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Les Jésuites de la maison professe de Paris en belle humeur/Les Jésuites en belle humeur

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J. Gay et Fils, Éditeurs (p. 5-125).

Les Jésuites de la maison professe de Paris en belle humeur, Bandeau de début de chapitre
Les Jésuites de la maison professe de Paris en belle humeur, Bandeau de début de chapitre


LES JÉSUITES

EN BELLE HUMEUR






I l seroit à souhaiter, dit saint Basile, pour ceux qui font des vœux, et qui veulent renoncer entièrement aux plaisirs sensibles du monde, de n’avoir aucun commerce avec les sens, ni même aucun sentiment des voluptés charnelles. Mais hélas ! quelques efforts que ces personnes fassent, l’homme se trouve toujours en l’homme, fût-il le plus parfait de tous ; aussi foible en un jour qu’en un autre, et sentant continuellement un penchant qui l’entraîne vers le péché à mort, théologique, philosophique, moral et véniel qui est le moindre de tous les péchés que les révérends pères jésuites caractérisent de la sorte, et qu’ils ne croiroient pas péché si la loi divine ne le faisoit connoître. Mais, pour adoucir les peines que cette loi impose à tous les mortels, qui est de résister au mal et aux sollicitations de la chair rebelle, qui ne veut point se soumettre aux ordres que le souverain des êtres lui marque, ces bons pères, hommes comme les autres, mais infiniment savants et pénétrants en toutes choses, se sont fait une morale particulière et commode, une religion à part, remplie d’une science secrète et charmante pour eux, qui les dispense des chagrins et des remords qui déchirent les âmes et les consciences délicates, et ces religieux goûtent par là, sans inquiétude et dans une tranquille paix, tout ce que la nature a formé de plus doux, pourvu que l’extérieur, qui est leur tout, soit composé d’hypocrisie et de dévotion apparente, qui frappe à coup sûr les yeux et le cœur de ceux qui ne les connoissent pas. Voilà le fidèle portrait des pieuses personnes de qui je décris la belle humeur sans en rien déguiser.

Le père De la Rue qui fait le bigot autant qu’on le peut faire, il n’y a pas longtemps, ayant prononcé le beau panégyrique du défunt maréchal de Luxembourg dans la maison professe de Paris et tâché de bien persuader ses auditeurs, combien ce grand général avoit vécu chrétiennement, quoique l’on sût le contraire, n’ayant toujours été qu’un impie et un homme sans religion, le duc de Montmorency, fils aîné du maréchal, qui se trouva par devoir à cette oraison funèbre, prit la main de ce prédicateur zélé, la lui serra au sortir de l’église et le remercia des bons sentiments qu’il avoit inspirés de son père au peuple, et des endroits les plus remarquables de sa vie, que cet orateur habile avoit touchés adroitement, avec beaucoup de force et de délicatesse, comme aussi son ancienne noblesse qu’il avoit élevée sur un trône de gloire. À quoi le religieux répondit d’un air à peu près persuadé de ce qu’il avoit dit ; de là le duc le mena chez lui, où il le régala magnifiquement.

Le lendemain, la fille d’un président de la Tournelle de cette ville, dont le lecteur me dispensera de dire le nom par des raisons de bienséance, jeune et belle comme un ange, fut confessée par ce jésuite, et reçut l’absolution de ses péchés, moyennant la proposition qu’il lui fit. Cette aimable fille étant en conversation dévote avec le bon père, et lui faisant un détail sincère de toutes ses fautes, petites et grandes, avec une ingénuité et une douceur charmante, alluma dans le cœur de son confesseur un feu prompt et violent qui commençoit à le dévorer ; mais, l’ayant regardée tendrement après l’avoir écoutée, il lui dit en lui baisant une petite main blanche comme neige, qu’elle avoit dégantée pour essuyer un torrent de larmes qui couloit de ses yeux : Belle mignonne, ne vous fâchez pas de vos péchés qui sont grands ; car, selon notre doctrine, je trouverai le moyen de les amoindrir et de les rendre véniels par un autre qui vous est encore inconnu, et de vous en décharger entièrement, pourvu que…

Ninon (c’est ainsi que nous l’appellerons, étant son nom de baptême) parut touchée de la bonté de son confesseur, et le remercia de toutes les forces de son âme ; et comme elle n’avoit pas encore eu beaucoup l’usage du monde, la pauvre enfant ne songea point au cas malicieux que le religieux se réservoit, qui étoit de lui payer cette bonté qu’elle croyoit dégagée de tout intérêt. Enfin, la jeune fille se sentant la conscience délivrée de son fardeau, voulut sortir du confessionnal en demandant la bénédiction du père De la Rue qui l’arrêta par le bras, et lui dit en lui jetant des regards amoureux que ses charmes lui avoient fait naître : — Ne vous en allez pas sitôt, mademoiselle, j’ai encore quelque chose d’important à vous dire touchant votre pénitence. — Eh ! que voulez-vous de plus, mon père ? repartit-elle fort pieusement ; ne m’avez-vous pas tout dit ? — Non, ma jolie enfant, mon bel ange, reprit le jésuite en s’approchant de son oreille, je ne vous ai point fait connoître ce qu’il falloit que vous fissiez pour expier les fautes dont vous êtes chargée. — Il est vrai, mon révérend père, répondit la belle Ninon bonnement, mais il ne m’en souvenoit déjà plus. — Quoi, ma fille, répliqua le père, d’un air galant, avez-vous la mémoire si courte ? Ah ! certes, je n’en ferois pas de même si vous m’accordiez quelque faveur, fût-elle la moindre du monde. — Hélas ! mon père, que voulez-vous que je vous donne ? s’écria Ninon en soupirant, je n’ai rien en mon pouvoir, pas même ma liberté, puisque ma mère me tient comme une esclave et me prive de toutes les joies de la vie. — Ce que vous dites, mon aimable, reprit le père en riant, est vrai ; je sais une partie de tous vos petits chagrins ; mais vous avez cependant un bijou charmant dont vous êtes la maîtresse, et dont vous pouvez disposer quand vous voudrez. — Eh ! quel est ce bijou, mon père, répondit-elle en rougissant, et appréhendant que ce ne fût celui de son doigt que le jésuite lui demandoit pour récompense de l’absolution qu’il lui avoit donnée. — C’est un bijou, belle Ninon, dit le père en la caressant, que la nature vous a donné, qui vaut mieux que toutes les perles et les diamants de l’univers. Voulez-vous m’en faire présent ? Je vous absoudrai de tous les péchés mortels que vous commettrez ; fussent-ils plus rouges que l’écarlate, je les rendrai blancs comme l’albâtre, et vous ferai avoir une place en paradis à côté de saint Ignace notre bon patron avec qui je suis très-bien. — L’offre que vous me faites, mon révérend père, interrompit la demoiselle avec piété, est fort consolante pour une pécheresse qui n’aspire qu’au paradis ; mais ayez la bonté de vous expliquer. — Le père De la Rue, qui voyoit que sa pénitente n’étoit pas savante en amour, en fut ravi, et lui dit d’un ton passionné en la regardant : C’est votre pucelage, ma belle, que je vous demande pour récompense de tout ce que je ferai pour vous. — Mon pucelage ! mon père, repartit Ninon en rougissant et fort étonnée ; ma mère me dit tous les jours qu’il ne faut jamais le donner avant d’être mariée, et qu’un homme connoît d’abord quand on a fait cette faute. — Bon, voilà une belle affaire, répondit le religieux en soupirant ; madame votre mère n’a peut-être pas suivi la morale qu’elle vous prêche ; il n’est que de jouir des beaux jours pendant qu’ils sont à nous. De plus nous avons une doctrine ravissante qui vous dispensera de ce que vous appréhendez. — Eh ! quelle est-elle ? mon père, répliqua la demoiselle curieuse ; que j’ai envie de la savoir ! — Nous ne la révélons pas, ma fille, reprit le jésuite d’une façon grave, à tout le monde ; c’est un mystère secret qui nous ravit en admiration, et qui n’est propre que pour les esprits sublimes et pour les demoiselles aussi engageantes que vous. — Vous me l’apprendrez donc, mon révérend père, s’écria Ninon, qui commençoit à prendre goût au discours tendre de son confesseur. — Oui, mignonne, répondit le père en se passionnant et en lui donnant de petits coups sur la joue, si vous m’accordez ce que je vous demande. — Hélas ! mon père, s’écria cette belle fille en rêvant, que la proposition que vous me faites m’embarrasse : mon père a dessein de me marier en bref au marquis de…, qu’il regarde déjà comme son gendre, et s’il venoit à reconnoître la folie que j’aurois faite, je serois perdue pour jamais. — Que vous êtes innocente, mon petit amour, et que vous ajoutez peu de foi à mes paroles, repartit le jésuite en riant. Appelez-vous folie un passe-tems qui donne tant de plaisir ? Ne vous ai-je pas dit que j’avois un secret pour empêcher que l’on ne remarque quand une fille a perdu ce qui vous inquiète, que nous appelons la doctrine de saint Denis ? Je ferai en sorte que monsieur votre père, qui est de mes bons amis, vous fasse marier par un des moines de cette abbaye, et quand vous auriez donné plusieurs fois les dernières faveurs à tous vos galans, je défie au plus rusé d’y pouvoir rien connoître. — À la vérité, mon cher père, reprit la demoiselle comme surprise, voilà une science admirable, et qui mérite bien qu’on l’apprenne. Combien y a-t-il de pauvres filles qui souffrent le martyre amoureux n’osant se plaindre, et qui pourroient se soulager s’ils la savoient sans qu’on le pût savoir. — Je vous l’avoue, mon ange, dit le bon religieux en lui baisant la main qu’il tenoit, mais il n’est pas bon qu’elle soit si commune ; les beaux talens et les belles sciences, continua-t-il agréablement, sont réservés pour nous, et nous pouvons dire sans vanité, qu’il n’y a point au monde de société plus éclairée que la nôtre, et qui pénètre plus avant. Nous avons des auteurs sublimes au dernier point qui ont été de la compagnie de Jésus, où nous puisons toutes ces lumières admirables. Si vous aviez, ma jolie enfant, la connoissance des belles lettres, je vous ferois voir par les écrits de ces grands hommes que tout ce que je vous dis n’est point sans fonds. — J’en demeure d’accord, mon père, répondit Ninon comme impatiente ; mais venons, s’il vous plaît, à la doctrine de saint Denis qui me chatouille le cœur. Quoi, ajouta-t-elle avec enjouement, garder toujours son pucelage et contenter ses galans ! Ah ! je suis charmée de ce secret, et je meurs d’envie de le savoir. — Le père De la Rue, qui vit le père gardien qui entroit dans l’église et qui le regardoit, crut qu’il étoit tems de finir la confession de sa pénitente ; c’est pourquoi il la renvoya en lui disant avec douceur : Aimable Ninon, nous ne nous apercevons pas qu’il y a longtemps que nous causons ensemble, et que rien ne passe plus vite que les momens où l’amour a part ; cet Argus qui nous veille m’a déjà observé ; trouvez-vous au sermon demain au soir, et je vous dirai où je vous verrai, afin de nous entretenir de ce que vous voulez apprendre. Adieu, je vous quitte.

Comme le religieux achevoit ces paroles, et que la belle sortoit de l’église, sa coiffe baissée, le père supérieur le joignit, et lui dit d’un ton sérieux : Mon frère, vous avez été bien longtems à confesser cette jeune fille ? — Il est vrai, mon père, répliqua le jésuite tout rêveur : c’est une pécheresse opiniâtre qui a de la peine à se convertir et à quitter son méchant penchant. Cette sœur est vicieuse, ajouta-t-il d’une façon sensible et dévote, elle aime la coquetterie plus que sa vie ; c’est où j’ai travaillé fortement dans la vue de la corriger de ce défaut du siècle, où presque toutes les femmes d’aujourd’hui tombent, malgré les avis que nous leur donnons.

Plusieurs pères qui vinrent parler au père supérieur interrompirent la conversation, et les firent séparer. Le père De la Rue qui avoit donné rendez-vous à sa disciple au sermon ne manqua pas de s’y trouver, et passant à côté d’elle en sortant, il lui mit ce billet dans sa poche, et se retira sans faire semblant de l’avoir vue. Ninon qui s’en aperçut le prit, et, entrant dans une porte de ses amies, elle en fit la lecture en ces termes :

Adorable enfant, si vous saviez l’envie que j’ai de vous voir en secret et de vous entretenir de la doctrine de saint Denis qu’il avoit reçue de la nature dans une mesure plus grosse et mieux étendue pour multiplier les êtres créés, vous en auriez de la joie ; mais j’ai de la peine à trouver l’occasion favorable que je souhaite. Vous savez, mignonne, que notre ordre nous défend de recevoir personne chez nous, autrement je vous verrois dans ma chambre avec plaisir ; mais puisque je suis privé de ce bien si doux, trouvez-vous, charmante mignonne, demain l’après-midi chez ma sœur que vous connaissez très-bien, et qui a beaucoup de complaisance pour moi. J’attends ce précieux moment avec l’impatience que vous pouvez concevoir.

La demoiselle ne manqua point de se rendre le jour suivant au rendez-vous, qui étoit dans la rue Truanderie, chez une marchande de drap, où elle vit son jésuite plus amoureux que jamais. La belle, se voyant seule avec ce petit collet qui la caressoit tendrement, interrompit la conversation qui n’étoit pas encore dans toute son étendue de beauté, pour demander au révérend père l’explication entière de la doctrine de saint Denis. — Ma petite Amour, s’écria le bon religieux avec un transport passionné, cette science vous tient bien au cœur ; je m’en vais vous la faire toucher de la main si vous le voulez. Ce qu’il fit, en lui montrant quelque chose de plusieurs couleurs, qui fit peur d’abord à la jeune Ninon ; mais, à force de la caresser et de l’assurer que ce qu’elle voyoit n’avoit rien d’effroyable, qu’au contraire c’étoit le plus bel endroit de l’homme, cette aimable fille, dont l’humeur n’étoit pas trop farouche, prit goût à toucher ce qu’elle voyoit, si bien que le père De la Rue, qui n’étoit peut-être pas accoutumé qu’une si belle main le touchât, s’en évanouit plusieurs fois ; mais Ninon, par quelques baisers d’une grande vertu pour un amant aux abois qu’elle lui donna, le fit revenir entièrement à lui, après quoi elle lui demanda, comme en admiration, si ce qu’elle tenoit étoit la doctrine du grand saint Denis ? — Oui, ma belle, reparti le père De la Rue en riant, la voilà dans toute sa grandeur. La différence qu’il y a entre celle du bon saint et celle des autres hommes, c’est que la mère du genre humain lui en a donné une plus grande mesure ; aussi a-t-il la bonté, en reconnoissance, quand on se recommande dévotement à lui et que l’on se marie au lieu où il est, de grossir la partie masculine, qui multiplie les êtres créés, si bien que rarement l’on s’aperçoit quand une fille a perdu son pucelage.

Ninon ayant appris la science du révérend père, se jeta à son cou, et l’embrassa mille fois en le remerciant de son beau secret ; mais le jésuite qui voyoit à son air languissant et tendre qu’elle ne seroit pas fâchée de le connoître à fond, la jeta sur un petit lit, où il lui en montra toutes les merveilles. Ninon en parut très-contente, et le religieux l’ayant instruite du nom de toutes choses, et de tout ce qu’elle devoit faire et dire quand elle seroit mariée par un des moines de Saint-Denis, il la quitta après l’avoir serrée tendrement dans ses bras, et l’avoir assurée que ses péchés lui seroient toujours pardonnes, pourvu qu’elle l’aimât fidèlement, et qu’elle lui donnât quelque petit rafraîchissement de tems en tems. — Mais, mon père, interrompit la demoiselle en l’arrêtant, croyez-vous que j’oserai, étant mariée, vous voir et vous donner ce que vous me demandez ? — Oui, mon petit ange, répliqua le père en souriant, que craignez-vous ? d’offenser le front de votre époux ? Bon, c’est une bagatelle, ajouta-t-il fort sérieusement : les femmes de notre siècle ne sont plus si simples que de se conserver entièrement pour leurs maris. — Je le veux bien, répondit la demoiselle en éclatant de rire, adieu, nous songerons aux moyens de nous voir.

Le père De la Rue, ayant remercié sa sœur de la complaisance qu’elle avoit pour lui, s’en retourna chez lui le plus content du monde, repassant dans son esprit les douceurs qu’il avoit goûtées avec sa pénitente, à qui il avoit donné, comme vous le voyez, des leçons fort profitables, pour corriger l’emportement de la jeunesse, et pour la rendre sage.

Quelques jours après, le père Bourdaloue, qui n’aime pas moins les plaisirs que ses frères jésuites, apprit quelques nouvelles de l’aventure galante du père De la Rue, et sans lui en rien dire, il le laissa dans ces idées de plaisir, et tâcha d’en faire naître une pour lui, qui le divertît pour le moins autant. Ce fameux prédicateur connoissoit une jeune femme de qualité, fort jolie, qu’il avoit vue dans la boutique de monsieur Brunet, libraire au Palais, et à qui il conta fleurette quelque tems ; comme la dame n’étoit pas fort contente de son mari, elle laissa pousser, au jésuite galant au dernier point, sa fortune aussi loin qu’il la put étendre. Un jour, comme il tenoit sa déesse entre ses bras, et qu’il la caressoit tendrement, elle lui dit à demi-pâmée : — Ô mon révérend père, que je mets de différence entre vous et… La belle n’en put dire davantage, car une foiblesse qui est ordinaire aux amans s’empara entièrement d’elle ; mais, étant revenue de sa pâmoison, le père Bourdaloue en la regardant d’une manière toute passionnée, lui demanda ce qu’elle vouloit dire. — Ce que je voulois vous dire, mon père, reprit la dame d’un air charmant, est que mon mari ne vous vaut point dans un combat amoureux. L’on m’a toujours prêché qu’il ne falloit point qu’une fille éprouvât son galant avant que de se marier, et que cela étoit fort dangereux ; mais, c’est folie, je m’en repens bien : si j’avois à recommencer, je ne suivrois pas les avis que ma vieille tante m’a toujours donnés, et les leçons qu’elle me donne encore tous les jours, me recommandant quand elle me voit un peu rire, de ne jamais mettre de bois sur la tête de mon époux, qui le mérite sûrement plus qu’homme du monde. La belle antiquité, la pauvre femme, continua-t-elle en riant, a oublié ce qu’elle a fait au sien ; c’est pourquoi je me moque de ses conseils fâcheux. — Vous seriez bien simple et de bonne foi, madame, repartit le père fort sérieusement, de vous arrêter à ces contes ; croyez-vous qu’il y ait du péché de partager la couche de son mari avec un autre ? Point du tout. Le savant Suarès, un de nos docteurs, n’a point été de ce sentiment ; au contraire, il dit dans son Livre de Correction, chap. 3, verset 10, que notre Seigneur ne condamna point la femme surprise en adultère, mais qu’il dit : Que celui d’entre vous qui est sans péché jette la pierre contre elle. Allez, allez, vous ne laisserez pas de faire votre salut en partageant votre cœur au monde et à Dieu. De plus nous avons dans notre doctrine des accommodemens faciles avec le ciel, qui nous dispense de bien des chagrins qui dévorent la conscience des autres hommes. Nous sommes obligés seulement, en bonne politique, de faire nos affaires secrètement sans nous mettre en peine d’autre chose ; car pour l’offense nous n’en trouvons point. Eh ! madame, ajouta-t-il en se radoucissant, Salomon, le plus sage de tous les hommes, avoit bien en sa cour cent cinquante femmes pour son service, qu’il voyoit tour à tour, et pour cela il n’a pas été repris, à ce que je crois, de ses galanteries ; aussi bien que le roi David, qui fit tuer le mari de celle qu’il possédoit. À la vérité, ce sont des emportemens de la chair, auxquels il est bien difficile de remédier, et pour lesquels je crois que l’auteur de la nature a de grands égards. — C’est aussi ma pensée, mon père, dit la dame. Que je suis heureuse d’avoir rencontré une personne comme vous qui m’a tirée d’une inquiétude qui embarrasse toutes celles de notre sexe. J’en veux donc profiter, et dès ce moment signez-moi les lumières que vous m’avez apprises de votre marque la plus sensible.

Le bon religieux, qui étoit ce jour-là de bonne humeur, mit son seing sans façon à l’endroit que sa maîtresse lui montra. Le jour se passa de cette manière à signer les articles que la dame voulut, et à mettre ses affaires en état.

Le lendemain au soir, comme le père Bourdaloue entroit chez cette belle incognito, il entendit réciter dans la rue par raillerie à deux jeunes conseillers du Parlement, qui copioient les fous et les baladins, et qui sortoient d’un lieu de débauche, une pasquinade sur une oraison funèbre du maréchal de Luxembourg. Le premier disoit à son camarade en criant de toute sa force : — Dis-moi, Arlequin, qu’est-ce que j’entends dans ces rues ? Il semble que le monde court cette nuit le bal, et je ne vois que des masques. — Es-tu fou ? lui repartit l’autre en éclatant de rire, c’est l’oraison funèbre du grand François-Henri de Montmorency, duc de Luxembourg. — Est-il donc mort, cet honnête homme ? lui repartit Pasquin avec étonnement, et où l’a-t-on prononcée ? dans quelque synagogue ? — Tu te railles, mon ami, reprit l’autre fort sérieux ; étoit-il juif ? — C’est donc dans quelque mosquée ? répliqua-t-il brusquement. — Bon, c’est encore pis, étoit-il turc ? — Eh bien, ne te fâche pas, Arlequin, interrompit-il en riant de toute sa force, est-ce chez les huguenots ou bien dans quelque église catholique ? — Non, rien de tout cela, mon ami, dit le dernier comme fâché, tu n’es qu’un animal qui ne pénètre aucun mystère : c’est chez les révérends pères jésuites qu’on l’a prononcée cette belle oraison, qui fait tant de bruit. — Tu dois m’excuser, mon cher, répondit Pasquin en enfonçant son chapeau sur sa tête, je ne croyois pas que cette pieuse société eût une religion à part ; cela m’est encore inconnu, et que le maréchal de Luxembourg qui n’en avoit point, fût mort. — Bon, cela t’étonne-t-il ? repartit Arlequin brusquement. Ces saints pères ont encore quelque chose de plus qui n’est pas moins de leur goût. — Eh quoi donc ? répondit-il fort curieux. — C’est une morale, dit Pasquin en souriant, secrète, commode, qui les dispense de tous les chagrins de la vie et de tous les retours de leur conscience les plus criminels. — Ah ! je te prie, mon cher ami, s’écria Arlequin en l’embrassant, si tu la sais, apprends-la-moi, afin que je… — Tu n’es qu’un impie, qu’un profane, reprit-il en le repoussant, de vouloir suivre la doctrine jésuitique. Va, prie le ciel qu’il t’en préserve et songe que quelque lutin de ces religieux t’inspire ces sentimens. — Quoi ! fou, est-ce que les lutins, répondit l’autre en éclatant de rire et le poussant dans la boue, ont leur demeure chez les jésuites ? — Tu ne sais ce que tu dis, sot que tu es, dit Pasquin d’un ton plaisant ; il n’y en a pas dans tout l’univers une plus grande société ; chacun de ces esprits infernaux veut connoître tout ce qui se passe dans tous les états de l’Europe, et quelquefois par leurs subtilités et par leurs ruses diaboliques, ces esprits qui aiment la division, troublent la paix la plus tranquille d’un royaume. — Il est vrai, mon cher, ne t’emporte pas, n’en parlons plus, répliqua Arlequin en le baisant et en soupirant, je commence à comprendre tes raisons et à en goûter la solidité. Adieu, je te quitte.

Le père Bourdaloue qui avoit voulu entendre la fin des railleries diffamatoires des deux messieurs qu’il connoissoit, entra dans la maison de madame de… et, l’ayant trouvée couchée sur un tapis à la manière des Turcs, il se mit auprès d’elle fort rêveur et comme en colère. La belle, voyant que son jésuite gardoit le silence plus qu’elle ne le vouloit, le rompit en lui disant : — Hélas ! mon révérend père, à quoi rêvez-vous, et qui peut vous fâcher de la sorte ? Ne perdons point de tems, je vous prie. — Ah ! madame, repartit le religieux d’un air triste, donnez-vous un moment de patience, vous aurez contentement quand vous m’aurez écouté. — Parlez donc vite, mon père, car… reprit la dame, qui commençoit à s’étendre en lui tendant les bras. — Que voilà qui est lascif, ma chère sœur, répondit le père, en la regardant amoureusement ; mais vous me donnerez pourtant le tems, s’il vous plaît, de vous dire mon chagrin, avant que… Des paroles profanes, diffamatoires, que je viens d’entendre dire contre la sainte société par deux impies que j’ai rencontrés dans votre rue, continua-t-il, en faisant le bigot, m’ont percé l’âme de mille coups, aussi bien que mille faussetés que ces scélérats ont dites contre la réputation du grand duc de Luxembourg qui est mort comme un apôtre, et qui a été, comme vous le savez, le plus honnête homme de tous les généraux qui ont servi en France. — Nous examinerons une autre fois, mon révérend père, dit la belle qui n’avoit pas envie de l’entretenir sur ce sujet, les rares qualités de ce général, voyons les vôtres. — À la vérité, mon aimable sœur, vous êtes bien impatiente, repartit le jésuite en souriant ; les femmes sont toujours impatientes en amour. Allons, entrons en matière. — Et les hommes, mon cher père, ne le sont-ils point ? reprit la dame d’une voix foible. — Nous déciderons une autre fois cette question, madame, vidons présentement celle-là, dit le jésuite en l’embrassant.

Quand la question de ces deux amans eut été vidée très-agréablement, le père reprit son idée mélancolique, et menaça tous les profanes de sa malédiction, assurant sa déesse qu’il tenoit embrassée, après qu’il lui eut conté tous les vilains discours qu’il avoit entendus, qu’il alloit faire un sermon très-sévère contre ces impies ; qu’il leur montreroit bien leur devoir et l’offense qu’ils commettoient contre la sainte religion de saint Ignace, leur divin maître. À quoi cette belle lui repartit en riant : — Ces débauchés et ces profanes, mon révérend père, vous occupent l’esprit extrêmement. — Oui, ma chère sœur, répondit-il tristement, vous ne savez pas la conséquence de ces railleries, et le péché qu’il y a de les souffrir. Nous ne sommes au monde, ajouta-t-il d’un air pieux, que pour ramener les brebis égarées et pour leur montrer le chemin de vérité. — J’en demeure d’accord, reprit la dame ; mais, bannissons la mélancolie qui veut s’emparer de nous ; vous prêcherez une autre fois cette morale ; vous savez, mon père, que la nuit est destinée aux plaisirs : profitons-en autant que nous le pourrons, l’occasion n’est pas toujours favorable aux amans.

Le père Bourdaloue, se sentant piqué vivement et l’imagination échauffée du discours de sa maîtresse, après avoir soupé magnifiquement et goûté à longs traits des liqueurs de Bacchus les plus charmantes que madame de… lui fit boire pour le rendre de belle humeur, tira sa robe et tout ce qui le faisoit prendre pour un religieux, et prit la robe de chambre du mari absent qui étoit de velours vert et un bonnet fort galant qu’on lui apporta, qu’il mit sur sa tête. Je vous laisse à penser après cela la mine que notre jésuite travesti avoit pour soutenir le combat amoureux que la dame fort enjouée lui donna toute la nuit. Le lendemain au matin, étant à son couvent fort satisfait, il ne songea plus qu’à faire son sermon qu’il devoit prononcer à Saint-Roch, et qu’il tira du subtil Cotton, moine fort austère et fort rigoureux contre les profanes et les impies, et où ce saint homme dit en se récriant dans un Traité de pénitence qu’il a fait (chapitre 40, verset 30) : Que ceux qui blasphèment contre les saints pères de l’Église, qui sont la lumière du monde, et contre leur doctrine, n’entreront point en paradis ; mais que les supplices les plus épouvantables les attendent dans les enfers sans qu’ils en puissent jamais sortir.

Le bon père qui est grand orateur, auroit fait sur ces paroles un sermon merveilleux, s’il n’avoit pas eu l’esprit occupé des idées que son amour lui fournissoit à tous momens, et qui firent bien connoître à ses auditeurs l’embarras où il se trouvoit. Étant au milieu de sa prédication, et n’ayant pas bien dormi la nuit, il commença à sommeiller un peu, et se réveillant comme en sursaut, il s’écria, en ouvrant les bras et la bouche en bâillant : Ah ! madame, ma divine, qu’il est doux de vous embrasser ; ô que l’amour a de charmes ! Ma friponne, réponds-moi, continua-t-il, se croyant encore couché avec sa Vénus ; ah ! je me meurs, ah ! je me pâme ; où es-tu ? quel ravissement ! prends vivement ma lumière, mon joli cœur, et la mets dans le chandelier avant qu’elle s’éteigne.

Tout le monde éclata de rire dans l’église de toute sa force, et le père Le Comte fort confus, qui étoit à côté de lui, le tira doucement par sa robe, à quoi il répondit tout honteux en reconnoissant sa faute : Je me suis mépris, et je vous demande excuse, messieurs ; je voulois dire que le saint homme d’où je tire mon sermon, ne pouvoit souffrir la présence des impies, soutenant que c’étoient des monstres qui occupoient la terre indignement, et qu’un jour ils seront précipités au fond des abîmes éternels, où il n’y a point d’appel, et où ils auront loisir de railler l’innocence de leurs frères qui péchent fort souvent par ignorance ou par manque de mémoire. Faisons-nous, messieurs, une sainte application de la vie religieuse de ce grand saint, et disons avec lui que bienheureux sont ceux qui travaillent à leur salut jour et nuit avec crainte et frayeur, aspirant incessamment à la gloire des esprits sanctifiés, Amen.

Le sermon étant fini, chacun sortit de l’église en riant et plaisantant comme l’on auroit fait dans un opéra, et l’on ne pouvoit s’empêcher de parler des beaux ravissemens du père Bourdaloue qui avoit été élevé jusqu’au ciel empyrée des amans, et qui avoit goûté dans son sermon des joies inexprimables, et qui méritoient d’être écrites au livre des bienheureuses intelligences. Quelques-uns des ennemis du père, le dirent malicieusement le jour suivant au père gardien qui le reprit vivement, en lui disant qu’il falloit garder du moins les apparences de l’extérieur qui scandalise ses frères, s’il n’est bien composé de dévotion apparente et de politique du bel usage ; que pour le reste il étoit homme comme un autre. — Ah ! que ce que vous dites, mon père, est ravissant, interrompit le père Bourdaloue, en l’embrassant : ô chair rebelle, ô pente vicieuse, volupté des sens ! que vous êtes difficiles à corriger ! Je veux vous avouer mon foible, mon cher père, ajouta-t-il en copiant l’hypocrite, il m’est arrivé le même malheur qui arriva un jour à saint Augustin, au milieu de sa plus grande dévotion. Ce grand homme étant occupé d’un enthousiasme divin, qui ravissoit son esprit, se trouva quelques momens après entre les bras d’une jeune beauté qu’il avoit vue en passant. Peut-on voir une plus grande chute ? — Je sais, mon frère, qu’elle est fort grande, reprit le jésuite en le regardant, et que l’homme, quelque’effort qu’il fasse, retombe toujours dans le péché originel et philosophique qui règne chez lui jusqu’au tombeau. Cependant il nous faut résister aux sollicitations charnelles, et nous donner pour modèle de piété au monde, ce que vous n’avez pas fait dans votre sermon où l’on m’a dit que vous avez joui en idée de tous les plus doux plaisirs de l’amour. Quelle est donc cette dame qui vous tenoit tant au cœur quand vous prêchiez, et comment la nommez-vous ? Si vous m’en faites la confidence, je vous promets de n’en point parler au père supérieur, qui est, comme vous le savez, insupportable et le plus ridicule du monde du côté de la galanterie, et qui n’excuse jamais le moindre défaut de son prochain. — Ce que vous dites est vrai, répondit le père Bourdaloue en riant ; mais, comment fait-il quand il se sent pressé de quelque désir charnel qui rejaillit chez lui ? — Je n’en sais rien, dit le père gardien en souriant ; peut-être qu’il trouve le moyen de satisfaire sa passion à peu de frais, ou bien qu’il se repaît d’amour en pensée, comme font ceux qui se nourrissent d’imagination qu’une espérance trompeuse leur fournit. Mais, venons au fait : quelle est, encore une fois, la beauté qui vous charme si fort ? — Puisque vous le voulez absolument savoir, mon père, repartit le jésuite comme forcé, je vous dirai que c’est madame de… qui m’a touché le cœur plus que femme du monde ; elle est belle, elle est jeune, et son mari n’a pas l’esprit de lui donner ce qu’il lui faut. — À la vérité, cela est digne de compassion ; c’est pourquoi, mon frère, repliqua le père gardien en lui prenant la main, et éclatant de rire, vous en avez pris soin par un motif de charité qui vous sera rendu en paradis. Faites-moi part, je vous prie, de votre bonheur, et nous garderons le secret comme y étant intéressés en bien des manières. — Je le veux bien, mon père, interrompit brusquement le père Bourdaloue, qui enrageoit que l’on eût découvert de la manière ses amours ; et dès ce soir, si vous le voulez, vous jouirez du même bonheur qui me rend si fortuné ; la belle ne manque pas d’appétit, vous la trouverez seule dans sa chambre sur les dix heures du soir, qui est le rendez-vous ordinaire qu’elle me donne ; mais ayez le plaisir de ne vous point faire connoître et de passer toujours pour le père Ravissant : c’est de la sorte qu’elle m’appelle. Voilà un habit de cavalier que je lui ai dit que je prendrois à présent, afin de me mieux déguiser. — Il faut avouer, mon cher, répondit le père gardien en l’embrassant, que je vous ai des obligations infinies de faire part de vos plus grands plaisirs ; apparemment que c’est une beauté achevée que cette dame, et c’est en quoi je vous suis plus redevable. — Je ne vous ferai point son portrait, mon père, repartit le jésuite d’un air politique, il suffit que vous la voyiez, et je m’assure qu’un homme de discernement comme vous lui rendra justice, et me trouvera heureux d’avoir fait une découverte si charmante où l’on se perd agréablement. — N’en parlons plus, mon frère, reprit le père gardien d’une façon tendre, vous me faites venir l’eau à la bouche, et je ne sais si mon impatience me permettra de vivre jusqu’à ce soir, qui me va paroître un siècle. — Je n’en doute point, dit le bon religieux malicieusement ; n’est-il pas vrai, qu’une passion naissante est quelque chose de charmant pour un mortel ? Ces douces inquiétudes, ces idées touchantes chatouillent le cœur et l’imagination, et ravissent l’usage de la raison ; et c’est avec justice qu’un savant auteur dit : qu’amour n’a jamais raisonné. Mais en le peignant, continua-t-il d’un ton passionné, je ne m’aperçois pas que ce vainqueur de l’univers anime je ne sais quoi sous ma robe, qui commence à m’incommoder. Il faut que je mette ma doctrine, ajouta-t-il comme parlant du mal qui le pressoit, dans un verre d’eau, afin de l’empêcher de rejaillir de la sorte. — C’est le nom ordinaire, repartit le père gardien en riant de toute sa force, que le frère De la Rue donne à tout ce qui multiplie les êtres créés. Quant à l’eau où vous voulez rafraîchir votre…, je ne crois pas que ce soit un remède d’un grand secours ; le joli endroit de la marquise que vous voyez, où l’on se perd avec plaisir, vous seroit bien plus doux et plus nécessaire. — Je l’avoue, mon père, répliqua le père Bourdaloue, en portant la main sur la partie malade ; mais l’on n’a pas toujours ses besoins dans la vie à l’heure que nous le souhaiterions bien ; il faut donc s’en passer pour à présent, et faire de nécessité vertu. Adieu, je vous quitte, mettez les choses que je vous confie en état, et demain j’en ferai la revue générale. — Je gage à coup sûr, dit le père gardien en le regardant et lui serrant la main, que vous aurez cette nuit quelque nouvelle aventure qui nous divertira demain. — Bon, mon père, répondit le père Bourdaloue d’une manière agréable, vous croyez que tout le monde vous ressemble, et que l’on est aussi coquet que vous, qui vous trouvez en rendez-vous nocturne avec trois beautés à la fois. Comment les pouvez-vous servir, et à qui donnez-vous la pomme la première ? Ah ! sans mentir, il faut que vous ayez le cœur bien fort. — Ne me parlez pas de mes coquetteries, interrompit le père gardien froidement, cela vous sied très-mal, vous qui êtes le plus dissipé de tous les hommes, et qui avez toujours le cœur piqué de quelque trait dangereux qui vous blesse. Adieu, je vous laisse.

Nos révérends pères se quittèrent de la sorte en se raillant et plaisantant, et furent après qu’ils eurent dîné au collége royal trouver le père recteur pour lui conférer quelques affaires touchant un jeune homme de la première qualité qui vouloit se faire jésuite. Le père recteur, après avoir écouté leurs raisons et appuyé leurs pensées, parce que le cavalier avoit du bien, de l’esprit, de la flatterie et de la finesse, leur dit de bonne foi en les menant dans le jardin faire un tour, qu’une demoiselle huguenotte avoit grand’envie de lui parler, mais qu’il ne savoit point pourquoi. Le père Bourdaloue, qui connoît que le père recteur n’a pas un très-grand penchant aux affections de la chair, lui dit finement, sans lui demander si la dame étoit jeune ou vieille, qu’il falloit secourir cette sœur hérétique qui vouloit peut-être venir au giron de l’église et se convertir. — C’est ce que je ne puis vous dire, repartit ingénument le père recteur, ne la connoissant point ; mais je vous donne la charge de son âme ; elle doit venir bientôt ici, vous la verrez.

C’est ce qui arriva, car la demoiselle, qui vouloit se faire bonne catholique à cause d’un cavalier qu’elle aimoit qui ne vouloit point abandonner sa religion pour ses biens, vint un moment après. Sitôt qu’elle fut entrée dans la chambre où l’on reçoit les personnes pour leur parler, elle cria au père recteur d’une façon toute aimable : Mon père, ayez pitié de moi, j’ai des erreurs dans l’esprit qui me mettent au désespoir.

La présence d’une jeune fille remplie de mille agrémens fort dangereux pour le cœur d’un mortel, inspira de la tendresse et de la compassion aux bons religieux qui se disputèrent longtems le terrain, après l’avoir vue, à qui l’entretiendroit. Vous ne disiez pas cela, il y a un quart-d’heure, mon père, dit le père Bourdaloue fort empressé, la conversation vous étoit indifférente, et vous m’en avez donné la commission. — Il est vrai, mon frère, répliqua-t-il en soupirant, mais je crains quelque chose de vous du côté de la tendresse humaine. Hélas ! il n’en faut pas tant pour perdre sa franchise, et pour… — Je comprends ce que vous voulez dire, interrompit le père gardien d’un air rusé et politique, car il n’avoit pas moins d’appétit que le père Bourdaloue ; il faut éviter la tentation autant qu’on le peut, et se souvenir du malheur d’Adam ; et pour l’éviter, continua-t-il, voyant que le coup étoit manqué, nous entretiendrons ladite sœur pécheresse apparemment en la présence des révérends pères, ce qui nous affranchira de toute appréhension. Cela fut arrêté ainsi, et la demoiselle ayant dit ses raisons s’en retourna l’esprit content en apparence.

Les deux pères quittèrent le père recteur, et retournèrent à leur couvent en se disant l’un à l’autre comme fâchés d’avoir perdu une occasion qui valoit bien la peine d’être prise par les cheveux : Peste du vieux diable qui nous a privés d’un bien si doux ! Parbleu, qu’elle est engageante cette belle fille ! Si toutes les femmes des huguenots lui ressemblent, quel plaisir de les dragonner ; j’entends doucement et sans violence. — Et moi aussi, mon frère, répondit le père gardien en souriant ; mais notre Lucifer, comme un lutin envieux, nous a empêchés de la convertir en particulier. Prenons patience, voici le soir qui approche, je m’en vais où mon amour me guide. — N’oubliez pas pour la première fois, lui cria le père Bourdaloue en le tirant par la croix qui pendoit dessus sa robe, tout ce que je vous ai dit quand vous serez avec madame de… Voilà le passe-partout qu’elle m’a donné pour entrer chez elle. — Non, non, mon cher frère, je vous remercie, je me servirai du mien, répondit le père gardien en riant ; l’amour est un bon serrurier, il ouvre les portes les mieux fermées.

La marquise attendoit son galant en déshabillé de couleur rose, couchée négligemment sur un petit lit de satin blanc, dont la broderie représentoit une Paix couronnée de branches d’olivier et de laurier, tenant dans sa main un nombre infini de fleurs qui sortoient de son sein, et le dieu Pluton, de qui les anciens poëtes disent qu’elle étoit la nourrice, étoit à ses pieds et la caressoit. Le père gardien, qui étoit déguisé en officier galant, parut surpris de la beauté du cabinet qui étoit éclairé de plusieurs flambeaux de cire blanche qui faisoient un bel effet avec le reste de la propreté qui l’embellissoit ; mais ce fut bien autre chose quand la dame plus belle que le soleil ouvrit ses bras polis et délicats pour l’embrasser et pour lui dire tendrement, croyant que ce fût son jésuite accoutumé : Venez, mon cher, vous mettre à côté de moi ; il y a longtems que je vous attends. Le bon religieux parut si charmé à ces tendres paroles, qu’il pensa tomber de foiblesse, par terre, et sans de l’eau impériale, dont il se frotta les tempes, il seroit demeuré sur la place, tant il avoit le cœur touché. Enfin, ayant un peu repris ses sens, il s’arrêta à contempler les attraits incomparables de la déesse qu’il voyoit, ne pouvant faire autre chose dans l’état où tant de charmes tout à la fois l’avoient réduit.

La marquise, impatiente de lui voir garder le silence, lui dit plusieurs fois en le prenant par la main : Mon révérend père, êtes-vous muet ? que ne parlez-vous ? Ah ! que vous me chagrinez avec votre amour à la chartreuse. Le père gardien, qui avoit repris des forces pendant que la belle jasoit, déguisa sa voix et l’embrassa avec passion. Étant sorti du combat avec assez d’honneur et de gloire, cela n’empêcha pas que la dame, délicate en amour, ne reconnût bien à ce qu’il lui avoit fait toucher, que la doctrine du père Bourdaloue valoit incomparablement mieux que la sienne, et qu’elle alloit plus loin étant soutenue par de meilleurs principes ; toutefois elle n’en voulut point parler à son feint officier par des raisons de politique amoureuse, et de crainte de découvrir le mystère qu’elle tenoit caché, elle aima mieux croire aveuglement que c’étoit son véritable amant, que son habit de cavalier avoit tout défiguré.

La nuit s’étant passée assez agréablement de son côté, le jésuite lui dit adieu contrefaisant l’enrhumé. — Adieu, père Ravissant, lui repartit-elle d’un air languissant, ne me venez plus voir avec cet habit à la soldate : vous valez mille fois mieux avec celui de jésuite, qui vous donne un je ne sais quoi de charmant et de vaillant quand vous êtes avec une femme. Le religieux, qui étoit si hors de lui-même de tous les plaisirs qu’il avoit goûtés, ne répondit rien, mais l’ayant saluée fort respectueusement en lui baisant la main, il la quitta.

Il étoit environ quatre heures du matin quand il entra dans la maison professe le plus doucement qu’il pût. Le père Bourdaloue qui avoit fait la sentinelle pour lui, avoit mis toute chose en ordre, afin qu’il ne fît point de bruit, et que le père supérieur, qui dort très-peu, ne l’entendît point ; car, quelle honte auroit-ce été pour le père gardien, qui doit servir d’exemple à toute la sainte société, et les corriger de leurs vices, de le voir courir les rues après minuit comme un loup-garou, qui cependant attrape le mouton qu’il cherchoit. Les deux pères s’étant mis au lit ensemble, raisonnèrent de leur bonne fortune ; mais le père gardien ne se pouvoit empêcher particulièrement d’admirer les beautés de la dame qu’il venoit de quitter. Cette idée le réveilloit à tous momens comme hors de lui-même, et lui donnant des saillies amoureuses, faisoit rire le père Bourdaloue, dont l’ardeur est plus modérée, et l’amour plus tranquille. Aussi, quoiqu’il soit l’homme du monde le plus dangereux pour les femmes, il ne laisse pas de passer pour très-sévère et pour bon confesseur quant aux péchés de la chair, et sa discipline austère va jusque sur lui-même ; car l’on m’a conté que pour la faute qu’il fit en prêchant son sermon dans l’église de Saint-Roch, il a corrigé et censuré longtems sa doctrine vicieuse qui l’avoit porté à ce malheur, l’ayant menacée de la raser, si elle n’étoit plus politique et plus sage en apparence. Son imagination fut aussi quelque tems privée de tout ce qui la pourroit réjouir ; mais, comme il doit y avoir des bornes à toutes choses, sa pénitence ne passa pas ses forces. Aussi, pour reprendre un peu l’air du plaisir et l’exercice amoureux, que l’incomparable Amicius, docteur jésuite, dit être bon pour la santé, il retourna voir sa marquise quelques jours après la visite du père son ami qu’il laissa occupé de ses tendres pensées ; mais ce qui le surprit, c’est qu’il la trouva fort triste et fort rêveuse. Lui en ayant demandé la cause, elle lui dit comme en pleurant : Mon Dieu, mon père, que ce que je fais pour vous me coûte cher ! quoique mon époux ne sache rien, je ne laisse pas d’en souffrir des peines inconcevables : la conscience est en nous un juge qui nous accuse de tous nos péchés, et qui nous reproche jour et nuit. — Que vous êtes bonne, revenez de ces bagatelles, madame, qui travaillent votre foible sexe au dernier point, repartit le religieux en riant ; vous vous faites des monstres pour les combattre. Dans quelle vue faites-vous ce que vous faites pour moi ? par amitié et par un motif de charité ; ce n’est tout au plus qu’un péché philosophique. Voilà une belle affaire ; confessez-vous souvent, et je vous assure que je vous donnerai assez d’indulgences pour expier de bien plus grands péchés. — Vous les prenez donc tous sur vous, mon père, répondit la dame un peu plus tranquille ; mais, qu’appelez-vous un péché philosophique ? Je n’entends pas encore cette définition. — Ma chère sœur, reprit le jésuite d’un ton de pédant, un péché philosophique est de faire du mal selon le monde pour un bien ; par exemple, le maréchal de Luxembourg que j’ai confessé au dernier soupir de sa vie avoit signé un papier au diable pour avoir plus de tems de servir le roi son maître ; voilà une bonne action où je ne vois pas de crime capital. — Mais que signifie encore, mon père, dit la marquise, un péché théologique ? — Le péché théologique, madame, reprit le père, c’est de pécher contre la divinité, comme font les blasphémateurs qui prennent le nom de Dieu en vain, et les impies qui le profanent journellement. Nous en avons encore d’autres que nous appelons moraux, qui ne sont autre chose que de pécher contre la loi que Moïse reçut du Seigneur sur la montagne de Sinaï. — Mais, mon révérend père, s’écria la marquise en soupirant, je péche centre cette sainte loi : Dieu n’a-t-il pas dit : Tu ne commettras point adultère ? — Il est vrai, madame, répliqua le religieux comme chagrin, mais ces péchés d’adultères, de paillardises sont devenus si communs et si à la mode qu’ils deviennent véniels, c’est-à-dire, des crimes d’habitude que nous commettons journellement, et où nos plus grands docteurs ne trouvent pas beaucoup à redire, parce qu’il le faut, et que c’est pour le bien de l’homme. — Puisque vous me faites connoître de la sorte, mon cher père, que ce n’est point un péché que de vous aimer, lui répondit-elle en le baisant, je vous aimerai toujours sans m’en repentir jamais. Mais vous m’avez parlé du duc de Luxembourg, que vous n’avez point abandonné jusqu’à la mort, et que vous avez confessé incessamment. Dites-moi s’il est vrai ce que l’on dit de lui. Ah ! certes, cela fait trembler. — Eh ! que dit-on encore, mon aimable sœur, de ce grand général ? — Je n’ose en vérité vous le dire ; vous en avez déjà touché quelque chose en parlant de la signature qu’il avoit faite au démon ; mais je sais de plus d’un de mes intimes amis qui étoit le sien aussi, qu’il se trouvoit tous les ans au retour de la campagne dans un vieux château, qui est en Normandie, que l’on appelle le séjour de Robert-le-Diable, pour rendre grâce au diable de ses victoires en l’adorant. Tous les plus grands magiciens et sorciers de l’Europe s’y assemblent en rendez-vous nocturne, avec les principaux démons de l’enfer, qui est ouvert cette nuit-là, à cause des diablotins et lutins qui montent et descendent en l’abîme pour apporter les registres et les sentences qu’on leur a fait voir. De plus ce fameux capitaine avoit des esprits familiers à lui qu’il avoit pris dans cette assemblée infernale qui lui servoient d’espions à l’armée, et de pages à porter des billets doux aux dames, et qui ne lui coûtoient pas beaucoup. — Bon, la grande affaire, répliqua le jésuite en éclatant de rire, des esprits familiers, il n’y a rien de si joli que ces petites créatures qui savent tout ce qui se passe dans l’univers. Hélas ! que feroit notre société, ajouta-t-il, sans le secours de ces lutins qui nous rapportent fidèlement tout ce qui se passe dans la chrétienté où, comme vous savez, il y a partout des jésuites en grand nombre. — Il n’y a donc, mon père, répliqua la dame fort attentive, que les pères de la compagnie de Jésus qui possèdent des esprits de cette nature ? — Oui, madame, dit le père Bourdaloue sérieusement, tous les ordres des autres religieux ont fait tout leur possible afin d’engager ces petites divinités à leur service ; mais ils n’en sont jamais venus à bout. — Eh ! pourquoi cela, mon père ? repartit la marquise en riant. — Je n’en sais rien, ma chère, dit le jésuite en souriant aussi. — C’est, peut-être, mon cher père, reprit la belle en l’embrassant, que vous avez plus d’esprit dans votre société que les autres avec qui ces esprits n’ont point de sympathie, n’ayant rien de matériel. — Cela pourroit bien être, ma reine, repartit le père, qui commençoit à s’échauffer ; si l’amour que je sens pour vous étoit tout esprit, je serois plus heureux que je ne suis, mais… — Je ne sais, mon révérend père, interrompit la marquise tout à coup, depuis que vous m’avez parlé de lutins, je suis toute épouvantée. Ne vous êtes-vous point servi de magie pour me charmer comme je suis ? car il faut avouer que je vous aime jusqu’à la folie. — Le beau compliment que vous me faites, madame, repartit le religieux en plaisantant ; vous me prenez donc pour un sorcier qui enchante les personnes ? — Non, mon père, répondit-elle en rougissant ; mais comme vous traitez tout ce que je vous dit du maréchal de Luxembourg de bagatelle, je ne crois pas vous offenser quand je vous demanderai si vous savez la magie. — Oui, oui, ma divine, s’écria le père, en lui dérobant quelques faveurs, je sais la magie admirablement bien, et je voudrois être encore plus grand magicien que je ne suis ; combien je ferois de larcins amoureux et autres choses qui feroient ma fortune en moins d’un rien. Ah ! ne perdons point de tems, ma charmante, souffrez que je mette ma magie noire avec votre blanche. — Hélas ! mon père, vous n’y songez pas, répliqua-t-elle en se retirant, voilà des termes qui font trembler. — Allons, allons, sans façon, vous n’êtes qu’une innocente ; touchez ma magie noire, dit le jésuite avec un transport passionné. — Je n’ose, mon père, approcher de vous après tout ce que vous m’avez dit, reprit la dame en se reculant encore. — Que vous faites l’enfant, madame, venez, venez, dit le religieux en découvrant les beautés de son art magique, ne voyez-vous pas que mon amour se morfond ? — Il est vrai, mon cher cœur, répondit la belle en se jetant sur lui, donnons-lui une couverture ; mais surtout ne m’ensorcelez pas. — Croyez, mon ange, reprit le père Bourdaloue avec chaleur, que je pousserai ma science aussi loin que je pourrai, sans me mettre en peine du reste. — Ah ! mon père, dit la dame d’une voix presque manquée, qu’elle est ravissante cette magie ; faites-la-moi toucher souvent. — Le plus souvent qu’il me sera possible, madame ; repartit le jésuite un peu hors d’haleine, mais ne faites point une autre fois tant de grimaces, elles ne sont plus de saison après ce qui s’est passé entre nous. — Je le sais bien, mon père, dit cette dame, mais c’est la manière de notre sexe qui aime ces sortes de badinages, qui ne font pas quelquefois un méchant effet en amour. — C’est suivant l’inclination des personnes, ma chère, reprit-il en raccommodant son cordon qui s’étoit rompu par la violence de sa passion. — Mon père, interrompit la marquise en le touchant, il est d’une raisonnable grosseur, mais vous ne songez pas que la croix de saint Ignace, qui a tant de vertu, n’y est pas, et que vous la laisserez peut-être sur le lit ; ce seroit pour lors que monsieur de… reconnoîtroit que j’ai un galant qui porte le haire et le froc. — Peste, mon joli cœur, repartit le père Bourdaloue en se mordant les lèvres, ce seroit une méchante affaire pour vous et pour moi. Il faudroit dans cette occasion se servir de la magie du duc de Luxembourg, afin de la faire disparoître ou la métamorphoser en quelque figure qui lui feroit peur. — Ah ! mon cher père, à propos, reprit la dame en le caressant, vous m’avez parlé de lutins qui sont aux gages de votre ordre. Ah ! je vous prie, nommez-les-moi ; je crois que ces noms sont bien extraordinaires. — Vous n’êtes qu’une badine ; eh ! que voulez-vous faire de ces noms, répliqua le jésuite en riant ; avez-vous dessein de devenir une petite sorcière ? — Oui, mon père, lui répondit-elle, je serai aussi sorcière que vous êtes sorcier. — Bien donc, concilia le bon religieux, il faut vous accorder ce que vous demandez, la belle, afin de mêler notre magie noire et blanche ensemble. Tenez, les voici par écrit dans ma tablette :

Noms des esprits familiers de la sainte société des jésuites, avec leurs significations.

Ragni, trouble, murmure, division.
Ararat, malédiction, malheur, peine.
Cosir, menteur, malin, perfide.
Corby, flatteur, dissimulé, médisant.
Duma, paix, silence, tranquillité.
Enos, misérable, infortuné.
Haren, tremblant, timide, honteux.
Harabbin, scorpion, méchant, effronté.
Nirod, rebelle, contredisant.
Crocomi, adroit, insinuant, politique.

Ce dernier, madame, s’écria le père avec emportement, nous est d’un grand secours dans les assemblées du clergé où l’on décide de toutes les affaires des royaumes et des états ; et nous faisons quelquefois porter la parole à ce lutin incomparable au nom des révérends pères de qui il fait toutes les affaires politiques. Les autres, continua-t-il, nous servent aussi extrêmement, suivant les occasions où l’on a besoin de leurs services. — Mais, mon père, dit la dame comme surprise, n’avez-vous pas une assemblée particulière pour vous entretenir familièrement avec ces esprits ? — Oui bien, madame, reprit-il, nous les voyons en rendez-vous nocturne incognito, où ils nous rendent raison des commissions que nous leurs donnons ; comme nos ambassadeurs, nous les envoyons dans toutes les cours de l’Europe suivant nos vues. — Et où est ce rendez-vous nocturne, mon révérend père, dit la marquise d’un air curieux ? — Ah ! ma reine, vous en voulez trop savoir, repartit le père en souriant, mettez des bornes à votre curiosité ; les femmes ne doivent pas être si savantes ; nous serions bien fâchés d’en avoir dans notre assemblée, étant bien persuadés qu’en les voyant elles retirent le repos des hommes, et les inquiètent quelquefois plus que trente lutins ensemble. — Il faut donc se contenter, mon père, dit-elle, de tout ce que votre révérence veut. Adieu, je vous quitte pour quelque affaire domestique.

Le père Bourdaloue ayant quitté sa maîtresse, fut trouver le père gardien, qui l’attendoit avec impatience, et lui ayant fait un récit de sa dernière aventure avec bien du plaisir, et exagéré le mérite de celle qui l’engageoit, il fit naître à son ami une si grande envie de revoir cette belle qu’il n’en mangea et n’en dormit pendant deux ou trois jours. L’idée de son aimable marquise lui servit de nourriture et de repos ; mais le père Bourdaloue, le voyant un matin pâle comme un mort, lui dit d’un air de compassion : De bonne foi, mon pauvre frère, l’amour vous fait languir terriblement. Parbleu ! allez au médecin, vous êtes plus malade que vous ne croyez. — Ma maladie, père, répondit le père gardien en riant, n’est pas incurable, et madame la marquise la peut guérir. — Allez-y donc promptement, mon cher, dit-il en le prenant par la main, de crainte d’irriter votre mal, qui est dangereux en apparence. — Ne vous raillez pas tant, Bourdaloue, de ma foiblesse, reprit le père gardien en soupirant ; vous en avez autant qu’un autre, et ce n’est pas la première fois qu’on vous a vu soupirer, maltraiter votre doctrine et la menacer de sa ruine totale, si elle n’étoit plus sage. — Il est vrai, père, répondit-il en souriant, mais présentement elle est fort tranquille sur le chapitre de… — Combien cela durera-t-il, interrompit le religieux en éclatant de rire ? — Peut-être jusqu’à demain, repartit l’autre en le regardant. — Non pas, s’il vous plaît, mon cher, vous allez bien vîte, dit le père gardien avec chaleur ; je prétends assiéger le lieu qui nous est commun, premier que vous, pour cette fois, et y mettre du canon dès aujourd’hui avec toutes les formes : je m’y en vais de ce pas les armes à la main. — Vous prenez bien mal votre tems, père, répliqua le père Bourdaloue : monsieur le marquis est au logis, et vous serez pris comme un oiseau. — Quand le mal presse, repartit l’autre en se touchant le nez, diable soit de l’amour qui ne me donne point de repos, et qui m’incommode plus que tous les maux du monde. Si ce n’étoit peu de chose, continua-t-il en prenant un rasoir, je… — Arrêtez, arrêtez-vous, mon frère, s’écria son ami en l’embrassant ; quoi ! la fureur vous emporte ; voulez-vous vous venger contre vous-même, et détruire le plus beau de la nature ? Ah ! certes, vous n’y songez pas ; outre que les dames s’y opposeroient, c’est un péché mortel.

Le père gardien, étant revenu de son emportement et ayant goûté les raisons solides de son ami, monta dans sa chambre, fit son poil, se lava d’essence de jasmin, et blanchit ses mains qui ne sont pas trop belles avec de la pâte d’amande, et mit un peu de rouge sur ses lèvres et sur ses joues, afin de se rendre plus agréable, et de se faire plus caresser de la dame qu’il alloit visiter. Étant entré chez elle, il gratta longtems à la porte de son cabinet qu’elle ne vouloit point ouvrir à cause que son mari étoit avec elle, et le bon religieux rusé qui comprit la chose, se mit dans un coin sous la montée, espérant toujours que le bon homme sortiroit. Il a juré depuis qu’il n’a jamais tant souffert dans l’humeur qu’il étoit, son amour ne pouvant souffrir dans ce moment de rival, ni de partage.

Enfin, après avoir attendu, l’époux sortit et donna loisir au bon père de conter son tourment à celle qui le faisoit naître, pendant que le marquis se promenoit dans sa salle à grands pas l’esprit rempli d’affaires politiques. Un valet de chambre qui l’aimoit extrêmement, et à qui il confioit presque tous ses secrets, lui vint dire en confidence qu’un jésuite de la maison professe de Paris prenoit grand soin de sa femme, et qu’il la confessoit souvent. — Quoi ! Chambrun, s’écria-t-il en se frottant le front, sans que je le sache ? — Oui, monsieur, repartit le valet fort chagrin ; mais n’en dites rien à madame, vous prendrez le drôle sur le fait. — Morbleu ! que dis-tu, mon ami ? répondit le marquis en faisant deux pas en arrière ; je suis donc cocu sans le savoir ? Mais il faut s’éclaircir sur-le-champ d’une chose qui me touche de si près. — Gardez-vous-en bien, monsieur, répliqua Chambrun, l’affaire est délicate ; faites seulement semblant d’aller souper chez un de vos amis, et je vous avertirai à tems. Ce que le marquis fit adroitement, l’ayant dit à son épouse, qui avoit fait cacher son jésuite sous le lit.

La dame se croyant fort en liberté et délivrée de la présence d’un mari qui est toujours incommode aux jolies femmes, fit mettre ce galant au petit collet, qui étoit déguisé en officier de conséquence, au lit, et comme elle aimoit les plaisirs de Vénus jusques à les outrer, elle se mit fort peu en peine de savoir qui il étoit, voyant très-bien que ce n’étoit pas le père Bourdaloue qui prenoit quelquefois le même habit. Enfin, c’étoit la deuxième fois que le père gardien alloit à l’assaut, et ayant trouvé la tranchée ouverte, il s’empara avec vigueur du fort de la dame qui composa avec lui dans toutes les formes.

Le valet de chambre qui avoit vu tout le mystère par un trou qui étoit au plancher, courut promptement avertir son maître de tout ce qui se passoit contre son honneur, ce qui le mit dans une rage et un désespoir inconcevables. Il forma aussitôt le dessein de percer de mille coups son ennemi. Allons, de par tous les diables, s’écria le marquis en retroussant son chapeau : Chambrun, mon ami, dit-il à son valet, m’aideras-tu à tuer cet enragé de jésuite qui a l’effronterie de me donner des cornes, à moi qui les donne aux autres ? Ah ! morbleu, continua-t-il en tirant son épée, je t’apprendrai, petit compagnon, à qui tu as affaire. Ton bréviaire n’est donc pas suffisant pour t’occuper, tu en veux encore à la femme de ton prochain ; paillard, ribaud, ton péché est sans pardon. — Monsieur, ne vous emportez pas si fort, interrompit Chambrun d’un ton sérieux, je ne crois pas que ce soit un jésuite qui ait aujourd’hui baisé madame. — Comment, par la mort, coquin, que dis-tu là ? reprit le marquis en lui voulant donner un soufflet ; est-ce que cette impudique en voit plus d’un ? Ah ! la bonne bête, ah ! la scélérate ! En achevant ces mots il courut vite à la chambre de sa femme, et donna un si grand coup à la porte qu’il l’enfonça. Le père gardien qui étoit encore au lit nu en chemise, voyant entrer le marquis les yeux tout brûlants de colère, l’épée à la main, se trouva fort surpris, et n’ayant pas eu le tems de prendre ses habits, il sauta par une fenêtre qui donnoit sur la rue, tomba sur la tête d’un crieur d’oublis qu’il blessa, et se sauva tout nu dans un couvent de religieux de ses amis qui n’étoient pas moins sujets aux foiblesses humaines que lui.

Le mari au désespoir d’avoir perdu sa prise, se jeta aussitôt sur le justaucorps bleu galonné et sur les culottes de broderie que le pauvre jésuite fugitif avoit laissés dans le fauteuil à côté du lit, et les ayant examinés, il ne put reconnoître à qui ils appartenoient ; après quoi il chargea sa femme d’injures et de coups fort sensibles, et sans le valet qui l’accompagnoit qui lui arrêta le bras, il l’auroit tuée sur place pour satisfaire à sa vengeance. Mais étant revenu de sa fureur, il la fit monter en carrosse sur l’heure, malgré toutes les caresses qu’elle lui put faire, et la mena à la maison de son père, qui résolut sur-le-champ qu’elle seroit mise aux Magdelonnettes pour toute sa vie.

Les mères de Saint-Denis qui sont établies dans ce couvent pour corriger les débauchées, et qui sont de vieilles femmes d’une austérité très-grande, lui ordonnèrent d’abord une sévère pénitence ; ensuite elle fut rasée jusques aux sourcils, suivant l’ordre établi par la Magdelaine qui reçut sa grâce entière pour ses péchés, après quoi elle se rasa tous les cheveux de son corps en reconnoissance. Notre belle marquise qui se voyoit aux Magdelonnettes étoit accablée de honte et d’un chagrin sombre et fâcheux qui lui faisoit regretter sa chère liberté qu’elle avoit perdue si malheureusement, et quand elle voyoit venir à elle les mères de Saint-Denis avec leurs grands voiles noirs, qui lui faisoient tous les jours un sermon sur ses galanteries, elle faisoit en les voyant un nombre infini de signes de croix, les prenant, comme a dit une de ces saintes mères aux amis de la dame, pour des diables qu’on veut exorciser ; et ces bonnes religieuses voyant sa rebellion, la menaçoient souvent qu’elle n’auroit aucune de leurs indulgences de leur part, mais qu’elles les renvoyeroient plutôt à Rome dans les coffres du Saint Père, de qui l’autorité papale étoit à redouter, puisque l’on ne pouvoit entrer en paradis sans sa permission.

Madame de… qui avoit plusieurs passeports pour ce saint lieu du père Bourdaloue, et du père gardien, avec qui elle avoit fait connoissance la dernière fois, laissoit dire ces pauvres bonnes femmes.

Revenons au père gardien qui s’étoit sauvé dans un couvent, où il fut quelques jours à faire pénitence, sans que le père supérieur le sût, lui ayant fait accroire par une lettre supposée et par l’aide de ses frères jésuites, qu’il faisoit quelques affaires pour le couvent.

Étant de retour à la maison professe, il conta son histoire tout au long au père Bourdaloue qui n’en fit que rire, n’y voyant point de danger pour lui, puisque l’on ne l’avoit point reconnu, et que l’affaire ne laissoit pas pourtant de faire du bruit dans Paris. Vous serez une autre fois plus sage, père, lui dit cet ami en le raillant, et vous vous souviendrez de votre déguisement qui vous a été pourtant favorable. — Eh ! ne me parlez plus d’une aventure comme celle-ci ; le plaisir que j’ai goûté avec la marquise me cause bien des douleurs ; le bras me fait un mal enragé depuis que je suis tombé sur la tête de l’oublieux qui crioit comme un fou : au meurtre ! l’on m’assassine ! — Et vous, pauvre père, repartit le père Bourdaloue en riant, vous aviez bonne mine de courir en chemise les rues dans un couvent de religieux qui furent fort surpris de vous voir de la manière le derrière nu. — Je vous laisse à penser l’étonnement que je causai à tous ces bons pères, dit le père gardien ; je m’adressai d’abord au dom Prieur qui se présenta à mes yeux, qui fit mille signes de croix, prit de l’eau bénite dans la vue de m’exorciser dans toutes les formes monachales, me croyant quelque esprit qui venoit les tourmenter. Mais après que je leur eus dit toute mon aventure de bonne foi sans en rien déguiser, ils eurent pitié de moi, et toute la nuit se passa à rire, à plaisanter d’une histoire si extraordinaire et surprenante. — Je vous dirai, mon frère, que j’étois fort en peine de vous, reprit le père Bourdaloue, voyant que vous ne reveniez point, et ce qui m’affligeoit le plus, c’étoit les inquiétudes du père supérieur, qui est, comme vous le savez, le plus importun de tous les hommes. — C’est à quoi je songeai aussi, dit le père gardien, m’assurant bien que vous seriez obligé de donner à ce ridicule plusieurs menteries.

Le père Le Comte, fameux missionnaire qui est revenu depuis peu de la Chine, rompit la conversation des deux jésuites en parlant de quelques affaires de religion, sans vouloir rien reprocher à ses frères touchant leur galanterie, quoiqu’il en sût une partie.

Ce dernier avoit fait connoissance avec une Turque qu’il avoit amenée à Paris, très-bien faite, jeune, belle, autant qu’on le peut souhaiter, pour en faire une maîtresse. Cette fille avoit une grande envie de se faire catholique et d’être baptisée ; c’est pourquoi elle alloit tous les jours trouver ce jésuite au rendez-vous qu’il lui donnoit. Elle fut enfin baptisée de sa main bénie, et prit le nom de Geneviève-Clotilde. Ensuite il lui donna toutes les instructions propres pour en faire une bonne romaine, sans oublier les prétentions qu’il avoit sur elle. L’accord étant fait et signé du sceau de l’amour, la Turque ne songea plus qu’à remplir ses devoirs, qui étoient de bien prier Dieu et la sainte Vierge, d’avoir une entière confiance aux saints, et de l’aimer tendrement par dessus toutes choses, ce que cette fille fit de la manière qu’il souhaitoit. Aussi le bon père attendri lui promit beaucoup d’indulgences, et le paradis pardessus le marché ; mais cette Turque lui dit en l’interrompant : Mon père, que vous êtes heureux de donner le ciel aux personnes que vous voulez ; car en Turquie, la loi de Mahomet ne fait espérer le paradis qu’après la mort, où l’on reconnoit si l’on est damné ou non, quand la terre qui est sur les corps que l’on élève en bosse, ne s’abat point, et que l’ange blanc du prophète soutient toujours ; et quand elle s’abat, il n’y a point de doute que les âmes ne soient en enfer, et que l’ange noir infernal ne soit venu ouvrir le tombeau. — Voilà une étrange doctrine, ma sœur, répondit le père Le Comte ; mais touchant le mariage, quel est le sentiment de Mahomet ? Autorise-t-il le célibat ou non ? — Mon père, reprit la Turque qui parloit fort bien françois, les débauches et les désordres que je vois en France ne se trouvent point si communs chez nous. Les hommes sont plus sages et plus politiques, et les femmes plus fidèles à leurs maris ; et quant aux filles, si elles avoient perdu leur pucelage, on les enterreroit toutes vives sans rémission ; au lieu qu’ici cela passe pour galanterie. — Mais dites-moi, ma chère sœur, reprit le jésuite en souriant, à quoi voit-on à votre pays quand elles l’ont perdu ? — Mon père, répondit-elle en rougissant, la modestie me défend de vous le dire ; vous le savez bien mieux que moi. — Il est vrai, ma belle, répliqua-t-il, je vous aime de cette humeur ; dites-moi un peu l’ordre que l’on tient quand on marie une pucelle. — Mon père, reprit la Turque, premièrement les amans ne se voyent jamais, et ce sont de vieilles femmes qui sont les courtières d’amour qui examinent celles qu’on veut marier depuis les pieds jusques à la tête, afin d’en faire un fidèle portrait au galant qui la prend si elle lui plaît ; après quoi on la mène à la mosquée fort richement ornée, couverte d’un voile blanc, et dessus le front on lui met un écrit où le nom de Dieu et de Mahomet est gravé en gros caractères ; après quoi on la marie séparément sans qu’elle voye son futur époux que quand elle se va coucher. Et vous remarquerez, mon révérend père, continua cette Turque en éclatant de rire, que si la fille qui est couchée avec le galant dit un mot, ou qu’elle fasse la moindre grimace, on la prend pour une effrontée, qui a laissé prendre sa fleur avant sa maturité, et qu’elle mérite d’être étranglée aussi bien que ceux qui n’ont point de fortune, que la loi de Mahomet dit être indignes de la vie ; si bien qu’il faut que la pauvre enfant se laisse tout faire sans rien dire, autrement elle n’est point pucelle. Le lendemain le galant, pour être sûr de ce dont il doute quelquefois, envoie la chemise de sa femme à l’hôtel-de-ville, afin de l’examiner devant tous les parens des deux côtés, qui en disent chacun leurs pensées ; ensuite l’on conduit les mariés à un grand festin dans un petit char de plusieurs couleurs tout émaillé, où l’on met un grand nombre de sonnettes de bassins qui font un bruit effroyable, et ce petit char triomphant est suivi de plusieurs jeunes hommes, qui portent de grands marteaux pour leurs armes. Voilà à peu près les manières de Turquie, qui n’ont guères de rapport avec celles des chrétiens. — Je vous avoue, ma chère sœur, repartit le père Le Comte, que je viens de la Chine, comme vous savez, et de plusieurs endroits où habitent les infidèles ; mais je ne connoissois pas encore mille petites choses que vous m’apprenez.

Quand le bon religieux eut entretenu sa disciple sur un bon nombre d’autres questions, il la quitta jusques au lendemain et fut de là à la maison du sieur de Bretonville baigneur, qui demeure sur le rockin proche de la Bourse, où il se fit laver la peau fort proprement et la frotter d’odeurs fort odoriférantes, et tout cela dans la vue que sa belle Turque de qui il avoit gagné le cœur à force de l’instruire et de la caresser, l’aimât, ne tenant pas pour une chose indifférente la tendresse d’une si aimable fille. À quoi le rusé père réussit très-bien ; car la pauvre Turque ne pouvoit vivre un moment sans son révérend père, à qui elle confessoit souvent tous ses péchés. Mais je laisse à penser l’absolution favorable qu’il lui donnoit, et combien il étoit libéral de ses indulgences.

Le commerce amoureux qu’il eut avec cette fille dura assez longtemps ; mais comme l’on se lasse d’aimer toujours un même objet, et que l’amour devient languissant avec le tems, le père Le Comte passa à d’autres amours qui lui parurent plus vives et plus engageantes. Ce fut la femme d’un fameux médecin, qui étoit à la vérité une merveille pour les charmes qu’elle possédoit ; mais comme cette belle n’étoit pas fort sensible à l’amour sanctifié, il n’en fut pas fort tendrement aimé. C’est ce qu’il lui reprochoit un jour étant avec elle au bord de la forêt de Saint-Germain, où il l’entretenoit seul de sa passion, pendant que le docteur faisoit cueillir des simples dans le bois pour faire quelque composition. Ah ! s’écria la belle avec assez d’indifférence, je ne saurois que faire, mon père, si je ne vous aime pas tant que vous le voulez ; mon cœur ne peut se soumettre aux caresses que vous exigez de moi. Quoi ! ajouta-t-elle froidement, est-il possible que les personnes de votre caractère soient si susceptibles à l’amour qui n’est que le partage des mondains ? — Eh ! madame, de grâce, répondit le père le Comte d’un air doux, ne criez pas si haut ; vous savez que nous sommes hommes comme les autres, quoique nous fassions tout notre possible pour ne pas succomber à la tentation de la chair qui nous sollicite plus que les autres, parce que nous sommes privés des rafraîchissemens de la vie. — Eh ! qui vous empêche, mon révérend père, reprit la dame en riant, de vous rafraîchir ? Tenez, voilà de l’eau qui est admirable ; j’aime mieux garder votre robe, afin que vous ayez le plaisir d’éteindre le feu qui vous incommode. — Ah ciel ! madame, répliqua le père d’un ton passionné, tous les fleuves de l’Océan ne seroient pas capables d’éteindre le brasier que vous avez allumé dans mon cœur. — Est-il possible, mon père, reprit la dame en souriant, que je sois capable de faire un effet si grand ? — En doutez-vous, charmante, dit le jésuite en lui baisant le bord de sa jupe, je ne me connois plus depuis que je vous vois. Et dans tous les voyages que j’ai faits, je n’ai jamais rien vu de si parfait que vous. L’on peut dire, sans vous flatter, que vous êtes la merveille du monde. — Mon père, repartit la dame avec froideur, vous m’apprenez ce que je ne savois pas, et mon mérite m’étoit encore inconnu ; qui auroit jamais cru qu’une personne comme vous recluse dans les déserts eût fait cette découverte ? — Vous en étonnez-vous, bel ange ? reprit le père en la voulant baiser ; ne savez-vous pas que c’est mon talent que de faire des découvertes ? Permettez que je découvre le reste de vos beautés. — À quoi songez-vous, mon père, lui dit-elle en le repoussant ; croyez-vous que la solitude où nous sommes me sollicite à vous donner des libertés ? Non, je n’en ferai rien ; je sais ce que je dois à mon époux, à mon devoir, et à moi-même. — Bon, voilà de beaux contes que vous me faites, madame, interrompit le jésuite ; les maris en sont-ils moins honnêtes pour avoir sur leur tête le plumage de l’oiseau qui chante à présent ? N’entendez-vous pas, ma chère sœur, ce qu’il dit : coucou, coucou, répète ce badin, ce n’est qu’une bagatelle. — Quoi, mon père, répondit cette dame, comme surprise, traitez-vous de bagatelle l’outrage que l’on fait à la tête de son époux ? Ah ! certes, voilà ce que je ne savois pas encore. Il est vrai, continua-t-elle en raillant, qu’il n’y a que vous autres révérends pères pour connoître les plus grandes sciences. — Cela s’entend, madame, comme étant l’élite des religieux, dit le père Le Comte en la regardant. Mais avançons un peu, incomparable reine ; quand me donnerez-vous les dernières faveurs ? Si vous saviez combien je languis en espérance de posséder votre joli… — Je crois fermement que vous extravaguez, mon père, dit cette jeune femme d’un ton méprisant ; vous ai-je promis quelque chose ? — Non, non, ma belle, repartit le jésuite en se jetant sur elle, et lui mettant la main au mont Parnasse, vous ne m’avez rien promis, mais il faut prendre par violence ce que les belles ne donnent qu’avec peine. — Tout beau, tout beau, s’écria-t-elle en lui donnant des coups de pied, j’appellerai mon mari. Comment, scélérat que vous êtes, vous profitez de cette manière de l’occasion, et la prenez si rudement par les cheveux. — Ah ! ne vous fâchez pas, ma mignonne, dit le père tout en chaleur, j’irai plus doucement ; souffrez seulement que je mette au lieu délicieux que j’ai touché une chandelle bénite qui vous sera d’un grand secours. — Allez porter votre chandelle bénite, mon père, reprit la dame fièrement, à quelque sainte qui vous en saura plus de gré que moi, et qui en aura plus affaire.

Le médecin revenant avec ses gens qui avoient trouvé les simples qu’il cherchoit, fit changer la conversation. D’abord que le père Le Comte vit ce mari de bonne foi qui avoit laissé sa femme avec lui avec tant de confiance, il fut au-devant, et lui dit en riant : Eh bien, monsieur, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez dans le bois ? — Oui, mon père, repartit-il en lui montrant les herbes qu’il tenoit, voilà des simples qui ont la vertu, si on avoit de la foi en elles, de faire ressusciter un mort : elles sont propres pour tout, et même, ajouta-t-il en souriant, pour le cœur des amans. Le jésuite se tut, n’étant pas de son caractère de pousser la pensée du médecin plus loin, et se contenta de pousser un soupir qui fut remarqué par le docteur.

Après avoir encore raisonné dans la solitude sur plusieurs choses indifférentes, chacun retourna chez soi, et on se quitta fort civilement.

La femme du médecin ne fut pas plutôt seule qu’elle lui dit en l’embrassant : Mon cher cœur, vous m’avez laissée entre les mains d’un homme dangereux ! n’avez-vous donc point remarqué combien est amoureux ce petit collet ? — Que dites-vous là, ma chère moitié ? dit le docteur en faisant deux pas en arrière ; quoi ! le père Le Comte songe à l’amour ? Ah ! ma mie, vous vous raillez. — Non, non, mon cher époux, je ne raille point, il m’a fait connoître sa tendresse dans toutes les formes ; et, si vous me vouliez obliger, nous le corrigerions de ce vice ; il y auroit même de la charité à le faire. — Eh ! que voudriez-vous faire, ma femme, à un pauvre jésuite amoureux ? reprit le médecin en riant de toute sa force. — Ce que je lui voudrois faire, mon cher, répliqua la dame, je voudrois lui donner un rendez-vous tendre où je le tromperois ; après quoi l’on le fesseroit de la belle manière sans qu’il s’en vantât, je m’en assure par des raisons de politique. On mortifieroit de la sorte les mouvemens de sa chair rebelle, qu’il dit qui rejaillit toujours.

Le docteur qui étoit de belle humeur, approuva la pensée de sa femme après qu’elle lui eut conté son effronterie, et comme il étoit sûr d’elle, il la laissa faire. Enfin l’on disposa tout pour ce beau dessein. Le médecin donna de l’argent à deux ou trois grands diables de brouettiers qu’il fit cacher derrière une tapisserie avec chacun un gros trousseau de verges pour attendre le galant qui ne manquoit pas de venir tous les jours sur la brune cajoler sa belle. Celle-ci fit semblant ce soir-là d’avoir pris toutes les caresses que le religieux lui avoit faites dans le bois pour argent comptant, et pour jouer mieux son jeu, elle affecta d’être fort tendre, et en vouloir venir jusqu’à la conclusion, ce qui ravit le père qui se félicitoit d’avoir si promptement réussi dans son entreprise amoureuse. Après plusieurs légères faveurs qu’elle lui donna, elle lui dit : Mon père, mettons-nous au lit, le plaisir en sera plus grand. Ce qu’il fit en diligence ; après avoir bien fermé la porte et se croyant en sûreté, il tira sa robe et toutes ses hardes. Les brouettiers qui s’étoient cachés, le voyant en chemise, le prirent l’un par les bras, l’autre par les pieds, et le fessèrent d’une si terrible façon qu’il en cria : au meurtre, on m’assassine ! Jamais les fesses d’un jésuite ne furent si bien étrillées que les siennes, et le médecin et sa femme, qui s’étouffoient de rire pendant cette belle scène, n’eurent de leur vie tant de plaisir.

Le pauvre père Le Comte, qui avoit fait tout son possible pour se défendre, se rhabilla tout honteux en pestant et maudissant celle qui lui avoit joué un si méchant tour, l’assurant qu’elle n’auroit jamais de part en paradis, et qu’il feroit tous ses efforts envers saint Ignace pour lui en faire fermer la porte. Cela ne toucha pas beaucoup la dame ; au contraire, elle se divertit avec son mari des menaces du religieux, qui s’en retourna à son couvent fort triste, dissimulant à tous ses frères son infortune.

Le soir, s’étant retiré dans sa chambre de meilleure heure que de coutume, il usa un pot d’onguent à se frotter les fesses qui étoient plus rouges et plus ensanglantées qu’un veau qu’on a écorché, et le mal qu’il souffrit à son pauvre cul lui fit garder le lit plus de quinze jours, le fomentant tous les jours de nouvelles drogues.

Les pères De la Rue et Bourdaloue, qui le connoissoient pour un bon frère aussi bien qu’eux, le visitoient souvent, et lui demandoient avec tendresse ce qu’il avoit ; mais le père Le Comte, aussi rusé en fait de galanterie que pas un d’eux, ne leur voulut jamais dire son aventure, étant bien sûr qu’ils n’en feroient que rire, quoiqu’ils dissent le contraire. Le pauvre religieux disoit toujours aux pères supérieur et gardien qui le venoient visiter qu’il avoit une fièvre quotidienne qui l’incommodoit fort, et que cela passeroit avec le tems.

Laissons-le donc se guérir, et retournons au médecin qui découvrit une autre amourette du révérend père La Chaise, confesseur du roi. Ce docteur demeuroit au faubourg Saint-Antoine, qui est le lieu où ce jésuite a une belle maison où l’on se divertit de toute manière. Le médecin, étant fort satisfait d’avoir châtié le père Le Comte, et n’ayant aucun respect pour les jésuites à cause de leurs morales criminelles, se faisoit un plaisir de les observer. Tous les soirs il voyoit entrer au clair de la lune un jeune page qui portoit les couleurs de la marquise de Maintenon. C’étoit une belle fille, la nièce d’un riche marchand juif que l’on habilloit de la sorte, afin de la déguiser, et le page demeuroit jusqu’à minuit à recevoir les ordres du père La Chaise qui lui apprenoit apparemment le commerce d’amour.

Un soir, comme le père étoit dans son cabinet de verdure, et qu’il tenoit son joli page sur ses genoux, il lui disoit tendrement : M’aimerez-vous toujours, ma petite Clotte ? (c’étoit le nom qu’il lui donnoit). Je vous ferai plus de bien que votre oncle avec toutes ses richesses si vous persistez à m’aimer. — En doutez-vous, mon père, repartit la demoiselle agréablement, pourrois-je placer mieux mon amitié que chez vous, qui la conserverez précieusement ? — Oui, mignonne, je vous promets de n’aimer jamais que vous, reprit le jésuite en la baisant. Vous savez, continua-t-il, que les personnes de notre caractère sont plus constantes que les autres par de certaines raisons de politique. — Il est vrai, mon père, mais je crains quelque chose de fâcheux depuis notre dernière entrevue, répondit Clotte en soupirant. — Eh ! que craignez-vous, ma belle, dit-il, pouvez-vous appréhender quelque chose avec moi ? Parlez, mon petit enfant, et ne soupirez pas davantage. — Hélas ! mon révérend père, répondit cette jeune fille en l’embrassant, je crains d’être grosse. — N’est-ce que cela, ma chère qui vous chagrine ? répliqua le jésuite en souriant, ne vous mettez pas en peine, je saurai défaire ce que la nature a fait. — Et comment ferez-vous, mon père ? répondit la demoiselle un peu tranquille. — Demeurez en repos seulement, dit-il en lui serrant la main, et je vous guérirai.

Ce religieux n’eût pas plutôt achevé de parler qu’il se leva et courut dans un petit cabinet, où il avoit plusieurs rares secrets des saints pères, et lui apporta une petite boîte contenant une poudre qu’il avoit reçue des cordeliers ses bons amis, et qui étoit admirable pour faire avorter le fruit des filles qui se sont trouvées en pays perdus, avec un petit écrit qui étoit dessus, qui contenoit ces termes : Science merveilleuse éprouvée plusieurs fois sur les religieuses du couvent de Montmartre. Vous prendrez, dit-il, cette poudre dans du vin tous les matins à jeun pendant l’espace d’un mois, après quoi, vous courrez bien vite du haut en bas de la maison, et puis laissez faire le remède. — Mais, mon père, interrompit la demoiselle, n’y a-t-il point de péché à prendre cette poudre ? — Qu’appelez-vous péché, ma chère, interrompit le scélérat en riant ; rien n’est souillé dans le monde que ce que nous voulons qui le soit. L’homme seroit un esclave, ajouta-t-il, si toutes les actions tendoient au criminel. — Qu’entendez-vous donc, mon père, par faire péché ? — Ma fille, vous ne pouvez pas comprendre cette doctrine, ni les thèses du péché philosophique qui guérit les âmes de tout scrupule, dit le père La Chaise ; il faut bien des choses pour faire un péché qui nous damne. C’est ce que tout le monde ne comprend pas, et ces belles lumières ne sont réservées qu’à notre société qui en tire une morale ravissante, et c’est pourquoi on l’appelle la morale des révérends pères jésuites par admiration ; les saints qui l’ont goûtée en ont été ravis en extase. — Il faut que ce soit quelque chose de bien charmant, mon cher père, s’écria la belle, pour ravir de la manière les âmes. — Rien n’est plus sûr, mademoiselle, et nous tirons ces belles thèses et ces lumières admirables du grand Bellarmin, du subtil Baronius et de plusieurs autres illustres personnages tout-à-fait sublimes.

Le jésuite, ayant fini sa conversation avec le joli page, le renvoya comme à son ordinaire, en lui recommandant avec soin de ne pas différer à se servir de la poudre infernale qu’il lui avoit donnée. C’est ainsi que ce saint religieux l’appelle.

Le lendemain, il fut à Petit-Bourg voir madame de Montespan pour qui il a beaucoup d’estime, et qui étoit à sa terre ; l’ayant trouvée fort triste, il lui en demanda la raison. Cette dame l’ayant prié de faire un tour dans son jardin, lui conta sa mélancolie après avoir essuyé ses larmes : Croyez-vous, mon révérend père, que je ne m’ennuye pas dans la vie ? qu’après avoir été caressée d’un grand roi et de plusieurs seigneurs de la cour, je me voye parfaitement abandonnée comme un hermite dans ma solitude. Ah ! certes, continua-t-elle, il est bien des momens au jour qui me semblent bien longs, et où je regrette cette agréable jeunesse qui nous fait adorer de tout le monde. — Madame, repartit le père La Chaise d’un air flatteur et consolant, vous savez que tout passe dans la vie avec rapidité, sans même qu’on y songe ; les charmes que vous avez eus ne pouvoient pas durer toujours, puisqu’il n’est rien de constant sur la terre, et que la plus grande beauté n’a qu’un printems ou qu’un automne. Vous voilà donc, madame, sur le retour de cette saison, l’hiver de vos jours approche, et vous savez qu’il faut tenir à la terre par quelque endroit, ou bien l’on ne nous regarde que comme des plantes inutiles qui l’occupent mal à propos et sans profit. — Eh ! que faut-il que je fasse, mon cher père ? répondit madame de Montespan en lui serrant la main. — Ce que vous ferez, madame, reprit le jésuite après avoir un peu rêvé, soyez dévote ; il n’y a pas un plus beau parti à prendre pour les personnes qui ont joui des plaisirs du monde ; ce saint manteau de dévotion couvre les plus grands défauts, et cache toutes les imperfections des plus criminels. — Mais, mon père, interrompit la marquise en soupirant, quand on n’a pas un grand penchant à devenir dévote, que faut-il donc faire ? — Bon, madame, vous voilà bien embarrassée, dit le bon père : soyez-le en apparence, et cela suffit. Il n’en faut pas davantage pour sauter aux yeux du monde qui ne demande que le faste, sans se mettre en peine de l’intérieur, et quant à Dieu et aux saints, nous saurons bien faire votre paix ; nous avons un bon avocat qui plaide nos causes en paradis, qui est notre saint patron. — Je prends donc le parti, mon père, dit la dame, d’être dévote, afin de faire quelque figure dans le monde. — La figure en est fort agréable et fort profitable, madame, répliqua le jésuite d’un air monachal ; car l’on peut parvenir quelquefois à de grands avantages par une dévotion bien composée qui doit frapper sensiblement les personnes. Voyez, ajouta-t-il, madame de Maintenon ; elle n’est parvenue à l’établissement de Saint-Cyr que par là ; et l’on peut dire à présent que cette pieuse femme ne craint rien du côté de la fortune, et qu’elle aura toujours de quoi subsister, quand même le roi viendroit à mourir. L’on ne peut la déposséder de la maison qu’elle a fondée. — Ah ! mon révérend père, ne me parlez pas de cette femme, interrompit la marquise de Montespan en poussant un soupir, vous savez qu’elle m’a enlevé le cœur du roi, et c’est une chose que je n’oublierai jamais. La méchante, par ses airs affectés et complaisants, a surpris la tendresse de ce prince, qui ne m’a jamais aimée depuis ce fatal moment où il la vit dans ma chambre, lorsqu’elle écrivit une lettre à sa majesté qui lui parut remplie de charmes. — Madame, vous devez rendre plus de justice à cette dame, reprit le père La Chaise, et condamner l’inconstance de ce monarque : s’il vous avoit effectivement bien aimée, sa majesté n’auroit pas changé. — Mais, mon père, dit la dame en souriant, peut-on bien aimer et être inconstant ? Définissez-moi cette pensée. — De bonne foi, madame, je ne suis pas assez consommé en matière d’amour, répondit le jésuite en riant et dissimulant, pour bien définir ce que vous souhaitez ; vous en savez plus que moi de ce côté-là ; une personne comme vous qui a été toute adorable peut-elle me demander rien là-dessus ? — Mon père, reprit la marquise d’un ton agréable, si j’en sais quelques petites choses, ce n’est pas par science. — Eh bien, madame, dit le religieux en lui serrant la main, c’est peut-être par expérience, c’est toujours savoir. — Il est vrai, mon père, repartit la dame en changeant de discours, conseillez-moi quel habit je prendrai, afin de contrefaire la bigote. — Madame, dit le père d’un air malicieux, imitez la prude et sage Maintenon en apparence ; vous ne pouvez jamais manquer de faire accroire à tout le monde que vous avez un saint commerce avec les anges et les bienheureux, et que vous avez renoncé entièrement aux plaisirs des sens, et que vous vous donnez entièrement à Dieu. — C’est ce que je ferai, mon père, quoique je n’aime point cette hypocrite qui exorcise les esprits de Saint-Cyr par ses grimaces. — Ah ! madame, repartit le père La Chaise, ne raillez point cette pieuse dame que notre grand roi aime tant. — En vérité, mon cher père, reprit la marquise d’un air sincère, je ne raille point ; ce que je vous dis vient de l’abbé Saurin un de ses bons amis, qui m’a dit dernièrement que par ses signes de croix et par son eau bénite elle chassa l’autre jour un esprit follet qui vouloit lui parler dans l’église de son diocèse, ajoutant que c’étoit la raison pourquoi Louis XIV la chérissoit tant, parce qu’elle éloignoit de sa majesté toutes les visions qui la pourroient troubler. — Madame, interrompit le jésuite finement, la pensée de l’abbé Saurin est plus à l’avantage de cette dame que vous ne croyez ; il entend par là que son esprit étant tout sublime, tout pathétique, tout brillant et tout solide, elle dissipe et écarte tous les nuages qui pourvoient chagriner notre grand monarque. — Il faut avouer, mon père, que vous êtes bien porté à donner de l’encens à la supérieure de Saint-Cyr, dit madame de Montespan ; elle vous a des obligations infinies. — Eh ! pourquoi voulez-vous, madame, que je dise du mal d’une personne où je n’ai jamais vu que du bien, de la vertu et de l’honneur, même une conduite charmante dans tout ce qu’elle fait ? — En voilà assez, mon révérend père, changeons de thèse, s’il vous plaît, conclut la marquise ; dites-moi, je vous prie, si je n’ai pas bien fait d’avoir donné ma maison de Clugni à monsieur le duc du Maine, mon fils. — Très-bien, madame, repartit le père ; mais l’on m’a dit que le roi veut encore acheter pour monseigneur le dauphin la terre de Chavilly qui appartient à la chancelière de Tellier, mère du marquis de Louvois. — Je ne sais, mon père, répondit la dame ; mais sa majesté paroît bien contente de Meudon. — À moins qu’elle ne change, madame, reprit le père en souriant. Vous vous plaigniez tout-à-l’heure du roi et de la fortune : pouvez-vous voir rien de si généreux que tout ce que ce prince fait tous les jours pour vos enfans qu’il aime sans contredit plus que monseigneur ? J’en ai eu des preuves sensibles dans la dernière conversation que j’ai eue avec sa majesté, qui me vantoit avec plaisir la bravoure du duc du Maine et les belles qualités de son esprit. — Mon père, reprit la dame en poussant un soupir, je n’ai rien à dire de ce côté-là ; toute ma douleur n’est que pour moi : me voir abandonnée avec mépris d’un prince qui m’a juré mille et mille fois que son amour ne finiroit qu’avec sa vie, ah ! ce m’est quelque chose de bien touchant que cette indifférence ! — Je vous l’avoue, madame, dit le jésuite d’un ton flatteur ; mais que faire ? C’est la destinée des choses de ce monde qui sont toujours dans un perpétuel mouvement, qui varient incessamment ; vous n’en êtes pas moins précieuse pour ne posséder plus les affections d’un grand monarque qui, peut-être, vous embarrassoit dans de certains momens. Je vois madame de Maintenon souvent fort inquiète sur ce chapitre. — Bon, mon révérend père, s’écria la marquise, vous croyez que c’est le sujet de cette fine bigote. Ah ! croyez-moi, la bonne femme craint que notre roi, qui est accoutumé au changement, ne la quitte. Mais que dis-je, ajouta-t-elle malicieusement en se reprenant, il y a longtems qu’il l’a fait pour posséder les beautés de son sérail qui ont grand’envie de plaire à ce prince. — Hélas ! que dites-vous là ? madame, repartit le père, en faisant deux pas en arrière, qui marquèrent son étonnement ; profanez-vous de la sorte la vertu de cette pieuse dame ? Ah ! certes, le titre scandaleux de sérail ne convient point à un saint lieu où l’aimable innocence fait son séjour. — Bon, bon, mon père, nous savons, répondit-elle en éclatant de rire, que ces belles filles ne sont pas toujours occupées à réciter des vers en l’honneur des saints. — Il est bien vrai, madame, répliqua le jésuite, elles ont leurs heures de récréation ; autrement les pauvres demoiselles seroient bien malheureuses. — La présence du roi, mon père, adoucit leur peine, interrompit brusquement madame de Montespan en souriant. — Ne parlons plus, je vous prie, de madame de Maintenon, puisque vous tournez les choses si peu à son avantage ; je veux que quelque ange céleste m’emporte si vous ne répondez quelque jour des méchantes pensées que vous avez contre elle. — Et moi, mon cher père, dit la dame, je crois faire service aux saints que d’en parler de la manière.

Un des laquais du père La Chaise qui lui vint dire que son carrosse l’attendoit, le fit prendre congé de la marquise qui s’en alla faire quelques visites.

Le lendemain, qui étoit un vendredi, ce bon religieux donna audience à plusieurs personnes de toutes qualités, qu’il dépêcha promptement, afin d’avoir plus de loisir d’entretenir son joli page à qui il donnoit toujours rendez-vous dans son jardin ; mais, comme il étoit de bonne heure et qu’il commençoit à le caresser et l’interroger sur l’effet qu’avoit produit la poudre infernale qu’il lui avoit donnée, monseigneur l’archevêque de Paris et l’évêque de Noyon, le vinrent voir ; et comme le jésuite avoit pourvu au déguisement de cette aimable fille, il ne se mit pas bien en peine de la présence de ces messieurs qui furent longtems à examiner la beauté de ce jeune garçon. Apparemment, mon père, lui dit l’évêque de Noyon en riant, que vous donnez quelques leçons à cet écolier que je trouve assez souvent avec vous. — Oui, monseigneur, lui repartit le père rusé au possible ; c’est un jeune page que la marquise de Maintenon m’a prié d’instruire à la foi catholique, qui a été autrefois huguenot et qui s’est jeté dans ses bras pour ce dessein. Le père ferma ainsi la bouche aux deux seigneurs, qui mouroient d’envie d’en savoir davantage.

Quelque temps se passa dans le silence ; mais un jour, comme ces mêmes personnes étoient à Saint-Cyr, ils eurent la curiosité de demander à la supérieure si son page huguenot profitoit bien des instructions que le révérend père La Chaise lui donnoit. Qui, moi ? repartit la dame en faisant un signe de croix, me prenez-vous pour une femme qui ait des huguenots à son service ? À la vérité, s’écria-t-elle, je les hais trop pour concevoir jamais une telle pensée. — Cependant, madame, ne vous emportez pas si fort, répondit l’archevêque de Paris avec un petit sourire, nous l’avons appris de ce père qui nous l’a dit de la manière. — Bon, monseigneur, reprit la marquise, c’est peut-être pour mettre des bornes à votre curiosité.

Monseigneur l’archevêque se tut, voyant qu’il y avoit quelque mystère dans la feinte du père La Chaise. L’évêque de Noyon qui n’en pensoit pas moins, dit à ce prélat ayant quitté madame de Maintenon : Monseigneur, je veux qu’un esprit angélique m’emporte dans ce moment si notre jésuite n’a quelque intrigue secrète avec ce joli page. — J’en crois autant, monseigneur, répondit l’archevêque en souriant. — Mais, reprit l’évêque de Noyon, comment ferons-nous pour le savoir ? — Je ne sais, répliqua l’archevêque, il faut du tems pour découvrir ce mystère ; allons nous promener au Cours-la-Reine, et nous y penserons.

Le cocher conduisit aussitôt le carrosse où ce prélat lui marqua, et ces seigneurs, se voyant dans la solitude, ne songèrent plus qu’à leur dessein. Un des laquais de l’évêque de Noyon connoissoit un des valets du révérend père La Chaise avec qui il étoit grand ami, et ce valet avoit grande confiance en lui.

Un jour, comme monseigneur de Noyon avoit donné ordre à son laquais de s’informer secrètement à qui appartenoit le page que le père La Chaise instruisoit, le valet lui dit qu’il n’en savoit rien. — Mais encore, mon ami, ajouta l’autre, monseigneur l’évêque de Noyon te donnera un beau présent si tu lui dis la vérité. La fidélité de La Fleur (c’étoit son nom) se trouva ébranlée à ces paroles, et, ayant mené son camarade dans un lieu consacré à Bacchus, où ils se retranchèrent derrière un fort de verres et de bouteilles du meilleur vin qu’ils purent trouver, il conta à son ami tout ce qu’il avoit pu découvrir de son maître, avec prière qu’il n’en diroit rien qu’à monseigneur de Noyon. Ne te mets pas en peine, La Fleur, repartit le valet en cassant un verre, mon maître est discret. L’autre, qui avoit vu la galanterie de son camarade, en jeta deux autres par dessus sa tête, et tira La Fleur par la manche, afin qu’il remarquât ce beau tour. Enfin, la fête de Bacchus étant finie, nos valets s’en retournèrent à leurs logis de la plus belle humeur du monde.

Sitôt que l’évêque de Noyon vit le sien, il lui cria : Eh bien ! L’Aventure, as-tu fait ce que je t’ai dit ? — Oui, monseigneur, lui repartit-il en riant, je sais à peu près ce que vous voulez savoir. La Fleur m’a dit, comme il étoit de bonne humeur, qu’il ne savoit pas au vrai si le page à qui son maître donnoit des leçons, étoit fille ou garçon ; mais qu’il savoit très-bien que le révérend père jésuite baisoit bien des fois cet écolier par jour. — Que dis-tu là, mon ami ? répondit l’évêque comme surpris. — Rien n’est plus vrai, monseigneur, reprit L’Aventure ; il m’a dit même qu’il trouvoit souvent un lit fort chiffonné aussi bien que l’habit du bon père qui étoit en mauvais ordre quand il les surprenoit. — Cela suffit, L’Aventure, dit l’évêque de Noyon, j’aurai soin de La Fleur aussi bien que de toi ; garde le secret. — Je le ferai, monseigneur, répliqua le valet qui le quitta.

L’évêque fut trouver aussitôt en carrosse l’archevêque de Paris, qui étoit pour lors avec son official dans son cabinet. Ce prélat, l’ayant dépêché, demeura seul avec son ami qui lui dit toute l’intrigue du père La Chaise. Mais comment, monseigneur, interrompit l’archevêque en éclatant de rire, pourrons-nous surprendre ce petit collet avec sa mignonne ? — Devinez ce qu’il faut faire, monseigneur, dit l’évêque de Noyon. En donnant cinq ou six louis d’or à La Fleur qui est déjà à nous par mon valet qui l’a gagné, ce garçon nous ouvrira la porte, quand son maître sera dans un combat amoureux, et alors nous le surprendrons encore monté sur la bête. — La pensée n’est pas méchante, monseigneur, répondit l’archevêque en souriant ; car, se voyant pris, il nous avouera tout, et nous fera part de sa belle. — Je veux qu’un bon esprit m’emporte, ajouta l’évêque, si cela ne réussit comme vous le dites ; mais ce pauvre valet, que deviendra-t-il ? — Bon, répliqua l’archevêque, nous plaiderons sa cause, et nous dirons que c’est le hasard qui nous a conduits dans sa chambre sans qu’il y ait rien de son laquais. — Je le trouve bon, monseigneur, répondit l’évêque, de la manière que vous le proposez, il ne reste plus qu’à bien conduire l’affaire.

La Fleur, qui étoit averti de tout, et à qui l’on avoit donné de l’argent avec encore quelque autre présent, ne manqua pas de laisser entrer nos prélats dans la chambre du révérend père La Chaise quelque tems après, et ils surprirent le pauvre jésuite encore déshabillé et dans un état peu modeste qui caressoit sa belle. Ah ! lui cria monseigneur l’archevêque, mon père, est-ce de la sorte que vous donnez des leçons à votre écolier ? Parbleu ! elles sont admirables, et je crois qu’il en profite bien.

Le jésuite demeura si honteux et si interdit, qu’il oublia de cacher… ce qui ne se montre point. L’évêque de Noyon, par charité, en voyant l’embarras où le père se trouvoit, tira un bout de sa robe sur la partie honteuse qu’il voyoit, pendant que l’archevêque fut au lit chercher le page qui s’étoit enfoncé dans les draps et dans la couverture, de crainte qu’on ne le reconnût ; mais sa précaution fut vaine, car ce prélat ne le quitta point qu’il ne l’eût visité partout, et, trouvant que c’étoit une fille des plus engageantes et des plus aimables, il conçut dans ce moment tant d’amour pour elle, qu’il demanda au père La Chaise, qui ne pouvoit presque revenir de sa surprise, s’il pouvoit aussi donner des leçons à son joli page. — Oui, très-bien, monseigneur, lui dit le jésuite, qui voyoit que le mystère étoit découvert ; prenez-en par où il vous plaira ; vous voyez que le morceau n’est pas méchant.

L’archevêque, sans faire davantage de façon, fut trouver la demoiselle qui n’avoit pas osé se lever, et lui dit en l’embrassant : Souffrez, charmante écolière, que je vous donne une leçon qui sera aussi bonne que celle du révérend père. La belle qui aimoit fort d’être caressée, ne s’opposoit que foiblement et seulement pour la bienséance. L’évêque de Noyon en fit autant, si bien qu’après que le jésuite leur eut avoué son commerce de bonne foi, la demoiselle demeura commune entre eux trois, ce qui cimenta une grande amitié entre ces prélats qui gardèrent le silence longtems, et le valet n’en eut aucune peine, parce que l’on travailla à le justifier.

Il arriva que quelques mois après l’aventure du père La Chaise, tous les révérends pères jésuites de la maison professe de Paris, voyant les pères supérieur et gardien dehors du couvent pour quelques affaires, voulurent se régaler, et pour ce dessein ils firent apprêter un souper magnifique, où rien ne fut oublié de ragoûtant et de délicat. L’on y but plusieurs bouteilles de bon vin à la santé des maîtresses absentes, et, comme la bonne chère leur avoit échauffé l’imagination, chacun sentoit une grande envie de voir la sienne ou celle d’un autre ; mais, comme il falloit garder des mesures, les choses ne se pouvoient faire à leur fantaisie. Enfin, après avoir bien des fois excommunié leurs doctrines qui leur causoient tant de mal, ils résolurent entre les pères De La Rue, Bourdaloue et Le Comte, d’envoyer chercher la plus forte maquerelle de Paris qu’ils connoissoient bien, et qui étoit de leurs amies.

Dame Quinette, fort affamée d’argent, se rendit aussitôt à la maison des bons pères qui lui promirent tout ce qu’elle voudroit, pourvu qu’elle leur envoyât de jolies filles déguisées en novices. La maquerelle, voyant la grande nécessité de ces religieux, qui lui avoient dit combien ils souffroient, courut promptement ramasser toutes les dames de joie qu’elle put trouver, sans se mettre en peine si elles étoient vérolées ou non, trouvant qu’un gibier de cette nature étoit assez bon pour des jésuites affamés des plaisirs de l’amour. Entre autres il y avoit Marie Binot, belle comme un ange, bien faite, mais garnie de vérole jusqu’au bout des ongles.

Ces novices passèrent la nuit avec les bons pères à les divertir, et chacun voulut goûter de la belle Binot, qui poivra particulièrement les pères Du Trone, De La Rue et Petit d’une fine vérole dont les pauvres jésuites pensèrent crever quelque tems après.

La fête de Vénus étant finie, l’on renvoya les écoliers avec leurs récompenses, croyant avoir rencontré une bonne fortune. Il n’est point de bien que l’on ne dît des charmes de Marie Binot que deux ou trois couvens entretenoient ; mais, quand on vint à connoître le mal qu’elle leur avoit causé, chacun l’envoya mille fois au diable sans qu’elle y allât pourtant, la menaçant de la rouer de coups s’ils la pouvoient trouver, aussi bien que la vieille maquerelle qui la leur avoit envoyée. Après avoir maudit toutes les putains de Paris, tout ce qu’ils purent faire fut de se faire promptement guérir par un chirurgien nommé Le Roux, qui leur donna des drogues qui les guérit en apparence sans aller en Suède.

Quelque tems après, comme la santé de ces religieux étoit rétablie, il leur prit envie de revoir des femmes, mais non pas des coureuses. Le père Richard fit connoissance avec une jeune fille qu’il confessoit, qui étoit la fille d’un marchand de bois, enjouée et jolie au dernier point ; et comme elle ne demandoit que la compagnie des mâles, elle reçut avec plaisir la proposition que son confesseur lui fit, qui étoit de venir quelquefois voir les révérends pères jésuites dans leur couvent, qu’il lui donneroit des indulgences pour tous ses péchés et pour ceux de ses compagnes si elle en avoit. La chose étant conclue dans le confessionnal, il ne restoit plus qu’à voir avec les bons pères comment l’on feroit, afin de déguiser la belle qu’il avoit débauchée.

La sainte société savoit que le père supérieur avoit une grande aversion pour les esprits qui revenoient ; c’est pourquoi quand cette fille étoit entrée dans leur maison, ils lui rendoient le visage, qui étoit très-beau, noir comme un diablotin, et lui donnoient un habit blanc qui brilloit la nuit comme des diamans, avec une aigrette sur sa tête, faite de cuivre de coupe, qui faisoit un bruit assez extraordinaire quand on l’approchoit. C’étoit le père gardien, qui étoit du secret, qui avoit inventé ce moyen, afin de tromper le père supérieur, qui trouva un jour ce lutin dans la chambre de quelques jésuites qui le possédoient tour à tour. L’esprit follet, c’est le nom qu’on lui avoit donné, qui savoit tout le mystère, fit mille tours de souplesse devant le pauvre père, qui crut que c’étoit un diable qui revenoit. Tout ce qu’il put faire, ce fut de prendre la fuite en faisant des signes de croix, et criant comme un enragé : Saint Ignace le charitable, prenez pitié de moi et de la compagnie de Jésus, qui se recommande à vous ! Jamais tous les jésuites n’ont tant ri de l’alarme du père supérieur qui fit dire un grand nombre de prières et de messes pour exorciser l’esprit follet qu’il voyoit souvent dans la chambre des pères jésuites faire mille grimaces effroyables.

Le bon religieux, ayant représenté à la société le danger qu’il y avoit d’entretenir de la sorte un lutin, résolut de ne plus entrer dans leurs appartemens. Ce qui les contenta extrêmement ; car, comme disoit quelquefois cette jeune fille dont l’humeur étoit d’un enjouement charmant : que vient faire ici ce vieux lutin avec ses grosses paternostres et son eau bénite ; que ne la va-t-il porter aux capucines, ses bonnes amies, afin qu’elles lui donnent un rosaire pour l’amuser ? Mais un soir, comme il étoit solitaire dans l’église, et qu’il disoit son bréviaire, l’esprit follet s’avisa de le suivre par l’avis que quelques pères lui donnèrent. Jamais homme ne se trouva plus effrayé en voyant devant lui sauter, rire, folâtrer et chanter ce petit diablotin qui étoit ce soir-là tout noir sans réserve, depuis les pieds jusqu’à la tête, avec une grande barbe blanche qu’on lui avoit attachée. Le père gardien qui l’entendit crier en fut touché vivement, et le trouvant tombé comme en foiblesse de peur, il lui présenta de l’eau impériale qui le fit revenir. Après quoi il lui dit en riant : Est-il possible, mon père, qu’une personne comme vous, aussi sublime et aussi sanctifiée puisse s’épouvanter d’un esprit qui ne peut faire de mal ? Ne voyez-vous pas, continua-t-il en souriant, que c’est un des lutins familiers de notre assemblée nocturne, qui nous rend visite de tems en tems, et qui nous communique des secrets que nous serions fâchés de ne point savoir ? À ces mots le père supérieur se rassura, et ne se mit plus tant en peine de l’esprit follet, qui continua longtemps ses visites aux révérends pères jésuites, qui donnèrent aussi plusieurs pardons à ses compagnes qui se déguisèrent à son imitation en petits diables afin d’obtenir la bénédiction jésuitique qui ne se donnoit ordinairement qu’aux dames de bonne fortune et de méchante vie.

Mais, comme tout change dans le monde, et que rien n’est si constant que l’inconstance, qui suit toujours le tems, ces religieux s’ennuyèrent de jouer toujours la même farce qui auroit été cependant pour eux un bonheur si elle avoit duré, puisqu’il leur arriva ensuite une autre scène qui donna bien de l’exercice à tout le couvent. C’étoit l’esprit Nicolas, qui se disoit être l’ombre d’un jésuite de leur société du même nom, mort depuis quelques années, qui revenoit presque toutes les nuits, qui faisoit des cris effroyables à leurs oreilles, et qui renversoit tous leurs livres et tout ce qu’ils avoient, de rage, disoit-il, d’être tourmenté éternellement des diables et des furies de l’enfer qui dragonnoient les jésuites avec de grandes fourches de fer, et les brûloient avec des flambeaux ardents.

Jamais il ne s’est vu plus de malédictions que cet esprit infernal leur donnoit en leur reprochant que leur doctrine étoit maudite, et que le diable, leur patron, qui l’avoit inventée, disoit quelquefois quand il étoit de belle humeur, qu’il avoit plus d’obligation aux cent mille jésuites de la chrétienté ses disciples, qu’à tout le reste de l’univers ; parce que l’enfer et Lucifer le prince diabolique étoient contents de tout le monde que ces religieux leur envoyoient. Eh ! pourquoi nous tourmentes-tu donc, esprit infernal ? lui disoient ces pauvres pères après qu’il les avoit bien battus et bien fatigués ; puisque le diable est notre ami, loin de nous, ange de misère et de tourment, nous t’exorcisons et te renvoyons dans les états d’où tu es sorti avec un nombre d’indulgences, si tu en as besoin, afin d’apaiser tes souffrances. — Ah ! ne me parlez pas, de par tous les démons de l’empire souterrain, s’écria l’esprit Nicolas en rompant tout ce qu’il trouvoit, ni de paix, ni de tranquillité. C’est la destinée des choses de là-bas de faire enrager et d’être enragé, tout ne respire dans ces abîmes effroyables que le désespoir et la haine qui nous rongent jour et nuit, et qui nous tiennent fortement enchaînés, et sans une révolution qui étoit arrivée dans les enfers causée par l’arrivée du maréchal de Luxembourg que le roi infernal va faire colonel dragon d’un régiment de diables choisis, où l’on a compris tous les jésuites, tous les papes et les moines, je n’aurois pas déserté comme j’ai fait. — Mais, interrompirent les pères De La Rue et Bourdaloue, que font tous nos saints pères là-bas ? Sont-ils occupés au soin des âmes ? — Non, dit l’esprit Nicolas, tous ces pontifes ont l’occupation qu’ils ont eue avant d’être élevés sur le saint siége ; le pape Sixte V garde toujours le troupeau de pourceaux où notre Seigneur envoya les esprits diaboliques qui possédoient des lunatiques ; Innocent IX conduit les mulets de sa majesté infernale, quand elle va en campagne ; Cibo est éternellement avec les impudiques et les paillards ; Grégoire I est rongé par le vautour de l’orgueil ; Jean IX n’abandonne point sa maîtresse qui lui sert de conseil ; Alexandre III, qui est haï de tout le monde, souffle le feu des damnés ; Boniface, qui n’a été qu’un fourbe et un trompeur, coupe des bourses sur le pont noir ; Célestin, à demi-fou et ridicule, sert de portier à un cachot où l’on met les enragés, mais un diable qui sert de bouffon à Pluton lui a crevé les deux yeux, afin de le rendre encore plus laid et plus horrible. Alexandre VI, qui s’est empoisonné, est toujours avec les empoisonneurs où il leur vend de l’arsenic et d’autres choses semblables pour le profit des démons ; Innocent VII nourrit tous les enfans qu’il a eus de ses huit filles qui lui servent tour à tour ; Léon IX est un sot sans remède qui mouche les chandelles ; Sixte IV est toujours au bordel avec les filles qu’il a débauchées.

Les révérends pères jésuites firent plusieurs signes de croix en écoutant le récit funeste de ces misérables damnés, que l’esprit leur fit, ce qui les jeta tous dans une consternation effroyable ; chacun s’entreregardoit et se demandoit s’il iroit dans ce lieu de tourment où le savoir et le respect n’étoient point connus. — Oui, de par tous les diables, leur répondit l’ombre en leur donnant un coup de fouet qu’il trouva dans le nez ; mais je veux être pendu si vous souffrez ce que j’ai souffert. Les jésuites se prirent à rire de la pensée d’un esprit qui pensoit de se pendre ; mais il leur dit en jurant encore mieux : Si je le pouvois, il y a longtems que je l’aurois fait.

Cette ombre infernale fatigua longtems ces religieux en plusieurs manières, allant presque toutes les nuits les tirer par les pieds et par les oreilles dans leur lit, et ne pouvant souffrir qu’ils eussent de repos. Mais une nuit, comme il faisoit un beau clair de lune, et que quelques jésuites étoient las de veiller, s’étant découvert les fesses à cause de la chaleur, l’esprit Nicolas qui se promenoit dans la chambre à son ordinaire, prit des chandelles qu’il trouva allumées, et les leur planta dans le derrière ; après quoi il se mit à rire de toute sa force, et voyant qu’ils ne s’éveilloient point à sa fantaisie, il leur donna mille claques sur le cul, que ces bons pères crurent avoir en feu, et, de la peur qu’ils en eurent, ils coururent promptement dans la chambre du père supérieur, qui étoit en prières, sans avoir songé à tirer les chandelles de leurs derrières qui brûloient toujours, ce qui surprit le père gardien qui les vit entrer, et qui leur cria avec emportement : Prenez garde à vous, mes frères, vous avez le feu au cul. Les jésuites eurent toutes les peines du monde à tirer les grosses chandelles que le lutin leur avoit fourrées si avant, qu’ils ne les tirèrent que par morceaux. Jamais l’on n’a tant ri dans le couvent que l’on fit, et quelque tems après que les bons pères eurent bien souffert plusieurs tours diaboliques, ils firent tant par leurs vœux et par leurs prières, qu’ils le chassèrent de leur maison.

Un petit jésuite de belle humeur, en réjouissance d’un si grand bien, en fut voir sa maîtresse qui étoit une femme de qualité très-engageante. La Jeunesse, qui étoit le valet de chambre de son mari fort commode, lui apporta aussitôt l’échelle où il montoit pour baiser cette dame qui étoit d’une prodigieuse grandeur opposée à sa petitesse. Enfin il falloit que le nain de jésuite, amoureux lascif comme un satyre, montât dix-neuf échelons avant que de pouvoir l’embrasser à son aise, encore levoit-il le pied.

La dame qui l’aimoit assez, lui dit un jour, voyant passer au travers de l’échelle quelque chose qui pendoit avec quoi elle badinoit souvent en causant avec lui : Je suis surprise, mon père, comment la nature a donné à un petit homme comme vous une partie si bien faite ; je connois peu de cavaliers et peu de religieux qui l’emportent par dessus vous. Le père Ambroise, qui passe pour le plus charmant de tous les hommes, ne vous va point à la ceinture de ce côté. — Il est vrai, madame, repartit le père en souriant, c’est ce que madame la présidente… me disoit dernièrement, et je veux qu’un séraphin m’enlève si ma doctrine n’est plus longue et ne va plus loin que toutes celles de la maison professe, avec lesquelles je l’ai mesurée plusieurs fois. — Que diable dites-vous là, mon père, s’écria la dame comme charmée ; ces bons pères cependant paroissent bien endoctrinés, particulièrement le père Bourdaloue qui en a la plus belle du monde, dont il a grand soin.

La conversation dura longtems sur l’échelle, après quoi le petit jésuite descendit pour entrer au Parnasse où il n’en avoit point de besoin, étant une montagne que l’on trouve facilement, et que tous les savans touchent à la main quand ils veulent.

Étant de retour à son couvent, il régala ses frères de son aventure, et leur donna envie d’en faire autant. Chacun fut trouver sa belle avec qui il se divertit autant qu’il put ; mais les pères gardien et De La Rue, gros ivrognes et grands gourmands, revinrent si saouls à leur couvent, qu’il les fallut porter à leur lit où ils firent toutes les fonctions de la nature. L’on fut longtems à laver leurs draps et leurs hardes que le père supérieur voulut faire exposer à la vue des passans, afin de leur donner de la honte. Le lendemain il fit venir tous les jésuites dans l’église deux à deux et leur fit un sermon fort sévère sur leur vie, qui n’étoit point exemplaire ; car ajouta-t-il, pourvu que vous ayez l’extérieur, voilà tout ce que nous vous demandons ; vivez en chiens, en diables, cela nous est indifférent.

Le soir le père Bourdaloue fît un beau sermon où il se trouva beaucoup de monde. Ce prédicateur prit son texte au second livre du divin Sancius, chapitre 11, verset 2, où il dit avec beaucoup de passion, qu’ayant bien maté sa chair, et châtié ses membres, il ne laissoit pas encore de rejaillir à la vue des créatures qui n’étoient créées que pour tenter l’homme, et pour l’écarter de son devoir. Oui, messieurs, s’écrioit-il en frappant des mains sur son estomac, la femme qui est l’instrument du plaisir est un agréable abîme où nous nous perdons avec joie. Hélas ! combien de fois en la présence de ces objets de tentation avons-nous perdu notre liberté et notre franchise, malgré tous les efforts que nous faisons pour résister à leurs charmes ; ces sorcières, ces enchanteresses ne manquent jamais de répandre leur poison sur nous pauvres martyrs, et de nous écarter du chemin de salut. Morbleu ! continua-t-il en touchant sa doctrine, misérable partie rebelle, quand seras-tu sage et sans péché ? C’est toi qui nous entraînes en purgatoire et de là en enfer par tes désirs impurs ; et de là je conclus, messieurs, qu’il vaudroit mieux pour la paix et pour la tranquillité de son âme, raser ou bombarder ce membre extérieur, que d’être toute sa vie dans les flammes éternelles où il n’y aura jamais de fin.

La risée du monde étoit si forte dans l’église, particulièrement des hommes, que l’on ne pouvoit se parler : et le père Bourdaloue qui voyoit que son sermon avoit donné du plaisir à ses auditeurs, se mit aussi à rire avec eux de toute sa force, ce qui lui attira la huée de tous les jeunes garçons de l’auditoire, qui le montroient au doigt comme un prédicateur à faire rire. Tout le peuple s’étant retiré chez soi, le jésuite rentra dans son couvent toujours de belle humeur, sans réfléchir sur ce qu’il avoit dit en prêchant.

Quelques jours après il se rencontra du nombre de quatre ou cinq bons frères de la même société, qui alloient souvent aux Madelonnettes déguisés en filles, voir des femmes qu’on y avoit mises pour leur méchante vie. La plus ancienne des mères de St-Denis qui est la supérieure dans ce couvent, et qui a l’œil sur les pénitentes qui sont sous sa conduite, se défia de quelque chose du côté de ces religieuses qui étoient fort sensibles à l’amour aussi bien que ces pensionnaires. C’est pourquoi elle voulut un matin au sortir de leur lit les voir toutes nues. Ces filles dévotes qui connoissoient la défiance de cette bonne femme, avoient fait lier à leurs galans ce qui les faisoit connoître pour des hommes avec un ruban par derrière, afin que la vieille matrone ne trouvât rien quand elle viendroit à les visiter.

La mère de Saint-Denis accompagnée des autres mères dolentes, ayant mis ses grandes lunettes à la mode d’Espagne sur son gros nez, et pris des ciseaux pour couper ce qu’elle rencontreroit qui ne seroit pas féminin, fit passer toutes les religieuses et toutes les pensionnaires en revue toutes nues devant elle, et les regarda de fort près. Le père De la Rue et quelques autres qui se trouvèrent du nombre, voyant tant d’aimables femmes dans cet état naturel, qui fait violence aux plus chastes, sentirent leurs doctrines qui se détachèrent et qui rejaillirent d’une telle force contre les lunettes de la vieille mère qu’elle les cassa en morceaux. Ah ! s’écria la bonne femme qui mit aussitôt les mains sur ce qu’elle avoit vu, je te tiens, scélérat, et tu le payeras dans ce moment.

Toutes les dames qui voyoient qu’elle alloit couper l’écritoire du pauvre jésuite sans remise, se mirent sur elle en la culbutant par terre, et lui remontrant le péché qu’elle alloit faire en détruisant un ouvrage si parfait et si nécessaire pour le soutien de l’univers. Quoi ! ajouta la plus tendre, notre sainte mère, voulez-vous être la meurtrière du genre humain ? Non, vous n’en ferez rien, de par toutes les saintes du couvent qui s’y opposeroient.

La bonne mère et les autres sœurs dolentes se rendirent aux remontrances que leur firent leurs religieuses, pourvu que ces vilains hommes, dirent-elles, velus comme des ours, n’ayent point mis leur pain bis dans votre lait virginal pour le faire tourner. — Non, non, nos saintes mères, jurèrent ces bonnes âmes, foi de vierges, nous n’avons eu aucun commerce dangereux avec eux, et ce sont de pauvres frères charitables au dernier point, qui nous donnent des indulgences, dont nous avons grand besoin.

Les choses se passèrent sans faire plus de bruit, et les religieux demeurèrent encore quelque tems avec les religieuses à les divertir, et à leur donner de la poudre infernale pour détruire le fruit qui auroit pu sortir de leurs lumières ; mais comme le crime ne demeure jamais inconnu, et qu’il est impossible de cacher nos péchés aux yeux du Souverain, le remède diabolique des jésuites n’eut pas tout l’effet qu’ils souhaitoient, car il se trouva quelques mois après plusieurs religieuses grosses, ce qui mit les mères de Saint-Denis au désespoir, et les obligea de faire une visite sérieuse à monseigneur l’archevêque, afin d’obtenir de ce docteur de Sorbonne la permission de mettre aux religieuses des Madelonnettes des serrures à la manière d’Italie à leurs coffres pour les fermer, et dont elles auroient les clefs ; ce qu’il leur accorda facilement sans conséquence aux autres couvents. Les révérends pères jésuites qui le surent en eurent bien du chagrin ; mais voilà une lettre de consolation qu’ils écrivirent à ces filles dolentes dans leur grande douleur.


LETTRE
DES JÉSUITES DE LA MAISON PROFESSE DE PARIS
AUX RELIGIEUSES DES MADELONNETTES

Nos aimables et charmantes sœurs, nous sommes dans un profond chagrin de savoir que vos jolis bocages sont fermés. Hélas ! que ferons-nous, quand nous serons échauffés par le feu de l’amour, n’ayant plus ce séjour de délices pour nous rafraîchir ? Nous avons formé le dessein de nous servir de notre magie noire et blanche, afin de nous rendre invisibles devant les vieilles diablesses qui vous rendent misérables, et de leur prendre les clefs ennemies de nos plaisirs ; et dans cette vue nous devons envoyer un de nos frères jésuites de notre part au grand conseil diabolique qui se tient cette nuit à deux heures dans notre assemblée des esprits familiers, où nous obtiendrons du prince des ténèbres et des démons ses cousins, qui président en qualité de souverains, la liberté d’agir en maîtres dans le lieu où vous êtes. C’est la promesse que nous vous faisons, nos adorables sœurs, vous assurant que nous languissons jour et nuit après notre première franchise ; nos pauvres doctrines sont bien mortifiées d’avoir jeûné si longtemps. Adieu, mignonnes, adieu, incomparables ; nous vous embrassons mille fois en idée. Eh ! que sera-ce quand ces plaisirs seront réels ; nous vous laissons à juger du reste.

Signé les RR. PP. Jésuites,
vos plus fidèles amis. 

Une lettre si consolante et si pathétique donna bien de la joie à ces sœurs dolentes qui souffroient le martyre avec les serrures qu’on leur avoit attachées malgré elles, et qu’elles ne pouvoient souffrir qu’avec une peine insupportable, n’y étant point accoutumées, souhaitant mille malédictions aux vieilles matrones qui avoient inventé ce moyen si contraire à leurs plaisirs, et se trouvant disposées à tout moment à leur donner d’un certain poison que les jésuites leur avoient donné pour faire crever leurs ennemis, et toute personne qui leur nuiroit. Voici ce qui étoit écrit sur la cassette où étoit ce rare secret : Poison admirable pour envoyer promptement en l’autre monde les ennemis, éprouvé mille fois sur plusieurs princes et princesses de France. Quelques-unes des religieuses, plus sages que les autres, conseillèrent de suspendre leur résolution jusques à ce qu’elles eussent vu leurs galants à petit collet, ce qui fut approuvé. Cependant voilà ce qu’elles écrivirent aux bons religieux.


LETTRE
DES RELIGIEUSES DES MADELONNETTES
AUX RÉVÉRENDS PÈRES JÉSUITES.

Nos saints pères sanctifiés en saint Ignace. Nous vous sommes infiniment obligées des soins tendres et passionnés que vos révérences prennent de nous pauvres affligées. Nous ne vous ferons point le détail, nos incomparables pères, de nos peines, puisque vous les savez. Il suffit de vous dire que nous sommes dans l’impatience de vous voir, et de vous dire de bouche, combien nous sentons de tendresse pour vous. Nous ne pouvons vous exprimer la joie que nous avons reçue en lisant la lettre qu’un de vos lutins domestiques nous mit entre les mains, quand nous ne songions qu’à nos misères. Nous la baisâmes mille fois avec tant de passion que cet esprit follet demeura un quart d’heure à rire comme un fou de notre emportement. Nous ne savons point s’il vous l’a dit. Adieu, nos chers et bien aimés pères, demeurez persuadés que l’amour que nous sentons pour vous sera éternel.

Les religieuses des Madelonnettes.

Le diablotin enjoué qui donna cette lettre aux bons pères éclata plusieurs fois de rire en la leur présentant, ce qui divertit la sainte société des plaisanteries de ce lutin, qui étoit un petit diable de belle humeur, fort aimé des bons pères, qui le mettoient presque de toutes les parties de plaisirs.

Un soir comme ils dansoient aux chansons, et qu’ils en disoient de fort amoureuses et de fort impertinentes, après avoir dit leur bréviaire et les litanies de la Vierge, l’esprit follet dit aussi la sienne, dont voici la teneur.


CHANSON D’UN LUTIN FAMILIER

Entrant l’autre nuit dans l’enfer,
Je trouvai le grand Lucifer,
Qui, qui… baisoit une diablesse
Par le nez, la bouche et les fesses.


Le soir se passa de la manière à se réjouir avec l’esprit infernal qui se mit au sortir de la danse à jouer au piquet avec les jésuites, lesquels ne purent jamais le gagner au jeu, à cause de ses subtilités et de son adresse à changer les cartes, et à leur donner des illusions qui les charmoient, ce qui leur fit souhaiter mille fois d’être de son caractère. Mais l’esprit leur dit pour les consoler, qu’ils ne se fâchassent point, qu’il leur en apprendroit une bonne partie pour joindre à celle que Diabolus son camarade leur avoit déjà apprise.

Le jour suivant ces religieux ne songèrent plus qu’à dragonner les mères de Saint-Denis d’une manière plaisante. Le premier jour qu’ils entrèrent dans le couvent sans faire de bruit, ils endormirent si fortement ces bonnes femmes qu’elles furent deux fois vingt-quatre heures sans s’éveiller, pendant qu’ils se divertissoient avec les religieuses de qui le trésor étoit ouvert. Le second, après que ces vieilles eurent repris un peu de forces, ils les enchantèrent de telle sorte que ces pauvres mères étoient demi-folles et sans entendement. Le troisième, ils leur firent danser une danse en rond le derrière tout nu, et montrant tout ce que la nature leur avoit donné, avec des manières les plus lascives du monde ; et le quatrième, après s’être bien régalés de toutes façons, ils leur mirent des bougies allumées au cul, et pour avoir le plaisir de voir l’effet qu’elles faisoient à un si bel endroit, ces rusés pères jetoient à ces bonnes dévotes pour les faire baisser de gros anis qu’elles recueilloient pour les manger. Les jésuites furent servis tout le soir par leur malice de ces pauvres femmes nues, et quelques jours après la scène finit, et les mères de Saint-Denis rentrèrent dans leur bon sens, jusques à une autre fois, ne se souvenant pas même de ce qu’elles avoient fait.

Le père recteur et quatre ou cinq écoliers vinrent le lendemain trouver les jésuites qui étoient retournés à leur maison fort satisfaits de leur réussite, pour les consulter sur une pièce que ces écoliers devoient représenter au Collège Royal, touchant une lettre que le père de Longue Mare, régent de rhétorique au Collége des jésuites à Rennes leur avoit écrite ; ce qui les occupa quelque temps, et dans cet intervalle le roi tomba malade, ce qui attacha les pères La Chaise et Bourdaloue, auprès de sa majesté à la consoler et à faire des prières de quarante heures pour le rétablissement de sa santé. Madame de Maintenon qui aime fort ce prince, ne l’abandonna point pendant son indisposition, et fut toujours auprès de lui, aussi bien que la princesse de Conti ; mais comme ces dames ne s’accommodent pas bien ensemble, le père La Chaise fut d’un grand secours à la première qu’il n’entretint que de cordons, que de reliques, dont il lui fit présent, et de mille choses semblables. Cette dame, qui ajoute grande foi aux miracles de ces raretés, voulut que le père La Chaise lui mît lui-même autour du corps un petit cordon qu’il lui avoit donné, afin qu’il eût plus de vertu. Ce cordon étoit fait des cheveux de la barbe de saint Vigni, et de ceux du trésor d’une sainte qui étoit morte pucelle, et dont ce saint avoit été fort amoureux ; c’est pourquoi l’on avoit mêlé ces belles reliques ensemble pour immortaliser leur mémoire. Le jésuite ayant placé son présent justement où il falloit, lui dit qu’elle en sentiroit l’effet. Madame de Maintenon l’en remercia ne songeant qu’à la bénédiction qu’elle en recevroit.

Au bout de sept ou huit jours, le cordon que le père avoit pendu à la dame au-dessus du nombril, se trouva au-dessous, vis-à-vis de… ce qui surprit fort cette dévote, qui faisoit tout son possible pour le tenir toujours à l’endroit où on l’avoit destiné ; mais n’en pouvant venir à bout, elle le laissa faire, si bien que le cordon, qui étoit long, fit tant de tours autour de cette dame, qu’il s’en empara sans qu’on y pût entrer, à moins qu’on n’en coupât tous les feuillages ; ce qui la chagrina beaucoup, parce qu’elle l’entretient avec grand soin, dans la vue de plaire au prince qui en est le possesseur. Elle ne témoigna rien au révérend père La Chaise de son chagrin, ne trouvant point à propos de le lui dire, soit par mortification ou par modestie. Quand la santé du roi fut revenue, les deux jésuites se trouvèrent en liberté, ce qui les fit songer à de nouveaux plaisirs.

Ces deux pères connoissoient de fort jolies paysannes qui étoient d’un village proche de Charenton ; entre autres Jacqueline du Bocage et Guillemine du Closet, qui étoient à la vérité des beautés achevées. Ces jésuites affamés de chair fraîche et qui n’eût point été touchée, étoient charmés de cette découverte ; c’est pourquoi ils firent tout leur possible par leurs caresses et par toutes les douceurs qu’ils leur dirent, pour les attirer dans leur couvent afin qu’elles leur apportassent des œufs frais dont ils n’avoient pas besoin, et de la crème pour les rafraîchir.

Ces filles fort innocentes se rendirent aux prières des bons religieux qui leur promirent mille avantages dans le ciel, dont ils portoient les clefs, et comme elles ne pénétroient pas le dessein de ces saintes âmes, elles y furent plusieurs fois de bonne foi sans songer à leur malice.

Le père César, qui en rencontra une sur la montée avec son panier à son bras, lui mit la main sur la gorge qu’il trouva ferme et bien faite ; et lui ayant voulu donner quelques baisers à la dérobée en la couchant sur les degrés, Jacqueline du Bocage fit un cri assez haut pour faire sortir quelques jésuites de leurs chambres qui lui demandèrent ce qu’elle avoit. Je n’ai rien, mon père, repartit-elle en se frottant les fesses, n’osant dire le véritable motif de sa peine ; je me suis seulement détors le pied en descendant cette montée. — Venez, belle brunette, lui répondit le père gardien qui étoit avec elle, je vous soulagerai ; montrez-moi votre pied. — Mon père, répliqua la personne en rougissant, je vous remercie, quand je serai à notre village, j’y mettrai un blanc d’œuf et de l’huile, ce qui me guérira aussitôt. — Non, non, mon petit cœur, lui repartit le père gardien, dont l’imagination étoit échauffée, venez dans ma chambre, je vous donnerai un bon remède pour tout ce qui vous arrivera.

La jeune fille toute sincère laissa son panier sur le degré et suivit le jésuite qui l’entretint longtemps du remède nécessaire aux personnes comme elle, qui étoit pâle et sans vermillon. Mais, interrompit la paysanne, mon cher père, pouvez-vous me dire d’où vient cette pâleur ? Richard le Fessu, un des garçons les mieux bâtis de notre hameau, disoit l’autre jour en sortant de la messe qu’il savoit le meilleur remède du monde pour guérir la couleur blême, qui étoit du boudin sans cuir. Je ne sais pas s’il ment ou non, mais toujours il nous l’a dit. — Non, ma chère, reprit le père en lui touchant la main, ce garçon dit la vérité ; c’est un remède souverain pour les filles qui ont la jaunisse, et qui… — Je voudrois bien savoir, continua-t-elle sérieusement, comment l’on applique ce boudin, et ce que c’est. — Vraiment, ma mie, répondit le religieux d’un ton agréable, si vous voulez, je vous le montrerai. — Oui, foi de bergère, je le veux bien, afin de m’en servir, dit la paysanne. — Tenez, ma chère enfant, lui répliqua le père en lui mettant quelque chose dans la main de velu qu’il prit sous sa soutane ; voilà ce que c’est. — Holà, holà, mon père, s’écria la fille en se reculant : appelez-vous cela un boudin ? Ce n’est pas le nom qu’on lui donne dans notre village. — Eh, comment appelle-t-on, ma fille, ce boudin chez vous ? dit le jésuite en riant. — Je ne sais, répondit-elle brusquement, nous l’appelons un manche à tourniquet. — Eh bien, un manche à tourniquet soit, ma mie ; il n’y a rien de si bon pour vous, repartit le jésuite en la priant de s’humaniser avec lui ; quand voulez-vous vous en servir ? — Je ne sais, mon père, repartit-elle en souriant, j’ai encore du tems à y songer. — Pas trop, mignonne ; profitez des momens favorables, répliqua le père en la voulant embrasser, et redoutez la course rapide des ans qui détruit vos charmes.

Quelques pères, qui arrivèrent, interrompirent la conversation particulière, et la rendirent générale. Chacun s’empressa à dire des douceurs à l’aimable paysanne, et cette fille, se voyant caressée avec tant d’ardeur de ces religieux, les quitta après leur avoir laissé les œufs et sa crème qu’ils lui payèrent au double, afin de l’engager à revenir plus souvent, sachant bien que c’est l’âme du commun peuple que l’argent, et particulièrement des jeunes bocagères qui ne cherchent que cela.

Étant arrivée à son village, elle raconta à ses compagnes le bon accueil qu’on lui avoit fait à la maison professe de la rue Saint-Antoine sans en faire le détail, ajoutant qu’il y avoit du plaisir de rendre service aux saints pères jésuites, que l’on y gagnoit au double, que ces bonnes âmes payoient les choses une fois autant que les autres. Toutes les paysannes, ses camarades, jurèrent aussitôt qu’elles porteroient leurs œufs et leur crème au couvent des révérends pères jésuites, puisqu’ils étoient si honnêtes gens.

Quelques jours après, ces filles gaillardes, enjouées, ayant rempli leurs paniers de tout ce qu’elles avoient de meilleur, furent en troupe voir ces pères qui les reçurent agréablement, et, comme ils avoient persuadé au supérieur qu’il falloit que l’homme profitât des doux momens de la vie, ce bon religieux se rangea de leur côté, et prit tant de goût à caresser ces beautés innocentes, qu’il n’en mangeoit plus, ni n’en dormoit, comme font tous les amans. Enfin la liberté étant entière dans le couvent, l’on fit grand’chère à ces charmantes hôtesses. Le bon vin, toutes les liqueurs les plus délicieuses n’y furent point oubliés, ce qui les fit demeurer jusqu’au soir malgré elles. Quelques-unes ayant voulu s’en aller en disant que leurs pères et mères seroient en peine où elles seroient, les autres répondirent qu’elles diroient que de bons religieux les auroient retenues dans le dessein de leur pardonner leurs péchés. — C’est bien l’entendre, petit amour, répondirent-ils, demeurez avec nous, nous vous mettrons en paradis quelque jour avec la grâce de saint Ignace.

Les ombres de la nuit qui commençoient à paroître, inspirèrent beaucoup de liberté à ces bons pères qui étoient amoureux éperdument ; mais, comme ils n’avoient pas encore eu de leurs maîtresses les dernières faveurs, ils eurent beaucoup de peine à les y faire résoudre, et pour cet effet l’on envoya au point du jour chercher des bohémiennes qui demeuroient au faubourg Saint-Marceau, où elles avoient beaucoup de confiance, afin de leur dire leur bonne fortune.

Ces sorcières, étant venues au couvent et leur ayant regardé la main et le front, leur dirent qu’elles étoient menacées par leurs étoiles d’être aimées de religieux qui feroient leur fortune sur la terre et dans le ciel, pourvu qu’elles ne fussent point rebelles, et qu’elles se laissassent tout faire par ces saints hommes, qui ne faisoient rien que de juste. Ces magiciennes, étant grandes amies de la sainte société, enchantèrent si fortement ces pauvres filles, que leur grande facilité dégoûtoit si fort ces jésuites qu’ils regrettèrent leur premier bonheur, ne trouvant plus de plaisir dans un amour si apprivoisé et si familier. Enfin, les ayant renvoyées chez elles malgré leur volonté, l’on renvoya les bohémiennes que l’on contenta très-bien.

Les paysannes quelques mois après se trouvèrent grosses, ce qui ne chagrina pas beaucoup les bons religieux à qui elles le dirent en pleurant comme des enfans, et leur faisant mille caresses qu’ils recevoient fort bien. Tenez, leur dirent-ils, les pucelles, prenez cette poudre dans deux doigts de lait et vous ne verrez jamais rien. Ce qu’elles firent, et on ne sait si le poison ou les drogues qu’elles prirent étoient comme il faut, mais les pauvres paysannes n’ont pas revu ce que les filles ont tous les mois, et même plusieurs d’entre elles en ont crevé ; action la plus criminelle et la plus noire du monde, mais cependant fort vraie, et je prie le lecteur de croire que tout ce que j’ai dit n’a rien d’imaginé.

Le père Bobinet qui étoit grand amateur de rendez-vous nocturnes, conseilla à tous ses frères jésuites de faire une procession de nuit dans leur jardin pour expier quelques péchés qu’ils pourroient avoir commis dans leur dernière galanterie avec ces filles de village, ce qui arriva et qui fut remarqué de point en point. Après que ces religieux eurent récité plusieurs mots latins, grecs et hébreux, il parut dans leur procession un grand nombre de boucs, et de pourceaux noirs comme du jais avec de grands corbeaux qui voloient autour de ces saints pères, et qui leur battoient le visage et les épaules de leurs aîles en faisant de temps en temps des cris effroyables ; et comme la lune étoit dans sa force, il étoit bien facile de distinguer tous ces objets épouvantables qui paroissoient comme s’ils fussent sortis d’un gouffre ou d’un abîme.

Quelque tems après, ces jésuites, ayant bien tourné autour d’un grand cercle qui étoit au milieu d’eux, il s’éleva une lampe fort brillante soutenue par un monstre des enfers qui s’appeloit Diabolus, l’aimable, qui leur éclaira à commettre des choses infâmes, et que la modestie m’empêche de mettre ici, avec les bêtes qui étoient avec eux, ce qui me surprit d’une manière que je priai en même tems le ciel de m’assister et de me tirer des mains de personnes si abominables. Enfin je fis mes affaires et dissimulai tant que je pus.

Le lendemain au matin, les pères qui n’avoient point dormi toute la nuit, se levèrent fort tard, et moi aussi qui les avoit épiés par une petite fenêtre. La messe étant dite, comme à l’ordinaire, chacun retourna à ses plaisirs : l’un à boire, l’autre au jeu, et les derniers aux dames. L’on ne peut s’imaginer le tems qu’ils perdoient à se farder, mettre du rouge à leurs lèvres, à leurs joues, à couper leurs ongles et tirer de certains poils fugitifs qui couroient sur leur visage et sur leur corps ; leur barbe et leurs cheveux étoient toujours frottés d’essence de jonquilles et de tubéreuses, afin d’empêcher qu’ils ne sentissent le bouquin, à quoi ils sont fort sujets. De cette manière, bien décrassé, chacun alloit divertir sa maîtresse au jeu qu’elle vouloit.

Un jour, comme les pères Bobinet et La Chaise étoient tous les deux occupés à caresser un même objet, le mari de cette dame, qui étoit jaloux jusqu’à la rage, leur donna mille coups sans les connoître parce qu’ils étoient déguisés en gardes du corps. Ces pauvres pères, après avoir été bien frottés, sautèrent par une fenêtre qui donnoit dans un jardin, appartenant à des religieux, et ils demeurèrent pendus à des barres de fer plus d’une heure sans s’en pouvoir débarrasser.

Le pauvre mari, offensé par la tête, voulut faire des plaintes au roi de ses gardes qui venoient baiser sa femme pendant qu’il n’y étoit point ; mais quelques-uns de ses amis le déconseillèrent, disant qu’on se railleroit de lui, et que ces sortes de choses devoient être étouffées pour son honneur. — Par la sambleu ! messieurs, répondit-il en fureur à ses amis, vous en parlez bien à votre aise ; est-il rien si sensible que d’être cocu ? Peste soit de la carogne, qui prête ce qui m’appartient si volontairement ; je t’attraperai bien, sotte, car je mettrai un cadenas bien fermé à ton, ton, ton, dont j’aurai la clef. — Ne vous emportez pas si fort, monsieur, repartirent ses amis en riant, c’est la mode du siècle. Il y a peu d’hommes d’honneur qui n’ayent sur la tête une aigrette que sa femme lui donne. — Allez au diable, messieurs, s’écria le mari fâché, avec vos aigrettes ; je n’en porterai jamais si je le peux. — C’est fort bien dit, monsieur, car vous en porterez peut-être malgré vous. — Ah ! ne me parlez pas de mon malheur, répliqua-t-il, j’enrage d’être cocu par force ! — Voilà une belle affaire, conclurent ces bons amis en lui frappant sur l’épaule ; on n’en est pas moins honnête pour se gratter un peu le front.

Laissons le pauvre cornard avec sa tête de cerf et retournons aux pères jésuites qui avoient ressenti la pesanteur de sa main, et qui avoient gardé la chambre quelques jours à réfléchir sur leurs péchés.

Mais quelle apparence de se confesser à un pécheur aussi grand que nous-même ? C’étoit le sort du père La Chaise, qui avoit pour rival, pour confesseur et pour ami le père Bobinet, qui étoit de toutes ses parties de plaisirs, à la réserve de quelques jeunes tendrons dont il ne vouloit point partager les faveurs avec lui. Le reste de ses maîtresses lui étoit commun, et ces saintes âmes se confessoient l’un à l’autre tous leurs crimes les plus énormes, espérant par ce moyen en diminuer la peine ; mais Dieu sait quelle absolution ils recevoient. Le père Ange confessoit ordinairement le père Bobinet ; mais, comme il n’avoit pas grande sympathie avec son humeur, il n’étoit point des plaisirs les plus délicats.

Cependant ce père qui ne paroissoit pas des plus galants, ne laissoit pas d’avoir un commerce fort tendre avec la plus belle fille qui ait jamais été au monde, à qui il servoit de père et de mari, parce qu’il la nourissoit ; et comme elle étoit fort jeune, elle n’en connoissoit point d’autre, et l’on m’a assuré que c’étoit son véritable père, et qu’il avoit eu cette fille, qu’il appeloit sa nièce, d’une veuve, la femme d’un parfumeur nommé Thierry, qu’il avoit débauchée après la mort de son mari, et qui étoit aussi morte. Enfin l’aimable nièce étoit caressée tendrement de son oncle jour et nuit, et quelques-uns de mes amis le surprirent un jour comme il la tenoit entre ses bras, et qu’il lui disoit tout charmé : Mon joli tendron ! m’aimes-tu comme ton galant ? — Eh ! comment le pourrois-je faire, repartit-elle en rougissant, vous êtes mon père ! — Il n’importe, ma fille, répondit le jésuite, je vous dispense du péché que vous croyez commettre en m’aimant comme tel.

La jeune fille se défendit longtems avec beaucoup de vertu et de sagesse sur ce chapitre ; mais hélas ! l’eau qui tombe goutte à goutte perce le plus dur rocher, et le tems est maître de tout. Elle se rendit enfin et devint sa femme ; et il en eut encore deux ou trois enfans, qu’il trouvoit moyen de mettre en nourrice dans des villages fort éloignés de Paris sous un nom inconnu ; après quoi il la maria à un orfèvre qui étoit grand ami des moines de Saint-Denis, où le mariage fut célébré. La pauvre fille avoit bien besoin d’une grande mesure pour rétrécir l’entrée de son martinet qui avoit servi longtems à mettre la chandelle bénite du père Ange. Ainsi finit cette scène ; avançons à une autre.

Les pères De La Rue et Bourdaloue, ayant remarqué en passant dans le quartier de Saint-Eustache la femme d’un cordonnier qui leur parut charmante, ils furent aussitôt à la boutique de cet homme faisant semblant de marchander des souliers pour quelques-uns de leurs amis ; mais, ne les trouvant pas à leur fantaisie à dessein, le bon cordonnier, qui les croyoit sincèrement, offrit son service pour en faire. Les pères rusés le prirent au mot, et lui dirent : Mon ami, quand vous les aurez faits, vous les enverrez à notre couvent par votre femme ; car nous ne voulons pas que vous perdiez votre tems qui est une chose qu’on ne recouvre jamais. Lui ayant prêché encore quelque morale, ils le quittèrent, après avoir assassiné la femme de mille œillades amoureuses.

À la vérité, elle étoit engageante ; c’étoit une brune, bien faite, ayant l’air doux et tendre, les plus beaux yeux, la plus belle bouche, une petite gorge, une petite main blanche comme neige, et, en un mot, tout ce qui pouvoit rendre un homme fortement amoureux.

La belle cordonnière, étant venue au couvent avec ses souliers, les montra aux religieux, qui la firent entrer dans leur chambre, et, faisant semblant d’avoir des affaires avec elle, ces pères fermèrent la porte sur eux, ce qui surprit cette femme sans qu’elle le fît paroître, se croyant en grande sûreté dans la maison des jésuites. Enfin, après lui avoir donné de l’argent autant qu’elle voulut, sans marchander, elle voulut s’en aller en remerciant ces religieux de leur générosité ; mais le père Bourdaloue lui dit en l’arrêtant : Mademoiselle, l’on ne sort pas de chez nous si librement quand on y est, particulièrement d’aussi jolies femmes que vous. Il faut que vous payiez votre bienvenue.

L’on ne peut rien ajouter à la surprise où elle se trouva, et, ayant demandé modestement aux révérends pères ce qu’ils vouloient dire par là, elle voulut sortir par force. Non, non, mademoiselle, lui cria le père De la Rue en lui touchant le sein, vous ne vous en irez pas sitôt ; nous avons des choses à vous dire au sujet de votre conscience sur laquelle nous avons droit de veiller.

Un beau feu étranger s’empara du teint de l’aimable cordonnière, qui la rendit belle comme un ange, et qui alluma un brasier si ardent au cœur impudique de ces saints pères, que peu s’en fallut qu’ils ne lui montrassent dans ce moment toutes leurs passions. Toutes les caresses les plus tendres furent mises en usage pour émouvoir cette femme qui avoit une véritable vertu, et qui leur crioit toujours : Avançons, mes pères, avançons, que me voulez-vous dire ? — Ce que nous voulons vous dire, mademoiselle, est que votre mari, repondirent-ils en se passionnant, n’est qu’un sot, et qui ne mérite pas la possession d’une personne comme vous, de qui les charmes sont si puissans. — Que dites-vous là, mon père, repartit-elle avec mépris, voyant bien où ces douceurs tendoient ; mon mari est honnête homme, et le mérite plus que personne au monde. — Nous ferions mieux notre devoir que lui, mademoiselle, répliqua un des jésuites brusquement en riant, si vous voulez nous éprouver. — Votre devoir, mon père, reprit la cordonnière froidement, est de dire la messe, votre bréviaire et votre chapelet. — Nous le disons assez souvent, répondit le père César qui se trouvoit de la partie ; mais il nous faut quelque chose de plus pour réjouir la rate qui est mélancolique de tems en tems, et chasser la bile noire qui nous incommode, et rien n’est si souverain pour ces maux que la compagnie d’une agréable personne comme vous, qui dissipe seulement en la voyant tous les nuages qui environnent l’âme. — Mon père, interrompit cette femme, qui commençoit à se fâcher, ces douceurs ne vous siéent point ; des religieux comme vous doivent-ils concevoir des pensées si criminelles que de songer à corrompre des femmes ? Ah ciel ! vous n’y songez pas, vous faites un péché énorme ; car vous péchez contre le serment que vous avez fait devant Dieu et les saints, à qui vous avez promis de conserver votre chasteté toute pure et sans tache. — Eh ! comment le savez-vous, mademoiselle, dirent-ils en éclatant de rire ; croyez-vous que la galanterie des religieux soit un crime ? Non, cela ne passe tout au plus que pour un saint concubinage hors de coulpe ; nous ne sommes pas si fous que d’engager notre liberté. Allez, allez, fiez-vous à notre conduite, et soyez persuadée que nous ne faisons point un péché de nous divertir avec des femmes, et nous croyons même faire une charité de leur faire meilleure chère ; les lois de l’église ne sont point faites pour nous. Confessez-nous présentement la vérité ; n’est-il pas vrai que votre mari ne vous… — Ah ! mes pères, interrompit la cordonnière tristement, ne vous souillez point l’imagination de pensées si vilaines : je suis contente de mon ordinaire. Fi ! fi ! vous devriez être honteux. — Hélas ! ma pauvre enfant, reprirent ces religieux, je crois qu’il est petit votre ordinaire ; celui que nous vous ferons sera plus grand, pourvu que vous vouliez nous donner l’entrée de votre autel. — Ah ciel ! qui voyez mes peines, s’écria cette femme en pleurant, et voulant ouvrir la porte par force, délivrez-moi des mains criminelles où je suis.

Les jésuites qui voyoient que leur réputation seroit perdue, s’ils la laissoient aller sans avoir profité de l’occasion, et qui jugeoient qu’ayant passé entre leurs mains elle n’oseroit se plaindre, lui présentèrent un poignard à la gorge, dont ils sont toujours fournis, et de l’air du monde le plus animé, en lui disant : Si tu ne te rends à nous dans ce moment, nous t’allons percer de mille coups. La cordonnière qui craignoit apparemment de mourir d’une mort si violente, se rendit de bonne volonté, et se mit à la discrétion de ses ennemis, après s’être recommandée dévotement à saint Ivon qui garde les femmes de violence.

Enfin nos pères s’en donnèrent au cœur joie, et prirent autant de plaisir qu’ils en purent prendre. L’on en fit confidence au reste des religieux qui en profitèrent aussi, et cette conquête devint commune.

Après qu’on eut bien outré les douceurs des véritables amans, ils attachèrent cette misérable victime toute nue sur une grande table au milieu d’une chambre, et dirent plusieurs fois la messe sur son ventre, profanant de la manière la plus infâme l’ostie par de sales discours et des actions déshonnêtes et criantes. Cette cérémonie se fit plusieurs jours, éclairée de bougies noires, après quoi on s’en lassa comme de toute autre chose.

La pauvre femme, qui n’avoit pu manger pendant tout ce tems, ayant le cœur outré de toute l’impiété qu’elle avoit vue, se trouva si fatiguée et si malade d’avoir été tant baisée, qu’elle en mourut ; mais, avant que de finir, ils lui dirent cruellement : Misérable pécheresse, confesse-nous tes péchés, et après meurs ; ce qu’elle fit se voyant à l’extrémité, et même elle leur pardonna généreusement tout le mal qu’ils lui avoient fait en leur recommandant son mari et ses enfans fort tendrement. Et ces pères, pour récompense, lui donnèrent un grand nombre d’indulgences pour toutes ses fautes ; et, comme elle demeuroit un peu trop à mourir à leur gré, ils l’achevèrent à coups de poignard, et l’enterrèrent dans leur jardin dans un grand trou qu’ils firent, qu’ils arrosèrent longtemps d’eau bénite, et sur lequel ils firent plusieurs signes de croix, et dirent un grand nombre d’oraisons au prince des ténèbres. Les funérailles de l’innocente affligée étant finies, chacun se reposa, après avoir dit son bréviaire et son chapelet.

Le mari qui cherchoit sa femme, étoit au désespoir, ne sachant ce qu’elle étoit devenue. Le pauvre homme fut mille fois au couvent des jésuites la demander ; mais ces pères lui répondirent qu’ils avoient payé très-bien les souliers qu’elle leur avoit apportés, et qu’ils ne l’avoient point vue depuis. Eh ! qu’est-ce ? Qu’est-elle donc devenue, mes pères, disoit cet époux désespéré, en tirant incessamment une clochette pour les faire venir. — Nous n’en savons rien, répliquèrent-ils tous ensemble ; votre femme paraît assez coquette pour s’être fait enlever par quelque bon frère qui la divertira mieux que vous. Le cordonnier ne savoit que répondre à toutes les raisons qu’on lui donnoit, et s’étant vu menacer de ces pères qui lui dirent qu’ils l’excommunieroient s’il ne se retireroit, le bonhomme s’en retourna chez lui, n’ayant aucune connoissance de sa femme, et n’osant accuser ces saints pères de rien de criminel.

Les choses se passèrent de la sorte en paix et dans le silence. Les pères César et La Chaise, à qui cette idée meurtrière revenoit souvent dans l’esprit, trouvèrent à propos, pour en expier le péché, de se donner une discipline rigoureuse, qui étoit de châtier sévèrement la partie la plus vicieuse de l’homme, à l’imitation d’un célèbre évêque qui, ayant commis un crime incestueux par ses sollicitations charnelles, la fit couper. Tout le couvent approuva la pénitence de ces deux pères, qui se mortifièrent longtems le corps et particulièrement cette partie fragile que l’on affama, afin de la mettre à son devoir. Ensuite ces religieux tirèrent plus d’un mois de l’eau dans des corbeilles qui ne s’emplissoient jamais.

Ces petites mortifications étant achevées, le père César, qui est fort éloquent, porta la parole en ces termes : Mes bien aimés frères en saint Ignace, j’ai eu comme une révélation qui m’avertit que nous ne devons plus voir de femmes ni de filles si souvent, ce sexe étant quelque chose de fatal pour nous. Ne craignez-vous pas, chers frères, qu’avec le tems qui découvre tout, plusieurs petites galanteries qui se sont passées chez nous ne viennent à la connoissance du monde ? Combien de pauvres âmes seroient scandalisées de nos commerces amoureux. Retirons-nous donc, je vous en conjure, de ce bourbier que nous pourrions appeler saint, s’il n’étoit connu de personne, et nous attachons à nous-mêmes, vous assurant que le plaisir que l’on goûte homme à homme est mille fois plus délicieux que ceux que nous peut donner la plus belle femme du monde, où il y a toujours à refaire, et jamais de contentement : l’une est cruelle, l’autre est trop douce, ou peu aimable et contredisante. Tous ces défauts surpassent les douceurs de leur amour, et ne nous repaissent que d’amertume ; de plus les a-t-on possédées quelques semaines, on en est si las, qu’on voudroit les avoir jetées dans un puits. Chilpéric, un de nos rois de France, le plus délicat en volupté qui fut jamais, avoit juste raison quand il disoit dans ses réflexions que la femme étoit l’instrument du plaisir, mais qu’il la falloit exterminer après en avoir joui.

Nous n’avons donc point fait de mal, s’écrièrent tous les jésuites en frappant des mains, d’avoir expédié notre cordonnière, et de l’avoir envoyée en l’autre monde ? — Bon, vous raillez-vous, mes bien-aimés, repartit le père César en riant, ce n’est là qu’un petit péché véniel, où nous avons suffisamment satisfait par notre pénitence ; je serois au désespoir d’en faire davantage. — Ah ! notre cher frère, dirent tous ces religieux en le baisant, que vos sentimens sont commodes et favorables, et qu’ils sont conformes aux nôtres ; unissons-les étroitement ensemble, et dès ce moment divertissons-nous à la sodomite, suivant les bons préceptes que vous nous venez de donner.

La conclusion s’ensuivit agréablement, et les bons pères se servirent longtems de ce moyen pour se réjouir la rate qui s’emplissoit toujours de bile noire, d’abord que la mélancolie étoit dans le couvent. Il n’y eut que le père Violette qui n’avoit pas tant de penchant à ce vice abominable qui sortoit de la sodome jésuitique, pour aller voir de tems en tems l’abbesse des filles repenties qui étoit la plus belle créature que la nature ait jamais fait naître ; et pour jouir de ses faveurs, le pauvre jésuite passoit par un trou si étroit, qu’il en avoit fort souvent les fesses tout écorchées. Mais un jour, comme il sortoit d’avec elle, et qu’il passoit par ce trou incommode, il fut surpris par l’archevêque de Paris, qui venoit confesser secrètement cette abbesse, et qui étoit directeur des consciences des religieuses. Ah ! je vous tiens, mon drôle, lui dit ce prélat en souriant, et lui mettant la main au collet : est-ce la manière dont vous entrez dans les couvents ? Je vois bien que les petits passages vous sont agréables. Le jésuite fut si honteux et si décontenancé qu’il ne répondit rien, et s’en retourna chez lui en disant son chapelet.

Quelques jours après, ce père se rencontra dans un bateau sur la Seine où il y avoit de fort jolies dames vis-à-vis de lui. Le père Violette, qui avoit chaud, déboutonna un peu sa soutane pour se donner de l’air ; une tempête considérable s’éleva sur l’eau avec une forte pluie ; le bateau qui fit un tour sur le côté épouvanta si fort les dames qui étoient dedans, que la sœur d’un conseiller de la cour qui étoit assise proche du religieux, le prit par un endroit qu’il avoit mis en liberté, en criant : Mon père, sauvez-nous !

Le père Violette, qui se sentit touché d’une si aimable fille, dont la main étoit si douce, alloit entrer en conversation avec elle, quand le vent s’apaisa, et qu’elle reconnut sa faute, et la méprise qu’elle avoit faite, ayant cru prendre le bras de ce père. Elle repartit fièrement en rougissant : Mon père, le péril est passé, nous n’avons plus besoin de vos prières ; et dès ce moment elle changea de place, et s’éloigna de lui.

Le religieux, voyant que la belle ne vouloit point l’écouter ni prendre sa doctrine, reprit aussitôt ses matines. Étant arrivé au lieu où il vouloit aller, il trouva dans l’auberge, où il séjourna quelque tems, une femme de joie qui le dédommagea de la perte qu’il avoit faite, et qui le pria de la venir voir souvent, pendant que son mari, qui étoit un marchand de vin, seroit en voyage ; ce qu’il fit, aimant fort les plaisirs de Vénus.

Mais, comme un soir il étoit couché avec la drôlesse, et qu’il n’attendoit point du tout le mari, celui-ci arriva par malheur, et l’ayant appris par un enfant qui vint dire au travers de la porte : Ma mère, songez à vos affaires, papa est à la maison, où il se gratte bien le front, les galans crurent que l’enfant se jouoit en disant ces paroles, et continuèrent leurs caresses. Le marchand de vin demanda aussitôt au petit garçon où étoit sa mère. Cet enfant répondit bonnement qu’elle étoit couchée avec un homme qui avoit une robe noire. — Comment, mon fils, lui dit ce père comme étonné, et qui est cet homme ? — Je ne sais, papa, repartit le petit garçon, j’ai seulement remarqué qu’il avoit un grand chapelet à son côté, et qu’il avoit bien baisé maman en entrant. — Morbleu, mon fils, il faut donc que ce soit un religieux, qui soit couché avec ta mère. Madame la putain, vous le payerez avant qu’il soit une demi-heure.

Ces mots dits, le marchand s’arme d’un pistolet et d’un poignard, et va trouver sa femme qui étoit un peu endormie avec son jésuite entre ses bras, et qui n’avoit fermé la porte qu’à demi. L’ayant trouvée en cette posture, il lui déchargea son pistolet dans la tête, et de l’autre main il passa le poignard qu’il avoit pris au travers du corps du jésuite. Le père Violette, se sentant frappé sensiblement, saute du lit et crie au meurtre ; le marchand qui ne savoit pas encore qui il étoit, retourne à la charge, et lui dit d’un ton de furie : Scélérat, infâme ! il faut que je t’achève. Il alloit encore lui donner un autre coup qui eût été peut-être celui de sa mort, s’il n’avoit demandé la vie, et confessé qu’il étoit un jésuite de la maison professe de Paris, et qu’il lui demandoit pardon de l’avoir offensé en commettant adultère avec sa femme, qu’il avoit débauchée quand même elle n’y songeoit pas. Le marchand qui fut touché de compassion, et qui voyoit son infidèle épouse morte, un religieux blessé mortellement, et tout cela sans témoins qu’un petit enfant, s’avisa de faire un accord avec le bon père, lui promettant de le faire guérir doucement, pourvu qu’il n’en parlât point à la sainte société, et que les choses se passassent dans le silence. Le père Violette, qui ne demandoit pas mieux, et qui n’étoit pas blessé à mort, guérit en peu de tems, et la femme fut enterrée secrètement comme étant morte à la campagne d’une mort subite.

Le jésuite, étant à son couvent bien guéri, persuada si fort à tous les bons pères de suivre les avis salutaires pour le corps et l’âme que le père César leur avoit donnés, en ne voyant point de femmes, que présentement on les croit un peu revenus de toutes les folies d’amour.


FIN