Les Journées et les nuits japonaises/03

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Les Journées et les nuits japonaises
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 537-573).
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LES JOURNEES
ET
LES NUITS JAPONAISES

III[1]
L’ILE DES SATSUMA

La grande île de Kiushu, l’île des Satsuma, a été la plus féconde en hommes de guerre et en hommes d’État, et, pendant longtemps, la plus récalcitrante aux nouveautés de l’Europe. C’est la plus proche aussi de la Corée, éternel objet des convoitises japonaises. Elle vit partir jadis des expéditions fameuses et les vit revenir décimées, mais avec une cargaison d’oreilles et de nez coréens qu’on enterra, au centre de Kyoto, sous un pinacle de pierre. Ce monument de sauvagerie porte le doux nom de Mimizuka, et je n’en sache pas qui, depuis trois siècles, ait été plus pieusement entretenu. En 1877, l’île fut livrée aux atrocités d’une guerre civile où les troupes impériales inaugurèrent la tactique européenne. Les étrangers n’en connaissent d’ordinaire que Nagasaki et ses environs ; mais tous ceux qui l’ont visitée en remportent l’image d’un Japon plus rude, où la politesse et l’élégance des provinces centrales ne masquent plus la pauvreté de la vie et la brutalité de l’orgueil.


I. — NAGASAKI

Nous arrivâmes, avec les dernières lueurs du jour, au détroit de Shimonoseki, ce Gibraltar de la Méditerranée japonaise. Le double port de Moji nous apparut sous un dôme de fumées ; et des milliers de voiles se dessinaient en noir sur la bande rouge de l’horizon. Ce qui n’était autrefois qu’un village de pêcheurs est devenu la ville où aboutit le chemin de fer de Kyushu, et une place forte.

Comme je devais y attendre le départ du train, j’appréciai une fois de plus la manière dont les Japonais voyagent. Le Japonais d’un certain rang voyage à la façon d’un colis précieux. A peine a-t-il besoin d’indiquer sa destination. Dès qu’il débarque, l’auberge fût-elle à deux pas, on l’y transporte. Il y retrouve son thé, son saké, sa cuisine, ses geishas. Il ne se préoccupe de rien. Son billet de chemin de fer lui est glissé entre les doigts, et, à l’heure juste, on le dépose dans son compartiment. C’est le seul homme du monde qui puisse quitter un bateau, traverser une ville, prendre un train, sans que sa rêverie en soit interrompue. Vous diriez un Bouddha que ses fidèles déménagent.

Mais, en ma qualité de Bouddha exotique, je ne suis pas assis sur les nattes d’une auberge que toute la maisonnée se groupe autour de moi. Les prêches des bonzes ne réunissent pas toujours une aussi nombreuse assemblée que ne le fait mon silence. Les gens de Moji manifestèrent une curiosité encore plus vive que d’habitude. Les quelques mots que j’avais prononcés, mon expérience des usages, mon goût pour le saké et le poisson cru, me valurent une infinité de sourires et de salamalecs. Et tout à coup l’hôtelier, dont les questions avaient épuisé mon vocabulaire, se gratta la tête et envoya chercher un manuel de conversation anglo-japonaise. Il le feuilleta d’abord de droite à gauche, puis de gauche à droite, et sa figure se congestionna. Ce qu’il voulait me dire devait être bien grave, car il en oubliait les règles élémentaires de la politesse. D’agenouillé, mon homme s’était étendu sur le ventre, et, les pieds en l’air, la tête dans une main, son manuel dans l’autre, il continuait d’en tourner fiévreusement les pages. Une servante entra, me remit mon billet de chemin de fer et l’avertit que le kurumaya était à la porte. Mais il la repoussa d’un geste et se replongea dans sa lecture avec fureur. Je maudissais l’absence d’un interprète, et, partagé entre mon inquiétude grandissante et mon désir de m’en aller, je ne savais à quoi me résoudre, quand il agita un poing victorieux, et, rampant sur les genoux, me tendit cette phrase que son ongle avait soulignée :

I do not understand english. (Je ne comprends pas l’anglais) !

Peu s’en fallut que le train ne partît sans moi. Je frémis à l’idée que j’aurais pu passer ma soirée en compagnie de mon hôtelier et de son hand-book ! Cependant ma nuit ne fut guère plus enviable, le hasard m’ayant affligé d’un voisin qui baragouinait un mélange d’anglais et de français. C’était le fils d’un marchand de Tosu. Ses études n’avaient pas été poussées très loin, si j’en juge à la première question qu’il me posa : « Avez-vous des chemins de fer dans votre pays ? » Je lui répondis que, depuis que le Japon en avait, la France s’était mise à en construire. « Et d’aussi confortables que les nôtres ? — Je ne saurais vous le dire ; mais on y dort bien. » Et là-dessus je lui souhaitai le bonsoir. Le misérable me réveilla dix fois, pour me donner son nom, pour me demander ma carte, pour m’offrir l’adresse de son père, et, encore, Dieu lui pardonne ! pour m’inviter à tâter l’étoffe de son complet, « une vraie étoffe anglaise ; » Lorsqu’il m’eut rendu le sommeil impossible, il appuya sa tête sur mon épaule et s’endormit. À Tosu, le conducteur du train le secoua, le tira par les pieds, enfin me délivra.

Dans la confuse clarté du crépuscule, les rizières, les collines, les bois humides, les petits villages et les temples et les cimetières, tout le Japon familier commençait à renaître. Le soleil se leva. Sur la limite des champs les moissonneurs nous regardaient fuir en s’abritant les yeux de leur faucille étincelante. Nous atteignîmes le golfe d’Omura. Il nous fallut gagner à pied l’embarcadère, traverser la mer jusqu’à la baie de Tokitsu et de là nous acheminer vers le train de Nagasaki. Quelle promenade réveillante dans le scintillement des rizières, sur des sentiers qui zigzaguaient au pied des collines, comme des coulées d’or jaune ! Les rameaux luisans des lauriers ombrageaient les boutiques de sandales et les maisons de thé. Devant nous, deux agens de police, en costume européen et en chaussons de paille, conduisaient deux malfaiteurs dont les bras ramenés en arrière étaient ligotés d’une grosse corde neuve qui resplendissait. Les gens les suivaient, aussi mornes que les deux prisonniers, et, à dire vrai, notre groupe de voyageurs avait l’air d’être mené au poste. Dans cette nature d’une opulence presque tropicale, les Japonais enlaidis, rapetisses, semblaient au-dessous de la médiocrité humaine. La plupart des femmes avaient les dents laquées de noir, et cette tache abominable de leur bouche insultait à la beauté des choses.

Vers onze heures du matin nous aperçûmes la rade de Nagasaki, immense coupe d’aigue marine encerclée de montagnes. J’arrivai à l’hôtel Bellevue en même temps que les officiers d’un transport de Cosaques.

De Cannes à Bordighera, la Rivière ne nous offre rien de plus charmant que la concession européenne de Nagasaki, dont les radieuses terrasses dominent toute une aile de la ville et tout le port. Il n’y manque que l’odeur des orangers et des roses. Mais, passé le temps des cerisiers, les fleurs du Japon n’ont pas plus de parfums que ses fruits n’ont d’arôme. En ce temps-là, des familles de Vladivostok venaient s’y réchauffer pendant l’hiver et s’y attardaient jusqu’au milieu de l’été.

La ville japonaise a très peu changé depuis les descriptions que nous en donnèrent les anciens Hollandais. Elle s’allonge, avec ses rues enchevêtrées, ses ponts, ses canaux, ses raidillons, au pied d’un amphithéâtre de collines où s’étagent les jardins et les temples. Il en descend des bruits de gong et ces bourdonnemens de fête que, du matin au soir, les dieux qu’on amuse font planer sur la tête des Japonais. Mais, en dépit de son ancienneté et de son caractère vieux Japon, Nagasaki reste une ville assez mal famée. Vous y chercheriez vainement les portes ornées de clous qui indiquent des demeures seigneuriales. Jadis propriété du Shogun, sans noblesse, sans Daïmio, elle n’a été et n’est encore peuplée que de petits marchands et de fonctionnaires. Les Japonais éprouvent pour les habitans de Nagasaki à peu près le même sentiment que les Américains envers les métis. Cette population a subi, pendant trois siècles, le contact des Européens. Beaucoup de ses ancêtres en furent gâtés jusqu’à recevoir le baptême. Et les méfiances qu’ils inspiraient encore, longtemps après que leur christianisme eut été noyé dans le sang, ont survécu à l’horreur des religions étrangères et au mépris du commerce dont se targuait l’ancien Japon.

Les gens de Nagasaki ont fini par mériter l’espèce de réprobation qui pesait sur eux. Ils ont appris de bonne heure à nous connaître et ne nous en ont pas aimés davantage. Mais le passage des paquebots et des navires de guerre a développé chez eux la vénalité ingénieuse. Des résidens européens m’affirment qu’ils n’attendent qu’une occasion de nous sauter à la gorge. Leur pessimisme exagère. Notre gorge est moins menacée que notre poche. Je rentrai de mes premières promenades dégoûté d’une population si peu japonaise dans une ville qui l’est tant. Non seulement les filles de joie, dont les maisons bordent le chemin des temples, poussent le cynisme jusqu’à vous agripper au passage ; mais les demoiselles des magasins vous caressent le dos, vous tapotent les mains, se permettent de telles privautés qu’un Japonais les prendrait par la peau du cou et les mettrait dehors. D’ailleurs, c’est aux seuls Européens qu’elles prodiguent ces familiarités injurieuses. Un de nos compatriotes me racontait qu’un jour, dans une maison de thé, la servante, le voyant suivre des yeux deux charmantes Japonaises, la femme et la fille d’un haut fonctionnaire, lui cria une obscénité dont les deux dames rougirent et qui leur fit presser le pas. Il écarta si violemment du balcon la petite drôlesse qu’elle alla rouler au fond de la chambre ; mais elle se prit à pleurer et se prosterna et lui demanda pardon : « Ce n’est pas ma faute, gémit-elle : on m’avait dit qu’il fallait être ainsi avec les Européens et je reconnais qu’on m’a trompée. »

L’indécence des gens de Nagasaki n’est souvent que le reflet grossissant de nos inconvenances. Comme je me promenais sous les camphriers d’une église bouddhique, j’y rencontrai des jeunes filles qui venaient de consulter les baguettes magiques des bonzes et qui s’étaient assises près d’une lanterne de pierre. Un Américain, accompagné d’un guide, les toisait flegmatiquement et, du bout de sa badine, leur relevait le menton. Le guide ricanait. Les jeunes filles le considéraient du même œil qu’elles eussent fait d’un animal bizarre, mais peut-être inoffensif. Elles pensaient sans doute : « Quelle façon singulière ont les Occidentaux de regarder les femmes ! Ce sont des gens très mal élevés et qu’on ne supporterait point s’ils étaient moins riches ou si nous étions plus forts. »

Il me souviendra longtemps de ma première soirée. La rade était illuminée, je ne sais plus en quel honneur. Nous avions entendu au coucher du soleil des salves de canon dont les échos roulaient dans ce cirque de montagnes comme impuissans à s’en échapper. Je descendis de l’hôtel. Des Cosaques avaient été lâchés dans cette partie de la ville, et avaient envahi le Club Naval, une vulgaire taverne. Là, toutes fenêtres ouvertes, débraillés, leurs blouses d’un vert bouteille sortant de leur ceinture, ils bondissaient aux sons d’un piano fêlé et scandaient leur gigue de hurlemens. Une foule compacte de Japonais les regardaient sans broncher. Les Cosaques étaient de grands hommes poilus, puissamment râblés, jaillis des profondeurs de la vie instinctive. Des lueurs farouches dansaient dans leurs larges prunelles d’enfans en délire. Tout à coup ils se prirent par la main, foncèrent sur la porte, qui sauta d’un de ses gonds, et se ruèrent dans la rue. J’eus l’impression que la foule japonaise serait écrasée. Mais elle s’écarta vivement, puis se reforma ; et les petits hommes jaunes aux yeux ternes les suivirent en silence, et semblaient pousser devant eux dans la nuit aveugle cette harde dont les bondissemens ébranlaient la terre.

Je me hâtai de secouer le malaise de ce spectacle le long des rues désertes qui grimpaient vers les temples. Au fond d’une sombre cour, un sanctuaire étincelait. Sur une table de laque, un jeune bonze, en robe beige et en écharpe de pourpre, était assis entre deux cierges dans la pose d’un Bouddha. Je crus d’abord à une statue, tant sa figure ascétique restait impassible. Il avait sous les yeux un pupitre avec un livre ouvert, et, derrière lui, des fleurs de lotus aux tiges d’or et les vagues splendeurs de l’autel. Accroupies autour des marches, les vieilles femmes appuyées à leur bâton et les jeunes femmes, leur enfant sur le dos, répétaient une infatigable litanie. Leur supplication montait vers lui comme vers un dieu vivant.

Les lumières de la rade commencèrent à s’éteindre. Dans le ciel translucide, où s’abîmait le dernier quartier de la lune, les collines au loin faisaient des masses bleu pâle. Mais la prière durait encore. Que demandaient aux dieux ces voix qui se brisaient en cadence et revenaient se briser aux pieds de ce jeune prêtre si beau dans son silence et son ardente maigreur ? Que leur demandaient ces femmes dont les fils, les frères, les maris se pressaient, au bas de la côte, sur les pas des Cosaques ?

J’éprouve à Nagasaki l’intérêt qui s’attache aux coins de terre où s’est livrée une grande bataille. Ce fut ici que, pour la première fois, il y a trois cents ans, l’Occident et le Japon se rencontrèrent. L’Occident fut vaincu, puis humilié. Le décor s’est si peu modifié que je songe aux récits de ces vieux Hollandais qui, à deux siècles de distance, nous signalent la même crevasse dans le même camphrier.

Sur ces flots arrivèrent les missionnaires espagnols et portugais, des hommes qui déployaient au service de leur foi l’énergie des explorateurs africains et des conquérans du Pôle. Leurs figures émaciées, dont tous les traits sont tendus vers la victoire ou le martyre, transparaissent sous la prose incolore où le Père Charlevoix les a pieusement ensevelis.

Quelques-uns d’entre eux me hantent, non les plus héroïques, mais ceux dont les défaillances me permettent de mesurer l’héroïsme des autres. Deux jésuites surtout. L’un, le Père Gago, après avoir accompli des prodiges et laissé de son âme sur toutes ces routes ensanglantées par les guerres civiles, fut pris soudainement, en pleine lutte, d’une invincible langueur. La flamme de ses yeux s’éteignit. On ne vit plus en cet apôtre qu’un énervé taciturne, qui n’ouvrait la bouche que pour prétexter des maladies et réclamer son ordre de départ. On l’embarqua. Il ne jeta pas même un regard sur ce pays qu’il avait rêvé de conquérir à son Dieu. Mais, pendant la traversée, la tempête assaillit le navire, et, dans l’imminence du danger, alors que matelots et capitaine avaient perdu la tête, il retrouva sa décision, son autorité, ses magnifiques vertus où l’on sentait un maître. Ce ne fut qu’un éclair au sein d’une nuit incompréhensible. La tempête passée, il retomba dans son mutisme et son indifférence. Rien ne put l’en tirer, ni les voyages, ni les bourrasques, ni sa longue captivité aux îles Salsates, ni sa délivrance. Il revint échouer à Goa et lentement acheva d’y mourir, sans qu’on l’eût jamais entendu s’enquérir du Japon où ceux qui avaient cru en sa parole agonisaient sous les tortures.

L’autre, le Père Provincial Ferreira, eut une destinée encore plus étrange. Le gouvernement japonais avait résolu d’extirper la religion étrangère, dût-il arracher des poitrines vivantes les cœurs où elle s’était enracinée. Il inventa des supplices. On suspendait les patiens par les jambes au-dessus d’une fosse immonde. Leur corps était serré de bandages qui empêchaient la suffocation immédiate ; et une de leurs mains restait libre, afin qu’ils pussent faire le geste d’abjurer. « On y souffrait un étouffement continuel, dit le Père Charlevoix, et le sang sortait par tous les conduits de la tête en si grande abondance que, si on ne saignait le martyr, il mourait sur-le-champ. Il se sentait tirer les nerfs et comme arracher les muscles avec des douleurs indicibles. Malgré cela, il vivait souvent jusqu’à neuf ou dix jours. » Le troisième jour, le Père Ferreira fit le signe. Les Japonais exultèrent. Le malheureux ignorait que son vrai supplice allait seulement commencer. Ils le tinrent en permanence devant l’autel du plus grand temple bouddhique, et là, à mesure qu’on y poussait les Japonais christianisés, il devait lui-même les exhorter à l’abjuration. Quand il faiblissait, ses geôliers le menaçaient de la fosse. Il tremblait alors de tous ses membres et disait ce qu’on voulait qu’il dit. Puis les autorités le forcèrent d’épouser la veuve d’un Chinois supplicié pour vol. Et il vécut longtemps avec elle en cette ville de Nagasaki. Mais où ? Comment ? Peut-être sa figure ressortira-t-elle un jour de quelque archive japonaise, car il fut sans doute, et jusqu’à sa tombe, l’objet d’une surveillance étroite et de nombreux rapports. Je ne parviens pas à m’imaginer la vieillesse de cet homme, et son histoire m’obsède comme un extraordinaire roman dont les derniers chapitres seraient perdus.


Et je revois maintenant les commerçans de Hollande prisonniers volontaires dans cet îlot de Deshima que jadis un pont de bois reliait à la ville et que la ville, empiétant sur la mer, s’est maintenant annexé. Un poste de samuraï gardait l’entrée du pont. Les relégués n’en sortaient qu’à la solennité du temple d’O Suwa, dont les portiques de bronze et les remparts de forteresse s’élèvent toujours au penchant de la colline. On les y conduisait sous bonne escorte, et, par surcroît de précautions, on les comptait au départ et on les comptait au retour. Ils vivaient sur cette langue de terre dans la sévérité claustrale qu’imposaient souvent à leurs commis les Comptoirs Hanséatiques, mais que la défiance et le mépris des Japonais rendaient plus insupportable. Les Européennes n’y étaient point admises. Un officier, préposé à cette fonction, leur amenait de petites dames aux lèvres peintes qui s’occupaient de leur ménage et, suivant l’expression de l’un d’eux, « leur procuraient quelque confort domestique pendant les longues nuits d’hiver. » Les enfans qu’ils avaient d’elles disparaissaient dans la fourmilière japonaise. D’aucuns prétendent qu’on supprimait les mâles. Tous les six mois, un navire battant le pavillon de la Hollande arrivait, frété de sucre, d’épices, de laine, de coton, de caoutchouc, de mercure et d’ivoire. C’était le grand événement de la ville. Nous avons de la peine à concevoir l’effroyable éloignement où se condamnaient ces volontaires de la fortune, et plus de peine à nous expliquer que, pendant deux siècles, ils se soient placidement soumis aux insolences des Japonais. Mais, dans les ténèbres où le Japon s’était dérobé, Deshima brillait comme un récif d’or : ils s’y incrustèrent sous les outrages.

Cependant leur avarice fut profitable à l’humanité. Ils hébergèrent, en qualité de médecins, des savans, les Allemands Kaempfer et Siebold, le Suédois Thunberg ; et ces voyageurs, dont les livres furent traduits presque dans toutes les langues, rattachèrent au roc du Japon le câble de sympathie humaine si tragiquement rompu dans les mains des premiers missionnaires. Chaque fois que j’eus recours à eux, j’admirai la richesse de leurs informations, la sûreté de leur intelligence. L’idée de supériorité ou d’infériorité des races ne brouillait pas plus leur jugement que le souci littéraire ne dénaturait leurs impressions. Ils n’observaient point les peuples étrangers avec un détachement hautain ou une sentimentalité de dilettante plus orgueilleuse encore. Mais on sent dans leurs rudes in-folio un tel appétit de la science, une telle avidité de sortir d’eux-mêmes et de comprendre d’autres êtres, que je ne puis fouler sans émotion les pierres de Deshima, où péniblement, dangereusement, ils réunirent des matériaux inestimables. Il me semble visiter les ruines d’une geôle qu’un merveilleux travail de ses captifs aurait à tout jamais ennoblie.


Et ce passé qui me retient ne me distrait guère du présent. Je suis peu sensible aux gentillesses industrielles dont les habitans de Nagasaki amusent l’Européen. Ils exagèrent le Japon ; ils en exploitent les drôleries. Mais, dès qu’ils oublient de jouer leur rôle, si je surprends dans leurs yeux un regard de défiance ou de haine, ce regard m’est aussi précieux qu’une étincelle à qui remue de la cendre.

Il y a une trentaine d’années, lorsque les missionnaires catholiques réapparurent, à peine tolérés par le gouvernement, quelques Japonaises visitèrent un matin leur chapelle et soudain, devant la statuette de la Vierge et de l’Enfant Jésus, elles manifestèrent une étrange émotion. On les interrogea, et l’on apprit qu’elles appartenaient à de vieilles familles chrétiennes qui, depuis deux cent cinquante ans, se léguaient, dans le mystère et le tremblement, des formules de prières, des rites devenus plus bizarres que des sorcelleries. L’image de la Vierge s’était ainsi transmise de nuit en nuit, de génération en génération ; et les derniers échos de la cloche portugaise ne s’étaient pas encore évanouis dans ce milieu fermé, lorsque les missionnaires français rebâtirent un clocher. Mais le souvenir des persécutions subsistait avec la même ténacité au cœur des gens de Nagasaki. Nulle part peut-être la propagande chrétienne ne rencontre plus de sourde hostilité. L’idée des sanglans maléfices reste associée au fond d’eux-mêmes à l’idée de l’Européen. Nous sommes toujours pour eux, et sans peut-être qu’ils s’en rendent bien compte, ceux dont il faut se méfier, ceux qui ont apporté sur leurs navires des causes de massacre et de terreur.

Et nous sommes aussi des gens grossiers, inhumains. Les vieillards vous parleront encore de la traite des esclaves que faisaient les Hollandais. Ah ! ces rares vieillards qui consentent à desserrer leurs lèvres, comme leurs paroles sont parfois instructives ! L’un d’eux, aussi maigre qu’un sarment de vigne où l’on aurait mis une robe à sécher, me racontait ses souvenirs mêlés du souvenir de ce qu’on lui avait raconté. Il insistait sur la saleté des matelots hollandais et sur la cruauté de leurs officiers. Les officiers frappaient les esclaves et les coolies comme des esclaves. Je croyais entendre un de ces « idolâtres » qui, indignés de la conduite des marchands portugais, demandaient aux missionnaires du XVIIe siècle « s’il fallait être chrétien pour se livrer à de si honteuses passions. »

Et le vieillard ajoutait :

— Depuis ce temps, je crois que vous avez fait des progrès.

C’est ce que nous disons souvent aux Japonais, en les félicitant…

J’ai voulu voir le cimetière où l’on enterrait les morts de Deshima. Nous prîmes un sampan dont le batelier ne savait de ma langue que trois mots qu’il répétait à chaque instant : Dis donc, M’zieu ; et de l’autre côté du port, en face de la ville, nous abordâmes au pied de la colline d’Isana qu’on appelle la Colline des Russes. Le gouvernement avait en effet accordé aux Russes la jouissance du village d’Isana où ils pouvaient éviter les rencontres avec les matelots anglais, et surtout parler et s’enivrer sous la surveillance des serviteurs et des femmes que leur choisissait la police secrète.

Ce village en escalier, qui de loin scintillait au soleil, était ignoble. Nous marchions dans les ordures et les bouteilles cassées. Aux portes des taudis, des barils défoncés gardaient encore leur chantepleure. Des filles, pieds nus, tristement provocantes, sortaient de leurs boutiques. Nous entendions derrière nous le batelier qui nous avait suivis : Dis donc, M’zieu ! Dis donc, M’zieu ! Çà et là, une maison close, entourée d’un jardin à demi japonais, souriait discrètement, oubliée dans la débauche, vierge d’éclaboussures. Et la nature étendait ses rameaux, allongeait ses grandes herbes, épanouissait ses fleurs grimpantes, recouvrait de son mieux la grossièreté des hommes.

Le village se terminait au-dessous d’un temple bouddhique, qui me parut abandonné ; et nous fûmes bientôt parmi les tombes. Ombragés d’araucarias et de camphriers, les cimetières s’étageaient comme de petites rizières. On apercevait à travers les arbres un coin de la baie où les paysans brûlaient des herbes ; et le silence était tel que nous percevions le grésillement de leurs feux. Je ne vis d’abord que des mausolées russes, blancs et bordés de bleu, et des tombes chinoises qui affleuraient la terre et ressemblaient à des bassins de fontaines taries. Enfin, je découvris sous la mousse de grosses dalles dont le temps avait rongé les bords et les inscriptions. Sur quelques-unes cependant on pouvait déchiffrer la date du XVIIIe siècle. Les tombes récentes étaient surmontées de la croix ; mais ces vieilles dalles ne la portaient point. Ceux dont elles recouvraient la dépouille avaient dû, pour gagner un peu d’or, la fouler aux pieds sur le quai de Nagasaki. Les Japonais les y contraignaient, et ne leur permettaient pas plus d’en graver leur pierre funèbre que de chanter des psaumes dans leur factorerie.

Pauvres gens ! Ils avaient si grand’peur de s’aliéner les maîtres que leur passion des bonnes affaires leur avait créés ! Siebold nous les représente en 1826 vêtus à l’ancienne mode des personnages de Van Dyck, car, en ce temps-là, les Japonais n’aimaient pas le changement, et ça les eût dérangés de ne plus voir les habits de velours et les chapeaux à plumes. Quand, tous les deux ou trois ans, ils se rendaient en ambassade à la cour du Shogun, on les y faisait danser et se donner des baisers comme en Europe, ce qui divertissait infiniment les petites dames agenouillées derrière leurs écrans de soie.

Mais le soir, dans leur auberge que la foule assiégeait, ils recevaient des visites. Et des Japonais, même des Princes, anxieux, Iles interrogeaient sur l’astronomie, sur l’histoire naturelle, sur la médecine, sur les étonnans secrets qu’on savait en leur possession. Ces parias se sentaient à leur tour de grands seigneurs. Ils révélaient à leurs élèves d’un soir l’immensité en même temps que la petitesse de notre planète. Ils leur dévoilaient les mystères du corps humain. Ils leur enseignaient tout, sauf que, chez les nations civilisées, l’argent n’avait pas la même valeur que l’or. Ce n’était qu’un détail, mais sur lequel leurs opérations financières exigeaient le silence. Et les Japonais d’alors ne pouvaient pas leur dire ce qu’un samuraï de ma connaissance disait un jour à une Européenne : « Vous avez la peau blanche comme l’argent ; nous, jaune comme l’or. L’or vaut beaucoup mieux que l’argent. »

Puis, quand ils rentraient dans leur réclusion de Nagasaki et qu’ils comptaient déjà les heures qui les séparaient du grand retour, la mort arrivait pour quelques-uns d’entre eux avant le bateau de Hollande. Je me figure que les derniers momens de ces hommes, nés chrétiens et libres, devaient être parfois singulièrement durs. Ils traversaient dans leur cercueil la rade étincelante où les collines ont des façons si douces de vous emprisonner. Comme aujourd’hui, les paysans, les mêmes paysans, enflammaient des monceaux d’herbes au bord des grèves. Mais des officiers japonais, qui portaient les deux sabres, les accompagnaient jusqu’au cimetière et s’assuraient qu’on les avait bien enfouis, qu’on avait bien piétiné la terre, qu’ils ne bougeraient pas, qu’ils resteraient là aussi tranquilles que s’ils n’eussent jamais quitté la Hollande…


II. — EN MER

Je m’embarquai de Nagasaki pour Kagoshima dans un méchant bateau de seconde classe, le seul qui partît ce jour-là. C’était un bateau dont les couloirs et l’entrepont n’étaient point faits à la taille des Européens et qui promenait sur la mer toutes les mauvaises odeurs des ruelles de Nagasaki. Je me disposais en conséquence à vivre au grand air pendant les vingt-quatre heures de la traversée. Mais à peine étions-nous sortis de la rade que l’averse tomba. Je rejoignis les quatre passagers japonais dans l’étrange cabine qui nous servait de salle à manger et de dortoir. Elle se composait d’une estrade inclinée au pied de laquelle une banquette courait en demi-cercle. La banquette et l’estrade étaient recouvertes de nattes. On pouvait s’asseoir sur la banquette ; on ne pouvait que s’étendre sur l’estrade. Au milieu de l’étroit panneau qui formait le fond de la pièce, une glace, dans son encadrement doré, jetait des reflets verdâtres, et l’ombre d’une lampe suspendue au plafond y oscillait à tous mouvemens du navire.

Vers onze heures du soir, je profitai d’une accalmie pour m’échapper sur le pont. Nous avions stoppé dans un golfe silencieux. On distinguait de faibles lueurs au ras de la grève. Des deux côtés, les masses difformes des pins semblaient bondir sur les flots comme les deux ailes d’une armée fantastique. La forte rumeur de la mer nous pressait par-dessus les îles qui resserraient notre horizon. De nouveau les nuages crevèrent, et je redescendis au salon où mes compagnons dormaient. Je me couchai dans un coin, la tête appuyée sur un oreiller de bois pas plus grand qu’un fer à repasser. Mais, dès que le roulis et le tangage recommencèrent, nous nous mîmes à glisser le long des nattes en pente. Tantôt nous étions arrêtés par le rebord de la banquette ; tantôt nous allions nous heurter l’un contre l’autre, et nous nous réveillions nez à nez. Chacun tirait de son bord, regrimpait à la force des poignets et se rendormait sous la lumière oscillante que répétait la glace.

Le jour revint : la lampe s’éteignit d’elle-même et nous empesta. On nous apporta un riz qui sentait la moisissure et des légumes à demi pourris. La bourrasque grossissait en tempête. Nous continuions de naviguer au milieu de rochers et d’îlots couleur de suie. Depuis plus de vingt-quatre heures, je n’avais pas perçu l’écho d’une voix humaine. Matelots et officiers, devenus aphones sous la tourmente, ne correspondaient que par gestes. Le cuisinier qui nous servait avait l’air trop dégoûté de sa cuisine pour y ajouter un seul mot ; et mes quatre compagnons paraissaient avoir grandi dans le plus profond dédain les uns des autres. Le crépuscule nous envahit. Nous reprîmes nos positions et nos somnolentes glissades.

Tout à coup le bruit de la mer et des vents cessa. Des pas retentirent ; des interjections sonores se croisèrent. Ma valise se leva. Je sentis des mains qui me poussaient doucement vers la porte et qui doucement, à travers des enroulemens de cordages, me guidèrent sur une planche flexible. Un essaim de lanternes sautillait devant moi, multipliées au clignotement sombre des flaques d’eau. Et je fus entouré de bienvenues et de sourires. Et l’on se réjouit grandement que, malgré la tempête, j’eusse fait un aussi bon voyage. Et vite, vite, on m’apporta du thé, des gâteaux, et, dans la petite pièce blonde où la lampe luisait comme un clair de lune, on déroula pour mon sommeil des couvertures de soie. Les servantes trottinaient actives, souriantes, plus éveillées que des souris de vingt jours. Je demandai l’heure : on me répondit que le bateau avait quinze heures de retard, que minuit était sonné depuis longtemps, que le ciel rasséréné annonçait une belle journée et qu’aussitôt mon réveil, on me prierait de monter sur le toit de l’hôtel, afin que je visse d’un premier coup d’œil, et dans toute sa grandeur, la noble ville de Kagoshima.


III. — LA VILLE DES TOMBEAUX

Le passé glorieux et l’histoire moderne du Japon se dressent à chaque pas dans cette ville de quatre-vingt mille âmes, une des plus anciennes de l’archipel et la plus méridionale, qui s’étend sur la courbe d’une baie profonde, au pied d’une colline funéraire et en face d’un volcan.

Ce qu’elle fut jusqu’au milieu du siècle, ses largos rues de maisons basses, séparées par leurs jardins, l’indiquent encore : une ville de samuraï. Ses Daïmio, les Shimadzu, possédaient en fief la province de Satsuma, dont les chevaux, les orangers, les arbres à cire, les cèdres, les camphriers, le coton, le riz, le thé, les mettaient au rang des princes les plus riches de l’Empire. Leur éloignement leur avait assuré une demi-indépendance. Ennemis héréditaires des Tokugawa, qui avaient usurpé le pouvoir, ils attendirent deux siècles l’occasion de secouer un joug dont ils eussent essayé de s’affranchir plus tôt si le sentiment de leurs immunités ne leur en avait adouci la rigueur. Ils déguisaient à peine leurs tendances séparatistes. Leurs samuraï, au nombre de quarante mille, répartis dans toute la province, en occupaient les passages et, même cultivateurs, s’entraînaient à la guerre. Ce furent des hommes réputés pour leur droiture, mais âpres, bornés comme leur horizon. Ils menaient une vie d’exercices violens et de saké. Ils poussaient souvent le mépris de la femme jusqu’à ses conséquences les plus vicieuses. Leurs filles étaient élevées à l’orientale, loin des hommes, et le mariage n’était pour elles qu’une sombre et brutale initiation. Les enfans apprenaient une danse que dansaient aussi les hommes et que dansent encore les vieillards : une sorte de pyrrhique où le danseur armé d’une lance fait front de tous côtés à des ennemis imaginaires. On leur enseignait l’escrime et l’équitation et, sans les assouplir aux manières cérémonieuses des habitans du centre, on leur inculquait une politesse hautaine, une courtoisie un peu sèche. Le peuple tremblait sur leur passage. Et, durant les deux siècles de paix que les Tokugawa régnèrent, on pourrait presque dire que leurs petits chevaux blancs restèrent harnachés, et que, les sabres à la ceinture, ils épièrent le boute-selle de la guerre civile.

L’arrivée des Européens, vers 1850, et l’affaiblissement du pouvoir shogunal les jetèrent dans des alternatives de révoltes tumultueuses et de sourdes fureurs. En 1863, l’escadre anglaise, pour venger l’assassinat d’un sujet britannique, bombarde leur capitale. Cinq ans plus tard, ils se revanchent sur les troupes du Shogun, et le Sud est vainqueur au cri de : Mort à l’Étranger ! Mais la Restauration Impériale, où la féodalité craque de toutes parts, ne leur paraît qu’une sacrilège duperie. Les divisions éclatent au milieu d’eux. Cette vieille province avait mûri, dans l’ombre et le silence, des esprits politiques audacieux, clairvoyans, et qui s’épanouirent soudainement à la façon des fleurs séculaires. C’est de Kagoshima que sont sortis les plus grands réformateurs, comme Okubo, transfuges de la petite patrie et fondateurs de la patrie moderne. Mais c’est à Kagoshima que le Japon rétrograde ramassa son énergie forcenée et en fit un héroïque désespoir. Tous ceux que les innovations blessaient dans leur âme et dans leurs intérêts s’y étaient repliés autour du chef de leur clan, l’énorme et taciturne Saïgo. La ville avait été mise sur un pied de guerre. Des milliers d’élèves, qui avaient déjà vu le feu, se pressaient aux Ecoles Privées où Saïgo, par sa seule présence, exaspérait leur ardeur. Ce fut la Vendée japonaise.

Le 17 février 1877, cet homme dont on n’a jamais connu le plan, et qui semblait obéir plutôt à la fatalité des circonstances qu’à une politique réfléchie, quittait sa ville à la tête de quatorze mille samuraï dont chacun s’était armé à ses frais et emportait dix yen dans sa poche. Il heurta les troupes impériales aux environs de Kumamoto. D’un côté comme de l’autre, on ne savait au juste pourquoi l’on se battait. Mais on sentait qu’il était de toute nécessité que du sang fût versé et que quelque chose mourût. Les Satsuma, qui ne pensaient lutter que pour le privilège de conserver leurs deux sabres et leur antique coiffure, incarnaient tout un faisceau de traditions caduques dont l’avenir du pays commandait la disparition. Ils étaient vraiment les morts qu’il faut qu’on tue. On ne les tua pas facilement. Ceux qui connaissaient l’histoire de cette guerre ne durent éprouver aucune surprise au récit des exploits japonais devant Port-Arthur. Leur mépris de la mort inventa des stratagèmes incroyables. Du haut en bas des collines, les rebelles faisaient rouler des barils et, dans chaque baril, un homme armé. Il s’en dégageait, attirait l’attention des avant-postes, et, pendant que les soldats débusqués et accourus s’occupaient à le massacrer, ses camarades dirigeaient sur eux le feu de leurs canons. Saïgo, battu, cerné, trompa ses adversaires, et, au moment même que le gouvernement de Tôkyô se félicitait de la victoire, il traversait les lignes ennemies à la faveur du brouillard, écrasait un détachement d’Impériaux, et se rejetait dans Kagoshima, d’où les autorités civiles se sauvaient sur un navire de guerre.

La rentrée subite de ce taureau ensanglanté frappa de stupeur et d’admiration. Il se retrancha derrière la ville, au sommet du Shiroyama, avec cinq cents hommes, dans des trous qui ne méritent pas le nom de cavernes. Et quinze mille soldats de l’Empereur les enveloppèrent. Le bombardement dura des jours et des nuits. Saïgo voyait tomber autour de lui l’élite de ses Ecoles. Enfin on ordonna l’assaut : un boulet l’atteignit à la cuisse ; il lit un signe à son dernier lieutenant, Hemmi, qui de son lourd sabre lui trancha la tête. Un de ses serviteurs prit cette tête, mais il l’enterra si précipitamment que les cheveux sortaient de la poussière et que, le lendemain, un coolie la découvrit et l’apporta dans la cour du temple où le vainqueur dénombrait les cadavres.

La guerre civile avait coûté au gouvernement deux cent dix millions. Cinquante mille maisons avaient été détruites ; trente-cinq mille hommes, blessés ou tués. Sur les quarante-deux mille accusés qui passèrent à Nagasaki devant la cour martiale, trois mille furent condamnés à quelques années ou à quelques mois de prison ; vingt seulement, décapités. Peu de gouvernemens, victorieux d’une rébellion si redoutable, donnèrent un tel exemple de mansuétude. Les Japonais au pouvoir comprirent que les rebelles avaient été surtout des victimes. Et tous respectèrent ces ennemis vaincus, dont l’héroïsme mal employé attestait cependant que la race n’avait point dégénéré et qu’on pourrait compter sur elle dans les guerres étrangères. Songeons aussi que, seules, les idées divisent irrémédiablement les hommes. On n’en triomphe ni par le fer, ni par le feu, ni dans le sang. Le combat qui les a terrassées n’a point prouvé qu’elles avaient tort. Ici, l’absence d’idées facilita la tâche des pacificateurs. Les Satsuma acceptèrent en silence une défaite qui contrariait leurs intérêts mais qui n’humiliait point leur pensée. Et pas plus qu’ils ne rêvèrent de représailles, ils ne rendirent Saïgo responsable des ruines accumulées.

Sur la hauteur qui domine la ville et la baie, ses fidèles, rangés à sa droite, à sa gauche et derrière lui, semblent avoir gardé sous leurs pierres funèbres leur dernier ordre de bataille. Ils sont là comme les dieux protecteurs de la cité. On a institué en leur honneur une grande fête qui revient chaque année, et, les deux fois que je suis monté vers leurs tombes, j’y ai trouvé des fleurs nouvelles.

A quelque distance de ces tombes si pieusement entretenues, près de la mer, dorment les soldats des troupes impériales. Mais leurs femmes ni leurs enfans n’habitent Kagoshima. Ce sont des étrangers dont personne ne lave et ne fleurit les pierres abandonnées. Les gens ont tant d’autres cimetières qui leur tiennent plus au cœur ! On se promènerait du matin au soir à travers les morts. Lorsque j’y étais, on achevait d’embellir la route tracée, pour les obsèques nationales, jusqu’au sépulcre du vieux prince Shimadzu, le dernier défunt de la famille. Cinquante lanternes s’y alignaient dont chacune portait en noir le nom de son donateur. Et, de cette colline splendidement ombragée, je parcourais une plaine qui n’était qu’une houle de tombes.

Une génération de soldats a grandi depuis que ces événemens se passèrent. Les traces des bombardemens subsistent encore. Mais on a rebâti les quartiers saccagés, et les rues des samuraï sont habitées aujourd’hui par des avocats, des médecins, des professeurs, des fonctionnaires. Les Ecoles Privées de Saïgo ont disparu. En revanche, les écoles du gouvernement et d’autres écoles se sont multipliées : on n’en compte pas moins de six cent quatre-vingts dans la province. Et, comme la vie n’est pas chère à Kagoshima, les étudians y affluent.

Du temps que j’habitais Kyoto, je découvrais chaque jour un nouveau temple ; lorsque j’étais à Osakâ, on m’offrait chaque matin de me mener à une nouvelle usine. Ici, je ne sors des cimetières que pour entrer dans des écoles. J’ai assisté aux jeux athlétiques des Ecoles Secondaires Supérieures et à la distribution des diplômes de l’Ecole d’Agriculture. J’ai vu, à l’Ecole Commerciale, des jeunes gens qui se vendaient leurs denrées fictives, cargaisons de coton, chargemens de camphre, montagnes de sucre. Ils signaient des traites, payaient des échéances, faisaient tour à tour faillite et fortune dans les règles. J’ai traversé des cabinets de physique et d’histoire naturelle entièrement neufs, mais déjà préservés des curiosités indiscrètes par une vénérable couche de poussière. On m’a développé les programmes d’enseignement : depuis la plus haute antiquité chinoise jusqu’au règne d’Edouard VII, toutes les inventions et conceptions de l’esprit humain y sont représentées. La femme elle-même participe à cette prodigalité de science. Instituteurs et institutrices suivent les mêmes cours à l’Ecole Normale. L’Ecole Industrielle compte cinq cents jeunes filles de la noblesse et du peuple qui, pour une trentaine de francs par an, apprennent le tissage, la broderie, la couture, la teinturerie, les fleurs artificielles, et font, avec une propreté de ménagères hollandaises, des cuisines scientifiques dans leur laboratoire de chimie… Et pendant que maîtres et élèves travaillaient ainsi à « s’européaniser, » les soldats, les petits soldats, fils de la rébellion, plus chétifs, — car leurs mères appauvries ne les nourrirent que de millet, — descendaient vers la ville, par groupe de deux ou trois, la main dans la main, silencieux, d’un pas rythmé. La discipline marchait avec eux sur la grand’route ensoleillée…

A mesure que je visitais ces écoles, un sentiment de respect et d’admiration grandissait en moi. Je ne me dissimulais point tout ce qu’elles avaient de superficiel, d’incomplet, de prétentieux et même, d’incohérent. Mais sur cette pointe extrême du Japon, dans cette province de l’Empire la plus inaccessible aux idées européennes, dans cette ville de vaincus avantageux, où la caste des nobles régnait depuis plus de mille ans sans partage et sans conteste, je ne m’attendais pas à trouver un peuple d’apparence uni, marchant du même pas que ses vainqueurs du Nord, se pliant à la même discipline étrangère, presque orgueilleux de supporter aujourd’hui ce qu’il abhorrait hier. Je vois bien les bénéfices que les plébéiens en ont retirés. Mais leur opinion n’a pas compté. La Révolution japonaise, commencée comme une révolution de palais, s’est achevée dans une révolte militaire. La plèbe qui devait en profiter n’y a joué aucun rôle. Et le spectacle de Kagoshima, ancien repaire des privilèges féodaux transformé en cité presque démocratique, me paraît très révélateur de la vitalité souple et puissante du peuple japonais.

Mais ne reste-t-il de l’antique Kagoshima que des murs écroulés et des tombes ? Gardons-nous de croire que son esprit n’a pas entièrement abdiqué. Femmes et jeunes filles, on devine qu’un long mépris pèse encore sur leur sexe. Dans le peuple, beaucoup d’entre elles laissent pendre leurs cheveux à peine serrés à la nuque. Dans les écoles, chez les filles de la noblesse comme chez celles de la campagne, nulle coquetterie, nul raffinement de toilette. Les figures sont généralement laides, lourdes, carrées, mais avec une expression de franchise et de bonne volonté qui supplée à la grâce de l’éternel sourire.

Les jeunes gens ont hérité de leurs pères une grossière répugnance à ce qu’ils appellent la lâcheté de l’amour. Aujourd’hui, comme autrefois, l’étudiant qui aimerait une jeune fille, et qui se commettrait avec elle, serait taré : ses camarades le chasseraient et chasseraient quiconque lui adresserait un salut. Les théâtres, tous mauvais, ne sont fréquentés que par la canaille. Mais les Ecoles Privées de Saïgo, ces fameuses Écoles où s’exaltait l’esprit des Satsuma, se sont reformées d’une manière assez curieuse. La ville possède dix sha ou écoles de quartier, absolument indépendantes du gouvernement. Quelques-unes ne sont que des hangars. Les étudians s’y réunissent afin d’y répéter leurs cours sous la direction d’un homme qui remplace l’ancien chef de clan. Ils organisent des associations rivales, des espèces de « nations, » dont les membres se surveillent et rigoureusement s’affermissent dans leur vieux principe de l’honneur. Ce n’est pas, le désir de s’instruire qui les y pousse, car, sauf l’étude du chinois, les matières qu’on leur enseigne ne les passionnent guère ; mais ils y respirent une atmosphère saturée des vapeurs de l’ancien temps. Ils en sortent armés de gourdins et chantant des chansons guerrières, — des chansons à réveiller les morts ! Et leurs morts, s’ils se réveillaient, ne s’étonneraient en vérité que de leur voir des bâtons dans les mains au lieu de sabres à leurs ceintures.

Ces jeunes gens nous dévisageraient volontiers comme si nos yeux profanaient leur terre. Mais plus je sens leur instinctive répulsion, plus j’admire qu’ils sachent la brider. On leur a signifié que leur pays ne croîtrait en force et en honneur que par l’assimilation des idées et des méthodes européennes. Et, bien que ces méthodes et ces idées leur soient odieuses, ils en ont commencé l’apprentissage. Leur fierté patriotique a presque étouffé leur orgueil nobiliaire. Ils acceptent d’être nos élèves, avec la naïve pensée qu’ils seront bientôt nos maîtres. On retrouve affichés en eux tous les défauts des demi-savans qui n’ont point conscience de leur ignorance. Mais ne sommes-nous pas toujours tentés d’attacher un trop grand prix à la vertu de l’instruction ? La communauté des sentimens est autrement importante ! L’histoire nous montre que le Japon, travaillé par l’anarchie, n’a réalisé son unité que dans sa haine contre l’étranger et dans sa volonté de s’égaler à lui. Cette haine a pris toutes les formes : le mépris, la ruse, la flatterie, la curiosité. Je la préfère sous les dehors rugueux où nous la présentent les Satsuma. Peut-être l’intérêt du Japon n’exige-t-il pas encore qu’elle disparaisse tout entière. Certains peuples ont une surabondance d’humeur combative qui, dès que la crainte ou la défiance de l’étranger ne l’absorbe plus, se résorbe en eux-mêmes et les empoisonne.

C’est pourquoi la ville de Saïgo m’a laissé l’impression d’un Japon rude et sombre, au sein d’une nature resplendissante, mais dont la rudesse me reposait des aménités parfois frauduleuses du Japon central.

Le gentilhomme écuyer, le kerai, du vieux prince Shimadzu, mort quelques mois auparavant, m’ouvrit les portes de l’habitation seigneuriale où demeuraient encore les femmes du prince et les cadets de ses enfans. L’une d’elles, que je ne vis point, était toute jeune. Un ou deux ans avant de mourir, le jour des grandes courses, le Prince l’avait remarquée pour sa modestie et avait ordonné qu’on la lui amenât, car il avait gardé les usages et les privilèges de ses ancêtres. Il vivait à l’écart, entouré de médecins chinois ; et, comme lui, ses fils portaient l’ancienne coiffure. Le lendemain de ses funérailles, on les a fait tondre à l’européenne, et l’aîné est parti pour Tôkyô. Son palais de Kagoshima avait été démoli ; mais les Shimadzu possédaient de nombreuses maisons de campagne. Il se retira dans la plus belle, près de la ville et de la mer, en face de Sakura, l’île volcanique aux sources d’eau chaude et aux pentes herbeuses, dont le volcan s’élève avec la même grâce que le mont Fuji.

Cette résidence se distingue à peine de la colline où elle s’appuie et de la forêt qui l’enveloppe. Elle se cache, et c’est un monde. La maison en bois clair est d’une simplicité que rehausse ça et là un objet d’art infiniment précieux : une coupe, un vase, un écran, une peinture. Il suffit d’un seul de ces bijoux, et la pièce en est meublée comme si elle avait été faite uniquement pour le contenir. De temps en temps, le plancher rend sous nos pas un cri plaintif qui, dans ces demeures où l’on marche toujours sans chaussure, avertit les maîtres toujours défians qu’un serviteur ou qu’un visiteur approche. Les jardins et le parc, enrichis de plantes exotiques et d’essences tropicales, — car le prince était horticulteur, — d’un côté descendent vers la mer, et, de l’autre, se perdent dans la montagne où ils deviennent par dégradations insensibles de plus en plus sauvages. Ils renferment dus hameaux et de petites cités ouvrières. Un escalier couvert de mousse et d’ombre conduit à la manufacture où le prince fabriquait ses fusils de chasse. Un peu plus loin, voici, dans leur installation primitive, des machines à concasser les blocs aurifères ; puis des huttes et des fours de potier, et une petite exposition des merveilleuses faïences craquelées qu’on appelle « vieux Satsuma. » Sans sortir de sa résidence, le prince surveillait ces nombreux travaux. On vendait à la ville ses poteries et ses récoltes. Et cet homme, qui semblait rechigner à l’appât des nouveautés, n’en avait pas moins fait installer la lumière électrique jusque dans ses lanternes de pierre.

Au détour d’une allée, mon compagnon se plia en deux, et j’aperçus, à quelques pas de nous, un petit garçon de cinq ou six ans, le dernier né des Shimadzu. Il était charmant.

— Que Votre Grâce veuille bien saluer Monsieur, lui dit sa nourrice.

Cet amour de louveteau, à qui la présence d’un barbare causait un étonnement mêlé d’impatience, recula tout en fixant sur moi ses yeux adorablement sincères.

— Je ne veux pas le saluer ! répondit-il.

Et, pendant que nous nous éloignions en souriant, il resta planté au milieu de l’allée, furieux et songeur.

Le soir même du jour où j’avais visité cette demeure de Daïmio, je dînais en compagnie du préfet, un ancien Daïmio, non de Kiushu, mais du Nord. Il était de nature beau parleur ; mais la liberté de son entretien venait en grande partie de ce que nous étions l’un et l’autre, à un degré différent, des étrangers à Kagoshima. Il avait remplacé un préfet envoyé comme lui d’une province lointaine et dont les efforts s’étaient brisés contre l’entêtement des Satsuma qui ne voulaient être administrés que par un des leurs. Le gouvernement avait tenu bon, et le vicomte Kano s’était fait accepter dans la place.

Nous parlions des gens de Kagoshima et des difficultés pour un fonctionnaire à gagner leur confiance.

— L’esprit samuraïque demeure encore vivace, me disait-il, et nous évitons autant que possible de le froisser. Dans les campagnes, où vivait la noblesse armée, nous ne nommons que des instituteurs, descendans de samuraï. Les diverses classes se fondent plus rapidement à la ville. Mais, lorsque je suis en tournée et que je préside des réunions, vous n’imaginez point mon embarras : si je parle pour les samuraï qui garnissent les premiers bancs, les paysans ne me comprennent pas ; si je parle pour les paysans, les samuraï s’endorment. Ils ne s’entendent les uns et les autres que dans l’admiration de Saïgo. Seulement, ne leur demandez pas ce que Saïgo voulait faire : ils n’en ont jamais rien su ! Saïgo représente à leurs yeux l’honneur sous sa forme antique, tout ce qui est mort, tout ce que la mort a transfiguré, tout ce qu’on ne reverra plus. Quand on a enterré le prince Shimadzu, les vieux hommes pleuraient. Sa famille n’est pourtant pas éteinte, et on le respectait plus qu’on ne l’aimait. Mais il était le dernier prince féodal, et c’était encore Saïgo qu’on pleurait en lui… Et moi aussi, j’ai été prince ! Je ne regrette pas ce temps-là : il me semble que j’ai passé ma jeunesse en captivité. Les Daïmio ne jouissaient d’aucune liberté, d’aucun plaisir. De dix heures du matin à onze heures, chaque jour, nous étions obligés de recevoir le salut de nos serviteurs. Les repas-étaient, interminables, et nous mangions toujours, toujours froid ! Avant la Révolution, j’oserais presque dire que j’ignorais le goût du riz chaud ; car les cuisines étaient fort éloignées, le riz se transmettait de mains en mains, et souvent, au moment de vous être servi, il reprenait le chemin de l’office, parce qu’un œil vigilant y avait découvert un grain écrasé, un pauvre petit grain ! Ceux des Daïmio qui ne s’intéressaient à rien se levaient très tard et tuaient le temps en compagnie de leurs femmes. Ils en avaient huit ou dix. On s’amusait à tourner des poésies chinoises ; on jouait aux devinettes… Vers dix heures, tout le monde se couchait. Et nous nous sentions très surveillés ! Nos samuraï étaient plus dévoués à notre maison qu’à notre personne. Ils avaient moins le désir de nous plaire que le souci de nous maintenir dans les traditions. S’ils estimaient que leur Daïmio compromettait l’honneur ou les intérêts de son daïmiate, ils le supprimaient…

Il s’arrêta un instant. Nous dînions sur une véranda, et l’on n’avait point allumé, car la soirée était toute claire. Les grenouilles coassaient sous les roseaux du jardin, et un chat, immobile à l’extrémité d’un petit pont de pierre, écoutait leur musique. De l’autre côté du chemin, un filet d’eau, dans une rigole de bambou, ruisselait d’un vieux mur velouté de mousse. De temps en temps, des écuries du préfet, un cheval hennissait, le cheval qu’un Prince de la famille impériale, mort à Formose, lui avait légué et qu’il soignait comme un ami. Et plus loin des trompettes enfantines égrenaient leurs sons fêlés sur la pente des rues élargies par le silence et la blancheur du soir.

Le vicomte Kano releva son visage osseux, un visage qui vous faisait penser : Mon Dieu, que cet homme a failli être laid ! Mais d’où vient que de ses tempes déprimées, de son nez trop court, de sa bouche trop large, de sa peau couturée, se dégage tant de séduction ?

— Les enfans de Kagoshima, dit-il, sont enragés à sonner dans des trompettes ! .. » Et retournant à ses souvenirs : « Oui, nos samuraï supprimaient quelquefois leur Daïmio. Et peut-être n’avaient-ils pas tort ! Mais quelle fidélité aux jours d’épreuves ! Quel désintéressement ! Combien de Daïmio leur durent de ne pas tomber dans la misère ! La Révolution a dissous les clans, mais elle n’a pas délié de leurs obligations le cœur de ces hommes. Je connais, hélas ! d’anciens Daïmio très riches qui ont oublié leurs serviteurs ruinés : je ne connais pas de Daïmio ruinés qui ne soient encore aujourd’hui honorés et entretenus par leurs anciens serviteurs… Et chaque année, depuis vingt-cinq ans, mes samuraï d’autrefois viennent me saluer et m’amènent leurs enfans et leurs petits-enfans…

Il souriait avec un léger tremblement dans la voix. Je ne doutais point qu’il fût heureux de ne plus être Daïmio ; mais qu’il fût heureux de l’avoir été, et fier de le rester pour quelques nobles unies, j’en doutais moins encore. Et c’était très émouvant de l’entendre évoquer ses souvenirs et la beauté morale de l’ancien Japon, le soir, dans cette ville dont les larges rues pâles montaient vers des tombeaux.

Les Japonais ne s’abandonnent jamais à leur émotion. Le vicomte Kano redevint le préfet, un préfet extrêmement moderne, préoccupé des écoles et de l’industrie, et il termina sur ces mots bien japonais :

— Enfin les Satsuma n’ont point le caractère insociable qu’on leur prête si souvent ; et vous voyez que ce n’est pas difficile de réussir chez eux, puisqu’un imbécile comme moi y est arrivé.

Quand je songe à Kagoshima, que de figures intéressantes surgissent à mes yeux, surtout des figures d’officiers ! Il me souvient du jour où je rendis visite à l’amiral Kabayama, un des réorganisateurs de la marine, une des gloires de Satsuma. J’avais demandé son adresse à un enfant qui passait. J’en eus bientôt cinquante devant et derrière moi. On m’escorta comme si j’allais faire un sacrifice aux dieux. Et je les retrouvai, en quittant l’amiral, qui m’attendaient près de la porte, très respectueusement.

L’amiral n’avait point la parole facile du vicomte Kano. Il était de la race des Saïgo et des Okubo, un taciturne loup de mer. Et cependant, dès qu’il en vint à causer d’autrefois, il s’échauffa. On eût dit qu’il entendait encore le bombardement des Anglais. Les honneurs dont on l’avait comblé atténuaient à peine son regret de ne plus voir le Kagoshima des Ecoles Privées : « Une ville admirable, Monsieur ! » En somme, l’idéal de ces hommes eût été de conserver leur état social sous la protection des mitrailleuses perfectionnées et des vaisseaux de guerre dernier modèle. Ils ont eu le courage de mater les répugnances et de s’interdire les rêves stériles. Mais quand, à leur déclin, ils se retirent dans leur province, au milieu d’un jardin dont les pierres leur parlent au cœur et des nouvelles générations qu’ils ont formées et qui les vénèrent sans toujours bien les comprendre, ils se relâchent de leur propre contrainte et se permettent les douceurs de la mélancolie.

Un autre jour, je me présentai chez le colonel Nojima, et je ne rappelle ici cette visite que pour montrer jusqu’où va la politesse japonaise, même dans cette âpre province. Le colonel était aussi épris de la France qu’un Japonais peut l’être ; mais il ne m’avait jamais vu. Je lui fis passer ma lettre d’introduction, et un instant après, j’étais reçu dans une pièce grande ouverte sur le jardin. Il m’exprima le plaisir que lui causait mon arrivée, s’informa de la durée de mon séjour et me pria de venir dîner au restaurant le surlendemain.

Cependant de la chambre voisine, dont ne nous séparait qu’une cloison de papier, j’entendais des gémissemens rauques. Et, comme je m’étais approché du balcon de bois, qui fait le tour de la maison, j’aperçus dans cette pièce également ouverte une forme humaine étendue sous des couvertures, devant deux hommes accroupis et silencieux. Je voulus prendre congé :

— Ne partez pas si vite, me dit-il. Vous êtes ici chez vous et je tiens à vous offrir un vieux tabac, du tabac de cent ans !

— Mais vous avez un malade, lui répondis-je.

— Oui, fit-il, mon père est souffrant…

Son père agonisait !

Il me semble bien avoir lu quelque chose de semblable dans les Anciens. N’était-ce point ainsi qu’Admète recevait ses hôtes ? « Il ne convient pas que des hôtes entendent nos sanglots et soient attristés de notre deuil… Si j’avais repoussé de ma demeure l’hôte qui vient à moi, je n’en serais pas moins malheureux et je serais plus coupable d’avoir manqué aux devoirs de l’hospitalité… » Mais Admète était Admète, et j’avais en face de moi le plus moderne des officiers japonais


IV. — DE KAGOSHIMA A KUMAMOTO

De Kagoshima je gagnai, en compagnie du Père Raguet, un missionnaire belge, la grande ville centrale de Kumamoto.

D’abord, nous suivîmes des routes bordées de pins aussi hauts qu’elles étaient larges. Ces arbres n’y avaient pas été plantés à distances égales uniquement pour donner de l’ombrage. Jadis, pendant les guerres civiles, derrière la retraite précipitée du Daïmio, on les abattait sur la chaussée comme autant d’entraves au galop des ennemis. Puis nous entrâmes dans la région des collines, et, après plusieurs relais, nous atteignîmes la frontière des Satsuma, où naguère se dressaient les postes d’observation. Les maisons des samuraï, avec leurs enclos de bambou et leurs portes à auvent, y tranchent sur le dénuement des misérables huttes disséminées au milieu des rizières, Peu de villages ; très peu de chapelles. Des troupes de chevaux paissent aux flancs des hauteurs et s’enfoncent en galopant dans des gorges profondes. Le cratère du Kirishima fume à l’horizon. Sous l’éternelle menace volcanique, la nature, hérissée de pics et creusée de torrens, devient d’une belle sauvagerie.

A la tombée du crépuscule, nos chevaux franchirent à gué une rivière limpide où se mirait un ciel d’orage. Heureusement nous touchions aux premières cabanes du village de Kakuto. L’auberge était infecte. Nous n’aurions pas éprouvé plus de démangeaisons sur des orties que sur ses nattes. Le riz était gâté ; le saké tournait à l’aigre. Impossible de trouver dans le village la queue d’un poisson sec. Toutes les maladies de peau fermentaient sous les couvertures rapiécées qu’on étala devant nous. Quand l’averse redoublait de violence, on était obligé de fermer les contrevens, car les fenêtres eussent été emportées ; et le lendemain nous passâmes une partie de la journée dans une obscurité presque complète.

D’autres voyageurs subissaient notre sort. Deux marchands, agenouillés l’un en face de l’autre, psalmodiaient leur journal. Comme chacun avait le sien, je m’étonnais qu’ils pussent s’entendre eux-mêmes. Mais les Japonais sont accoutumés à ce tour de force. Quand ils eurent fini, ils se rapprochèrent de notre brasero, allumèrent leur pipette, et entamèrent une discussion ébouriffante sur les infanticides. L’un prétendait que l’usage assez répandu chez les paysans du Kiushu de supprimer leur nouveau-né, quand leur famille était trop nombreuse, persistait malgré les progrès de la civilisation. L’autre affirmait que ça ne se faisait plus. Mais le premier citait l’exemple d’un paysan qu’il avait connu, d’un homme très doux et très poli dont les trois derniers enfans étaient morts le jour même de leur naissance et le troisième d’un très doux coup de sabre. Mais son interlocuteur observa que le coup de sabre lui semblait fort invraisemblable, ni que, de tout temps, un léger morceau de papier collé sur leurs lèvres avait suffi pour envoyer les fâcheux petits êtres compter les cailloux dans le lit de la rivière où le dieu Jizo amuse les ombres des enfans. Ils n’arrivèrent pas à se mettre d’accord ; mais ils échangèrent force civilités, et, se tournant vers le Père Raguet, ils lui demandèrent la grâce de s’entretenir avec un homme aussi distingué. Et l’un d’eux lui posa cette question : « Pourquoi les Européens écrivent-ils différemment le nom du Bouddha ? » car il avait entendu un bonze en arguer la faiblesse de la science occidentable. La réponse du Père le satisfit si pleinement qu’il déclara que ce bonze n’était qu’un sot et qu’il s’excusa de sa propre imbécillité.

Le surlendemain on nous amena deux chevaux bâtés de ces hautes selles japonaises qui donnent au cavalier l’air d’être perché sur la bosse d’un dromadaire ; et nous nous mîmes en route, légers de notre long jeûne. Toute la vallée de rizières et sa résille de canaux miroitaient au soleil. La route, dont la terre sablonneuse avait absorbé la pluie, contournait la colline, et, pendant près de trois lieues, grimpait entre deux forêts de cryptomérias et de camphriers où ruisselaient des sources éternelles. A peine entendions-nous, à de rares intervalles, les coups sourds des bûcherons dans leurs petites exploitations de camphre, Quand nous fûmes parvenus au versant opposé, la riche province de Higo s’étendit sous nos yeux. Les rizières reparurent à l’orée des bois, et la ligne azurée des collines à l’horizon. Les eaux n’arrêtaient point de bruire et dévalaient avec nous sur la pente de ce parc sauvage. Nous marchions entourés de leur allégresse comme le chasseur de sa meute. Les villages n’étaient que des amas de huttes où les habitans vivaient presque à l’état de nature ; et l’auberge de notre dernière étape avant Hitoyoshi n’avait rien à nous offrir. Elle ne vend aux pauvres hères qu’un peu de feu pour cuire leur riz.


Hitoyoshi est une petite ville jetée des deux côtés d’un large torrent au milieu d’une forêt. L’hôtel était tenu pur un marchand de faïences. On traversait son magasin, puis une cour ; et les chambres des voyageurs surplombaient les eaux furieuses. Nous avions en face de nous une île qu’un double pont de bois reliait à chaque rive, et, sur de vieux remparts moussus, un groupe de maisons aussi blanches que les châteaux d’autrefois : la fabrique de saké.

Quand la pleine lune monta, ce fut un spectacle à faire pâmer les quarante mille dieux de l’Empire. Ses rayons dansaient sur les flots et traçaient en dansant de grandes lettres chinoises. L’île écumeuse et les saules de la rivière baignaient, légers et diaphanes, dans une vapeur argentée. Les ponts noirs s’allongeaient dessinés à l’encre de Chine. La fabrique de saké se détachait éblouissante sur le velours bleu des forêts, et des feuilles vertes luisaient au bord de l’eau comme les yeux des chats.

Hormis deux personnes, je crois bien que toute la ville s’était mise aux fenêtres ; l’une, un sacristain qui battait le tambour dans un temple bouddhique ; l’autre, un jeune homme dont je recevais la visite.

Il était entré chez moi aussi délibérément que chez lui et s’était ainsi présenté :

— Je suis un étudiant de Kagoshima, mais j’ai des parens à Hitoyoshi. On m’a dit que vous étiez descendu à cet hôtel : j’ai voulu vous voir et vous parler.

Je lui offris une tasse de thé et une cigarette : il refusa la cigarette et la tasse de thé, et me posa successivement les questions suivantes : « D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Depuis combien de temps êtes-vous au Japon ? Êtes-vous missionnaire ? Prêchez-vous la Doctrine ? Quand retournerez-vous dans votre pays ? Quel est votre âge et votre profession ? » Ce naïf gaillard m’amusait ; je lui répondis brièvement, et j’allais l’interroger à mon tour quand il repartit : « Qu’avez-vous dans votre malle ? Combien avez-vous apporté de vêtemens ? Comment avez-vous obtenu votre passeport ? »

— Ah ça ! dis-je au Père Raguet, il commence à m’impatienter. Auriez-vous la bonté de lui demander s’il est de la police ?

— Mon ami, fit doucement le Père Raguet, êtes-vous de la police ?

— Non, répondit-il, je suis de Kagoshima.

Et, imperturbable, il recommença : « Êtes-vous riche ?…

— Mon ami, interrompit le Père Raguet, vous n’avez pas bien compris la question que Monsieur m’a prié de vous poser. Il voudrait savoir si vous êtes de la police, parce que seul un policier se permet d’interroger les gens comme vous le faites.

— Je vous ai dit, répliqua-t-il, que j’étais un étudiant de Kagoshima.

— Mais, mon ami, répondit encore plus doucement le Père Raguet, les étudians de Kagoshima ont-ils le droit de se montrer impolis envers les étrangers ?

Il attacha un instant ses yeux sur les nattes et reprit en se tournant vers moi :

— Puisque vous venez de France, vous pourriez peut-être m’apprendre quels sont les examens qu’on y passe.

— Ils sont innombrables, lui répondis-je, et vous auriez plus tôt fait de me citer les noms de tous vos Empereurs que moi de vous énumérer nos concours. La soirée n’y suffirait pas, et ce serait dommage de l’employer ainsi.

Il se leva, nous salua d’un brusque mouvement de tête et, sans un mot d’excuse, sans une formule de politesse, il alla rejoindre des camarades qui l’attendaient dans la cour.


La dernière partie de notre voyage fut brève. Nous descendîmes en six heures les rapides du Kumagawa qu’on met quatre jours à remonter. Quand notre radeau passait du bouillonnement des vagues sur les grandes nappes muettes et sombres, le chant des rossignols éclatait dans les forêts rocheuses. En approchant de Yatsushiro, nous perçûmes, derrière les collines plus basses, la rumeur de la mer, et les Japonais qui dormaient sur les bancs se réveillèrent.

Quelques heures plus tard, le chemin de fer nous déposait à Kumamoto où je devais me séparer du Père Raguet. On ne voulut point me recevoir au premier hôtel de la ville, sous le prétexte, d’ailleurs fort admissible, que des officiers européens, le mois précédent, ayant refusé d’enlever leurs bottes, y avaient déchiré les nattes de leur chambre.


V. — LE TEMPLE DES LÉPREUX

De quelque hauteur qu’on domine la ville, on ne la distingue pas. Kumamoto n’est qu’un grand lac de verdure d’où émergent, remparts sur remparts, et ruines sur ruines, les formidables promontoires de son château féodal. Les rues et les ruelles respirent la mollesse des cités tropicales. Elles en ont le silence, et, dans certains quartiers, la pauvreté nue.

Le fondateur du château, Kato Kiyomasa, bâtit, à quelque distance de la ville, un temple où il est honoré comme une divinité miraculeuse Fut-il durant sa vie rongé d’un mal secret ? Eprouva-t-il à l’égard de ceux qui l’étaient une compassion si profonde que le souvenir en a sanctifié son nom ? Tant il y a que le temple de Hommiôji attire les lépreux de tous les coins du Japon. Ils vont en pèlerinage aux autres temples ; mais ils viennent ici avec l’intention d’y demeurer, soit qu’ils espèrent un miracle ou que les traces des misérables comme eux leur aient rendu cette terre plus douce à fouler.

Une longue avenue, étroite et dallée, bordée d’arbrisseaux, mène au temple. De loin, on entend le ronflement sourd des litanies Namu Myôhô Rengué Kyô ! Et dès qu’on s’approche, des écorchés vivans, des corps à demi dévorés, s’arrêtent de pétrir leurs chapelets et vous tendent une main qui semble sortir du sépulcre. Ils sont épouvantables, plus épouvantables encore par ce que nous dérobent leurs linges bleus ou noirs. Les très vieux escaliers du temple s’élèvent entre deux rangées de boutiques qui vendent des baguettes d’encens et des statues guerrières de Kato Kiyomasa. Leurs marches sont usées ; usée, l’auge en pierre où flottent des écuelles de bois ; usé, le plancher du premier sanctuaire, pavillon ouvert à tous les pèlerins ; usé, le grillage de la seconde enceinte qui, derrière ce premier sanctuaire, en cache un autre mystérieux et rouge.

De grands jardins font à ce temple des moribonds un luxuriant décor ; mais l’horreur des figures qu’on y croise en assombrit la lumière. Et pourtant, ces figures camardes, ces têtes de morts éclaboussées de sang, m’ont inspiré moins de pitié que certains visages d’adolescens et de jeunes filles qui priaient devant l’autel. Ils avaient une fraîcheur et une plénitude de carnation très rares chez les Japonais. Une jeune femme surtout, dont je ne voyais que le profil, me parut bien belle. Sa brillante pâleur jetait le même éclat que si elle se fût lavée dans un bain d’aromates. Mais quand elle descendit les escaliers, j’aperçus une vilaine tache sur son autre joue ; et l’on me dit que c’était une lépreuse. La lèpre ne se déclare souvent qu’à vingt ou vingt-cinq ans ; et seule, paraît-il, une certaine splendeur de teint permet de la soupçonner. La jeune femme, dont la robe et la ceinture indiquaient une condition assez relevée, fit le tour du temple, suivie d’une vieille domestique, et s’éloigna sur le chemin dallé entre les images vivantes et lugubres de ce qu’elle serait bientôt.

Parmi ceux qui suppliaient la Divinité, les plus atroces voilaient leur figure comme pour ne pas effrayer sa miséricorde. On prétend qu’il s’est accompli des miracles ; et, si c’est une erreur, c’est une de celles que personne au Japon ne songe à démentir. Tant que la science ne saura guérir la lèpre, l’espoir d’une guérison surnaturelle sera l’unique bien des lépreux. La personne qui m’accompagnait en interrogea : les uns n’avaient plus personne au monde et vivaient des trois ou quatre sen que, dans les bonnes journées, ils obtenaient des passans ; les autres avaient quitté leur famille afin de ne pas lui infliger la honte de leur présence et de ne pas nuire à leurs frères et sœurs. Une jeune fille racontait que ses parens avaient dépensé pour la soigner tout ce qu’ils possédaient. Un homme de trente ans qui ne pouvait plus marcher avait été traîné par sa mère à Kumamoto ; et la vieille femme mendiait pour lui. Quelques-uns pleuraient et désiraient mourir ; quelques autres maudissaient leurs parens dont ils avaient hérité l’affreuse infection.

C’est l’honneur du Christianisme que, partout où la misère humaine ne se retranche pas derrière des fossés infranchissables, on trouve des chrétiens qui s’y dévouent. Un missionnaire français, le Père Corre, et des protestantes anglaises ont installé pas loin du temple deux léproseries. J’ai visité celle du Père Corre. Il faisait un soleil accablant. Quand j’y arrivai, je mourais de soif. Il envoya sa gardienne, une Japonaise convertie, nous remplir une bouteille d’eau. Dans la salle tapissée de nattes où nous nous tenions, plusieurs malades étaient accroupis, et deux femmes dont les visages écailleux et crustacés étaient tragiquement infâmes. A l’idée que j’allais boire de leur eau dans un récipient que sans doute leurs mains avaient touché, je faillis refuser ; puis j’eus honte de cette petite lâcheté devant un homme qui se consacrait à ces misérables. Mais jamais l’eau d’une mare ne parut plus saumâtre à un ivrogne invétéré qu’à moi cette eau de source limpide et fraîche.

La léproserie, que le Père Corre eût voulue aussi large que sa charité, ne pouvait recevoir qu’une trentaine de lépreux et quelques autres suppliciés, hélas ! plus horribles, car, sauf dans son dernier période où les articulations se rétrécissent, où les pieds tombent, où les mains deviennent d’informes moignons, où la peau s’effrite, la lèpre ne présente pas de caractères aussi abominables que certaines contagions plus répandues.

Bâtie en pleine campagne, sur un petit plateau, continuellement aérée et ensoleillée, la maison toute japonaise offrait aux infortunés le refuge le plus avenant où attendre la douce mort. Cependant plusieurs n’y passent que l’hiver et s’échappent au printemps, qui préfèrent à cette vie tranquille et saine l’incertitude du lendemain et les cauchemars au creux des fossés. Les champs des alentours sont parsemés de yadoya, petits bouges dont les patrons sont eux-mêmes attaqués de la lèpre. Les pensionnaires y paient un ou deux sen par jour. On les loge vingt ou trente dans une seule pièce. Quand l’un d’eux exhale « une odeur de cercueil défoncé, » ses compagnons protestent. Le patron arrive. Si l’individu est encore capable de se traîner ; il s’éloigne. Sinon, deux hommes le transportent sur la route où il crève. La police leur défend de mendier autour du temple ; mais on les y tolère. Elle leur interdit de descendre dans la ville ; mais, quand elle les aperçoit, elle tourne la tête. Les policiers n’oseraient mettre la main sur ces gens inviolables. Et les hôpitaux de Kumamoto n’acceptent que des malades payans.

Les Japonais sont-ils donc si dénués de pitié que, parmi les bonzes et les fidèles dont les donations ont enrichi les temples, personne n’ait eu le cœur de faire ce que font ces protestantes anglaises et ce catholique français ? Il est vrai que leurs lépreux sont peut-être moins à plaindre que ceux de notre Moyen Age. On ne les oblige ni à la cagoule ni à la cliquette. On ne les maintient pas dans un isolement rigoureux. La populace ne les a jamais massacrés comme des empoisonneurs diaboliques. Mais je ne connais pas un seul exemple d’apôtre indigène s’enfermant avec eux au fond de leurs yadoya, et je ne sais pas de légende nipponne qui, de près ou de loin, nous rappelle notre saint Julien l’Hospitalier. Pourtant, nous aurions tort de nier la bienfaisance japonaise. Je n’ai séjourné dans aucune ville sans y recueillir des histoires authentiques de dévouement et d’abnégation. Seulement, ce n’était qu’entre parens, alliés, voisins, anciens vassaux du même seigneur, membres du même clan, que cette charité, d’une admirable discrétion, s’ingéniait et se prodiguait. Il semble bien que les souffrances des inconnus n’émeuvent guère les Japonais. Et les bonzes eux-mêmes, — soit que leur tempérament asiatique s’y oppose, ou que leur doctrine d’anéantissement recouvre, comme je le crois, un incommensurable orgueil, — n’éprouvent point à l’égard des misérables fantômes de ce monde l’amour passionné des haillons et des plaies que le Christianisme inocule à quelques-uns de ses prédestinés, et plus simplement l’amour de la misère.

« Chacun pour soi ! » dirait volontiers le Japonais : on le comprendrait mal si l’on n’entendait que ce « chacun pour soi » veut dire « chacun pour sa maison, sa famille, ses amis, son clan. » Son égoïsme n’est qu’un altruisme restreint. Et si vous voulez en avoir une image précise, imaginez les grandes rues japonaises, celles de Kagoshima par exemple, qui m’ont tant frappé, et, en général, toutes celles que leurs habitans sont tenus de balayer : ils s’en acquittent en conscience ; mais du haut en bas, sur le milieu de la chaussée, sur le juste milieu, comme une ligne tracée au cordeau et ininterrompue, les ordures s’amoncellent. Les voitures et les piétons les dispersent pendant la journée, et, le lendemain matin, elles reviennent et reforment la limite exacte où s’arrête, de l’un et de l’autre côté, la vigilance des habitans. Il en est de même dans les souffrances de la vie. La bienfaisance des Japonais ne dépasse pas leur rayon familier. Leur pays est comme traversé d’une zone neutre où le solitaire qui tombe n’est relevé par personne. On ne l’écrasera point ; on ne l’insultera pas ; mais nul n’essaiera de le soulager ou de le consoler. Libre aux étrangers de glaner dans ces rebuts humains quelque gratitude étonnée !


VI. — LA PRISON D’OMUTA

La distribution des billets se fait dix minutes avant le départ du train. Ce règlement très européen, je le retrouve au Japon affiché sur une pancarte et rigoureusement observé. La conséquence en est simple. Tous les départs de trains, où se presse un grand nombre de voyageurs, sont précédés d’une effrayante bousculade. Par bonheur, les Japonais ne crient pas : ils se contentent de se fouler et, au besoin, de s’escalader. Arrivés devant le guichet, où les regarde un fonctionnaire rogue, le samuraï en casquette, ils aspirent un peu d’air avec ce sifflement rentré qui annonce une supplication, et ils expriment le vœu d’obtenir un billet. Le fonctionnaire, que sa moindre hâte à les satisfaire rabaisserait dans l’estime générale, leur passe lentement un petit morceau de carton. Second sifflement, qui serait suivi d’une formule cérémonieuse adaptée à l’importance du service rendu, si ceux qui leur montent sur les talons ne les expulsaient du guichet pour y siffler à leur tour. Dans les gares du centre, le chemin de fer a beaucoup simplifié l’ancienne politesse. C’est un grand éducateur. Mais, en ces lointains parages, elle n’avait pas encore pris son parti et luttait désespérément contre la rapidité du courant moderne.

— Hé ! dit mon compagnon, nous allons manquer le train ! Si je n’osais pas lui répondre que ce me serait égal, je le pensais. On m’avait proposé, lorsque je quittai Kumamoto, de me montrer les houillères et la prison d’Omuta, et j’avais accepté, sans enthousiasme. Le train manqué m’eût dégagé de ma promesse et m’eût permis de regagner d’une traite le port de Moji. Aujourd’hui, je ne regrette pas que le train soit parti avec un quart d’heure de retard, car la prison d’Omuta reste un de mes plus acres souvenirs de cette grande île.

Je ne dirai rien des mines, sinon que l’absence de feu grisou les rend peu meurtrières. La Société qui les-possède y emploie cinq mille ouvriers et forçats. Si les galeries en sont mal aérées et toujours menacées par les eaux, le souffle de la mer très proche assainit les villages des mineurs. Dans cette nature implacablement délicieuse, ils ressemblent plutôt à des villages de pêcheurs qu’aux agglomérations lugubres des enfans de la terre noire. Ces ouvriers ont la même insouciance paresseuse que ceux des fabriques. La main-d’œuvre au Japon est presque partout lente et molle. Ils ne se sont pas encore plus mis en grève que les forçats ne se sont révoltés.

J’avais déjà vu à Tôkyô une prison, une de ces prisons modèles dont une vieille femme, qui y avait été enfermée quelque temps, disait en rentrant chez elle à ses petits-fils : « Ah ! mes enfans, quel bon riz on mangeait là-bas ! Et quels beaux cerisiers fleurissaient dans la cour ! Il n’y en a pas de pareils même au parc d’Uyéno. » Je n’ai point remarqué de cerisiers dans la prison d’Omuta ; mais j’y ai retrouvé ces épaisses galeries en bois grillagées et séparées les unes des autres, exactement semblables à nos ménageries. Derrière les barreaux, exposés au froid ou à la chaleur, harcelés par les moustiques, les condamnés étaient étendus sous des couvertures d’un jaune capucine. Les grandes cages en contenaient une vingtaine ; les moyennes, cinq ou six ; les petites n’en logeaient qu’un à qui son isolement donnait l’air redoutable.

Un garde-chiourme, armé d’un bâton, s’avançait vers le directeur, faisait le salut militaire, et, frappant sur le plancher comme un dompteur qui secoue la torpeur de ses bêtes, criait : « Saluez ! » Ceux que la fatigue de la nuit et le sommeil n’avaient pas terrassés, se prosternaient et attendaient le second commandement : « Relevez-vous ! » Leur visage n’avait point d’expression farouche ; mais il semblait dépourvu de vie personnelle, et triste de cette tristesse qui n’est peut-être qu’une absence de pensées sur l’avenir. Les cellules de correction aux panneaux pleins ne recevaient le jour que d’une petite lucarne à tabatière. Les condamnés qui avaient entendu nos pas s’agitèrent, et, devinant qu’on les regardait, adressèrent à leur mur des salamalecs précipités.

Nous avions déjà parcouru presque tout l’établissement, et nous allions entrer à l’infirmerie, quand le directeur échangea quelques mots avec un Japonais, professeur de langues étrangères, qui se trouvait par hasard à Omuta et qui nous avait accompagnés. Nous rebroussâmes chemin et l’on me conduisit devant deux cages qui n’étaient occupées chacune que par un prisonnier.

Un coup de bâton sur les barreaux, et les deux hommes, vêtus de jaune, longues figures labourées, aux moustaches tombantes et aux yeux morts, se jetèrent à genoux et se prosternèrent si rudement que leur front heurta le bois du plancher.

— Voici, dit le directeur, un Capitaine et un Commandant de l’armée japonaise qui, à Formose, ont fui devant l’ennemi.

— Oui, ajouta le professeur, heureux de me prouver qu’il connaissait les finesses de notre langue, vous diriez en France qu’ils ont f… le camp !

— Relevez-vous ! cria le gardien.

Les deux hommes se redressèrent et reculèrent au fond de leur cage. Je m’étais éloigné. Cette exhibition m’avait été plus pénible que la vue des lépreux au temple de Kato Kiyomasa.

— Hé ! me dit le professeur, c’est ainsi que nous traitons les lâches. Et pourtant ces hommes étaient des samuraï, des nobles ! Ils ne se sont pas ouvert le ventre. Ils ont mieux aimé la prison : c’est dégoûtant !

Je le regardai : ses traits indiquaient un fils de paysan ; ses manières, un parvenu.

— Ils ont eu tort, lui dis-je, de ne pas se punir eux-mêmes.

— Et leurs soldats, répliqua-t-il, ont eu tort de ne pas les y contraindre. Je sais, moi, que dans la guerre de Chine, on a trouvé des officiers qui s’étaient passé leur sabre à travers le corps. C’était le lendemain d’une bataille. Leurs soldats, des hommes du peuple, n’avaient pas jugé qu’ils se fussent bien battus ; et, pendant la nuit, des sous-officiers étaient entrés sous leur tente et leur avaient fait comprendre que, dans l’intérêt du régiment, ils devaient disparaître, et qu’au surplus. s’ils n’en avaient pas le courage, on les y aiderait. Je le sais, moi : seulement, ça ne se répète pas tout haut. Ça n’est pas assez honorable pour les gens de la noblesse, et ça l’est trop pour les gens du peuple… Le directeur qui était resté en arrière nous avait rejoints, et nous reprîmes la route de l’infirmerie…


Comme, à certains momens, sous ce Japon moderne, nous découvrons, à côté des survivances du passé, des symptômes d’avenir morbide ! Ces soldats s’érigeant en juges de leurs chefs, — et le fait qui m’a été confirmé plus tard serait peut-être moins rare si les officiers ne donnaient presque toujours l’exemple de l’héroïsme, — ces soldats, sortis de la plèbe, agissent naturellement de la même façon et dans le même sens que jadis les samuraï condamnant et exécutant leur Daïmio. La Révolution japonaise a moins détruit l’esprit samuraïque qu’elle ne l’a propagé ; mais, en descendant les étages de la société, il s’est altéré de démagogie. Les subordonnés continuent de s’arroger un droit de contrôle sur leurs supérieurs ; et cette loi, qui naguère tempérait ce que l’état social du Japon avait de tyrannique, envenime aujourd’hui ce qu’il a d’anarchique. Elle se manifeste dans les administrations. Et l’armée elle-même, malgré sa discipline de fer, n’y échappe pas entièrement. Mais là, elle n’offre aucun danger, tant que les Japonais garderont leur notion de l’honneur et leur intransigeant patriotisme.

Et je compris bien la pensée du directeur de la prison lorsqu’il me mena devant les deux cages. Cet homme, qui m’a sans doute caché les défauts de son établissement et qui eût été désolé que je fisse la grimace sur la nourriture de ses pensionnaires, n’hésitait pas à m’édifier par le spectacle de ses « monstres » et à leur infliger par ma présence une nouvelle humiliation. Je crois qu’un Européen eût épargné et son hôte et les deux misérables. Mais la délicatesse des Japonais ne s’étend pas toujours plus loin que leur charité.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars.