Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 3

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 23-30).



CHAPITRE III.


Au mois de mars suivant, je retournai à Lachine pour avoir une entrevue avec sir George Simpson. Celui-ci me reçut très-cordialement, et me donna mon passage sur la brigade des canots de printemps.

En conséquence, le 9 mai 1846, je quittai Toronto en compagnie de sir George pour le Sault-Sainte-Marie, afin de m’embarquer sur les canots qui avaient quitté Lachine quelque temps avant, pour gagner le Ottawa et le lac Huron.

À mon arrivée à Mackenaw, le soir, je fus informé par le maître du steamer qu’il ne partirait pas avant neuf heures le lendemain. Confiant dans cette assurance, j’allai à terre pour passer la nuit ; mais en me rendant au port le jour suivant, je vis que le navire était parti avec sir George Simpson depuis vingt minutes. C’était un contre-temps des plus pénibles, parce que si je manquais sir George avant qu’il quittât le Sault-Sainte-Marie, je ne pouvais plus accompagner les canots. Je savais aussi que le gouverneur n’y resterait pas plus de quelques heures ; mais la difficulté était de le rejoindre : aucun bateau ne voulait partir avant quatre jours.

Résolu toutefois à ne pas manquer cette expédition, je cherchai un moyen de transport à n’importe quel prix. En me promenant sur le rivage, je vis un petit canot à sec, et ayant trouvé son propriétaire, je m’informai si je pouvais le louer et si je trouverais un équipage. Cet homme m’en dissuada fortement en disant que le vent soufflait trop fort et qu’il n’était pas au pouvoir des hommes d’atteindre le Sault-Sainte-Marie le lendemain matin ; je n’en persistai pas moins et je finis par découvrir trois rameurs dont le plus âgé n’avait pas encore dix-neuf ans ; encore ne consentirent-ils à m’accompagner que sur l’espoir d’une grosse récompense. Ce fut ainsi que nous nous engageâmes pour un voyage de quarante-cinq milles dans une frôle embarcation, avec une couverture pour voile, et pour nourriture un seul pain, un peu de thé et de sucre.

Le vent étant favorable, le canot s’élança avec une rapidité effroyable, et le danger fut imminent depuis notre départ jusqu’à notre entrée dans la rivière Sainte-Marie au coucher du soleil.

Nous y restâmes vingt minutes pour y prendre notre thé ; mais alors s’éleva une nouvelle difficulté : une navigation de quarante-cinq milles sur cette rivière tout à fait inconnue, la nuit, contre le courant, et dans un chenal semé de nombreuses îles ; il fallait le traverser avant le jour, ou bien le travail aurait dépassé nos forces.

Nous partîmes immédiatement, et après une nuit de peines inouïes, après nous être fourvoyés mainte et mainte fois, et avoir désespéré sans cesse, nous eûmes enfin le bonheur de triompher complètement, et au petit jour, nous apercevions le vapeur si désiré.

À son lever, sir George Simpson fut étonné de me voir ; il le fut plus encore lorsqu’il sut comment j’étais venu, car jamais on n’avait fait si vite une route semblable.

Le Sault-Sainte-Marie est situé au bas du lac Supérieur, à son débouché dans la rivière Sainte-Marie ; à cet endroit, une chute considérable la transforme en un torrent écumant, que des canots dirigés par des pilotes expérimentés, franchissent avec une rapidité terrible. Quelquefois l’aventure est fatale aux embarcations : peu de temps avant notre venue, une barque descendant le rapide avait sombré en tombant sur un rocher caché.

Sur la rive américaine s’élève la petite ville appelée Sault-Sainte-Marie, contenant sept ou huit cents habitants et une caserne bien construite. Sur la rive canadienne, environ à un demi-mille, la Compagnie de la baie d’Hudson possède un comptoir, et l’officier de la douane, M. Wilson, une maison supportable. À ces deux exceptions près, la côte anglaise présente au voyageur une collection de misérables huttes habitées par des messe et des Indiens.

Comme la brigade de canots avait passé deux jours avant moi au Sault-Sainte-Marie, et que les embarcations de sir George étaient trop chargées, il ne put me donner une place ; ma seule alternative était donc d’attendre que le White Fish, petit schooner de la compagnie, fût déchargé, et d’espérer qu’il rejoindrait les canots au fort Williams. Cette chance était douteuse, puisque tout dépendait du vent ; mais je n’avais pas le choix. Il fallut quatre jours pour décharger le schooner, et il ne partit que le 20 mai. Nous eûmes au départ une bonne brise, qui continua jusqu’à la nuit du 23. Arrivés à Thunder-Point (rocher de douze ou treize cents pieds de hauteur), un ouragan éclata. Ce bloc gigantesque, illuminé par d’incessants éclairs, présentait un des plus imposants spectacles que j’aie jamais contemplés. Comme l’équipage ne se composait que de deux hommes, je me vis dans la nécessité d’aider à la manœuvre et de renoncer à tout repos.

Au jour levant, nous doublâmes ce cap dangereux, et ensuite l’île de El Royal, qui contient, dit-on, de grandes richesses minérales.

Nous jetâmes l’ancre près de l’embouchure de la rivière Kaministaqueah, puis nous remontâmes au fort Williams dans un petit canot. Ce fort, tant que dura la compagnie du nord-ouest, avait une importance considérable comme dépôt de tout le commerce des fourrures, etc., etc., etc. Il a perdu cette importance parce que les marchandises, qui prenaient jadis la route du lac Supérieur, passent maintenant par la baie d’Hudson, depuis que les deux compagnies se sont fusionnées ; il est cependant demeuré un point intéressant pour l’agriculture.

J’appris là, à mon grand désappointement, que la brigade avait remonté la rivière la veille. Je fus donc obligé de m’adresser à M. Mackenzie, le commandant du fort, pour obtenir un canot avec trois hommes, afin de rejoindre les embarcations avant qu’elles fussent parvenues au rapide de la montagne, à environ quarante milles. Une demi-heure après, grâce à la complaisance de M. Mackenzie, nous étions en route ; et, au bout de dix heures, nous rejoignons enfin les canots à trente-cinq milles de notre point de départ.

La brigade était sous les ordres de M. Lane, au nombre de trois canots montés par huit hommes chacun. Nous campâmes tous ensemble, et à trois heures, le lendemain matin, on partait. Les canots sont en écorce de bouleau ; ils ont 28 pieds de longueur sur 4 ou 3 de profondeur ; ils sont forts et peuvent porter en dehors de leur équipage de huit hommes, 25 ballots ; mais, en même temps, ils sont assez légers pour être aisément enlevés sur les épaules de deux hommes. Toutes les marchandises qui parviennent à l’intérieur et les pelleteries qu’on en tire, sont rassemblées en paquets de 90 livres chacun, afin d’être plus maniables dans les fréquents portages[1].

Après avoir ramé, en remontant un courant rapide, nous atteignîmes à huit heures environ le portage de la montagne, dont les cascades surpassent les chutes du Niagara en beauté pittoresque ; car bien que très-inférieure en volume d’eau, leur hauteur est égale et le paysage environnant a plus de grandeur sauvage.

L’interruption ainsi causée par ces chutes est d’environ deux milles d’une montée très-roide ; il faut y transporter les canots et le bagage par terre. On emploie pour cela une courroie dont on attache les deux bouts aux ballots, et les porteurs passent la courroie sur leur front. Les hommes qu’on emploie dans cette brigade de canots sont loués à Lachine, et on leur donne le nom bizarre de mangeurs de lard parmi les gens de l’intérieur, qu’ils ne valent pas pour les fatigues du voyage de Lachine à l’embouchure de la Columbia ; quand ils y parviennent, ils sont presque des squelettes à cause des privations qu’ils ont à subir.

Lançant de nouveau les embarcations, nous fîmes à peu près un mille, et passâmes un autre portage appelé Portage des hommes perdus, à cause de trois hommes qui se perdirent dans les bois avoisinants. Je faillis y trouver le même sort ; car, en montant aux chutes pour faire un dessin, je perdis mon chemin, et, si je n’avais pas déchargé mon pistolet, au bruit duquel répondit une décharge semblable, je n’aurais pas rejoint mes compagnons ; ils étaient déjà très-inquiets de mon sort.

Quelques milles plus haut, nous trouvâmes le portage de l’Épingle, ainsi nommé des rochers d’alentour, sur lesquels les hommes doivent porter les canots. Les rochers sont si pointus qu’ils coupent les pieds des porteurs, car habituellement ceux-ci n’ont pas de chaussures ou portent des mocassins très-légers. Nous passâmes en tout six portages en ce seul jour, savoir : l’Écarté, le portage de la Rose et le portage de l’Ile, plus ceux qui sont nommés, sur une distance de quarante-trois milles, et avec un courant si fort, même quand nous pouvions nous servir des canots, que les hommes avaient grand’peine à le remonter avec des gaffes.

Le 26 mai, nous fîmes vingt-six milles sur les portages suivants : portage du Recousu, portages du Couteau, de Bélanger, Mauvaise Décharge, Décharge de Tremblement, Décharge de Penet, portages du Maître, du Petit Chien, du Chien et du Grand Chien ; ce dernier offre une vue splendide de la rivière de Kaministaqueah, dont on aperçoit les méandres, aussi loin que les yeux peuvent aller, dans une des plus jolies vallées du monde.

Le portage du Grand Chien doit son nom à une tradition indienne. « Un grand chien, dit cette tradition, s’endormit une fois au sommet et laissa une marque de son corps que l’on voit encore. » La longueur de ce portage est de deux milles ; nous campâmes en haut.

Un de nos mangeurs de lard se présenta au feu du camp, le soir, avec une belle couverture de peau de lapin. M. Lane lui demanda où il se l’était procurée ; il répondit qu’il l’avait trouvée dans les buissons. Or, les Indiens ont l’habitude de placer des instruments de tous genres sur les tombes de leurs parents morts, après avoir d’abord mis ces instruments hors de service, dans la conviction que le Grand-Esprit les réparera à l’arrivée des morts dans l’autre monde ; ils professent une haine profonde pour tous ceux qui porteraient une main sacrilège sur ces objets, et ne manquent pas de les punir. M. Lane, après avoir rappelé cette coutume, ordonna à l’homme de retourner immédiatement à la place où il avait pris la peau de lapin et de la remettre telle qu’il l’avait trouvée, s’il ne voulait pas nous faire tous massacrer. L’autre ne se fit pas prier, comme on peut le croire.

Le 27, sir George Simpson passa devant nous avec ses deux canots et son secrétaire, M. Hopkins. Comme il n’y avait plus de courants à remonter, les hommes marchèrent à la rame pendant environ quinze milles, à travers le lac du Chien pour entrer dans la rivière du Chien. Nous eûmes alors à faire un long portage de trois milles sur une haute montagne pour atteindre un petit lac.

J’entendis de grands cris dans les bois voisins, et j’en demandai l’origine ; on me dit que quelques-uns de nos hommes avaient entouré un ours qui leur avait livré bataille ; mais que, dépourvus d’armes, ils avaient prudemment battu en retraite. Nous campâmes sur les bords d’une petite rivière. Nous devions ensuite rencontrer les courants rapides, qui aboutissent à la baie d’Hudson.

  1. On appelle portages les rapides que l’on fait franchir aux canots sur la plage et à dos d’hommes ; nous nous servirons du mot lui-même pour désigner ces passages.