Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 11

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 76-91).



CHAPITRE XI.


Nous restâmes à Edmonton jusqu’au 6 octobre, pour nous préparer au pénible voyage qui nous attendait. Nous partîmes le 6, au point du jour. Notre troupe se composait de M. Lane et de sa femme, d’un jeune commis appelé Charles, qui se rendait à un poste du flanc des montagnes Rocheuses, d’un M. Gillveray et de dix-huit hommes ; nous emmenions soixante-cinq chevaux pour porter les bagages et les provisions. Ce nombre de chevaux peut paraître énorme pour une si petite troupe ; mais Edmonton était le dernier poste où nous pussions trouver des provisions ; de ce côté-ci des montagnes, et nous devions forcément en emporter de grandes quantités. Grâce aux lenteurs du départ et à l’agitation des chevaux, le premier jour de marche ne nous mena qu’à la crique de l’Esturgeon, à seize milles.

7 octobre. — Les prairies s’éloignent vite de nous. Nous marchons au nord. Le chemin devient presque impraticable, à cause de l’humidité et de la boue ; les chevaux s’embourbent à chaque pas, en perdant leur charge dans leurs efforts pour se tirer d’affaire. Nous sommes assez heureux de pouvoir varier notre ordinaire ; nous tuons des oies sauvages qui me sembleraient moins mauvaises si nous avions du sel pour les assaisonner.

8 octobre. — La tempête dont j’ai parlé plus haut avait déraciné des arbres immenses et les avait amoncelés dans toutes les directions. Cela nous retient pendant des heures : il faut que les hommes coupent et taillent pour nous livrer passage. Cette marche à travers des bois épais fut donc des plus pénibles.

9 octobre. — Mauvais chemin et pas de gibier. Nous nous tenions à côté des chevaux. Un highlander, du nom de Colin Frazer, nous rejoint. Il se rend à un petit poste dont il est chargé, à l’embouchure de la rivière Athabasca, dans les montagnes Rocheuses, où il vient de passer ces onze dernières années. Il a été amené dans le pays par sir Georges Simpson, en qualité de joueur de pipeaux, quand sir Georges explorait la rivière Frazer. Il fit un grand voyage à travers un pays peu connu, chez des Indiens qui n’avaient presque jamais vu de blancs. Colin portait les pipeaux, en gardant son habit d’highlander ; quand on s’arrêtait dans les forts ou dans n’importe quel autre endroit, on le faisait jouer, au grand étonnement des naturels, qui le prenaient pour un parent du Grand-Esprit ; c’était la première fois qu’ils voyaient un homme aussi extraordinaire. Un des Indiens lui demanda d’intercéder pour lui auprès du Grand-Esprit ; mais, ajoute Frazer, le demandeur connaissait mal mon peu d’influence sur ce personnage !

10 octobre. — Je quittai la troupe ce matin pour continuer en avant, et à deux heures de l’après-midi, après une marche rapide, j’atteignis le fort Assiniboine sur la rivière Athabasca. Cet endroit, bien qu’honoré du nom de fort, est une simple construction employée à garder les chevaux. Nous y trouvâmes deux bateaux que les hommes se mirent de suite à réparer. À deux heures, nous repartons, et pendant les cinq jours suivants, nous faisons peu de chemin, ayant à lutter contre un courant rapide ; les eaux basses nous contrarient aussi beaucoup. Nous n’avons ni gibier ni Indiens, ce qui a rendu notre route terriblement monotone ; les matinées deviennent glaciales.

15 octobre. — À l’heure du déjeuner, il fait très-froid et il neige ; nous tenons conseil ; on décide que vu le temps, cinq hommes, un des bateaux, et le commis Charles retourneront au fort Assiniboine avec les paquets de peaux pour la Russie. Nous nous empilons alors dans le bateau qui reste, et nous sommes obligés souvent de descendre à terre à cause des eaux basses pour soulager l’embarcation. Nous avons presque toujours à tirer le bateau ; nos hommes ont de l’eau jusqu’à la poitrine. Un d’eux glisse dans un trou, et nous avons grand’peine à l’empêcher de se noyer. Cinq minutes après sa sortie de l’eau, ses vêtements étaient tout couverts de glaçons. Je lui demande s’il avait froid, il me répond avec le stoïcisme des Iroquois : « mes habits sont froids, mais moi je n’ai pas froid. »

16 octobre. — Le temps devient si glacial que nous nous demandons si nous pourrons traverser les montagnes cette année. La corde qui sert à tirer l’embarcation se casse deux fois, et notre bateau court grand risque de se briser en mille morceaux sur les rochers ; si ce malheur nous arrivait, nous perdrions nos provisions et nous mourrions probablement de froid.

17 et 18 octobre. — Beau temps. Cette rivière est la plus monotone que j’aie vue dans mes voyages. Rien que des pointes les unes après les autres, toutes couvertes de pins, sans aucun aspect étendu. Le cours de la rivière, bien que tortueux, est rapide, interrompu par des chutes, et marchant de six à sept milles à l’heure.

19 octobre. — Nous rencontrons un chasseur indien avec sa famille ; il a deux canots ; il en vend un à Colin Frazer, qui s’y embarqua avec quatre hommes afin de soulager le nôtre. Nous achetons de cet Indien de la viande de castor et des nez d’élans ; ces derniers forment un manger délicieux et sont très-goûtés des Indiens.

22 octobre. — Les hommes des embarcations sont bien disposés. Je mesure un arbre couché par terre et qui marque sept pieds de tour ; nous trouvons trois ours laissés en cache par Colin Frazer, un vieux et deux jeunes. Il me dit plus tard qu’il avait tué les deux jeunes d’un seul coup pendant qu’ils grimpaient sur le dos l’un de l’autre pour monter sur une berge. Les oursons nous font grand plaisir à manger, car nos provisions fraîches sont depuis longtemps épuisées.

24 octobre. — Passé les rapides de la Mort. Les hommes ont de grandes difficultés à enlever le bateau ; quant à nous, il nous faut marcher. Tous les étangs et les eaux tranquilles sont assez gelés pour nous supporter. La rapidité du courant empêche seule la rivière de prendre. Un petit sac contenant des baies de sasketome a été volé, et on le retrouve dans le bagage d’un des hommes. M. Gillveray, un des plus solides de la troupe, est appelé pour administrer un châtiment, et il y procède en donnant une affreuse volée au délinquant ; le fait méritait punition, car les plus terribles conséquences résulteraient du vol des provisions dans un voyage à travers ces régions désolées.

28 octobre. — Nous passons l’embouchure de la rivière du Vieil-Homme. Les Indiens disent qu’un mauvais esprit descendait un jour cette rivière qui est si rapide qu’un canot ne peut la remonter. Parvenu à son embouchure, là où elle entre dans l’Athabasca, il fit cinq enjambées pour la descendre, laissant un rapide à chaque pas ; ces rapides sont à un mille les uns des autres. La rivière devient si basse qu’il nous faut deux fois décharger les bagages.

29 octobre. — Je monte sur la berge, qui est très-élevée, et je vois pour la première fois la sublime et en apparence interminable chaîne des montagnes Rocheuses ; c’est à peine si on peut découvrir leur silhouette à travers l’atmosphère fumeuse des prairies sans cesse enflammées à cette époque de l’année. M. Gillveray blesse une antilope qui passait la rivière où je l’achève ; nous campons à la place même et faisons un succulent souper.

1er  novembre. — Entré le matin dans Jasperlake. Ce lac a environ vingt milles de longueur, et de trois à quatre milles de largeur ; mais il est très-bas en cette saison, les sources de la montagne étant gelées. Nous débarquons trois hommes pour soulager le canot ; mais quelques instants après s’élève une bourrasque terrible qui nous mène au nord ; une tempête de neige vient s’y ajouter ; nous campons. Ceci est bien malheureux : nous ne pouvons communiquer avec les hommes restés en arrière qui se trouvent ainsi sans provisions et sans couvertures par un froid intense.

2 novembre. — Nous touchons aux montagnes ; la neige est profonde ; on se figurerait difficilement la force du vent qui se déchaîne à travers une brèche formée, d’un côté, par le rocher perpendiculaire de quinze cents pieds, appelé le rocher de Miette, et une immense montagne de l’autre. Le nom de Miette vient d’un voyageur français qui grimpa jusqu’à son sommet, et s’assit fumant sa pipe avec les jambes pendantes au-dessus d’un abîme horrible ; M. Gillveray et le guide vont en avant près de Colin Frazer à quatorze ou quinze milles pour se procurer des chevaux, parce que nous voyons que la marche en bateau devient impossible, tant à cause des eaux basses que de la violence du vent.

3 novembre. — La bourrasque continua avec la neige ; d’après ce qu’on m’a dit, il règne toujours du vent dans cet endroit. La forêt se compose en entier de très-hauts pins, petits en circonférence, et poussant très-serrés ; la tempête leur donnait un aspect bizarre en les inclinant comme des épis de blé. Comme le sol est très-léger et appuyé sur les rochers, les racines forment un véritable filet qui s’agite constamment ; il nous berça pendant toute la nuit. Cependant, notre guide revint de Jasper-House avec plusieurs chevaux ; notre embarcation avait été soulevée par le vent hors de l’eau, et transportée à quinze pieds du rivage, bien que son poids fût si grand que les neuf hommes qui nous restaient ne purent la remettre à flot.

Je choisis un cheval, et prenant un guide, je partis en avant pour le fort. Je marchai quatre heures, et traversai quatre fois la rivière, chose fort dangereuse à cause de la glace qui descendait le courant et passait parfois par-dessus ma selle : j’atteignis Jasper-House, gelé, trempé et affamé. Mais je fus bien vite remis par un feu éclatant, et cinq ou six livres de mouton de montagne, manger que je trouve bien plus délicat que tout autre animal domestique de la même espèce. À dix heures du soir, à notre grande joie, les trois hommes que nous avions laissés en arrière nous rejoignirent. Leurs souffrances avaient été très-grandes, car ils avaient erré pendant trois jours dans les bois sans nourriture, ne pouvant découvrir une maison où ils n’étaient jamais venus auparavant. Un d’eux n’avait même pas pris son habit, et ils n’évitèrent d’être gelés qu’en se serrant la nuit les uns contre les autres. Un de ces malheureux souffrait cruellement de ses jambes gonflées par les lanières qui serraient trop ses leggins, ce qu’il n’avait pas vu à cause de son engourdissement ; nous eûmes beaucoup de peine à couper ces lanières qui étaient à peu près cachées dans la chair boursouflée.

4 novembre. — M. Lane et le reste de la bande rentrent sains et saufs le soir avec les chevaux chargés. Jasper-House se compose de trois misérables cabanes. L’habitation contient deux chambres de quatorze ou quinze pieds carrés. L’une est consacrée aux allants et venants : voyageurs indiens, négociants, femmes, hommes et enfants s’y entassent pêle-mêle ; l’autre chambre appartient à Colin et à sa famille, composée d’une femme indienne et de neuf enfants métis ; une des deux autres huttes sert de magasin aux provisions, lorsqu’on peut en avoir, et j’aurais pris la dernière pour un chenil, si je n’avais vu les chiens rôder sans gîte autour des habitations. Cette hutte contient les chevaux destinés aux voyageurs qui traversent la montagne.

5 novembre. — Nous partons avec une cavalcade de treize chevaux chargés ; mais comme nous ne pensons pas pouvoir leur faire passer la montagne, je me fais faire par un Indien une paire de raquettes à neige. Les Indiens, dans les environs, ne sont pas au nombre de plus de quinze à vingt ; ils sont Shoo-Shawp, et leur chef s’appelle la Capote-Blanche. Il habite à une grande distance au nord-est ; mais il a été affreusement battu dans son pays en voyageant avec trente-sept personnes de sa tribu, par une tribu hostile qui l’avait invité à venir fumer le calumet de paix. Les hommes de la Capote-Blanche déposèrent leurs armes ; mais avant qu’ils eussent le temps de fumer, leurs hôtes s’emparèrent d’eux et les massacrèrent, à l’exception de onze qui se réfugièrent à Jasper-House où ils restèrent n’osant pas regagner leur patrie. La Capote-Blanche est un très-simple et brave vieillard avec lequel je ne tardai pas à me lier d’amitié.

Nous quittons Jasper-House vers midi, et passons la rivière dans un petit canot pour gagner l’endroit où les hommes nous attendent avec les montures. Nous campons dans une petite prairie.

7 novembre. — Longue journée ; nous franchissons des points presque inaccessibles ou bien des forêts lugubres et épaisses ; en montant, la neige augmente, et nous commençons à sentir les effets du froid croissant et de la raréfaction de l’atmosphère.

8 novembre. — Nous voyons deux chèvres sauvages sur un rocher élevé et à pic, ne dépassant pas en apparence quelques pouces de largeur. Un de nos Indiens s’élance pour atteindre un rocher au-dessus des chèvres, parce qu’on ne peut pas les tirer d’en bas à cause de leurs yeux qui plongent toujours et les préviennent longtemps d’avance. Mais ces animaux n’en aperçoivent pas moins l’Indien et gagnent en quelles bonds des endroits inaccessibles.

Nous nous apercevons, le 9 novembre, non-seulement que nous sommes en retard, mais encore que nous avancerons lentement ; nous commençons à craindre que la troupe venue du fort Vancouver, qui nous attend avec des provisions et des bateaux de l’autre côté des montagnes, ne renonce à nous voir et ne rentre au fort. C’est pour nous la menace des plus cruelles souffrances, sinon de notre perte, car il nous faudrait repasser les montagnes avec peu ou point de provisions. Nous dépêchons donc en avant M. Gillveray avec le guide au campement des bateaux : pour nous, nous campons au Grand-Batteur, où nous trouvons des raquettes à neige cachées là par la caravane qui y est passée au printemps.

10 novembre. — Nous n’avons pas fait beaucoup de chemin que les chevaux sont pris dans la neige, et nous sommes contraints de nous arrêter pour donner aux hommes qui n’en ont pas, le temps de faire des raquettes à neige. De là nous renvoyons les chevaux avec tout ce dont nous pouvons nous passer. Nos provisions et nos couvertures suffisent à charger les hommes ; quelques-uns même d’entre eux, nouveaux dans le pays, sont si fatigués de leur route depuis Montréal, qu’ils deviennent tout à fait inutiles.

11 novembre. — Nous envoyâmes en avant deux hommes expérimentés pour frayer le chemin aux nouveaux arrivés, et nous reprîmes l’usage des raquettes à neige ; quelques hommes réussirent d’abord très-mal à s’en servir, et leurs raquettes faites de la veille retardèrent notre marche. Les miennes me venaient des Indiens et elles ne me gênaient nullement. Mme  Lane en avait prudemment apporté une paire avec elle, et comme elle y avait été habituée dès l’enfance sur la rivière Rouge, elle fut une de nos meilleures marcheuses. Nous nous arrêtâmes de bonne heure, faisant notre premier campement d’hiver proprement dit. On ne peut en agir ainsi, que lorsque la neige est assez épaisse pour ne pas pouvoir s’enlever jusqu’au sol. On reconnaît cette épaisseur aux troncs d’arbres coupés précédemment à son ancien niveau pour des feux d’anciens camps. À l’heure présente, ils s’élevaient à douze ou quinze pieds au-dessus de notre tête, et la neige s’élevait à neuf ou dix pieds au-dessous. Quelques-uns des vieux voyageurs s’amusaient à dire aux novices que les Indiens, dans ces contrées, étaient des géants de trente à quarante pieds, ce qui expliquait les arbres coupés si haut.

Il faut piétiner longtemps avec les raquettes l’endroit choisi pour camper, afin de bien battre la neige. On met alors en travers cinq à six poutres de bois vert en lignes parallèles : cela fait une plate-forme. On allume dessus le feu de bois sec, puis on répand des branches de pin de chaque côté sur lesquelles on s’étend les pieds vers le feu. Les poutres parallèles brûlent rarement en une nuit, mais les cendres et la chaleur forment de suite un trou profond dans le foyer ; et dans ce trou de six ou sept pieds tomba, en dormant, un Iroquois de notre troupe qui s’était trop approché. Ses cris m’éveillèrent, et après un bon rire, nous le tirâmes sain et sauf de son tombeau.

12 novembre. — Nous atteignons l’endroit appelé l’Éminence du pays. Il y a là un petit lac nommé le Bol de punch du Comité ; c’est la source de l’un des bras de, la Columbia, à l’ouest des montagnes, et de l’Athabasca à l’est. Il mesure trois quarts de mille de circonférence, et il est remarquable comme origine de deux aussi puissants fleuves dont l’un se jette dans l’océan Pacifique, et l’autre dans la mer Arctique. Nous campons sur les bords du lac par un froid terrible.

13 novembre. — Le lac étant gelé à une bonne profondeur, nous le traversons à pied, et bientôt après nous commençons à descendre la grande côte, après avoir monté pendant sept jours de suite. La descente était si roide que nous mettons un jour seulement à atteindre la hauteur correspondante de Jasper-House. C’est un travail fort difficile avec les raquettes à neige, surtout pour les hommes qui perdent pied sans cesse et dont les charges glissent en bas de la côte. Quelques-uns prennent le parti de laisser rouler les paquets qui ne risquent rien. En bas, nous trouvons huit hommes que M. Gillveray et le guide nous envoient pour nous aider jusqu’au campement de bateau, et nous campons ensemble.

14 novembre. — Je restai au camp afin de finir un dessin, les hommes étant partis de grand matin pour le campement de bateau où ils devaient trouver des provisions fraîches, car les nôtres étaient presque épuisées. Je les suivis, ma besogne terminée, et arrivai bientôt à une rivière large de soixante-dix yards et d’un courant très-rapide.

Je suivis les traces sur la neige jusqu’au bord de l’eau, et voyant la force du courant, je cherchai un autre passage, mais je vis bientôt sur l’autre rive les marques des pas de mes compagnons, et je dus me résoudre à ôter mes raquettes et à opérer la traversée. L’eau me montait à la ceinture, marchant avec une rapidité terrible, et roulant des morceaux de glace qui me frappaient au point de m’entraîner : en sortant de l’eau, ma capote et mes leggings étaient complètement gelés ; ce n’était que le commencement de mes peines ; je dus traverser l’eau encore quatre fois, et pour la cinquième je n’osai pas la tenter, mes jambes engourdies me refusant tout service. Je ne l’entrepris qu’après avoir couru en long et en large pour me réchauffer. J’eus à recommencer ces passages douze fois ayant de rejoindre mes compagnons au campement.

15 novembre. — On s’imaginera facilement avec quelle peine nous quittâmes le feu pour nous plonger dans un des courants les plus profonds que nous eussions rencontrés, et couvert de glaces flottantes. Ici, comme dans bien d’autres traversées, nous ne pûmes tenir tête à la violence de l’eau qu’en nous appuyant épaules à épaules dans une ligne parallèle. Mme  Lane, bien qu’on la portât sur les bras, ne s’en acquitta pas moins fort bien de son devoir.

Avant le déjeuner, nous passâmes la rivière vingt-cinq fois, et douze fois encore avant de camper, soit trente-sept fois pendant la journée.

La Columbia fait ici de nombreux détours à travers une vallée, dans de certains endroits larges de trois milles ; derrière, s’élèvent d’immenses montagnes, dont les sommets neigeux dominent les nuages, et forment çà et là des glaciers énormes qui réfléchissent les rayons du soleil avec un vif éclat. La dernière partie de la route coupe un lac de boue gelée. La glace n’était pas assez forte pour nous supporter, de sorte que nous eûmes à patauger jusqu’aux genoux dans une masse de neige, de glace et de boue, sans rencontrer un point quelconque pour prendre un instant de repos ; je pensai plusieurs fois y rester, tant j’étais épuisé.

Enfin, à cinq heures du soir, nous touchâmes au campement du bateau, à moitié morts de faim, n’ayant pris, depuis le déjeuner, qu’une petite soupe de pimmikon très-étendue d’eau. Nous trouvâmes un bon feu allumé et une soupe de porc et de blé venant du fort Vancouver. Je l’attaquai avec une telle avidité qu’un de nos hommes, craignant un excès de ma part à cause de mon épuisement, emporta poliment la soupière et son contenu hors de ma vue.

Nous étions attendus depuis trente-neuf jours, et les hommes seraient rentrés au fort Vancouver le lendemain, si le guide et M. Gillveray n’étaient pas arrivés à temps pour les retenir ; ils croyaient que nous avions été arrêtés par les Indiens ou que nous n’avions pu traverser la montagne. Leur départ nous perdait sans ressource. Je n’eus pas le temps de dessiner la vue qui était splendide ; je remis cela à mon retour ; aussi ne donnerai-je ici qu’un sommaire de notre descente de douze cents milles sur la Columbia, que nous effectuâmes en quinze jours. Je mis plus tard quatre mois pour remonter ces douze cents milles.

16 novembre. — Nos deux bateaux étaient prêts, construits en canots, avec des quilles solidement garnies. Le paysage, près du campement des bateaux, est très-majestueux. Des montagnes immenses l’entourent de toutes parts. Peu de mes lecteurs, au milieu des douceurs de la vie civilisée, se rendront un compte exact de la satisfaction qu’il y a à échanger les raquettes à neige contre un bon bateau, et l’inquiétude de la faim contre un bon fonds de provisions. J’ajouterai que les rapides innombrables de la Columbia sont très-dangereux, et que nous les évitâmes à force de précautions et d’énergie, mais nous avions à notre aide la santé et un grand entrain. Trois heures après notre départ, nous touchâmes à la célèbre Dalle de mort, rapide de trois milles et le plus dangereux de tous les rapides de la Columbia.

17 et 18 novembre. — Traversée des deux lacs, et obligation de travailler nuit et jour pour sortir d’un calme désespérant, malgré une neige incessante.

20 novembre. — À midi, nous passons la petite Dalle, série de tourbillons pleins de périls, et arrivons à six heures à Colville. Colville est dans une situation splendide, à un mille au-dessus de la chute de la Chaudière. Cette chute dépasse en hauteur toutes les autres chutes de la Columbia, et prend son nom des trous ronds que fait l’eau dans les rochers et qui ressemblent à des chaudrons de différentes grandeurs. Pour éviter cette chute, il nous faut porter nos bateaux pendant deux milles et franchir ainsi une colline de deux ou trois cents pieds de hauteur : nous restons trois jours dans cet endroit, et les hommes se refont si bien qu’on les reconnaît à peine.

23 novembre. — Campement à trois milles au-dessous des chutes. Pendant la nuit, des Indiens qui rôdent aux environs nous enlèvent des vêtements, ce qui nous contrarie vivement, vu l’état mesquin de notre garde-robe.

24 novembre. — Atteint le grand Rapide, qu’il fallait faire passer aux embarcations. Moi, je préférai pour mon compte aller à terre, et je venais de faire trois milles sans voir déboucher les bateaux, quand je vis dans l’eau quelque chose que je pris d’abord pour la tête d’un Indien à la nage. Je prépare mon fusil en cas d’attaque ; mais, en regardant de plus près, je reconnais le capuchon que Mme  Lane portait le matin, et peu après j’aperçois les avirons de l’une des embarcations. Inquiet de mes compagnons, je cours en hâte au rapide. Là je vois un des bateaux, avec M. et Mme  Lane dans la situation la plus périlleuse. Le canot avait donné contre un rocher et était sur le côté. Les hommes avaient montré une grande présence d’esprit. Au moment du choc, ils avaient sauté sur le plat-bord, près du rocher, et avaient maintenu le bateau dans cette position. L’eau écume et se brise avec rage autour d’eux. Si le bateau glisse, il est brisé en mille morceaux sur les rochers au-dessous ; mais leur manœuvre donne le temps à l’autre canot d’arriver, de passer le rapide et de venir leur jeter une corde. Les hommes du second bateau risquent fort de se jeter aussi sur le roc ; mais, avec beaucoup de précautions, ils parviennent à accoster et à sauver les naufragés ; l’embarcation, une fois lâchée, se précipite et est broyée en un instant. Nous ramassâmes ce que nous pûmes, mais nous perdîmes là bien des objets précieux pour nous ; il nous fallut envoyer chercher un autre bateau à Colville. Cela nous retint jusqu’au 26 ; nous poussâmes alors en avant et atteignîmes Okanagan le 28 au soir : nous n’avions plus de vivres et fûmes contraints de tuer un des chevaux de l’établissement que l’on mangea avec délices. Les hommes s’en donnèrent même une indigestion.

29 novembre. — En quatre jours nous fûmes au fort Walla-Walla. Ici nous séjournâmes jusqu’au 4 décembre, puis nous entrâmes alors dans un pays qui est inondé pendant cinq mois d’une pluie continuelle ; ainsi jusqu’au fort Vancouver, c’est-à-dire jusqu’au 8 décembre, nous ne cessions, grâce à nos bateaux ouverts, de recevoir l’averse. M. Douglas et M. Ogden, les deux facteurs chefs du fort, qui désespéraient de nous voir, vinrent à notre rencontre et nous donnèrent alors la plus charmante hospitalité.