Les Journées et les nuits japonaises/02
C’était un matin de mai. Je venais de Kyoto. Je descendis à une petite gare sale et délabrée, et je suivis une route un peu montante, bordée de boutiques, d’où se ramifiaient à droite des ruelles de village. La capitale des Empereurs du VIIIe siècle, la première des villes japonaises qui reçut le Bouddha, n’est plus que l’ombre d’elle-même ; mais il nous est facile de l’imaginer. Ses rues, où l’on continue de fabriquer des éventails et de sculpter des statuettes de bois, se prolongeaient très loin dans la plaine et grimpaient sur tous les mamelons des alentours, jusqu’aux collines qui ondulent à l’horizon. C’étaient des rues comme on en trouve partout au Japon, sans style et sans âge. Il n’en fût resté que dix maisons, et Nara n’aurait rien perdu, car sa vie, sa beauté, son âme est dans son parc.
J’arrivai bientôt devant un lac arrondi qu’un sentier vert contourne et que domine une pagode à cinq étages. D’un côté, la ville se pressait en demi-cercle ; de l’autre, la route blanche s’enfonçait sous les bois. Au premier tournant de la grande avenue, je m’arrêtai, charmé. Une forêt de cryptomérias et d’érables, dont chaque arbre est plusieurs fois centenaire me découvrait à l’infini ses profondeurs lumineuses. Des allées la traversaient, harmonieusement plantées de lanternes et de portiques qui en faisaient des allées triomphales. Dans une verte clairière, où éclataient des fleurs rouges, des biches et des daims broutaient en liberté. Ils s’avançaient parfois jusqu’au bord de la route, l’oreille droite ; parfois, une touffe d’herbes entre les dents, ils s’enlevaient de terre, les jambes raides, et galopaient éperdument sous la futaie comme vers un appel que nous n’entendions pas. Le soleil dorait leur poil fauve, et toute la forêt était sillonnée de ces lueurs vagabondes. Et partout d’énormes glycines, des glycines arborescentes, versaient, de la hauteur des plus hauts arbres, le torrent de leurs grappes violettes. Elles tombaient, roulaient, ondoyaient, pleuvaient, s’éparpillaient avec la grâce des vagues et la mélancolie des saules pleureurs ; et de loin, sur la sombre houle des cryptomérias, elles se détachaient gonflées comme des voiles merveilleuses.
Et voici que j’aperçus, dans un bosquet de ces fleurs torrentielles, un vieux temple couleur de sang. Sur l’estrade consacrée à la danse, trois jeunes filles dansaient lentement aux sons d’un tambour et d’une flûte. Les traits à peine ébauchés de leur visage s’effaçaient sous une couche de céruse. Leurs cheveux étaient enguirlandés de glycines ou fleuris d’un rouge camélia. Elles portaient sur leur robe blanche de larges pantalons rouges ; une longue mousseline enveloppait leurs épaules ; et elles tenaient à la main un rameau de sonnettes qui de temps en temps tintaient.
Pour qui dansaient ces délicieuses marionnettes aux yeux bridés et noirs ? Je ne voyais devant elles qu’une rangée de lanternes en granit dont la mousse recouvrait les chapeaux biscornus. Dansaient-elles pour la beauté du matin, pour la gloire des glycines, pour les génies des bois, pour le dieu du temple ? Une voix s’éleva du côté des musiciens, rauque et psalmodiante. Je m’approchai. Les musiciens accroupis dans un coin, coiffés d’une espèce de shako noir sans visière, leur robe blanche artistement étalée, n’étaient autres que des prêtres shintoïstes. Derrière les danseuses, sur le fond de la scène, de grands cerfs peints heurtaient leurs ramures.
Je fis encore quelques pas. Ce n’était ni pour les dieux, ni pour la beauté du matin que ces adolescentes avaient fardé leur visage et orné leur chevelure. Entre deux lanternes, un Japonais et sa fille contemplaient immobiles le spectacle qu’ils étaient venus s’offrir. La jeune fille, en robe couleur de primevère et la ceinture d’un violet d’améthyste, avait dans son attitude un peu molle et penchée la même grâce que les grappes de glycines qui pendaient autour d’elle. Les plus jolies filles que j’avais rencontrées à Kyoto étaient certes moins jolies. Toute la modestie d’une âme jeune et pure se nuançait en rose dans la transparence ivoirine de son teint. Mes yeux glissaient doucement sur les lignes allongées de sa petite figure et s’arrêtaient au demi-sourire de ses lèvres à peine écloses. Le père, sous ses amples vêtemens de soie noire, une grosse chaîne d’or nouée à sa ceinture, devait être un commerçant notable d’Osaka ou de Kyoto. La cérémonie lui avait coûté dix yen, car il l’avait voulue complète. Mais des pèlerins ou des amateurs moins fortunés peuvent se donner, au prix de cinquante ou soixante sen, le régal princier d’une des plus saintes [et des plus vieilles danses du Japon, dans le plus magnifique décor qu’ait rêvé le mois de mai.
A mesure que le matin s’avançait, le parc de Nara se remplissait de monde et les temples de visiteurs. Ce sont de très anciens temples qui cèdent à l’injure du temps. Mais le rouge dont on les repeint, les innombrables lanternes de cuivre dont leurs galeries sont décorées, ce fard et ces joyaux dissimulent leurs rides, leurs crevasses, leur caducité chancelante. Ils luisent dans la verdure des sous-bois, vénérables de toutes les fêtes qui les illuminèrent et de toutes les torches qu’au mois de février les processions y brandissent encore.
Les divinités nationales y fraient avec les dieux hindous, au murmure des eaux dans des vasques de bronze. Un gigantesque Bouddha, dont la hauteur ne mesure pas moins de cinquante mètres, ressemble à un monstre captif que des nains industrieux auraient apprivoisé. Sa poitrine s’érige comme un vaste rocher vallonné d’ombre. Pourquoi s’étonner que les Japonais nous aient si facilement emprunté nos outillages et nos canons, quand leurs ancêtres ont conquis sur l’Inde et sur la Chine le modèle de ces dieux énormes dont leur petitesse ne fut point écrasée ? La statue de la Liberté qui éclaire le port de New-York ne paraît pas plus grande que ces Bouddhas revêtus d’or ; et je n’éprouverais pas plus de surprise, si je la voyais bientôt projeter ses feux d’un promontoire de la Mer intérieure, qu’un Indo-Chinois ou un Coréen du VIIIe siècle n’en eût ressentie devant le colosse de Nara.
Il y a place à de nouvelles idoles sous les arbres clairsemés de ces forêts divines. Les biches et les daims, habitués aux hommes et aux dieux, ne seront point effarouchés de leur ombre. Mais les petites prêtresses assises sur leurs talons, les coudes à la balustrade et le front dans leurs mains, épieront longtemps encore, à travers les rangées de lanternes et les grappes de glycines, le pas des pèlerins amoureux des vieilles danses. Et les jeunes filles n’oublieront pas que, derrière les deux pagodes du temple de Kobukiji, sous des pins fameux, un étang dort où jadis une dame aimée par l’Empereur, puis délaissée, vint se noyer en un soir de printemps. Elle portait sans doute, à la façon des dames que les artistes ont peintes sur les kakémono d’autrefois, ses cheveux dénoués et flottans. Sa longue robe de soie s’évasait autour d’elle. Souples comme sa taille, ondoyantes comme sa chevelure, somptueuses comme ses robes de cour, les glycines étaient en fleurs. Au bord de ces eaux, je revis, accompagnée de son père, la jeune fille de tout à l’heure. Elle se pencha pour s’y mirer un instant, pendant que, sur la rive opposée, une biche et ses faons se désaltéraient.
Le soir, je quittai mon hôtel dont les balcons ouverts au clair de lune résonnaient de la musique des shamisen, et je rentrai dans le parc. Les pâles avenues de lanternes se déroulaient aussi impressionnantes que des allées de cimetière. Les glycines s’étaient assombries et restaient sombres même au rayon de la lune. Mais les troncs et les ramures des cryptomérias s’élargissaient si démesurément que chacun d’eux semblait contenir toute la nuit. Le son clair des fontaines prenait dans le silence une extraordinaire intensité. Jadis, dès que le crépuscule tombait, il n’y avait pas une seule lanterne qui ne s’allumât ; et, d’un bout à l’autre de l’année, Nara s’endormait sous son parc illuminé. Aujourd’hui l’argent de cet éclairage paie les impôts et sert aux achats des vaisseaux de guerre. Cependant, près du temple shintoïste de Wakamiya, où les petites prêtresses avaient dansé, une ligne de lumières brillait. Le vieux Japon, le Japon d’avant le Bouddha, continuait de veiller dans l’ombre… Toujours, chez ce peuple capricieux et si prompt aux métamorphoses, dans sa nature changeante et ses capitales éphémères, quelque chose qui vient de très loin, du fond des âges, quelque chose de persistant et d’impérissable…
Osakâ, 18 mai.
Des rues, des ruelles grouillantes aussi étroites que celles de Canton, mais moins sales et sans dorure ; puis un pont de briques et de fer sur un large fleuve tout parsemé de voiles et de sampans ; des perspectives infinies de maisons basses dont les auvens et les appendices surplombent les eaux ; puis des ruelles où l’on a tendu des linges pour les protéger du soleil et où je crains, à chaque tour de roue, que mon kurumaya n’écrase un enfant ; puis des ponts de bois et des canaux où les saules et les pins tordus se mirent entre les fumées des vapeurs ; et des ruelles encore, et des ponts ; une concession européenne qui ressemble de loin à un quai de Bordeaux ; et toujours des canaux, et des ponts, et de la foule, et des ruelles comme les galeries interminables d’un bazar, des ruelles dont les échoppes agitent au courant d’air leurs étalages de kimono multicolores et d’écharpes chatoyantes.
Enfin la rue s’élargit et monte. La course désordonnée se ralentit. Nous avons atteint les hauts quartiers des temples. Même impression qu’en France dans un quartier de couvens et d’églises. Mais il ne faut pas lever la tête, car, au-dessus des deux grands murs silencieux qui bordent la route, l’angle retroussé d’une pagode nous rappelle que nous sommes au Japon. La vie presque tumultueuse d’Osakâ expire au bord de ce calme monastique. Tous les vingt et un du mois, des milliers et des milliers de pèlerins gravissent la pente où nos kurumaya halètent. Aujourd’hui, je n’y rencontre pas une âme.
Nous voici au temple et à la pagode de Tennoji. Je voudrais bien voir la cloche que les prêtres y sonnent afin que le Bouddha conduise les morts au Paradis. Mais nous n’avons que le temps d’admirer leurs fantasques gargouilles et le panorama de la ville qui s’étend, sous cet entassement d’églises, avec ses toits confus, les lignes brillantes de ses flots et à l’horizon ses cheminées d’usines.
Tout près de là, dans un petit hôtel japonais, dont les murs de bois neuf étincellent encore des larmes d’or [de la résine, et que, derrière une haie de camélias, un grand cèdre parfume, on attend notre visite. Frêle, le cou ridé, le nez busqué, les yeux doux et fins, le maître nous reçoit sur le seuil. Sa robe violet sombre, barrée d’une ceinture noire, remplit son antichambre d’un frou-frou de soie.
On se sent enveloppé d’une lumière charmante qui émane de ces boiseries aux veines d’aurore et de ces nattes couleur de chaume. La gaîté des sous-bois et la paix des ermitages sont dans cette maison. Pas un grain de poussière sur les tatami ni sur les cloisons de papier ; pas une éraflure. Les gens qui passent le long des couloirs extérieurs saluent et disparaissent, et leurs sandales de feutre font moins de bruit que n’en feraient nos pieds nus. Mais, de temps en temps, du fond des cours et de la maison voisine, éclate un affreux concert de voix discordantes, de cris inarticulés et brefs, comme si quelqu’un pénétrait brusquement dans une volière épouvantée de geais, de perroquets, de chouettes et de hiboux. Puis le silence se reforme, brillant et limpide. On n’entend plus par les fenêtres ouvertes que le bourdonnement des mouches ivres de soleil, et l’éternel jabotage de nos kurumaya, qui, tandis que nous buvons une tasse de thé, se sont assis à l’ombre sur les brancards de leurs voitures, et se demandent comment, ils arrangeraient leur vie s’ils gagnaient cent mille yen.
Le maître du logis nous disait :
— Nous avions vraiment besoin de cette maison. J’ai envoyé mon fils en Europe : il y est resté plus d’un an. Il a visité les principaux établissemens de France, d’Allemagne et d’Angleterre. Il a consulté des spécialistes éminens. J’ai attendu pour tout organiser le résultat de son enquête. Nous ne sommes que vos élèves à vous, Messieurs les Européens ; et, si je n’apprécie pas également tout ce que vous nous avez apporté, je vous sais un gré infini de nous avoir révélé la science et des moyens de soulager nos maux. J’ai un vieil ami qui déplore chaque jour le progrès que font chez nous l’esprit de lucre et la fièvre du tripotage. Vous savez que la Bourse du Riz d’Osakâ est une de nos plus anciennes institutions. On y a spéculé de temps immémorial. Autrefois, nous n’estimions guère ceux qui jouaient sur la hausse et la baisse, tandis qu’aujourd’hui ces personnages considérables mettent les ministres à leurs pieds. Mon vieil ami a raison ; mais je me console à l’idée que nous sommes peut-être devenus plus humains ou du moins que nos sentimens d’humanité trouvent plus aisément à se satisfaire.
À ce moment il fut interrompu par l’horrible ramage qui, d’un coin de la maison, sembla se répercuter dans tous les autres coins. Ce fut un charivari à penser que les cloisons allaient crever et le joli cottage s’écrouler sur nos têtes.
Notre hôte sourit, et, lorsque le calme se fut rétabli, il continua, le doigt tourné vers le corridor :
— Jadis, hier encore, quand ils étaient inoffensifs, on les laissait vaquer à leurs fantaisies, et personne ne tentait de les ramener à la raison. Mais quand ils étaient dangereux et qu’on ne les tuait pas en voulant les exorciser, on les ligotait et on les enfermait dans des tonneaux. J’ai vu cela. Notre peuple était pourtant très doux et de nature compatissante. Mais la douceur n’est qu’une petite lueur incertaine, vite éteinte sous l’ignorance et la superstition. Le gouvernement a bâti des hôpitaux. Moi, malgré mon inexpérience et ma faiblesse d’esprit, j’ai fondé cette maison pour y recevoir ceux dont les familles aisées ne désireraient pas qu’ils fussent traités à l’hôpital. Je ne cherche point à m’enrichir, et mes prix sont modestes : un yen, soixante quinze sen, ou trente-cinq sen par jour[2]… Excusez-moi de vous importuner si longtemps de mon bavardage, et permettez-moi de vous montrer mon établissement.
Il nous introduisit dans la salle des aliénés inoffensifs qui nous accueillirent avec une grande courtoisie et qui, bien entendu, me parurent les gens les plus sensés du monde. Je n’avais jamais franchi le seuil d’une salle ou d’une cour de fous sans que le directeur ou le médecin qui m’accompagnait ne fût assailli de réclamations et de prières. Ils protestaient de leur parfaite santé ; ils se plaignaient des violences de leurs gardiens ; ils en appelaient à la justice ; ils se réclamaient de leurs droits. Ici, rien de semblable. Peut-être la discipline où la politesse japonaise maintient les individus opérait-elle encore sur les cerveaux déséquilibrés de ces mélancoliques et de ces mégalomanes. Pas un ne se déroba à l’obligation morale de nous adresser un salut et un sourire. Ce fut la seule différence que je crus remarquer entre les fous blancs et les fous jaunes.
Je n’en vis plus aucune lorsque, par des chambres et des galeries si douces au pas et si plaisantes à l’œil, nous descendîmes devant les cabanons. Les cellules des forcenés, dont les clameurs intermittentes nous avaient déchiré les oreilles, s’ouvraient presque de plain-pied sur un jardin que bornait un vieux mur baigné de roses sauvages. Les portes en étaient à claire-voie. Étendus ou accroupis derrière les barreaux, les malheureux semblaient exposés à la pitié secourable des plus belles choses. La plupart étaient frappés de démence religieuse. L’un ne sortait de son extase que pour tomber en frénésie. Un autre, dont les livres sacrés du bouddhisme obsédaient le délire, nous tendit avec un cri perçant une liasse de papiers noircis au crayon de caractères chinois admirablement tracés. Le plus farouche avait désappris sa langue maternelle : il ne parlait, il ne hurlait qu’en anglais. Les surveillans n’avaient point la rudesse qu’imprime au visage la présence perpétuelle du danger. Leur tenue et leurs manières étaient irréprochables ; et leurs petites mains fermes n’eussent point étonné au bout des manches d’une sœur de charité.
Sauf les cellules où l’on emprisonnait les malades pendant leurs crises, la maison paraissait aussi ouverte, aussi peu gardée, aussi fragile que d’ordinaire les maisons japonaises. Mais, dans l’agencement et la combinaison de ses moindres pièces, les dispositions les plus minutieuses étaient prises contre les imprévus qui pouvaient s’y déchaîner. Les Japonais ont le génie du trompe-l’œil. Ils se plaisent à masquer leurs précautions sous un air de détachement ingénu. Ils accomplissent des tours de force avec des riens. Ils enfermeraient les tempêtes dans des outres de papier.
De là, notre hôte nous mena visiter la maison attenante, réservée aux femmes. Les folles furieuses y étaient plus rares. Elles criaient moins qu’elles ne chantaient. Une seule, tapie sous une couverture rouge, allongeait une tête pareille à ces masques de théâtre où le réalisme japonais a ciselé l’horreur. Les maniaques, absorbées dans leur besogne imaginaire, tressaient des ficelles, faisaient tourner des morceaux de bois, travaillaient, travaillaient comme de petites ménagères infatigables. Mais les mélancoliques et les hystériques, désœuvrées, erraient le long des vérandas ou se penchaient aux fenêtres, et regardaient avec ces yeux ternes qui ignorent ce que leur âme attend. Plusieurs étaient vêtues de soie claire, toutes jeunes, gracieuses, étrangement exquises. Celle que notre hôte interrogea ne lui répondit que par une révérence et un sourire.
Dans leur jardin bien clos, des oiseaux chantaient sur les branches des saules. Les azalées s’étaient épanouies. Une haute lanterne de pierre scintillait au soleil entourée de sa cour d’arbres nains. Délicieux asile ! La poésie familière de la vie japonaise y collaborait avec la thérapeutique européenne ; et tout ce qui venait d’Europe y avait pris une physionomie naturelle. Une tendresse, inconnue jusqu’ici, pour les plus farouches épaves de la misère humaine circulait dans la lumière adoucie des jardins et des chambres C’était toujours le Japon, mais, comme ce voile dont Hugo a drapé sa Magdaléenne, « plein de rayons nouveaux et de parfums anciens. »
— Je suis très content que vous ayez vu cette maison, me disait, quelques instans plus tard, le résident européen qui m’en avait ménagé l’accès. Les Japonais que vous connaissez n’auraient pas eu l’idée de vous y conduire. Ils préfèrent vous promener dans les infects bureaux de leur Préfecture, dans leur Musée Commercial et leur Hôtel de la Monnaie. Voilà des monumens dont ils sont fiers et qui les égalent à nous ! L’intéressant, ce n’est pas de constater qu’ils ont des maçonneries comme les nôtres et des administrations en redingote ; c’est de trouver chez eux les idées occidentales harmonieusement adaptées aux formes japonaises. Ce médecin des aliénés appartient à la bonne bourgeoisie d’Osakâ, intelligente, laborieuse, de sentimens assez réactionnaires, mais douée d’initiative. Son hôpital, où les méthodes européennes, bien étudiées et bien comprises, sont appliquées, assouplies et affinées par l’habileté et la dextérité japonaises, vous prouve, mieux, que ne le feraient les édifices du gouvernement, les sérieuses acquisitions de ce peuple et combien, dans un cadre et sous des apparences immuables, son esprit a changé. Il ne se contente plus d’imiter ; il commence à transposer. Le Japon sera vraiment un très grand pays quand il ressemblera tout entier à cet asile de fous.
Osakâ, 20 mai.
Le soleil décline : les canaux se teignent de pourpre à la lumière et de lilas dans l’ombre. L’Hôtel, le grand Hôtel Européen, tenu par des Japonais grossièrement américanisés, est bâti au centre même de la ville sur une île allongée où le fleuve se partage en deux courans égaux. Sous mes fenêtres, un monument de bronze, qui a la forme bizarre d’un cierge allumé, consacre les exploits des soldats morts pour la cause impériale dans la guerre civile des Satsuma. Derrière l’hôtel, une salle de gymnastique où, toute la journée, des jeunes gens se sont escrimés avec des sabres et des fusils de bois aux yeux des passans attroupés. Leur tapage et leurs clameurs ont enfin cessé. Le bruit des musiques s’éveille sur les eaux du fleuve. Des femmes aux robes diaprées et aux ceintures de brocart, que leurs kurumaya ont déposées près de la berge, descendent les escaliers où des barques les attendent, et rient de voir l’ombre de leurs larges manches danser sur les vagues.
Tant que durent les nuits de printemps et d’été, la vie d’Osakâ déborde des restaurans, des maisons de rendez-vous, des immenses quartiers de débauche ; et les riverains du fleuve assistent à une fête vénitienne d’institution aussi antique que la Bourse du Riz. Tous les mondes s’y rencontrent, depuis les gros financiers jusqu’aux petits marchands, impatiens de jeter sous les ponts leur gain de la journée en sons de shamisen ; les industriels, toujours à la veille de la ruine ou de la fortune ; les riches commissionnaires, pour qui travaillent des milliers d’ouvriers en chambre et qui fournissent les commerçans ; les commerçans, parmi lesquels on distingue quelques héritiers d’une miraculeuse tradition de probité commerciale ; les agens de change recrutés chez ces fiers samuraï, anciens intendans de leurs princes, qui jadis dans leur province affectaient de mépriser le calcul, mais qui ne dédaignaient point ici le fumet des pots-de-vin, à condition toutefois que ces pots leur fussent élégamment présentés. Peut-être se montrent-ils aujourd’hui moins difficiles sur l’élégance. Les fonctionnaires sont peu nombreux : ceux que leurs revenus personnels n’aident point à soutenir l’honneur de leurs fonctions, mènent une existence étriquée et n’obtiennent d’ailleurs aucune considération. Quant à l’armée, dont les casernes occupent les ruines cyclopéennes du château fort, ses soldats ne paraissent guère aux endroits où l’on s’amuse, et ses officiers réservés, courtois, avec un petit grain de hauteur, ne se divertissent qu’entre eux.
Ce soir, on m’a promis un beau spectacle. Et pourtant il n’y aura ni geishas, ni shamisen, ni saké, ni feux d’artifices. Mais dans cette cité prodigieusement asiatique, que jamais un tramway ne pourra traverser, je verrai fonctionner une grande usine ; et si, la semaine derrière, devant le colosse de Nara, je me croyais à Ceylan, il ne tiendra qu’à moi cette nuit de me croire à Manchester.
Nous quittons l’hôtel à la nuit tombée, et la course effrénée recommence.
Des ruelles éclairées à l’électricité ; des enfilades de théâtres, de baraques, de chapelles dont les portiques rouges sont encastrés dans des culs-de-sac ; des ponts ; un temple populaire et un carrefour où la foule, entassée autour d’un bassin, y regarde nager des tortues sacro-saintes dont chacune représente un vœu exaucé. Les façades illuminées des maisons de joie se reflètent dans les canaux immobiles, et leurs lignes parallèles de lumières semblent se rejoindre là-bas, très loin. Puis des ruelles désertes aux volets ajourés de lueurs, comme des couloirs de cabines sur un grand paquebot. Puis des ponts silencieux, et des faubourgs tout noirs, et de la misère encore plus noire et plus silencieuse, de la vraie misère européenne.
La misère, c’est à Osakâ qu’il faut la chercher, dans la ville la plus pittoresque et la plus prospère du Japon. Elle ne se montre pas ; elle se cache à la façon des bêtes malades ; mais elle est effroyable. Dénuement absolu, absolue détresse. Une nudité complète agonisant sur des planches pourries. On me cite l’exemple d’une femme de kurumaya qui, en plein hiver, prise des douleurs de l’enfantement, n’avait pour se couvrir le ventre que la toile cirée du cabriolet de son mari. J’ai pénétré dans des taudis : ils ne gardaient plus rien de japonais que la résignation de leurs habitans. Des gens nous dirent qu’on en avait emporté la veille un homme encore vivant dont la chair décomposée suintait à travers les fentes du plancher. Les voisins d’en dessous avaient patienté jusqu’à ce que l’odeur devînt intolérable.
Et tout à coup, au sortir de ces ruelles, nous débouchons devant une forteresse de briques à quatre étages, dont les baies cintrées resplendissent et grondent. C’est l’usine, une filature de coton, la plus importante d’Osakâ.
J’ai déjà parcouru ce matin la zone des fabriques en compagnie de plusieurs industriels. Quelles improvisations et quel champ de bataille ! Des usines construites d’hier sont déjà délabrées, leurs portes arrachées, leurs fenêtres brisées, leurs fourneaux éteints. Des manufactures s’achèvent à peine. Parmi celles dont les cheminées fument, il y en a qui n’auraient pas en cent ans ramassé plus de crasse. La pièce où l’on vous reçoit, avec ses chaises bancales, ses tapis maculés, son canapé de moleskine avachi, donne l’impression que, la nuit précédente, une caravane de rôdeurs y a passé. Et l’on en trouve aussi de superbement organisées, aussi belles que les beaux navires étincelant de fer et d’acier, qui appareillent pour les grands voyages. Fabriques de mousseline et de chapeaux européens, tissages de soie et de coton, usines de lainages, filatures, les industriels japonais ont presque tout attaqué. Ils sont hardis, brouillons, inexpérimentés, joueurs, moutons de Panurge ; et pourtant ils ont réalisé des prodiges, quand ce ne serait que celui d’avoir inquiété les nations occidentales. Ils se gênent, se culbutent ; mais derrière ceux qui tombent, d’autres se lèvent ; et les manufactures fermées se rouvrent. Les ouvriers m’ont paru indolens, indifférens, quelquefois un peu hargneux. Les femmes passives, dépenaillées, portaient sur elles comme le sentiment d’une intime dégradation. Les ouvriers en chambre, très nombreux encore à Osakâ (comme ceux que j’ai vus fabriquer des brosses à dents avec la marque de Bruxelles), forment évidemment une classe d’hommes supérieurs. L’usine européenne les avilit.
La filature de coton, que nous allions visiter, est fondée depuis dix-sept ans, et elle emploie trois mille sept cents ouvriers. L’ingénieur nous entretient d’abord de la situation générale. Elle est bonne ; elle était meilleure autrefois, puisque le dividende des actionnaires, de vingt-cinq pour cent, est tombé à quinze. Mais cette diminution de bénéfices provient de la concurrence que les Chinois, sous la direction des Anglais, ont établie à Shanghaï. Le Japon, qui se propose d’accaparer le marché asiatique, n’a pas de pire ennemie que la Chine. Un ouvrier chinois vaut au moins deux ouvriers japonais. Quelques industriels d’Osaka se sont même demandé s’ils n’auraient pas intérêt à recruter leur personnel en Chine, parmi ces travailleurs à longue tresse aussi sobres que les Nippons et plus consciencieux. Ils n’ont reculé que devant la crainte d’un soulèvement populaire.
L’ingénieur se plaint ensuite qu’on ait transporté au Japon le plan des filatures européennes sans aucun souci de l’accommoder aux besoins du pays, à son climat, à son hygiène. Les ouvriers subissent non seulement l’ennui d’un nouveau dressage, ce qui serait peu de chose, mais le malaise plus ou moins douloureux d’une transplantation brutale. D’ailleurs, point de grèves : ils ne se révoltent pas, ils s’évadent. Ceux qui ne se laissent pas embaucher dans les bandes de maraudeurs, redoutées des industriels, réclament sourdement une augmentation de salaires, oh, bien légitime ! D’après les chiffres que me donnait l’ingénieur, les ouvriers ordinaires étaient payés en moyenne de soixante-dix à quatre-vingts centimes pour la journée de douze heures ; les femmes, de trente-cinq à quarante. On leur accordait à midi ou à minuit un repos de vingt minutes, le temps de grignoter leur riz et leurs légumes, car ils ne mangent jamais de viande et rarement du poisson sec.
Je suis moins effrayé de la modicité du salaire que de l’insuffisance du repas. Le Japon exige de ses ouvriers une dépense d’énergie follement disproportionnée avec l’alimentation dont il les soutient. Mais la Compagnie est maternelle : elle achète tout le riz inférieur qu’elle peut se procurer et leur détaille à bon compte le plus riche assortiment des maladies d’estomac. Puis, comme il est urgent de les moraliser, un dimanche de chaque mois, — car les Japonais nous ont aussi emprunté le dimanche, — on leur montre au réfectoire une lanterne magique pleine de beaux sentimens ; et, deux fois par an, le bonze vient leur adresser sur l’obéissance et la chasteté une exhortation qui dure une heure et demie, que tous doivent entendre, et dont ils sortent pour courir à leurs plaisirs. Nous entrâmes dans la salle des machines. Les hommes m’y parurent plus petits que les Japonais ordinaires. Leurs paupières battantes, leur teint vert, accusaient la ressemblance de leur figure avec celle des batraciens. L’un d’eux, qui n’était point de la ville, avait servi, pendant la guerre de Chine, sous les drapeaux du maréchal Yamagata. Il eût mieux aimé fourbir sa baïonnette au grand air que de nettoyer des cylindres de cuivre sous cette atmosphère torride et rance. L’ingénieur anglais d’une usine japonaise me disait :
— Si la guerre éclatait, les trois quarts de nos ouvriers s’y précipiteraient comme à une délivrance.
Mais enfin ces hommes ne sont pas plus malheureux qu’un million d’autres qui, la même nuit, à la même heure, s’acquittent de la même corvée sur tous les points du monde. Je constatai l’ordre, la propreté, toujours rares au Japon dans les établissemens aménagés à l’européenne. Et nous prîmes l’ascenseur.
Je ne prévoyais pas encore la beauté du spectacle qu’on m’avait annoncé.
D’immenses salles s’ouvrirent, blanches comme de blancs décors de théâtre où, sous la lumière électrique, on imite la tombée de la neige. Dans cette blancheur aveuglante, vingt-cinq mille bobines tournaient avec un bruit d’enfer. Des flocons blancs et de blanches poussières voltigeaient et se déposaient sur de petites choses rondes et noires que je distinguais derrière les rangées de bobines. Les petites choses étaient des têtes d’enfans. Et les immenses salles semblaient désertes, car les fillettes qui les peuplaient, debout en face de ces dévidoirs, n’en dépassaient pas la hauteur. Je me rappelai la phrase du médecin des fous : « Nous sommes devenus peut-être plus humains ou du moins nos sentimens d’humanité trouvent plus aisément à se satisfaire. » J’en savourai amèrement l’involontaire ironie, et mon cœur se serra de pitié.
Il y avait là des centaines d’enfans, des petits garçons au torse nu, surtout des petites filles dont la plus âgée ne devait pas avoir treize ans. Aucune d’elles ne leva seulement la tête pour nous regarder passer. Leurs yeux s’attachaient, comme hypnotisés, sur ces bobines tournoyantes où je ne pouvais fixer les miens sans éprouver une sorte de vertige. Leurs kimono s’en allaient en guenilles. Leurs ceintures qui, le premier jour qu’elles les mirent, faisaient un grand nœud bouffant, se collaient aujourd’hui au bas de leur dos, sales et déteintes. Chez les unes, les traits n’étaient marqués que par des boursouflures. Les autres, sous leurs cheveux blanchis par la neige du coton, avaient un visage sombre et creusé de naines vieillies. Quelques-unes étaient gracieuses, d’une douceur à vous tirer des larmes. On m’en montra même en qui la finesse de la race n’était point encore émoussée. Leurs pères, anciens samuraï, les avaient vendues à la Compagnie.
Franchement, j’aurais préféré qu’ils en eussent fait la livraison à des geisha, à ces bonnes geisha sur le retour qui forment des pupilles et se préparent des héritières. Leurs petits doigts se fussent meurtris à frapper la peau dure des tambourins. Elles auraient appris à chanter des chansons invraisemblables dans une bouche enfantine. « J’ai rencontré mon amant… Je ne puis l’oublier et je bois du saké… Je deviens honteusement folle… » Et la maîtresse leur aurait crié : « Vous chantez mal ! Répétez en y mettant le ton : Je deviens honteusement folle ! ». On les aurait produites aux fêtes des restaurans à l’heure où l’Européen s’étonne que ses hôtes japonais ne jugent pas à propos d’envoyer coucher les enfans. Et, dès qu’elles auraient eu l’âge, elles auraient rencontré un amant et seraient devenues folles peut-être et sans trop de honte. Du moins, on leur eût enseigné l’élégance et les belles manières ; on leur eût même révélé un certain idéal de politesse et de désintéressement. Et la vertu n’y aurait rien perdu, car ces pauvres filles sont mieux gardées par leur patronne que par la Compagnie. Les appétits qui les environnent à l’usine n’attendent pas qu’elles soient en âge de succomber… Il est vrai qu’elles accomplissent une œuvre utile et qu’elles peuvent se dire : « C’est nous le Progrès et la Grande Industrie ! Le Japon, qui manque de capitaux, se rattrape sur ses petites filles et ses petits garçons. Il en a tant qu’il en veut, et nous devons être fières qu’il nous choisisse pour dévider son coton. » Voilà des pensées que je voudrais voir illustrées dans les représentations bimensuelles de la lanterne magique ! Et il faudrait y ajouter le témoignage de l’ingénieur qui nous promenait à travers cette école primaire de l’insomnie :
— C’est assez curieux, disait-il ; les trois ou quatre premières nuits les enfants tombent de sommeil. Puis l’habitude est prise, et ils veillent mieux que les grandes personnes. Le croiriez-vous ? Ce sont eux qui travaillent le plus. Aussi, comme vous le voyez, nous en avons beaucoup.
— Et combien les payez-vous ? lui demandai-je.
— Cinq sen.
— Pour les douze heures de nuit ?
— De nuit ou de jour.
Cela fait, en monnaie française, douze centimes.
Hiroshima, 29 mal.
— Alors, demain, quatre heures, et nous prendrons le thé ; mais, vous savez, un thé à l’européenne !
Celui qui me parle est un Japonais marié à une Française. Si ses yeux n’étaient légèrement tirés vers les tempes, sa figure régulière, un peu grêlée, me rappellerait nos figures d’adolescens vieillis, bilieuses et fines, qui ont toujours l’air de mâcher de l’ironie. Il est attaché aux bureaux de la Préfecture. Cette rencontre n’était point imprévue. Je n’ignorais pas l’existence à Hiroshima d’un ménage franco-japonais ; et des amis de Tôkyô m’avaient dit : « Ne manquez pas de rendre visite à Mme Nikita : vous lui ferez un grand plaisir, un très grand plaisir, un plaisir inattendu, mais un des seuls peut-être qu’elle puisse encore attendre. »
J’admets qu’un Européen épouse une Japonaise, et je suis même tenté de croire que ceux qui ont commis cette impertinence à l’égard des Européennes n’ont pas eu lieu de s’en repentir. Un de nos compatriotes, un commerçant de Yokohama, trouva dans la petite Japonaise qu’il avait bravement menée devant Monsieur le Consul, non seulement la plus dévouée des femmes, la meilleure des ménagères, mais une auxiliaire incomparable. Aujourd’hui qu’il est mort, elle continue son commerce, et c’est merveille de la voir trôner dans son magasin avec la même aisance que si ses ancêtres avaient, depuis des siècles, vendu de la quincaillerie au faubourg du Temple. A Tôkyô, le ministre d’une des plus anciennes monarchies occidentales brava l’opinion du corps diplomatique et ne craignit point d’épouser la fille d’un très obscur samuraï. Enfin, sans aller jusque-là, il est incontestable que la Japonaise attire autant les Européens que le Japonais repousse les Européennes. Et cette attirance s’explique par bien des raisons dont toutes ne sont peut-être pas à l’honneur de notre sexe.
Un jeune Suisse, qui retournait en Europe après quatre ou cinq ans de séjour à Yokohama, me disait l’autre jour pendant son escale de Kobé :
— Mes parens tiennent à me marier et j’aurai beau faire, quand je reviendrai l’année prochaine, je ne reviendrai pas seul. Ils me destinent la fille d’un pasteur. Elle touche de l’harmonium, et ma mère m’assure qu’elle n’a pas sa pareille, pour chanter des psaumes. Elle a suivi des cours, passé des examens ; elle fait ses chapeaux ; elle brode au tambour. Bref, c’est une demoiselle accomplie. Je ne la connais pas, et, tant que je ne la connais pas, je souhaite de tout mon cœur ne jamais la connaître !… Il y avait trois ans, à la fête des pivoines, que je vivais avec une petite Japonaise de bonne famille, mais dont la mère veuve était tombée dans la misère. La petite m’a raconté qu’on avait tout vendu chez elle, même les ornemens d’or d’un ancêtre qu’on a dû déterrer pour la circonstance. Il paraît que le vieux avait eu de la gloire et qu’on l’avait mis à sécher dans une espèce de grande jarre. Ah ! c’est un drôle de peuple !… Un ami japonais avait bien voulu s’entremettre. La jeune fille m’avait plu, et nous nous étions installés à un quart d’heure de la ville, dans une maisonnette absolument japonaise, près d’un vieux temple. J’allais le matin au bureau ; je rentrais le soir. À midi, je mangeais le repas européen ; à sept heures, le repas japonais : c’est extrêmement hygiénique. Et puis c’est délicieux. Songez donc : dès que mon pas craquait sur le gravier du jardin, la chère petite ouvrait la porte et se prosternait en m’appelant Maître. Le dîner était toujours prêt, la maison toujours nette, les visages toujours sourians. Jamais une question indiscrète. Jamais un mot de reproche. Si j’amenais des amis, on se multipliait. Je n’avais qu’à exprimer un vœu : il était réalisé. Je n’avais pas besoin de l’exprimer ! Elle savait à ma figure si la musique me ferait plaisir ou le silence. Elle ne jouait pas sur des machines ronflantes ; mais elle pinçait très gentiment du shamisen et même du koto, oui, mon cher monsieur, du koto ! Elle n’avait pas collectionné les diplômes ; mais elle s’entendait à soigner un malade. Elle m’a veillé plus de trois semaines pendant ma fièvre typhoïde, et rien qu’à sentir ses petites mains sur mon front, c’était aussi doux et aussi frais que l’air des montagnes. Quand elle se penchait à mon chevet, je revoyais des prairies, de grandes prairies en pente, comme elle n’en avait jamais vu, la pauvrette ! et je m’y laissais glisser tout tranquillement, sûr qu’il ne m’arriverait aucun mal… Et avec cela, pas dépensière pour un sou ! Un désintéressement complet. Mes moindres cadeaux, une épingle de corail, un peigne en écaille de tortue, étaient reçus comme des présens inappréciables. Vous me croirez si vous voulez, mais je n’osais l’avertir de mon départ. Je ne le lui ai dit que la veille de m’embarquer, avant-hier ; et, pour la première fois, j’ai pris envers elle le ton brusque et impératif d’un vrai mari japonais. Elle m’a jeté le regard surpris d’une bonne petite bête qui réentendrait le bruit du fouet depuis si longtemps oublié. Et elle s’est inclinée très bas, et, si ses yeux se sont mouillés, je n’en sais rien, car je détournais la tête. Mais, soyez-en convaincu, elle a compris que je me raidissais contre l’attendrissement ; et, loin de m’en vouloir, son âme de Japonaise m’en a su gré. Elles ont de la race, allez, ces enfans-là !… La soirée s’est écoulée comme d’habitude. Je l’ai priée de me chanter un air que j’aimais : elle l’a chanté. Le lendemain matin, je lui ai fait mes adieux : elle souriait et tremblait en même temps. Mais, quand j’étais sur le pont du paquebot, en pleine rade, et qu’on sonnait la levée des ancres, imaginez-vous que je l’ai aperçue là, debout, à la pointe d’une barque, et si jolie, jolie comme les soirs où je lui disais :
« — Lève-toi et tiens-toi droite !
« J’étais à demi couché sur les nattes, et ça me réjouissait de la contempler dans l’encadrement de la fenêtre, toute menue, toute mignonne, avec sa robe qui ondulait à ses pieds, sa grosse ceinture et ses grandes coques de cheveux… Elle me demandait :
« — C’est ainsi que se tiennent les jeunes filles de votre pays ?
« Je lui répondais :
« — Elles ne portent pas d’aussi belles ceintures que toi !
« — Hé ! reprenait-elle d’une voix un peu triste, elles doivent avoir beaucoup plus d’esprit.
« Je riais ; je ne disais pas non, parce qu’enfin il ne faut pas les gâter. Si les femmes au Japon s’en faisaient accroire autant que les hommes, que deviendrions-nous ?… Mais, comment voulez-vous maintenant que j’épouse d’un cœur léger la fille du pasteur ? La voyez-vous d’ici se prosterner et me traiter d’Honoré Maître ; non, la voyez-vous ?… Oh ! sapristi !… »
Ainsi me parlait ce brave garçon. N’eussent été ses parens, peut-être aurait-il épousé son aimable maîtresse. Sous ses dehors de vanité naïve, il avait senti la réelle valeur d’une âme de Japonaise et qu’elle n’est pas uniquement le fantôme d’une petite chatte. Cette union ne lui aurait pas offert moins d’assurances de bonheur que celle dont les parens se flattaient pour lui. En tout cas, la Japonaise, lorsqu’elle entre dans une famille européenne, y gagne des droits qui l’élèvent, ces mêmes droits que l’Européenne abdique en s’accroupissant au foyer japonais.
L’étiquette de la vie japonaise est compliquée, minutieuse et, je le veux, charmante. Mais, à une jeune fille qui a grandi dans le respect de soi-même et dans l’indépendance, elle paraîtra horriblement injurieuse. Formules et cérémonies, tout lui marque sa condition d’inférieure. La femme d’un Japonais devra silencieusement accepter cette déchéance ou se montrer si forte qu’elle impose à son entourage son individualisme révolutionnaire.
J’avais connu à Tôkyô deux dames, l’une d’origine allemande, l’autre d’origine anglaise, qui semblaient avoir réussi dans cette seconde alternative. Toutes deux étaient mariées à d’assez grands personnages. Elles possédaient la fortune qui aplanit les difficultés et adoucit les déboires. Elles occupaient à la Cour et dans la société un rang dont leur amour-propre pouvait être satisfait au-delà de ses espérances. Elles avaient enfin des relations journalières avec les légations européennes et s’y retrouvaient chez elles. Cependant certains mots qui leur échappaient, certains regards plus expressifs, m’ont incliné à penser que leurs maris feraient sagement de ne pas trop compter sur elles dans une seconde existence, à moins toutefois qu’ils ne consentissent à renaître aux bords de la Tamise ou de la Sprée.
Mais si elles avaient vécu loin du monde officiel, loin des fêtes, dans le silence de la province, obligées à l’économie, perdues et comme submergées ? Et si elles avaient été Françaises ? Autant que j’ai pu en juger par de nombreux exemples rencontrés sous diverses latitudes, l’Anglo-Saxonne (et peut-être l’Allemande) résiste mieux au dépaysement. Elle arrive, s’installe avec sa théière, ses petites serviettes, son luxe anguleux, son esprit qui répugne à l’assimilation, sa ténacité froide, son contentement intérieur ; et tout prend autour d’elle une figure anglaise. Notre Française se prête, se livre plus volontiers aux influences étrangères ; mais elle ne sait point réagir contre leur hostilité. L’Anglaise est partout, dans son home, comme à l’avant-poste d’une conquête. Il faut que la Française se sente soutenue, encouragée, flattée, et que sa nouvelle patrie, où elle ne demande qu’à se fondre, lui sourie dans tous les regards.
C’est à quoi je réfléchissais lorsque je m’acheminais vers la maison où demeuraient M. et Mme Nikita.
La famille du mari habitait le rez-de-chaussée et Mme Nikita le seul étage. On me guettait sans doute, car, aussitôt que je pénétrai dans la cour, la porte s’ouvrit, et M. Nikita me fit un salut de la main. Des têtes de Japonaises s’avancèrent aux petites fenêtres, puis se retirèrent, et, quand j’eus franchi le seuil, je les aperçus de nouveau qui se pressaient à l’entrée d’un couloir ; et, derrière elles, une vieille femme sèche allongeait le cou pour me voir monter l’escalier : — les belles-sœurs et la belle-mère. Leur attitude ne me permettait pas de douter que je fusse en pays ennemi. J’aurais obtenu l’autorisation de visiter une prisonnière, et l’on m’eût soupçonné de préparer son évasion que les yeux qui me suivaient n’auraient pas été plus chargés de défiance.
M. Nikita me précédait, en s’excusant, dans l’escalier de bois blanc aussi raide qu’une échelle de meunier ; et, comme, devant la porte du haut, je me disposais à enlever mes chaussures :
— Non, non, me dit-il ; on ne se déchausse pas. Nous vivons ici tout à fait à l’européenne.
En effet, le salon était meublé d’une paire de fauteuils, d’une chaise-balançoire, d’un guéridon en acajou, d’une armoire, d’un piano. Mais, dans cette pièce de maison japonaise, les meubles apportés d’Europe prenaient des dimensions énormes. Le plancher, qui avait gardé son tapis de nattes, fléchissait et se vallonnait sous leur poids ; et leur équilibre paraissait aussi instable que si on les eût posés sur une meule de paille.
M. Nikita appela :
— Thérèse !
Une grande jeune femme, les traits étirés, la taille déformée par ses dernières grossesses, sortit de la chambre voisine et vint à moi la main tendue avec un si bon regard que mon cœur en fut remué. Il me sembla que le Japon s’éloignait et s’abîmait très loin derrière nous. Je ne voyais plus en face de moi qu’un être faible dont j’ignorais tout, il est vrai, et d’apparence assez insignifiant ; mais je savais que nos yeux avaient reflété les mêmes paysages, que nos lèvres d’enfant avaient bégayé les mêmes syllabes, que nos esprits s’étaient formés au même foyer, et qu’un certain nombre de mots évoquaient en nous, fiers ou douloureux, les mêmes souvenirs. Dans une rue, dans un hôtel, sur un paquebot, chez des résidens européens, je l’aurais à peine remarquée ; mais dans cette maison si étrangère, ou elle me produisait l’effet d’une épave gardée par des gnomes malveillans, d’instinct je faisais cause commune avec elle.
M. Nikita s’écria :
— Je vous présente votre compatriote ! Et je vous remercie d’être venu, car nous avons toujours beaucoup de plaisir à recevoir des Français. J’ai passé quatre ans de ma vie en France, et j’ai prouvé que j’aimais la France, n’est-ce pas ?
— En effet, lui dis-je ; et vous, madame, vous plaisez-vous au Japon ?
— Oh ! fit-elle, je me plaisais davantage à Tôkyô, lorsque nous y habitions…
— Elle y rencontrait souvent des dames européennes, vous comprenez, interrompit M. Nikita ; mais on ne peut pas toujours être à la fête.
— Certainement, ajouta-t-elle ; et puis Hiroshima est une grande ville…
— Oui, interrompit de nouveau son mari : il y a des momens où, quand on traverse les canaux, on se croirait à Osakâ. L’Empereur s’y est installé pendant la guerre contre la Chine, afin d’être plus près des opérations. Et, quand les troupes sont parties, un vieux bonze de Kyôtô est venu les haranguer ni plus ni moins qu’un archevêque. Elle a vu l’Empereur ! Elle a vu le retour des soldats ! Je la promène quelquefois aux environs. Mais nos femmes, les femmes distinguées, ont. trop d’occupations au logis pour flâner dehors. Et je vous certifie, monsieur, que ma femme est devenue une bonne Japonaise !
Et se tournant vers elle :
— Tu ne diras pas que je ne te rends pas justice devant tes compatriotes !
Elle eut un petit rire embarrassé et s’empressa de nous servir le thé comme si elle comptait sur cette diversion pour échapper à ce qui la menaçait. Mais, après un échange de menus propos, quand son mari, renversé dans son fauteuil et les jambes croisées, reprit : « Vous vous étonnez peut-être qu’une fille de chez vous soit devenue une bonne Japonaise ? » elle comprit son impuissance à détourner la conversation, et, résignée, posa les mains sur ses genoux, et attendit.
— Ah ! s’écria-t-il, ça n’a pas été tout seul ! Il y a fallu du temps et de la patience. Je l’avais prévenue… D’ailleurs pourquoi ne raconterais-je pas à Monsieur comment s’est fait notre mariage ? Tu n’y vois pas d’inconvénient ? Non ? Très bien… Vous croyez sans doute, parce que j’ai une place à la Préfecture, que j’ai suivi des cours de Droit ? Pas le moins du monde. Un artiste qui n’a pas eu de chance, voilà Nikita. Mais nous en recauserons… Le gouvernement m’avait envoyé en France étudier les industries d’art. J’étais descendu chez les parens de cette fille. Le père n’était pas fâché d’avoir un élève ; la mère, un pensionnaire. J’y suis resté les quatre ans de mon séjour. Naturellement la fille s’est éprise de moi.. Tu n’as pas besoin de rougir puisque c’est la vérité…
— Vous voulez dire, interrompis-je en riant, que vous vous êtes épris de Madame.
— Non, je vous assure, pas tout d’abord. Moi, je travaillais ; je ne me souciais point d’amour. Lorsque j’ai vu qu’elle tenait à moi, je l’ai honnêtement avertie que, pour commencer, les habitudes japonaises pourraient bien la gêner aux entournures, et qu’elle ne serait chez moi que la belle-fille de ma mère. Je n’entendais point amener une demoiselle qui, sauf votre respect, n’en ferait qu’à sa tête de Parisienne. Les Parisiennes à Paris, les Japonaises au Japon ! Je suis un homme raisonnable. Ici nous mettons les femmes à l’essai : si elles ne conviennent pas, on les divorce. Elle le savait. Seulement, quand une fille est possédée du désir de vous épouser, vous avez beau la prévenir, c’est comme si vous sonniez du gong à l’oreille d’un sourd. Elle a voulu me suivre. J’avais des obligations à sa famille ; j’aurais été impoli de refuser. Les commencemens nous ont semblé durs. J’ai cru que je la divorcerais. Mais c’est une bonne fille, et je suis heureux de dire à un de ses compatriotes que nous sommes satisfaits d’elle, très satisfaits, et que maintenant, quoi qu’il advienne, je ne la divorcerai pas !
Les yeux baissés, les joues pourpres, les mains chiffonnant l’étoffe de sa robe, Mme Nikita écoutait silencieuse. Aux derniers mots, ses lèvres ébauchèrent le fugitif sourire d’une personne qui respire après une longue oppression. L’assurance qu’on ne la répudierait pas, qu’on ne la séparerait pas de ses trois enfans, lui faisait un instant oublier l’affreuse humiliation. Et ce sourire m’émut encore plus que tout le reste.
Quant à lui, sa grossièreté ne provenait-elle que d’une adaptation maladroite de ses idées si japonaises aux expressions de notre langue ? Eprouvait-il une sorte de joie morose à rabaisser sous mes yeux une fille de mon pays, sa conquête et sa proie ? Cédait-il uniquement à cette vanité désordonnée dont parfois les Japonais se gonflent à en crever ?
Il ajouta :
— Enfin, elle ne se plaint pas, et elle n’est pas à plaindre. Vous constaterez que, si notre vie manque de luxe, du moins nous nous sommes aménagé un petit intérieur où une Parisienne n’est pas trop dépaysée. Nous avons un piano, son piano de jeune fille. Elle n’en joue plus guère…
Je saisis l’occasion d’arrêter un nouveau flux de confidences et je dis :
— Comme je vous serais reconnaissant, madame, de jouer un peu de musique française !
Elle se leva contente, délivrée ; mais à peine avait-elle attaqué les premières mesures d’un air de Mireille que la porte s’entr’ouvrit et qu’une des belles-sœurs fit signe à M. Nikita de venir lui parler.
— Je regrette, dit-il ; ma mère est souffrante… La musique l’incommoderait… Excusez-moi un moment. Il y a en bas quelqu’un qui m’attend… Je descends et je remonte…
La jeune femme avait refermé le piano. Nous demeurions seuls. Tout à coup de grosses larmes s’amassèrent dans ses yeux.
— Vous ne l’avez pas cru ? murmura-t-elle. Vous avez deviné que les choses ne se sont point passées comme il les raconte… Je ne savais rien. Il ne m’avait rien dit… Il m’aimait tant ! Il a tant insisté pour que mes parens consentissent ! Il était si gentil… Et, de loin, le Japon si beau !…
Bien sûr, j’avais deviné… Il était si gentil ! Ils le sont tous en Europe, les Japonais, et souples, délicats, respectueux des usages, intelligens des nuances, discrets, dociles, inoffensifs. Incomparables dans les jeux de société, ils savent nouer avec des fils de soie de petits nœuds gordiens qu’ils dénouent comme sans y toucher. Le papier froissé prend sous leurs doigts des formes fantastiques. Ils tirent toujours de leur poche le bibelot que vous aviez rêvé d’avoir. Ce sont des charmeurs qui ont porté dans leur enfance de menues offrandes à l’autel du Renard. Et leurs ancêtres ? Tous, des daïmio, des samuraï, des personnages somptueux, des princes chevaleresques. Ils ne le disent pas ; ils se contentent de ne point nous démentir. Une modestie aussi élégante que la leur ne peut assurément que dissimuler des merveilles… M. Nikita s’était encore montré très aimable pendant le voyage. Mais, dès qu’il eut touché la terre du Japon, adieu les gentillesses ! Mme Nikita revivra jusqu’à sa mort l’instant où elle entra chez sa belle-mère, où la vieille femme et ses filles, accroupies sur les nattes, se soulevèrent dans les plis de leurs robes et lui dardèrent au visage leur défiance haineuse. Elle se tourna vers son mari, son seul ami, le seul qui comprît sa langue, le samuraï habile à dénouer les fils de soie et à flatter les cœurs. Plus de mari : un maître tremblant sous l’œil de sa mère et d’autant plus redoutable, le mâle impérieux, le despote primitif. Elle protesta ; mais on la fit taire : « Si ça ne te plaît pas, va-t’en ! Je te divorce ! » Divorcer, quand elle se sentait déjà mère ? Mieux valait endurer les tribulations, essayer d’apprivoiser ces petites femmes farouches. Et elle connut la vie des maisons japonaises peu fortunées, les caprices et les méchancetés d’une belle-mère qui souvent se couche le soir avec une pointe de saké, les jalousies des belles-sœurs que sa qualité d’étrangère exaspérait dans l’ombre, la brutalité et les infidélités traditionnelles du mari, bref, tout ce dont pâtissent les nouvelles mariées du Japon, mais du moins averties, préparées, et convaincues que l’ordre du monde exige d’elles la patience et l’abnégation.
Peut-être une femme plus décidée aurait-elle su intimider ses tyrans et leur arracher des privilèges. Cependant, j’en doute. Il ne s’agissait pas de concentrer ses forces de résistance contre les manies d’un ou deux individus. Dans l’obscure médiocrité où ce mariage l’avait enlizée, une énorme masse de coutumes et de traditions se dressait devant elle. Les gens qui la tourmentaient ne se croyaient pas si cruels. Ils obéissaient au caractère de leur situation et aux convenances de leur état social. Et qui sait quels manques de tact, quels oublis des bienséances, ils auraient pu lui reprocher à leur tour ! Son tort ne fut point de se rendre à merci. Puisqu’elle avait épousé un Japonais, il était naturel qu’elle adoptât la condition d’une femme japonaise. Mais on n’épouse pas un Japonais…
— Enfin, lui dis-je, avez-vous désarmé les malveillances qui vous entourent ?
— Un peu, répondit-elle… Et puis il n’est pas méchant… Ne le jugez pas d’après ses paroles. C’est le pays qui veut qu’on parle ainsi. J’en ai souffert ; j’en souffre moins ; il arrivera un jour où je n’en souffrirai plus… Et puis, j’ai mes enfans. Seulement on ne me permet pas de leur apprendre le français… Voici mon mari.
M. Nikita s’excusa de son absence qui s’était prolongée.
— Eh ! dit-il, avez-vous bien causé de la France ?
— Non, répondis-je : nous nous entretenions de vos enfans.
— Mes enfans ! Persuadez donc à ma femme de leur parler toujours français. Figurez-vous que le dernier ne sait pas même articuler le nom de papa. Quand je vous l’affirmais, qu’elle était devenue une vraie Japonaise !
— Ah ! madame, lui dis-je, vous êtes impardonnable. La connaissance d’une langue étrangère serait plus tard d’un grand secours à vos fils…
— Pas autant qu’on se l’imagine ! interrompit M. Nikila. Pensez-vous que mon expérience du français m’ait assuré des avantages ? Je n’ai retiré aucun profit de mon séjour en France. Mais, il faut l’avouer, le Japon s’est engoué de l’Angleterre. Ah ! si je savais l’anglais ! Ou si j’étais un mécanicien au lieu d’être un artiste !
Je vis s’imprimer sur la figure de Mme Nikita le même malaise qu’au début de ma visite. Elle prit la parole et, d’une voix fébrile, elle enfila une histoire de faïencerie où son mari engagé comme dessinateur à des appointemens magnifiques avait créé des modèles admirables. Mais les directeurs, jaloux, n’avaient point récompensé son mérite.
M. Nikita ne l’interrompait plus : il souriait, hochait la tête, reniflait l’encens.
— Tu devrais, conclut-elle, expliquer à Monsieur les procédés de céramique que tu as découverts.
Il hésita :
— Ce ne serait pas intéressant, fit-il.
— Permettez-moi d’en douter, lui dis-je. Malheureusement, l’heure avance et je suis obligé de vous quitter.
— Un instant, s’écria-t-il, je ne vous demande qu’un instant ! Je voudrais vous donner une preuve de ma petite habileté… Thérèse, apporte-moi l’album, tu sais lequel, et tu nous laisseras seuls.
— J’ignore où tu l’as mis, murmura-t-elle.
Et tout son sang lui reflua au visage.
— Mais si ! Dans la chambre, sur l’étagère. Va donc !
Elle se dirigea vers la pièce voisine et en revint avec un rouleau qu’elle déposa sur le bord de la table. Puis elle se hâta de disparaître.
— Voilà ! dit M. Nikita. Vous savez sans doute que nous avions au Japon des collections superbes de gravures extrêmement licencieuses dont l’image avait été faite par de très grands artistes. On les prisait à la cour du Shogun et chez les Daïmio. Dans certaines provinces de samuraï, comme à Satsuma où vous allez, on en mettait entre les mains des jeunes filles, la veille de leur mariage.
— Vous m’étonnez ! lui dis-je.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-il en riant. Ne fallait-il pas les instruire ? Ces collections sont devenues rares. Les Anglais les ont achetées un prix exorbitant. J’ai eu l’idée, moi, d’en reprendre les sujets et de les traiter dans le goût du vieux Japon. Regardez-moi cela : que pensez-vous de cette finesse de tons et de ce fondu et de cet éclat du coloris ?
Et il tournait sous mes yeux les feuillets de son album où le Japon féodal s’exhibait avec un art obscène.
— Vous comprenez, ajouta-t-il en homme qui n’ignore aucune délicatesse, que ma femme aurait été gênée de les regarder devant vous… Thérèse, tu peux rentrer !
Personne ne répondit. Il souleva la portière de la chambre : la chambre était vide.
— Elle sera descendue dans la cour, dit-il. Nous la retrouverons en sortant.
Mais je ne revis point Mme Nikita.
— Ne la dérangez pas, lui dis-je : c’est l’heure où ses enfans la réclament. Vous m’excuserez près d’elle. Je suis terriblement pressé. Adieu et merci.
… O mon cher ami Suisse, mon brave Européen, que votre vanité me semble plaisante et débonnaire, et que j’aime votre façon d’aimer les Japonaises ! Mais au cas où la fille du pasteur, que vous ne voulez pas épouser et que cependant vous épouserez, vous rendrait le plus infortuné des hommes et vous divorcerait, ne lui souhaitez jamais, même dans vos heures d’imprécations, un charmant petit mari japonais !
ANDRE BELLESSORT.