un homme très passionné, et la passion exagère toujours.

M. Johannes Drommel jouit dans son pays d’une certaine réputation, dont il est fier. Peu lui importe que son mérite et son caractère soient discutés ; pourvu qu’on s’occupe de lui, il est content. Ce gros homme court n’a pas un visage ordinaire. M. Taconet, qui était assis en face de lui dans l’omnibus, ne put s’empêcher d’admirer l’ampleur de sa tête, sa grande bouche tortueuse, la longueur démesurée de ses bras, son nez conquérant, solennel, héroïque, toujours prêt à partir en guerre, un nez fait pour affronter les grandes batailles de la vie. Tant que M. Drommel garda le silence, M. Taconet l’admira ; mais, à peine eut-il articulé deux mots, adieu le prestige ! M. Drommel a deux voix, l’une grave, un peu rauque, l’autre perçante, aiguë ; il passe brusquement de l’une à l’autre, et ce contraste est plus plaisant qu’agréable. Il y a dans le monde de vieilles brouettes mal graissées, qui ont aussi deux voix et la même façon de parler que M. Drommel, quand on les pousse un peu vivement sur le gravier. J’en connais une intimement ; mais, comme elle est modeste, elle est à mille lieues de s’imaginer que je ne puis l’entendre sans penser à un grand homme.

M. Drommel est né en Lusace, à Goerlitz, et, si vous consultez à son sujet les habitants de Goerlitz, ils vous diront que dans le fond c’est un bonhomme, qu’il n’a jamais fait de mal à personne, mais qu’il est difficile de trouver quelqu’un à qui il ait rendu service. Que voulez-vous ! il n’a pas le temps. Il est convaincu que le monde a été mal fait et que M. Johannes Drommel est chargé de le refaire ; c’est à cela qu’il emploie ses journées et ses veilles. On cite de lui un mot mémorable qui prouve que cette préoccupation lui vint dès sa plus tendre jeunesse. Il n’avait pas dix-huit ans, quand trois ou quatre de ses camarades, qui sortaient d’une brasserie, le rencontrèrent par une froide nuit d’hiver arpentant tout seul les rues de Goerlitz, les mains dans ses poches, les cheveux au vent. Ils lui demandèrent à qui il en avait. Il les contempla d’un air compatissant ; puis il leur répondit :

« Je cherche la synthèse ! »

Et il passa son chemin. Depuis lors, il a toujours cherché la synthèse, et la satisfaction superbe qui se peint dans son regard témoigne qu’il a fini par la trouver. C’est un grand avantage qu’il a sur nous tous ; car enfin qui de nous l’a trouvée ? Assurément ce n’est pas moi.

Qu’on n’aille pas s’imaginer là-dessus que M. Drommel est un métaphysicien, un idéaliste ; il méprise profondément l’idéalisme, la métaphysique et les songe-creux. Il appartient à cette nouvelle génération d’Allemands qui explique tout par les cellules et qui n’a pour Goethe et Hegel qu’une médiocre considération. M. Drommel se pique d’être réaliste jusque dans la moelle des os. Il estime que la société repose sur des opinions erronées et sur de sots préjugés. Son grand principe est que la nature a, comme M. Drommel, le génie de la synthèse, que toutes les maladies sociales proviennent de l’abus de l’analyse. Par une série de raisonnements fort bien déduits, il conclut de là que la propriété et le mariage sont, de tous les préjugés, les plus ridicules, les plus funestes, et que le point dont il s’agit est de remettre en circulation la terre et la femme. Il en a découvert la méthode, et il se fait fort de démontrer qu’il suffirait de deux ou trois décrets rendus par un gouvernement intelligent pour que tout marchât à merveille. M. Drommel ne demande à être gouvernement que pendant quarante-huit heures pour réformer à jamais l’humanité. Par malheur, jusqu’à ce jour il ne s’est pas trouvé dans toute l’Allemagne un seul principicule qui consentît à lui prêter sa couronne d’un lever à un coucher de soleil. Il s’en plaint, car il croit fermement à sa méthode.

Cet homme a du caractère, une forte volonté. Son père, qui ne croyait pas à son génie et qui le destinait au commerce, l’envoya faire ses études dans une Realschule, où il n’apprit que quelques mots de latin. Il en appela, et le décret fut rapporté. Il répara le temps perdu, suppléa par ses efforts aux lacunes de sa première éducation. Quelques années plus tard, il était docteur, et, à peine fut-il docteur, il enseigna la sociologie à l’université de Koenigsberg en qualité de privat-docent. Ses doctrines furent jugées dangereuses, sans compter qu’il avait la déplorable habitude de levrauder, de vilipender, de déchirer à belles dents tous ses collègues. Du haut de sa chaire, il traita l’un d’eux d’asinus ridiculissimus, ce qui fut pris en mauvaise part. On lui donna des avertissements, des dégoûts ; il reconnut qu’il ne deviendrait jamais professeur ordinaire, ni même extraordinaire ; il abandonna la partie. Il avait hérité de son père, qui s’était enrichi dans le commerce du bétail, une fortune assez rondelette. Il se retira fièrement sous sa tente, c’est-à-dire à Goerlitz, où il fonda une feuille hebdomadaire, intitulée das Licht, ou la Lumière. Celui de ses ex-collègues qu’il avait traité d’asinus ridiculissimus écrivit contre lui un sanglant article dans les Grenzboten ; il y décriait sans merci son journal et accusait le directeur d’être une lanterne fumeuse qui se prenait pour le soleil. M. Drommel méprisa ces injures et ne se lassa point d’éclairer l’univers. Ses abonnés assurent qu’il les étonne plus qu’il ne les convainc. Cela suffit à son bonheur.

M. Drommel n’est pas seulement un penseur et un polémiste ; dans l’occasion, il sait se remuer, tracasser, s’intriguer. Après une tentative infructueuse, il réussit à se faire élire au parlement impérial, où il siégea dans le voisinage des socialistes, mais sans frayer avec eux. Il les considérait comme de pauvres hères, car il n’est pas socialiste, il est sociologue, et vous en sentez la différence. Si le prince de Bismarck avait daigné prendre quelquefois ses avis et se gouverner par ses conseils, il serait peut-être devenu bismarckien ; mais le prince de Bismarck ne lui ayant point fait d’avances et s’étant permis de quitter un jour la salle des séances au moment où M. Drommel était à la tribune, M. Drommel se mit à bouder le gouvernement, se détermina à constituer un parti lui tout seul. Il représentait dans le Reichstag les drommeliens, et il n’y en avait qu’un, animal unique en son espèce. Sa solitude ne l’inquiétait pas, la synthèse est toujours solitaire. Il jouit de son bonheur pendant trois ans, mais il ne fut pas réélu. Cette mortification lui fut sensible ; il s’en consola en pensant que les temps n’étaient pas mûrs, que son jour viendrait.

On n’est jamais tout à fait conséquent. Quoique M. Drommel aspire à mettre la propriété en circulation, il ne laisse pas de posséder une maison fort cossue, qu’il ne songe point à faire circuler, et un assez grand nombre de titres de rente, dont il ne fait part à personne. On prétend qu’il est dur à la détente, qu’il ne laisse jamais voir sans de bons motifs la couleur de son argent. D’autre part, quoique le mariage soit à ses yeux une piètre institution, destinée à disparaître dans un prochain avenir, il eut à cinquante-quatre ans la faiblesse de se marier. Dans le temps qu’il était député, il avait conçu de tendres sentiments pour une danseuse de l’Opéra de Berlin. Cette charmante Francfortoise, qui passait pour être aussi sage que jolie, le renvoya bien loin. Il est persévérant, il n’eut garde de se rebuter, et le destin lui vint en aide. Il arriva que la jolie et sage Ada se laissa un soir tomber dans une trappe, où elle se cassa la jambe. On la raccommoda ; mais il lui resta de cette mésaventure un léger clochement du pied droit, qui, au dire de ses admirateurs, ajoutait à ses grâces et qui toutefois la gênait beaucoup dans ses entrechats. Elle se ravisa subitement, prêta l’oreille aux propositions de M. Drommel ; mais elle entendait être épousée dans toutes les règles, civilement et à l’église. Il en passa par tout ce qu’elle voulut, tout en lui représentant qu’il est dur à un philosophe de faire le sacrifice de ses principes et de se conformer aux préjugés. Il le lui déclara fort nettement, et peut-être eut-il le tort de le lui déclarer trop souvent : les gens convaincus aiment à se répéter.

Il n’eut pas d’ailleurs à se repentir de son pénible sacrifice. Il trouva dans Mme Ada Drommel non seulement une ménagère accomplie, mais une femme exemplaire, qui témoignait une soumission touchante à ses volontés, un acquiescement absolu à ses idées, une parfaite déférence à ses conseils, une confiance entière en son génie. Lui-même s’applaudissait d’être l’unique et légitime possesseur d’une beauté que les connaisseurs lui enviaient et qui, tout en clochant un peu, faisait sensation partout où elle se montrait. Il éprouvait aussi quelque satisfaction à l’idée qu’il s’était fait aimer et adorer, lui Prussien, d’une femme née en pays rhénan, sur terre conquise. Il avait fait à sa façon acte de conquérant ; il n’avait pas épousé sa femme, il se l’était annexée, sans compter qu’il était beau de voir une danseuse devenir la femme d’un sociologue. Il y avait un peu de synthèse dans cette union, et M. Drommel estimait que, si le mariage doit être condamné comme un préjugé ridicule, les mariages synthétiques méritent peut-être qu’on fasse une exception en leur faveur. Il se flattait d’avoir donné au monde un grand exemple, et par voie d’insinuation il en toucha quelques mots discrets dans un article de la Lumière, ce qui fournit à l’asinus ridiculissimus l’occasion désirée de lui dire une fois de plus son fait. M. Drommel, comme on peut croire, le remoucha d’importance, en prenant tout l’empire germanique pour juge du camp. Ce fut vraiment une belle polémique.

Il avait mis dans son bonnet de tenter de nouveau les chances du scrutin dans les élections au parlement prussien qui ont eu lieu tout récemment. Il sonda le terrain, acquit la triste conviction qu’il courait au-devant d’un échec assuré. Pour se dérober à sa défaite et pour évaporer son dépit, il résolut d’aller faire un long voyage en France et en Italie. Ce fut de sa part une détermination salutaire. Tant qu’il était dans son pays, il était mécontent de tout, critiquait amèrement les institutions et les hommes, se plaignait que les affaires allaient de mal en pis. A peine avait-il passé la frontière, les comparaisons qu’il faisait le réconciliaient avec sa maudite et chère Allemagne. S’il avait beaucoup de griefs contre ses compatriotes, il contemplait les Velches du haut d’un mépris juché sur cinquante canons Krupp. Il enferma dans une sacoche de voyage, qu’il suspendit à son cou, cinq ou six mille marks en billets et en rouleaux d’or, qu’il économisait depuis longtemps à cet effet, et, accompagné de sa charmante femme, il se mit en chemin pour Paris, où il passa quinze jours, après quoi il continua son voyage, en allant visiter la forêt de Fontainebleau. Voilà comment il se fit que, le 30 septembre 1879, l’entreprise Lejosne eut le privilège de voir monter M. Drommel dans un de ses omnibus et de le transporter moyennant la somme d’un franc de Melun à Dammarie, de Dammarie à Chailly, de Chailly à Barbison.

M. Drommel était curieux de tout. Durant le trajet, il fit subir un interrogatoire en règle à ses compagnons de route ; il avait l’air d’une corneille qui abat des noix, et au demeurant il ne doutait pas que des Français ne fussent très sensibles à l’honneur que leur fait un penseur d’outre-Rhin en les questionnant. La marchande de marée, qui aimait à jaser, lui répondit de point en point. Il voulut savoir quelles espèces de poisson elle portait dans sa corbeille, et il sourit majestueusement quand elle lui vanta ses anguilles ; il lui fit la grâce de lui déclarer qu’il n’y a de vraies anguilles que celles qui barbotent dans la Neisse. M. Taconet fut moins complaisant, se renferma dans un morne silence, et ne daigna pas apprendre à l’interrogant sociologue que, étant né à Metz, il avait peu de goût pour les Allemands. Il n’eut garde non plus de lui dire qu’il avait été commissaire de police à Melun, que, ayant fait depuis peu un héritage, il avait pris sa retraite et qu’il se rendait à Barbison pour y donner des ordres touchant une maisonnette qu’il y faisait bâtir et dans laquelle il se promettait de passer ses vieux jours. Il se donna encore moins la peine de lui révéler qu’il n’avait lu dans toute sa vie qu’un seul livre, écrit par François Rabelais, mais qu’il l’avait bien lu, qu’il le savait par cœur, et qu’à sa manière il y avait trouvé la synthèse. A quoi bon le dire ? M. Drommel n’en aurait rien cru.

Choqué du silence obstiné de l’ex-commissaire de police et trouvant de ce côté portes et fenêtres closes, M. Drommel se retourna vers Mme Denis. A peu de distance de Chailly, elle lui montra sur le bord de la route une sorte de tour crénelée coiffée d’une sorte de minaret, et elle lui raconta que cette tour était un tombeau qu’un particulier assez original s’est fait construire pour y être enterré avec ses chevaux et ses chiens. M. Drommel sourit de nouveau ; poussant le coude de Mme Drommel, il s’écria : Französische Eitelkeit. M. Taconet, qui savait un peu d’allemand, comprit que cela voulait dire : Voilà bien la vanité française ! Un peu plus loin, on rencontra une jolie vachère qui, armée d’une longue gaule, menait ses bestiaux aux champs. Elle interpella de loin le cocher de l’omnibus, et lui montrant toutes ses dents, elle lui cria :

« Redemandez mon ombrelle à Eugénie, j’en aurai besoin pour la fête de dimanche. »

M. Drommel haussa les épaules, poussa encore le coude de sa femme, et lui dit : Französische Frivolität. Quand M. Taconet n’aurait pas su l’allemand, il aurait deviné sans peine que cela signifiait : Voilà bien la frivolité française !

Cette seconde impertinence lui fut amère ; il eut peine à digérer cette pilule. Il fut bien tenté de saisir M. Drommel à bras-le-corps et de le jeter par la portière ; mais quand on a été commissaire de police, on a appris à maîtriser son premier mouvement. Il se contenta de penser à Dindenaut, le marchand moutonnier, à ses insolents propos et, passant la main sur ses favoris, il grommela sourdement :

« Patience ! répondit Panurge. »

M. Taconet et Panurge avaient raison, la patience est une bonne chose, elle sait toujours trouver le mot de la fin. De ce moment, l’ex-commissaire de police s’efforça d’oublier l’existence de M. Drommel, en ne regardant plus que Mme Drommel. Plus il la regardait, plus elle lui plaisait. Il admira sans réserve ses cheveux d’un blond argenté, la douceur de sa voix flûtée, l’aisance de son maintien, la vivacité de ses manières, ses yeux de teinte indécise couleur du temps. Il admira surtout les grâces mignonnes de son sourire. N’étant jamais allé à Francfort-sur-le-Mein, ce sourire lui était nouveau ; il ignorait qu’on l’y rencontre souvent et qu’il est le frère des bons vins du Rhin. Ce qui le chagrinait, c’était le respect que Mme Drommel semblait témoigner à son mari, les attentions qu’elle avait pour lui, l’air soumis dont elle l’écoutait, l’empressement avec lequel elle approuvait ses sentences comme les paroles d’un oracle. Il ressentit un accès d’indignation, en pensant que ce butor avait su gagner le cœur de cette ravissante créature, à qui il disait en lui-même avec colère :

« Ne vengeras-tu donc pas les Messins ? »

En descendant de l’omnibus, M. Drommel s’embarrassa les jambes dans son parapluie, il trébucha sur le marchepied et faillit se laisser choir tout de son long sur le pavé, ce qui fit passer dans l’âme et dans les yeux de M. Taconet un éclair d’espérance. Mais Mme Drommel était là, car elle était toujours là, toujours attentive et toujours souriante. Elle retint par le coude son mari, qui ne tomba point. Sa tendresse vigilante s’alarmait facilement.

« Tu m’as fait peur ! lui dit-elle.

— Ce n’est rien, ma chatte, répondit-il ; M. Drommel n’est jamais tombé. »

Cela dit, il lui mit sur les bras deux gros sacs de nuit, bien bondés et fort lourds, se bornant, quant à lui, à porter sa poche de voyage, son parapluie et sa personne.

« Tout supporter et tout porter, pensa M. Taconet, voilà le sort de cette chatte. »

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