Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 4

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 30-37).



CHAPITRE IV.


28 mai. — Nous avons franchi aujourd’hui un des plus grands et des plus difficiles portages de toute la route, le portage de la Savane. Il s’étend sur environ quatre milles de boue. Jadis on y avait mis des poutres à plat pour les hommes chargés de ballots ; mais ces poutres sont presque toutes abîmées, de manière que nos pauvres porteurs enfonçaient parfois jusqu’à la ceinture dans l’eau et la boue. Nous fîmes trente milles par le portage du Milieu et le portage de la Savane ; puis nous descendîmes vingt milles sur la rivière de la Savane et campâmes près de son embouchure, au lieu où elle se jette dans les Mille Lacs.

Le 29, nous traversons le lac des Mille Îles, long de trente-six milles ; il est bien nommé. Le spectacle alentour est vraiment merveilleux : les innombrables îles varient pendant plusieurs milles jusqu’aux plus petites proportions, toutes couvertes d’arbres, surtout de pins. Ce lac est couvert de canards que les Indiens prennent ainsi : on dresse un chien en traînant devant lui un morceau de viande attaché à une corde plusieurs fois le long du rivage, jusqu’à ce qu’il suive la piste en remuant vivement la queue ; quand il l’a suivie, on lui donne la viande. On arrive ainsi à lui faire faire ce mouvement au commandement, ce qui attire les canards à portée des Indiens apostés. La troupe des canards est si épaisse, que j’ai vu un Indien tuer quarante de ces oiseaux d’un seul coup de fusil, recharger son arme et faire encore feu sur la même bande. Le premier portage qui vient ensuite est le portage de la Pente. Nous campons près du suivant, appelé la Petite Décharge, après cinquante-six milles de route.

30 mai. — Partis de bonne heure, arrivés au portage des Français à l’heure du déjeuner. Nous soulageons les canots de la plus grande partie des bagages pour passer le portage sur trois milles, afin de faire tourner les canots par la rivière, alors très-basse, et nous retrouver à l’autre bout du portage. Nous campons le soir près d’un petit lac appelé lac de l’Esturgeon, après les portages des Français et le portage des Morts.

31 mai. — Nous descendons la rivière Maligne jusqu’à notre passage aux premier, deuxième et troisième portages, et ensuite celui de l’Île et celui du Lac. Nous campons près du lac de la Croix de travers, après un parcours de vingt-sept milles.

1er juin. — Nous descendons la rivière Macau où se trouvent des rapides et des cataractes superbes. Là, nous rencontrons des Indiens, les premiers depuis notre passage au lac des Mille Îles ; ils s’appellent Saulteaux ; c’est une branche des Ojibbeways, dont ils parlent presque identiquement le langage. Nous achetons à un Indien de l’esturgeon séché. Sa femme portait un vêtement de peau de lapin ; on les considérait, je l’ai su depuis, comme des cannibales ou Weendigos « celui qui mange la chair humaine. » Les Indiens croient que les Weendigos ne peuvent être tués par aucun projectile, sinon par une balle d’argent. Je fus informé de bonne source que, dans une certaine circonstance, un père et sa fille, poussés par la faim, tuèrent et mangèrent six membres de leur famille !

Ils campaient près d’une vieille femme indienne qui, par hasard, se trouvait seule dans sa case ; tous ses parents étaient à la chasse. Voyant le père et sa fille arriver sans les autres membres de la famille qu’elle connaissait tous, elle commença à se méfier de quelque mauvais coup et à songer à sa propre sûreté. Par voie de précaution, elle imagina de rendre très-glissante l’entrée de sa case. Ceci se passait en hiver : elle versa donc à plusieurs reprises de l’eau qui gelait à mesure, de façon à former une couche de glace. Alors, au lieu de se coucher, elle resta levée une hache à la main. Vers minuit, elle entendit des pas qu’on faisait avec précaution sur la neige qui craquait ; elle regarda à travers les fentes de la case et vit la fille qui écoutait pour s’assurer si l’habitante de la case dormait. Celle-ci feignit de ronfler. Ce son bienheureux n’eut pas plutôt été entendu de l’Indienne, que la misérable s’élança ; mais, glissant sur la glace, elle tomba à l’entrée de la loge, où la vieille femme lui enfonça sa hache dans la tête ; ne doutant pas que le père ne vînt à son tour, elle s’enfuit alors pour échapper à sa vengeance. Pendant ce temps, en effet, le vieux Weendigo, qui attendait impatiemment le signal de son affreux repas, rampa jusqu’à la case et appela sa fille. N’entendant pas de réponse et voyant son cadavre à la place de celui de la vieille, il céda à sa faim, et sauva sa vie en dévorant le corps de son enfant.

Les Indiens regardent les Weendigos avec horreur, et repoussent celui qu’ils surprennent à manger de la chair humaine, parce qu’ils supposent qu’après en avoir goûté, on y revient toujours. Les malheureux sont donc obligés de construire leurs cases loin du reste de la tribu, et on écarte particulièrement d’eux les enfants. Toutefois, on ne les tourmente pas, mais on les plaint plutôt en songeant aux horribles tortures qui ont pu les réduire à ces extrémités. Je ne crois pas qu’aucun Indien, du moins de ceux que j’ai vus, mangerait son semblable, sauf le cas d’une faim horrible, et je ne pense pas non plus qu’il y ait aucune tribu indienne à laquelle le nom de cannibale puisse proprement s’appliquer.

Nous avons traversé aujourd’hui une distance de quarante et un milles, en passant quatre portages avant le lac Meican, long de neuf milles ; et le Portage neuf, qui mène au lac de la Pluie où nous avons campé ; ce lac est bien nommé, car nous y fûmes retenus par des torrents d’eau pendant deux jours. Il nous fallut jusqu’au 4 pour atteindre le fort Francis, à cinquante milles.

On voit devant le fort une magnifique cascade, à l’entrée de la rivière qui va du lac de la Pluie au lac des Bois. Au pied de ces rapides, on prend de grandes quantités de poisson blanc et d’esturgeons ; ils défrayèrent abondamment notre table : la base de la nourriture ici consiste en poisson et en riz sauvage, et en une petite graine qui pousse aux environs du fort ; c’est le premier endroit cultivé depuis le fort William. Il y avait autour du fort un grand camp d’Indiens Salteaux : une foule d’entre eux vinrent le lendemain matin à l’établissement pour voir le grand médecin qui dessinait les Indiens, M. Lane leur ayant expliqué le but de mon voyage.

Je m’adressai au chef Waw-gas-kontz « le petit Rat, » pour faire son portrait ; mais il refusa, dans la crainte qu’il lui arrivât quelque chose ; cependant lorsque Jacaway « le Grand Parleur » eut laissé faire le sien, Waw-gas-kontz sembla honteux et me tourmenta, pour poser.

5 juin. — Quitté le fort à dix heures du matin ; la pluie continue toute la journée et nous oblige à camper à quatre heures de l’après-midi, après une route de trente milles.

6 juin. — Je remarque que les arbres de chaque côté de la rivière et une partie du lac des Bois pendant cent cinquante milles environ sont littéralement dépouillés de leur feuillage par des myriades de chenilles vertes qui n’ont laissé que les branches. On me dit que ce désastre s’étend encore à distance double, et donne au pays, en plein été, l’apparence de l’hiver.

Nous sommes contraints de déjeuner dans nos canots afin d’éviter que ces insectes, qui couvrent le sol, ne tombent des arbres dans notre nourriture. Nous rencontrons des Indiens, desquels nous achetons sept esturgeons magnifiques, pesant chacun de quarante à cinquante livres ; cela nous coûte une chemise de coton. Nous entrons dans le lac des Bois et nous campons sur une île de rochers magnifiques, après une marche de cinquante-trois milles.

7 juin. — Nous traversons le lac des Bois, long de soixante-huit milles. Tandis que nous doublons une petite île placée au milieu, les rameurs de mon canot sautent sur le rivage et, courant vers des buissons, reviennent avec un petit baril de beurre ; ils me disent qu’ils l’ont laissé là caché l’année dernière ; ce beurre est une bonne fortune, bien que son âge ait singulièrement modifié son goût. Nous faisons ensuite le portage du Rat au pied duquel est le petit établissement dont les provisions sont si minces que nous pouvons seulement nous procurer deux poissons blancs. Nous quittons donc la place, bien qu’il soit fort tard, et nous campons quelques milles plus bas, dans la rivière Winnipeg, après soixante-douze milles de route.

8 juin. — Nous continuons notre marche en descendant la rivière Winnipeg, coupée par de nombreux rapides et des chutes superbes ; c’est certainement la plus jolie rivière que nous ayons encore vue. Notre pilote prend un brochet qui, en apparence, avait deux queues, une à chaque bout ; mais nous découvrons en l’examinant que ce qui lui sort par la bouche, c’est la queue d’un autre poisson, qu’il avait cherché inutilement à avaler. Nous passons près d’une mission catholique appelée Wabassemmung « Chien blanc ; » à mon retour, deux ans et demi plus tard, je la trouvai déserte, parce que les Indiens de ces parages ne voulurent pas se laisser convertir. Nous campons pour la nuit à quelques milles plus bas et sommes terriblement tourmentés par les chenilles qui couvraient complètement nos couvertures et nos habits. Nous avons passé les endroits suivants : Les Dalles, la Grande Décharge, le portage de la Terre Jaune, le portage de la Charrette, le portage de la Terre Blanche, le portage de la Cave et Wabassemmung, en tout soixante-onze milles.

9 juin. — Nous passons la chute de Jacques, ainsi nommée d’un homme qui, mis au défi par un de ses compagnons, de lancer son canot sur une chute de quinze à vingt pieds, partit sans hésiter avec sa frêle enbarcation ; comme il doublait une petite île, il sauta, tandis que son compagnon attendait sur le rivage. Ainsi qu’on peut le penser, il fut mis en pièce et disparut. Nous campons le soir, après soixante milles, en faisant les portages suivants : Portage de l’Île, la Chute de Jacques, la Pointe des Bois, les Rochers Boules, la Chute de l’Esclave, cette dernière, la plus haute des chutes de la rivière Winnipeg. Au portage de la Barrière, les moustiques et les puces noires nous empêchent absolument de dormir.

10 juin. — Nous avons passé trois ou quatre rapides superbes aujourd’hui, les hommes montrant une grande habileté au milieu des dangers qui accompagnent toujours ces opérations. Nous avons fait environ soixante milles sur le Winnipeg par le Grand Rapide et ses six portages, chacun en vue l’un de l’autre, et long de cinq milles en tout ; on les nomme collectivement les six portages : premier et second portage du Bonnet le Grand Bonnet, les Petits Rochers et la Terre Blanche. Nous campons à deux milles au-dessous des rapides, vers cinq heures, plus tôt que d’habitude, à cause d’avaries survenues à nos canots. L’usage, dans ces pays, consiste à partir tous les matins entre trois et quatre heures et à continuer jusqu’à huit. On déjeune, et on marche jusqu’à une heure avant la nuit, pour donner aux hommes le temps de préparer le camp. Après chaque heure de marche, on accorde un repos de deux ou trois minutes pour remplir les pipes. Aussi est-ce tout à fait une expression technique de dire que d’une place à une autre, il y a tant de pipes ; et cette expression, parmi les voyageurs de l’intérieur, donne une idée juste des distances.