Les Joyeuses Commères de Windsor/Traduction Laroche, 1842

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LES JOYEUSES
COMMÈRES DE WINDSOR,
COMÉDIE EN CINQ ACTES.

PERSONNAGES

SIR JOHN FALSTAFF.
FENTON, amant d’Anna Page.
CERVEAUVIDE, juge de paix.
BARDOLPHE,
PISTOLET,
NYM,
escrocs à la suite de Falstaff.
NIGAUDIN, cousin de Cerveauvide. ROBIN, page de Falstaff.
M. FORD,
M. PAGE,
habitants de Windsor.
SIMPLE, laquais de Nigaudin.
BARBET, laquais du docteur Caïus.
WILLIAM PAGE, jeune fils de M. Page. Mme FORD.
SIR HUGUES EVANS, ministre gallois. Mme PAGE.
MISS ANNA PAGE, sa fille.
LE DOCTEUR CAIUS, médecin français. Mme VABONTRAIN, gouvernante du docteur Caïus.
L’HÔTE de l’auberge de la Jarretière. DOMESTIQUES de Page, de Ford, etc.
La scène est à Windsor et dans les environs.


ACTE PREMIER.


Scène I.

À Windsor, devant la maison de M. Page.
Arrivent CERVEAUVIDE, NIGAUDIN et SIR HUGUES EVANS.

CERVEAUVIDE. Vous avez beau dire, sir Hugues, je porterai l’affaire devant la chambre étoilée[1]. Vingt sir John Falstaff ne me feront pas peur, et on ne se jouera pas impunément de Robert Cerveauvide, écuyer.

NIGAUDIN. Juge de paix dans le comté de Glocester, et coram[2].

CERVEAUVIDE. Oui, cousin Nigaudin ; et cus talorum[3].

NIGAUDIN. Et ratolorum encore ; gentilhomme né, monsieur le ministre, qui signe armigero, dans tous les actes, billets, mandats, quittances ou obligations quelconques.

CERVEAUVIDE. Oui-da, nous le faisons ; et depuis trois cents ans nous n’avons pas cessé de le faire.

NIGAUDIN. Tous ses successeurs décédés avant lui l’ont fait, et tous ses ancêtres qui viendront après lui pourront en faire autant. Ils pourront mettre douze brochets dans leurs armes.

CERVEAUVIDE. C’est un vieux blason.

EVANS. Douze brochets vont bien dans un vieux blason.

CERVEAUVIDE. Le brochet est un poisson frais ; c’est du poisson salé qu’un vieux blason.

NIGAUDIN. Puis-je prendre quartiers, cousin ?

CERVEAUVIDE. Vous le pouvez, en vous mariant.

EVANS. Tant pis s’il prend quartier.

CERVEAUVIDE. Pas du tout.

EVANS. Si fait, par Notre-Dame ! s’il prend un quartier de votre blason, il ne vous en restera plus que trois, dans mon humble opinion : mais laissons cela. S’il est vrai que sir John Falstaff vous ait fait une insulte, je suis homme d’église, et je m’estimerai heureux d’amener entre vous un compromis, et d’obtenir pour vous des réparations convenables.

CERVEAUVIDE. Le conseil en sera juge. Il y a eu actes de violence.

EVANS. Il ne convient pas que le conseil juge des actes de violence ; de pareils actes n’attestent pas l’oubli de la crainte de Dieu ; le conseil, voyez-vous, est juge des délits qui montrent l’oubli de la crainte de Dieu, et non des actes de violence : tenez-vous-le pour dit.

CERVEAUVIDE. Ah ! sur ma vie, si je redevenais jeune, l’affaire se terminerait à la pointe de l’épée.

EVANS. Au lieu d’épée, il vaut mieux que ce soient des amis qui terminent la querelle. D’ailleurs, j’ai encore en tête un autre projet, qui peut-être ne laisse pas d’être raisonnable : vous connaissez miss Anna Page, fille de monsieur George Page, une jolie fleur de virginité, par ma foi !

NIGAUDIN. Miss Anna Page ? qui a des cheveux bruns et une petite voix, comme toutes les femmes ?

EVANS. Elle-même. Son grand-père en mourant (Dieu veuille lui accorder une heureuse résurrection !) lui a légué sept cents livres sterling, en or et en argent, pour l’époque où elle aura atteint sa dix-septième année ; or, nous ne ferions pas mal de laisser là nos altercations et nos querelles, et d’amener un mariage entre monsieur Abraham Nigaudin et miss Anna.

CERVEAUVIDE. Son grand-père, dites-vous, lui a laissé sept cents livres sterling ?

EVANS. Oui, et son père lui en laissera davantage encore.

CERVEAUVIDE. Je connais la jeune personne : elle a de bonnes qualités.

EVANS. Ce sont de bonnes qualités que sept cents livres sterling et des espérances.

CERVEAUVIDE. Eh bien, voyons l’honnête monsieur Page. Falstaff est-il chez lui ?

EVANS. Vous dirai-je un mensonge ? Je méprise le mensonge, comme je méprise un homme faux, ou comme je méprise celui qui n’est pas sincère. Le chevalier sir John est ici ; laissez-vous donc guider, je vous prie, par qui vous veut du bien. Je vais frapper à la porte et demander monsieur Page. (Il frappe.) Holà ! Dieu bénisse ce logis !

Arrive M. PAGE.

PAGE. Qui est là ?

EVANS. C’est, avec la bénédiction de Dieu, votre ami Evans, le juge de paix Cerveauvide et monsieur Nigaudin, qui peut-être vous contera une autre histoire, si les choses vont à votre goût.

PAGE. Messieurs, je suis bien aise de vous voir en bonne santé. Je vous remercie du gibier que vous m’avez envoyé, monsieur Cerveauvide.

CERVEAUVIDE. Je suis charmé de vous voir, monsieur Page ; mille bénédictions pour votre bon cœur ! J’aurais souhaité que le gibier fût meilleur : il a été mal tué. Comment se porte l’excellente madame Page ? Croyez que je vous aime toujours de tout mon cœur, là, de tout mon cœur.

PAGE. Monsieur, je vous ai bien de l’obligation.

CERVEAUVIDE. C’est moi qui suis votre obligé, monsieur, en vérité, je vous l’assure.

PAGE. Je suis charmé de vous voir, mon cher monsieur Nigaudin.

NIGAUDIN. Comment se porte votre lévrier fauve, monsieur ? J’ai entendu dire qu’il a été dépassé aux courses de Cotsale.

PAGE. La question est restée indécise, monsieur.

NIGAUDIN. Vous ne voulez pas en convenir, vous ne voulez pas en convenir.

CERVEAUVIDE. Il n’en conviendra pas ; — c’est votre faute ; c’est votre faute. C’est un chien excellent.

PAGE. Un chien détestable.

CERVEAUVIDE. Non, monsieur, c’est un bon et beau chien ; puis-je dire davantage ? Je vous répète qu’il est aussi bon que beau. Sir John Falstaff est-il ici ?

PAGE. Monsieur, il est chez moi ; et je serais charmé de vous servir de médiateur.

EVANS. C’est parler comme doit parler un chrétien.

CERVEAUVIDE. J’ai à me plaindre de lui.

PAGE. Il l’avoue en quelque sorte.

CERVEAUVIDE. Si l’offense est avouée, elle n’est pas réparée ; n’est-il pas vrai, monsieur Page ? Il m’a offensé, cela est certain, c’est positif. Croyez-moi, Robert Cerveauvide se dit offensé.

PAGE. Voici venir sir John.

Arrivent SIR JOHN FALSTAFF, BARDOLPHE, NYM et PISTOLET.

FALSTAFF. Eh bien, monsieur Cerveauvide, vous voulez donc porter plainte contre moi ?

CERVEAUVIDE. Chevalier, vous avez battu mes gens, tué mes cerfs, et pénétré de force dans la loge de mon garde.

FALSTAFF. Mais non caressé sa fille.

CERVEAUVIDE. C’est bien, c’est bien ; vous répondrez de tout cela.

FALSTAFF. Je vais répondre sur-le-champ ; j’ai fait tout cela : voilà ma réponse.

CERVEAUVIDE. Le conseil en connaîtra.

FALSTAFF. Tant mieux, le conseil se moquera de vous.

EVANS. Pauca verba, sir John ; donnez-nous de bonnes paroles.

FALSTAFF. De bonnes paroles ? À bon chat bon rat. Nigaudin, je vous ai bosselé la tête, qu’avez-vous à dire contre moi ?

NIGAUDIN. Ma foi, monsieur, j’ai dans ma tête des motifs de plainte contre vous et contre vos escrocs Bardolphe, Nym et Pistolet ; ils m’ont entraîné à la taverne ; là, ils m’ont grisé, puis ont vidé mes poches.

BARDOLPHE. Fromage de Banbury !

NIGAUDIN. Cela ne me fait rien.

PISTOLET. Méphistophélès !

NIGAUDIN. Cela m’est égal.

NYM. Rognure, te dis-je, pauca, pauca ! rognure ! et voilà.

NIGAUDIN. Où est Simple, mon laquais ? pouvez-vous me le dire, mon cousin ?

EVANS. Silence, je vous prie ! entendons-nous. Si je ne me trompe, il y a trois arbitres dans cette affaire : à savoir, monsieur Page, c’est-à-dire monsieur Page ; et puis il y a moi, c’est-à-dire moi ; le troisième et dernier arbitre est mon hôte de la Jarretière.

PAGE. Nous pouvons, nous trois, entendre l’affaire, et tout terminer entre eux.

EVANS. Fort bien ; j’écrirai sur mon calepin un exposé de l’affaire ; ensuite nous travaillerons la cause avec toute la discrétion dont nous sommes capables.

FALSTAFF. Pistolet !

PISTOLET. Il vous écoute de toutes ses oreilles.

EVANS. Par le diable et ses cornes, quelle phrase est celle-là : écouter de toutes ses oreilles ? Sur ma parole, c’est de l’affectation.

FALSTAFF. Pistolet, as-tu volé la bourse de monsieur Nigaudin ?

NIGAUDIN. Oui, j’en jure par ces gants, et si je mens, puissé-je ne jamais remettre les pieds dans ma grande chambre ! Il m’a volé vingt-huit pence en pièces de six pence toutes neuves, et deux shillings d’Edouard, que j’avais achetés d’Yead Miller à raison de deux shillings deux pence pièce ; j’en jure par ces gants.

FALSTAFF. Pistolet, ces faits sont-ils fondés en vérité ?

EVANS. Ils sont fondés en fourberie, puisqu’il s’agit de bourse volée.

PISTOLET. Tais-toi, étranger des montagnes. Sir John, mon maître, je demande le combat contre cette latte d’arlequin (montrant Nigaudin) ; je veux une rétractation de sa bouche, une rétractation immédiate : écume et fange, tu en as menti !

NIGAUDIN. En ce cas, j’en jure par ces gants, (montrant Nym) c’était donc lui ?

NYM. Prenez garde à vous, monsieur Nigaudin ; ne m’échauffez pas la bile ; si vous vous frottez à moi, je vous dirai : Qui touche mouille, et voilà.

NIGAUDIN, montrant Bardolphe. Par ce chapeau, il faut que ce soit ce visage rouge qui ait fait le coup ; car, bien que je ne me rappelle pas ce que j’ai fait quand vous m’avez eu grisé, cependant je ne suis pas complètement un âne.

FALSTAFF, à Bardolphe. Que dis-tu à cela, visage écarlate ?

BARDOLPHE. Pour ce qui est de moi, je dis que monsieur était tellement gris, qu’il en avait perdu les cinq essences.

EVANS. L’ignorant ! il veut dire les cinq sens.

BARDOLPHE. Et ayant le cerveau pris, voyez-vous, il était, comme on dit, dans les vignes du Seigneur, et avait dépassé toutes les limites raisonnables.

NIGAUDIN. Il me semble aussi me rappeler que vous parliez latin ; mais n’importe : à l’avenir, si jamais je me grise, ce sera en compagnie honnête, civile et probe, avec des gens qui ont la crainte du Seigneur, et non avec des filous ivrognes.

EVANS. Dieu me juge, voilà un sentiment vertueux !

FALSTAFF. Vous voyez, messieurs, que tous les faits sont niés ; vous l’entendez ?

Arrive MISS ANNA PAGE, apportant du vin : Mme FORD et Mme PAGE
la suivent.

PAGE. Ma fille, remportez ce vin ; nous boirons à la maison.

Anna Page rentre à la maison.

NIGAUDIN. O ciel ! miss Anna Page !

PAGE. Comment vous portez-vous, madame Ford ?

FALSTAFF. Sur ma parole, madame Ford, vous êtes la bienvenue. Avec votre permission, madame Ford…

Il l’embrasse.

PAGE. Ma femme, dites bonjour à ces messieurs. Venez, messieurs, nous avons à dîner un pâté au gibier, tout chaud ; venez, j’espère que nous noyerons sous nos rasades toute hostilité.

Tous entrent chez M. Page, à l’exception de Cerveauvide, Nigaudin et Evans.

NIGAUDIN. Je donnerais quarante shillings pour avoir maintenant mon livre de chansons et sonnets.

Arrive SIMPLE.

NIGAUDIN, continuant. Eh bien, Simple, où étais-tu donc ? Il faut que je me serve moi-même, n’est-ce pas ? As-tu sur toi le livre des énigmes !

SIMPLE. Le livre des énigmes ! Ne l’avez- vous pas prêté à Alice Gateaucourt, à la Toussaint dernière, quinze jours avant la Saint-Michel ?

CERVEAUVIDE. Allons, cousin, allons, nous vous attendons. Un mot, cousin ; une proposition est faite, une sorte de proposition, tirée de loin, par sir Hugues que voici ; me comprenez-vous ?

NIGAUDIN. Oui, certes, mon cousin, vous me trouverez raisonnable ; s’il en est ainsi, je ferai ce que demande la raison.

CERVEAUVIDE. Mais veuillez me comprendre.

NIGAUDIN. Je vous comprends, mon cousin.

EVANS. Écoutez-le, monsieur Nigaudin ; je vous expliquerai la chose, si vous vous en jugez capable.

NIGAUDIN. Je ferai ce que mon cousin Cerveauvide me dira de faire ; excusez-moi, s’il vous plaît ; il est juge de paix dans son comté, tout humble personnage que je suis.

EVANS. Mais ce n’est pas là la question : il s’agit de votre mariage.

CERVEAUVIDE. Oui, c’est là la question : il s’agit de vous marier avec miss Anna Page.

NIGAUDIN. Mais cela étant, je suis prêt à l’épouser, à des conditions raisonnables.

EVANS. Mais vous sentez-vous de l’affection pour elle ? sachons cela de votre bouche ou de vos lèvres — car divers philosophes estiment que les lèvres font partie de la bouche — en un mot, vous sentez-vous disposé favorablement pour cette jeune fille ?

CERVEAUVIDE. Cousin Abraham Nigaudin, pourrez-vous l’aimer ?

NIGAUDIN. Je l’espère, mon cousin ; je ferai ce qu’il convient à un homme raisonnable de faire.

EVANS. Mais par les bienheureux du paradis, dites-nous d’une manière positive si vous croyez pouvoir fixer sur elle vos affections.

CERVEAUVIDE. Répondez. L’épouseriez-vous avec une bonne dot ?

NIGAUDIN. Je ferais pour vous complaire, mon cousin, des choses plus difficiles que celles-là sous tous les rapports.

CERVEAUVIDE. Comprenez-moi donc, comprenez-moi, mon cher cousin ; ce que j’en fais n’est que pour vous agréer. Croyez-vous pouvoir aimer cette jeune personne ?

NIGAUDIN. Sur votre demande, mon cousin, je suis prêt à l’épouser ; si dans les commencements l’amour n’est pas grand, le ciel et une plus ample connaissance pourront le faire décroître quand nous serons mariés et que nous nous connaîtrons mieux l’un l’autre. J’espère que l’intimité produira entre nous une désaffection plus vive. Quoi qu’il en soit, si vous me dites : Epousez-la, je l’épouserai ; c’est à quoi je suis très- dissolu et très-dissolument.

EVANS. Voilà une réponse fort sage, sauf le mot dissolument au lieu de résolument ; mais son intention est bonne.

CERVEAUVIDE. Je le crois.

NIGAUDIN. S’il en est autrement, puissé-je être pendu, là !

Revient MISS ANNA PAGE.

CERVEAUVIDE., Voici venir la belle miss Anna ! Que ne puis-je rajeunir pour l’amour de vous, miss Anna !

ANNA. Le dîner est servi. Messieurs, mon père désire l’honneur de votre compagnie.

CERVEAUVIDE. Je me rends à ses ordres, miss Anna.

EVANS. Dieu soit béni ! je ne veux pas être absent au bénédicité.

Cerveauvide et sir Hugues Evans entrent chez M. Page.

ANNA. Vous plaît-il, monsieur, de venir ?

NIGAUDIN. Non vraiment, je vous remercie ; je suis fort bien.

ANNA. Le dîner vous attend, monsieur.

NIGAUDIN. Merci, je n’ai pas faim. (À Simple.) Va, drôle, quoique tu sois mon laquais, va servir mon cousin Cerveauvide.

Simple sort.

NIGAUDIN, continuant. Tout juge de paix qu’on est, on peut accepter les services du laquais de son ami ; je n’ai encore à mon service que trois hommes et un petit garçon, jusqu’à ce que ma mère soit morte. Mais qu’importe ? en attendant, je vis comme un pauvre gentilhomme.

ANNA. Je ne rentrerai point sans vous, monsieur ; personne ne s’asseoira que vous ne soyez venu.

NIGAUDIN. Je ne mangerai rien, sur ma parole ; je ne vous en remercie pas moins.

ANNA. Je vous en prie, monsieur, veuillez entrer.

NIGAUDIN. Merci, je préfère me promener ici. Je me suis meurtri le menton l’autre jour en faisant des armes avec un maître d’escrime ; trois bottes pour un plat de pruneaux cuits ; depuis ce temps, je ne puis supporter l’odeur d’un mets chaud. Pourquoi vos chiens aboyent-ils comme cela ? Y a-t-il des ours dans la ville ?

ANNA, le regardant de la tête aux pieds. Je pense qu’il y en a, monsieur, je l’ai entendu dire.

NIGAUDIN. J’aime beaucoup ce divertissement ; ce n’est pas que je n’y trouve à redire autant qu’homme d’Angleterre. Vous avez peur, n’est-ce pas, quand vous voyez l’ours déchaîné ?

ANNA. Certainement, monsieur.

NIGAUDIN. Moi, maintenant, j’y suis fait : vingt fois j’ai vu Sackerson lâché ; je l’ai même pris par le bout de sa chaîne : mais je vous assure que sur son passage les femmes jetaient des cris, mais des cris ! Il est vrai que les femmes ne les peuvent souffrir ; ce sont de hideuses créatures.

Revient PAGE.

PAGE. Venez donc, mon cher monsieur Nigaudin ; nous vous attendons.

NIGAUDIN. Je n’ai besoin de rien prendre, monsieur, je vous remercie.

PAGE. Parbleu ! vos excuses sont inutiles, monsieur ; venez, venez.

NIGAUDIN. Passez le premier, je vous prie.

PAGE. Voyons, monsieur, avancez.

NIGAUDIN. Miss Anna, veuillez, passer la première.

ANNA.. Non, monsieur, après vous.

NIGAUDIN. Je ne passerai certainement pas le premier, là ; je ne vous ferai pas cette impolitesse.

ANNA. Je vous en prie, monsieur.

NIGAUDIN. Eh bien, j’aime mieux être incivil qu’importun ; mais c’est manquer à ce qui vous est dû, là.

Ils entrent chez M. Page.

Scène II.

Même lieu.
Arrivent SIR HUGUES EVANS et SIMPLE.

EVANS. Allez ; demandez qu’on vous indique la maison du docteur Caïus ; là demeure une certaine Vabontrain qui est sa bonne, ou sa gouvernante, ou sa cuisinière, ou sa lingère, sa blanchisseuse et sa repasseuse.

SIMPLE. Bon, monsieur.

EVANS. Voilà qui est meilleur encore ; donnez-lui cette lettre : car cette femme est très-liée avec miss Anna Page, et cette lettre a pour objet de l’engager à appuyer les prétentions de votre maître auprès de miss Anna. Partez, je vous prie : je vais finir mon dîner ; on attend encore la poire et le fromage.

Simple s’éloigne ; Evans rentre chez M. Page.



Scène III.

Une chambre dans l’auberge de la Jarretière.
Arrivent FALSTAFF, L’HÔTE, BARDOLPHE, NYM, PISTOLET
et ROBIN.

FALSTAFF. Mon hôte de la Jarretière !

L’HÔTE. Que dit ma grosse tour ? parlez savamment et sagement.

FALSTAFF. Franchement, mon hôte, il faut que je réforme quelques-uns de mes gens.

L’HÔTE. Congédiez, mon gros Hercule ! chassez-les, morbleu ! qu’ils partent, qu’ils détalent !

FALSTAFF. Savez-vous que je dépense dix livres sterling par semaine ?

L’HÔTE. Vous êtes un empereur, un César. Je prends Bardolphe à mon service ; il tirera mon vin, il mettra mes tonneaux en perce. Est-ce entendu, mon gros Hector ?

FALSTAFF. Faites, mon cher hôte.

L’HÔTE. J’ai dit. (À Bardolphe.) Suis-moi. Viens que je t’apprenne à faire mousser la bière et pétiller le vin. Je n’ai qu’une parole, suis-moi.

L’Hôte sort.

FALSTAFF. Suis-le, Bardolphe : c’est un bon état que celui de sommelier. D’un vieux manteau on fait une jaquette neuve, d’un laquais usé un sommelier tout frais. Pars, adieu.

BARDOLPHE. C’est un état que j’ai souvent souhaité ; je réussirai.

Bardolphe sort.

PISTOLET. Lâche coquin ! consentir à manier le fausset !

NYM. Son père était ivre quand il l’a fait : voilà qui est finement dit, j’espère. Il n’a pas l’âme héroïque, et voilà.

FALSTAFF. Je suis enchanté de m’être défait de cette boîte à l’amadou ; il volait trop ouvertement. Dans ses filouteries il ressemblait à un chanteur inhabile : il n’observait pas la mesure.

NYM. Le talent consiste à voler à la minute.

PISTOLET. Voler, fi donc ! les gens sages appellent un vol un transfert.

FALSTAFF. Je vous avouerai, mes enfants, que je suis au bout de mon rouleau.

PISTOLET. Au bout du fossé la culbute.

FALSTAFF. Il n’y a pas de remède ; il faut que je grappille, que j’aie recours aux expédients.

PISTOLET. Il faut que les petits des corbeaux aient leur pâtée.

FALSTAFF. Qui de vous connaît dans cette ville un nommé Ford ?

PISTOLET. Je connais le pèlerin ! c’est un homme riche.

FALSTAFF. Mes enfants, je vais vous confier mes projets. J’ai en ce moment…

PISTOLET. Plus de deux aunes de circonférence.

FALSTAFF. Trêve de plaisanteries, Pistolet. Il est vrai que j’ai à peu près deux aunes en rotondité ; mais il ne s’agit pas de cela maintenant. Je voulais vous dire que j’ai le projet de faire ma cour à madame Ford ; je la crois bien disposée en ma faveur : tout en découpant une volaille, elle discourt, elle lance des œillades agaçantes. Je comprends où elle veut en venir ; l’expression la moins flatteuse de toute sa conduite, traduite en bon anglais, signifie : Je suis toute à vous, sir John Falstaff.

PISTOLET. Il l’a soigneusement étudiée, et nous en donne en anglais une traduction libre.

NYM. Il a jeté l’ancre à une fière profondeur : ce mot-là est-il passable ?

FALSTAFF. Or, le bruit court qu’elle a la disposition complète de la bourse de son mari. Elle a des légions d’anges[4] à ses ordres.

PISTOLET. Ayez aux vôtres un nombre égal de démons, et donnez-lui la chasse.

NYM. Voilà qui va bien ; c’est bon : menez-moi les anges bon train.

FALSTAFF. Je lui ai écrit une lettre que voici ; et en voilà une autre pour madame Page, qui me fait pareillement les yeux doux, et que j’ai surprise promenant sur mes dehors un judicieux regard. Les rayons de ses yeux ont doré parfois mon pied, parfois mon ventre majestueux.

PISTOLET. Alors c’est le soleil brillant sur du fumier.

NYM. Je te remercie de ce mot-là.

FALSTAFF. Elle parcourt toute ma personne avec des regards si pleins de convoitise, que l’appétit de ses yeux me brûle comme un verre ardent ! Cette lettre-ci lui est destinée : c’est elle aussi qui tient les cordons de la bourse : elle sera pour moi une Guinée véritable, une Côte-d’Or et d’Abondance. Je tirerai à vue sur l’une et sur l’autre : elles seront mes banquiers, mes Indes orientales et occidentales, et je commercerai avec toutes deux. (À Pistolet.) Toi, porte cette lettre à madame Page. (À Nym.) Et toi, porte celle-ci à madame Ford. Nous prospérerons, mes enfants, nous prospérerons.

PISTOLET. Moi, avec une épée au côté, je jouerais le rôle de Pandarus le Troyen ! Non, certes ; que Lucifer emporte le tout !

NYM. Je ne ferai point de bassesse : voilà votre lettre ; je veux garder ma réputation.

FALSTAFF, reprenant les lettres. Donnez, drôles ! (À Robin.) Toi, va porter ces lettres adroitement. Sers-moi de chaloupe, et cingle vers ces rivages d’or. (À Pistolet et à Nym.) Hors d’ici, vauriens ! dissolvez-vous comme de la grêle ; filez, détalez, haut le pied ; allez dans votre chenil, canaille. Falstaff apprendra à imiter son siècle, à vivre d’expédients. Coquins, laissez-moi seul avec mon page galonné.

Falstaff et Robin sortent.

PISTOLET. Que les vautours te déchirent les boyaux ! Il y a encore des dés pipés au monde pour duper riches et pauvres. J’aurai encore six pence en poche, que toi tu n’auras pas un denier, vil Turc de Phrygie !

NYM. J’ai en tête des projets de vengeance.

PISTOLET. Tu veux te venger ?

NYM. Oui, par le firmament et ses étoiles !

PISTOLET. Avec le fer ou la ruse ?

NYM. Avec l’un et l’autre. Je vais révéler à Page le secret de cet amour.

PISTOLET.

Et moi, je m’en vais à l’instant
Conter à Ford le piège qu’on lui tend ;
Lui dire que Falstaff, dans son impure flamme,
Veut lui gripper son or et lui souffler sa femme.

NYM. Je ne laisserai point refroidir ma colère : j’exciterai Page à recourir au poison ; je le rendrai jaune de jalousie ; car ces changements de physionomie sont un augure redoutable ; et voilà.

PISTOLET. Tu es le Mars des mécontents : je te seconderai ; allons, marche.

Ils sortent.

Scène IV.

Une chambre chez le docteur Caïus.
Entrent Mme VABONTRAIN, SIMPLE et BARBET.

Mme VABONTRAIN. Jean Barbet, va, je te prie, à la fenêtre, et regarde si tu vois venir mon maître, le docteur Caïus : s’il arrivait maintenant et trouvait quelqu’un à la maison, il ferait un train à faire perdre patience au bon Dieu et aux sujets du roi.

BARBET. Je vais faire le guet.

Mme VABONTRAIN. Va, et je te promets que nous aurons un posset[5] ce soir, à la dernière lueur d’un feu de houille. Un honnête garçon, plein de bonne volonté, la meilleure pâte de domestique qui se puisse voir ; point rapporteur, pas le moindre fiel ; son plus grand défaut est d’être trop adonné à la prière ; sous ce rapport il est quelquefois répréhensible : mais chacun a son défaut ; laissons cela. (À Simple.) Votre nom, dites-vous, est Pierre Simple ?

SIMPLE. Oui, faute d’un meilleur.

Mme VABONTRAIN. Et monsieur Nigaudin est votre maître ?

SIMPLE. Comme vous dites.

Mme VABONTRAIN. Ne porte-t-il pas une grande barbe ronde comme le tranchet d’un gantier ?

SIMPLE. Non, madame. Il a une petite figure de rien du tout, avec une barbe rare, de couleur jaune, comme la barbe de Caïn.

Mme VABONTRAIN. Un homme d’un caractère doux, n’est-ce pas ?

SIMPLE. Oui sans doute : mais il est homme à jouer des mains autant que le plus fier ; il s’est battu contre un garde-chasse.

Mme VABONTRAIN. Comment dites-vous ? Oh ! je dois me le rappeler ! Ne porte-t-il pas comme qui dirait la tête haute ? Et ne piaffe-t-il pas en marchant ?

SIMPLE. En effet.

Mme VABONTRAIN. Fort bien ; que Dieu n’envoie pas de plus mauvais parti à miss Anna Page ! Dites à monsieur le ministre Evans que je ferai ce que je pourrai pour votre maître : Anna est une bonne fille, et je souhaite…

Rentre BARBET.

BARBET. Sauvez-vous ! voilà mon maître qui vient.

Mme VABONTRAIN. Nous allons tous être dans de beaux draps ! Venez vite ici, jeune homme ; cachez-vous dans ce cabinet. (Elle fait entrer Simple dans un cabinet.) Il ne restera pas longtemps. Hé ! Jean, ici, Jean ; va t’informer de notre maître ; il ne rentre pas, et je crains qu’il ne soit malade. (Elle fredonne.) Tra, la, la, la.

Entre LE DOCTEUR CAIUS.

CAIUS. Qu’est-ce que vous chantez là ? Je n’aime pas ces enfantillages. Allez, je vous prie, me chercher dans le cabinet une boîte verte ; entendez-vous ce que je vous dis ? une boîte verte.

Mme VABONTRAIN. Je vais vous la chercher. (À part.) Je suis bien aise qu’il n’y ait pas été lui-même : s’il avait trouvé ce jeune homme, il serait devenu furieux.

CAIUS. Ouf ! ouf ! ouf ! ma foi, il fait chaud. Je m’en vais à la cour pour une grande affaire.

Mme VABONTRAIN. Est-ce cela, monsieur ?

CAIUS. Oui ; mettez-la dans ma poche, dépêchez-vous ! Où est ce drôle de Barbet ?

Mme VABONTRAIN, appelant. Jean Barbet ! Jean !

BARBET. Me voilà, monsieur.

CAIUS. Jean Barbet, ou Gilles Barbet, prends la rapière, et suis-moi à la cour.

BARBET. Elle est là sous le vestibule.

CAIUS. Sur ma foi, je tarde trop. Que diantre allais-je oublier ? Il y a dans mon cabinet des simples qu’il faut absolument que j’emporte.

Mme VABONTRAIN. Mon Dieu ! il va trouver ce jeune homme ! Dans quelle fureur il va se mettre !

CAIUS, dans le cabinet. Ô diable ! diable ! qu’est-ce qu’il y a dans mon cabinet ? Un voleur, un larron ! (Faisant sortir Simple, qu’il tient par le collet.) Barbet, ma rapière !

Mme VABONTRAIN. Mon cher maître, contenez-vous.

CAIUS. Et pourquoi me contiendrais-je ?

Mme VABONTRAIN. Ce garçon est un honnête homme.

CAIUS. Que peut faire un honnête homme dans mon cabinet ? Je ne comprends pas qu’un honnête homme vienne dans mon cabinet.

Mme VABONTRAIN. Je vous en conjure, ne soyez pas si flegmatique ; je vais vous dire ce qu’il en est. Ce jeune homme venait me voir de la part du ministre Hugues.

SIMPLE. C’est vrai, monsieur ; j’étais chargé de…

Mme VABONTRAIN, à Simple. De grâce ! taisez-vous.

CAIUS, à Mme Vabontrain. Retenez votre langue. (À Simple.) Toi, continue.

SIMPLE. Je venais prier cette honnête dame, votre gouvernante, de vouloir bien parler à miss Anna en faveur de mon maître, qui la demande en mariage.

Mme VABONTRAIN. Voilà tout, monsieur ; mais à l’avenir je ne mettrai plus ma main au feu sans nécessité.

CAIUS. Sir Hugues t’envoie, dis-tu ? (À Barbet.) Barbet, baille-moi du papier. (À Simple.) Attends un instant.

Il écrit.

Mme VABONTRAIN, bas, à Simple. Je suis charmée de lui voir prendre la chose si tranquillement ; s’il avait été en colère tout de bon, il aurait fait un tapage ! Quoi qu’il en soit, jeune homme, je ferai pour votre maître ce que je pourrai : la vérité est que le médecin français, mon maître, je puis l’appeler mon maître, voyez-vous, car je tiens sa maison ; je lave, je repasse, je brosse, je cuis, je nettoie, j’apprête le boire et le manger, je fais les lits, et tout cela moi-même…

SIMPLE. C’est bien de l’ouvrage pour une personne.

Mme VABONTRAIN. Vous croyez ? Oui, certes, c’est bien de l’ouvrage ; aussi je me couche tard et me lève matin. Je vous dirai donc entre nous (n’en parlez à personne) que mon maître est lui-même amoureux de miss Anna ; mais, malgré cela, je connais les sentiments d’Anna : ils ne sont ni de ce côté ni de celui-là.

CAIUS. Magot de la Chine, remets cette lettre à sir Hugues ; c’est un cartel, morbleu ! je veux lui couper la gorge dans le parc ; je veux apprendre à vivre à ce Chinois de prêtre. Tu peux partir, il ne fait pas bon ici pour toi ; — morbleu ! je démantibulerai sa carcasse ; je ne lui laisserai pas un os à jeter à son chien.

Simple sort.

Mme VABONTRAIN. Hélas ! le ministre ne parle que pour un de ses amis.

CAIUS. C’est égal ; ne m’avez-vous pas dit que miss Anna serait ma femme ? Morbleu ! je tuerai ce prêtre imbécile ; et j’ai pris pour mesurer nos épées mon hôte de la Jarretière ; morbleu ! je veux avoir miss Anna pour femme.

Mme VABONTRAIN. Monsieur, cette fille vous aime, et tout ira bien ; il faut laisser bavarder les gens, que diantre !

CAIUS. Barbet, viens avec moi à la cour. (À Mme Vabontrain.) Rappelez-vous que si je n’ai pas miss Anna je vous mettrai à la porte. Marche derrière mes talons, Barbet.

Caius et Barbet sortent.

Mme VABONTRAIN. L’imbécile ! Oh ! je connais les sentiments de miss Anna ; nul ne les connaît mieux que moi et n’a plus d’empire sur elle, grâce à Dieu !

FENTON, du dehors. Holà ! y a-t-il quelqu’un ?

Mme VABONTRAIN, se mettant à la fenêtre. Qui est là ? approchez-vous de la maison, je vous prie.

Entre FENTON.

FENTON. Eh bien, ma bonne madame Vabontrain, comment va ?

Mme VABONTRAIN. D’autant mieux que vous avez la bonté de me le demander.

FENTON. Quelles nouvelles ? Comment se porte la charmante miss Anna ?

Mme VABONTRAIN. Ma foi, monsieur, elle est toujours jolie, honnête et douce ; et c’est une fille qui a de l’amitié pour vous, je puis vous le dire en passant, et j’en bénis le ciel.

FENTON. Pensez -vous que je réussisse ? Ne perdrai-je pas mes peines ?

Mme VABONTRAIN. Ma foi, monsieur, tout dépend de celui qui est là-haut ; toutefois, monsieur Fenton, je jurerais sur la Bible qu’elle vous aime. N’avez-vous pas un signe au-dessus de l’œil ?

FENTON. Oui, sans doute ; eh bien, après ?

Mme VABONTRAIN. Oh ! c’est qu’il y a toute une histoire sur ce signe-là ! Allez, elle est bien enfant, ce qui ne l’empêche pas d’être la plus honnête fille qui ait jamais rompu le pain : nous en avons eu pour une heure à parler de ce signe. Je ne ris jamais d’aussi bon cœur que dans la compagnie de cette enfant-là ! c’est dommage qu’elle soit trop adonnée à la mélancolie et à la rêverie ; pour ce qui est de vous, allez, il suffit.

FENTON. Fort bien ! je la verrai aujourd’hui. Tenez ! (lui donnant de l’argent) voilà pour vous ; que j’aie votre voix en ma faveur. Si vous la voyez avant moi, recommandez-moi à son souvenir.

Mme VABONTRAIN. Oui, certes, je n’y manquerai pas ; quand nous nous reverrons, je vous reparlerai de ce signe et des autres galants.

FENTON. C’est bien. Adieu ! je suis pressé.

Il sort.

Mme VABONTRAIN. Adieu ! monsieur… C’est véritablement un honnête homme ; mais Anna ne l’aime pas, car je connais ses sentiments mieux que personne. Sotte que je suis, qu’ai-je oublié ?

Elle sort.

ACTE DEUXIÈME

.

Scène I.

Devant la maison de M. Page.
Arrive Mme PAGE, tenant une lettre.

Mme PAGE. Quoi ! j’aurai échappé aux billets doux au printemps de ma beauté, et j’y serai en butte maintenant ! Voyons !

Elle lit.
« Ne me demandez pas pourquoi je vous aime ; car, bien que
» l’amour prenne quelquefois la raison pour médecin, il ne l’admet
» pas pour conseiller. Vous n’êtes plus jeune, moi non plus ;
» motif de plus pour qu’il y ait sympathie entre nous ; vous
» aimez le bon vin, moi de même ; quelle meilleure preuve de
» sympathie que celle-là ? Qu’il vous suffise, si toutefois l’amour
» d’un soldat peut vous suffire, de savoir, madame Page, que
» je vous aime. Je ne vous dirai pas d’avoir pitié de moi,
» l’expression ne serait pas militaire ; mais je vous dirai :
» Aimez-moi.
Signé,

» Moi, votre chevalier fidèle,
» Prêt à vous prouver son amour
» À la clarté des nuits comme à celle du jour,
» Et s’il le faut à la chandelle ;
» Et qui plus est, envers et contre tous,
» Tout prêt à dégainer pour vous. »

Quel abominable Hérode que cet homme ! Oh ! que le monde est pervers ! Un homme miné par l’âge, prêt à tomber en dissolution, s’aviser de faire le jeune galant ! Qu’a-t-il donc découvert dans ma conversation, cet ivrogne flamand, qui ait pu lui donner l’audace de s’attaquer ainsi à moi ? C’est à peine s’il s’est trouvé trois fois en ma compagnie ! qu’aurai-je donc pu lui dire ? Il me semble avoir été avec lui fort sobre de gaieté. Le ciel me pardonne ! En vérité, je veux présenter un bill au parlement pour l’abolition des hommes. De quelle manière me vengerai-je de lui ? car je me vengerai, aussi vrai que j’existe.

Entre Mme FORD.

Mme FORD. C’est vous, madame Page ! J’allais chez vous.

Mme PAGE. Et moi chez vous. Vous avez mauvaise mine.

Mme FORD. Je ne saurais le croire. Je puis administrer la preuve du contraire.

Mme PAGE. Je vous assure que vous avez mauvaise mine, à mon avis du moins.

Mme FORD. Soit. Néanmoins je vous répète que je puis exhiber la preuve du contraire. Ô madame Page ! j’ai un conseil à vous demander.

Mme PAGE. De quoi s’agit-il ?

Mme FORD. Si je n’étais arrêtée pour une bagatelle, quel honneur je pourrais obtenir !

Mme PAGE. Laissez de côté la bagatelle, ma chère, et prenez l’honneur. De quoi s’agit-il ? Moquez-vous des bagatelles. De quoi est-il question ?

Mme FORD. Si je voulais seulement consentir à passer une petite éternité, je pourrais acquérir l’honneur de la chevalerie.

Mme PAGE. Que dites-vous là ? pas possible ! Sir Alice Ford ! Croyez-moi, les chevaliers seront bientôt au rabais. Je vous conseille de ne faire subir aucune altération à votre qualité.

Mme FORD. Nous perdons le temps en paroles inutiles. (Elle lui présente une lettre ouverte.) Lisez ceci, lisez ; vous verrez sur quoi se fondent mes prétentions à la chevalerie. Tant que je saurai distinguer un homme d’un autre, ceci me fera détester les hommes corpulents ; et cependant celui-ci ne jurait pas ; il louait la modestie des femmes ; l’inconduite trouvait en lui un censeur si rigide et si fidèle aux bienséances, que j’aurais juré que ses sentiments étaient conformes à son langage ; mais ils ne s’accordent pas plus entre eux que le centième psaume avec l’air des Manches vertes. Quelle tempête a fait échouer aux rives de Windsor cette baleine dont le ventre contient tant de barils d’huile ? Comment me venger de lui ? Le meilleur moyen serait, ce me semble, de le leurrer d’espérances jusqu’à ce que les coupables ardeurs de la concupiscence se soient fondues dans sa graisse. Vit-on jamais rien de pareil ?

Mme PAGE. Les deux lettres sont identiques ; il n’y a que les noms de Page et de Ford qui diffèrent ! Pour votre consolation, dans cet étrange complot contre notre honneur, voici la sœur jumelle de votre lettre : que la vôtre hérite la première ; car, je le proteste, la mienne n’héritera pas. Je suis persuadée qu’il a un millier de lettres semblables, et peut-être plus encore, avec les noms propres en blanc, et celles-ci sont de la seconde édition. Il les imprimera sans doute ; car peu lui importe qui il met sous presse, du moment où il nous y met toutes les deux. J’aimerais mieux être une géante couchée sous le Pélion. Par ma foi, je vous trouverai vingt tourterelles libertines contre un homme chaste.

Mme FORD. Les deux lettres sont tout à fait semblables ; ce sont les mêmes termes, la même écriture. Pour qui nous prend-il ?

Mme PAGE. Je n’en sais vraiment rien ; je serais presque tentée de suspecter ma propre vertu et de me traiter moi-même comme quelqu’un que je ne connais pas ; il faut assurément qu’il ait trouvé en moi quelque chose à reprendre, que j’ignore moi-même, sans quoi il ne m’aurait pas livré un si rude abordage.

Mme FORD. Abordage, dites-vous ? Je vous réponds que je le tiendrai à distance de mes amures.

Mme PAGE. Et moi aussi ; si jamais il vient à mon bord, je veux de ma vie ne remettre à la voile. Vengeons-nous de lui ; donnons-lui un rendez-vous ; faisons semblant d’accueillir ses propositions, et amorçons habilement son amour, en prolongeant l’épreuve jusqu’à ce qu’il ait mis ses chevaux en gage chez l’aubergiste de la Jarretière.

Mme FORD. Je consens à employer contre lui tous les moyens, même les moins justifiables, pourvu qu’ils ne compromettent pas notre honneur. Oh ! si mon mari voyait cette lettre ! ce serait pour sa jalousie un éternel aliment.

Mme PAGE. Le voilà justement qui vient, ainsi que mon mari ; celui-ci est aussi éloigné d’être jaloux que je le suis de lui en donner sujet, et, je l’espère, la distance est incommensurable.

Mme FORD. Sous ce rapport, vous êtes la plus heureuse de nous deux.

Mme PAGE. Allons nous concerter ensemble contre ce gras chevalier : venez par ici.

Elles se mettent à l’écart.


Arrivent FORD, PISTOLET, PAGE et NYM.

FORD. J’espère qu’il n’en est point ainsi.

PISTOLET. Dans certaines affaires l’espérance est un limier en défaut. Je vous répète que sir John en veut à votre femme.

FORD. Mais ma femme n’est plus jeune.

PISTOLET. Il courtise femmes de tous étages, riches et pauvres, jeunes et vieilles ; tout lui est bon. Il aime votre Galimafrée. Réfléchissez-y.

FORD. Il aime ma femme !

PISTOLET. D’une ardeur démesurée, vous dis-je : prenez vos mesures, ou résignez-vous au rôle d’Actéon, avec la meute du chasseur sur vos talons. Ne vous laissez pas flétrir d’un nom odieux.

FORD. Quel nom ?

PISTOLET. Des cornes, monsieur, des cornes ! Adieu ; prenez garde, ayez l’œil au guet, car les voleurs cheminent de nuit : prenez garde, avant que l’été vienne et que le coucou chante. Caporal Nym, partons. Monsieur Page, croyez-le ; ce qu’il vous dit est la vérité.

Pistolet s’éloigne.

FORD. Je saurai me contenir. Je veux approfondir ceci.

NYM. Il vous dit vrai. (À Page.) Je n’aime pas le mensonge. Sir John m’a blessé dans mes sentiments ; il voulait me charger de porter à votre femme sa lettre galante : mais j’ai une épée, et je préfère en appeler à elle dans mes besoins. Il aime votre femme, c’est tout ce que j’ai à vous dire. Je me nomme le caporal Nym ; ce que je dis, je le soutiens ; je vous dis la vérité, je m’appelle Nym, et Falstaff aime votre femme. Adieu ! je suis tout d’une pièce, moi ; et voilà ! adieu.

Nym s’éloigne.

PAGE, à part. Et voilà, dit-il ! le singulier personnage !

FORD, à part. Il faut que je trouve ce Falstaff.

PAGE, à part. Je n’ai vu de ma vie un drôle plus insipide et plus affecté.

FORD, à part. Si je trouve qu’on m’a dit vrai, nous verrons.

PAGE, à part. Je ne croirai jamais un pareil Chinois, dût le prêtre de la paroisse lui donner un certificat de véracité.

FORD, à part. C’est un garçon sensé : nous verrons.

Mme Page et Mme Ford se rapprochent.

PAGE, à sa femme. C’est vous, ma femme ?

Mme FORD, à son mari. Eh bien, mon ami ! pourquoi êtes-vous triste ?

FORD. Moi, triste ! je ne suis pas triste. Allez, retournez à la maison.

Mme FORD. Allons, je vois que vous avez encore quelque lubie en tête. Venez-vous, madame Page ?

Mme PAGE. Je suis à vous. Georges, vous viendrez dîner, n’est-ce pas ? (À Mme Ford.) Voici une personne qui nous servira de messagère auprès de notre impudent chevalier.

Arrive Mme VABONTRAIN.

Mme FORD. Ma foi, je pensais à elle : c’est justement ce qu’il nous faut.

Mme PAGE, à Mme Vabontrain. Vous venez voir sans doute ma fille Anna ?

Mme VABONTRAIN. Oui, madame ; veuillez me dire, je vous prie, comment se porte miss Anna.

Mme PAGE. Venez la voir avec nous ; nous avons quelque chose à vous dire.

Mme Page, Mme Ford et Mme Vabontrain s’éloignent.

PAGE. Eh bien, monsieur Ford ?

FORD. Vous avez entendu ce que m’a dit ce drôle, n’est-ce pas ?

PAGE. Oui ; et vous avez entendu ce que m’a dit l’autre ?

FORD. Croyez-vous qu’ils aient dit vrai ?

PAGE. Non, certes : Je ne crois pas le chevalier capable d’une telle audace ; mais ceux qui l’accusent d’en vouloir à nos femmes ont été tous les deux renvoyés de son service, vrais vauriens, maintenant qu’ils sont sans place.

FORD. Ils étaient à son service ?

PAGE. Certainement.

FORD. Je n’en suis pas plus tranquille pour cela. Sir John loge-t-il à l’auberge de la Jarretière ?

PAGE. Oui. S’il avait des intentions sur ma femme, je la lâcherais volontiers contre lui, et s’il en obtenait autre chose que des rebuffades, je prendrais volontiers le tout sous ma responsabilité.

FORD. Je ne mets pas en doute la vertu de ma femme, mais je ne voudrais pas les laisser ensemble : trop de confiance peut nuire. Je ne voudrais rien prendre sous ma responsabilité ; cela ne m’ irait pas.

PAGE. Tenez, voilà notre hâbleur, l’hôte de la Jarretière, qui vient de ce côté : pour avoir cet air jovial, il faut qu’il ait ou du vin dans sa caboche ou de l’argent dans sa bourse. Bonjour, notre hôte.

Arrivent L’HOTE DE LA JARRETIÈRE et CERVEAUVIDE.

L’HOTE, à Cerveauvide. Cavalier juge, mon brave, je vous tiens pour un vrai gentilhomme.

CERVEAUVIDE. Je vous suis, mon hôte, je vous suis. — Mille bonjours, monsieur Page ! voulez-vous venir avec nous, monsieur Page ? Nous avons un divertissement qui nous attend.

L’HOTE, à Cerveauvide. Dites-lui ce que c’est, mon juge, dites-lui ce que c’est.

CERVEAUVIDE, à Page. Figurez-vous qu’il doit y avoir un duel entre sir Hugues, le ministre gallois, et Caïus, le médecin français.

FORD, à l’Hôte. Mon hôte de la Jarretière, j’aurais un mot à vous dire.

L’HOTE. Que me voulez-vous, mon brave ?

Ford l’emmène à quelque distance.

CERVEAUVIDE, à Page. Voulez-vous venir voir cela avec nous ? Ils ont choisi pour témoin mon hôte de la Jarretière ; et il paraît qu’il leur a donné à chacun un rendez-vous différent ; car, à ce qu’on m’assure, le ministre ne plaisante pas, et il y va de franc jeu. Venez, je vous conterai tout cela.

L’HOTE, à Ford. Vous n’avez point de démêlé judiciaire avec mon hôte le chevalier ?

FORD. D’aucune sorte, je vous proteste ; mais je vous donnerai un flacon d’excellent vin, si vous voulez me présenter à lui, et lui dire que je m’appelle Brook[6]. Il s’agit d’une plaisanterie.

L’HOTE. Votre main, mon brave ; vous aurez vos entrées et vos sorties ; êtes-vous content ? et votre nom sera Brook. Partons-nous, camarades ?

CERVEAUVIDE. Je suis à vous, mon hôte.

PAGE. J’ai entendu dire que ce Français manie habilement sa rapière.

CERVEAUVIDE. Bah ! de mon temps j’aurais pu vous en dire davantage ; aujourd’hui vous vous prévalez de vos distances, vos passes, vos estocades, et je ne sais quoi encore. C’est au cœur, monsieur Page, c’est là, c’est là qu’il faut atteindre. J’ai vu le temps où, avec ma longue épée, je vous aurais fait fuir quatre grands gaillards comme des lapins.

L’HOTE. Eh bien, mes enfants, partons-nous ?

PAGE. Je vous suis : j’aime mieux les voir tempêter que se battre.

L’Hôte, Cerveauvide et Page s’éloignent.

FORD. Page est un sot qui se repose avec trop de confiance sur la fragilité de sa femme ; pour moi, je ne suis pas aussi facile à rassurer. Hier ma femme se trouvait en compagnie de Falstaff chez madame Page, et j’ignore ce qui s’y est passé. Allons, il faut que je voie au fond de tout ceci : sous mon nom emprunté, je sonderai Falstaff. Si je trouve ma femme fidèle, mes peines n’auront pas été perdues ; dans le cas contraire, ce sera du temps bien employé.

Il s’éloigne.



Scène II.

Une chambre dans l’auberge de la Jarretière.
Entrent FALSTAFF et PISTOLET.

FALSTAFF. Je ne te prêterai pas un penny.

PISTOLET. Eh bien, le monde sera pour moi une huître, que j’ouvrirai avec la pointe de mon épée. — Je vous rembourserai sur la prochaine maraude.

FALSTAFF. Pas un penny. Je t’ai laissé jusqu’à ce jour user de la protection de mon crédit. J’ai trois fois obtenu de mes amis ta grâce et celle de Nym, ton digne acolyte ; sans moi, on vous verrait aujourd’hui, comme deux babouins, faire la moue à travers la grille d’un cachot. Je suis damné en enfer pour avoir maintes fois juré aux gentilshommes mes amis que vous étiez de bons soldats et des gens de cœur ; et le jour où mistriss Bridgite perdit le manche de son éventail, j’attestai sur mon honneur que vous ne l’aviez pas.

PISTOLET. N’avons-nous pas partagé ? N’avez-vous pas reçu quinze pence ?

FALSTAFF. Raisonne donc, drôle, raisonne. Me crois-tu homme à hasarder gratis le salut de mon âme ? Une fois pour toutes, ne te pends plus après moi : je ne veux pas te servir de gibet. Va-t’en arrêter sur les grands chemins ou couper des bourses ; va dans ton manoir de Pickt-Hatch [7]. Ah ! drôle, tu refuses de porter une lettre pour moi ! tu es à cheval sur ton honneur ! Eh ! monstre de bassesse, c’est à peine si moi, qui te parle, je puis rester dans les limites rigoureuses de mon devoir. Oui, moi-même, quelquefois, laissant de côté la crainte de Dieu, et cachant ma vertu sous mes nécessités, je suis forcé de ruser et de recourir aux expédients ; et toi, coquin, tu t’avises d’abriter sous le manteau de ton honneur, tes guenilles, tes regards de panthère, tes phrases de cabaret et tes blasphèmes effrontés ! Tu refuses de porter mes lettres, toi !

PISTOLET. Je me repens ! Qu’exigez-vous de plus d’un homme ?

Entre ROBIN.

ROBIN. Monsieur, voici une femme qui demande à vous parler.

FALSTAFF. Qu’elle approche.

Entre Mme VABONTRAIN.

Mme VABONTRAIN. Bonjour à votre seigneurie.

FALSTAFF. Bonjour, bonne femme.

Mme VABONTRAIN. J’en demande pardon à votre seigneurie, mais ce nom ne m’est point dû.

FALSTAFF. Bonne fille, donc.

Mme VABONTRAIN. Je le suis, je vous jure, comme l’était ma mère une heure après ma naissance.

FALSTAFF. Je vous crois ; que me voulez-vous ?

Mme VABONTRAIN. Votre seigneurie me permettra-t-elle de lui dire deux mots ?

FALSTAFF. Deux mille, bonne femme ; je suis prêt à vous entendre.

Mme VABONTRAIN. Monsieur, il y a par le monde une certaine madame Ford… — si vous vouliez vous rapprocher un peu plus de ce côté — moi, je demeure chez le docteur Caïus.

FALSTAFF. Continuez : madame Ford, dites-vous…

Mme VABONTRAIN. Votre seigneurie dit vrai. — Veuillez, je vous prie, vous rapprocher un peu plus de ce côté.

FALSTAFF. Personne ne vous entend, je vous assure ; il n’y a ici que mes gens.

Mme VABONTRAIN. En vérité ? Dieu les bénisse et en fasse ses serviteurs.

FALSTAFF. Vous me parliez de madame Ford ; qu’aviez-vous à me dire d’elle ?

Mme VABONTRAIN. Ah ! monsieur, c’est une bonne créature ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! quand je pense à votre friponne de seigneurie ! Le ciel lui pardonne et à vous aussi.

FALSTAFF. Vous disiez donc que madame Ford…

Mme VABONTRAIN. Au total, voici de quoi il s’agit : Vous avez fait sur elle une impression véritablement surprenante. Le plus habile courtisan, quand la cour était à Windsor, n’eût pu la mettre dans un état aussi critique. Et pourtant il y avait des chevaliers et des lords, et des gentilshommes ayant équipage ; c’était, je vous assure, une succession de carrosses, de lettres, de cadeaux, que ça n’en finissait pas : c’était plaisir que de sentir le musc qui s’exhalait de leur personne, que d’entendre le frou frou de leurs vêtements d’or et de soie ; et puis comme leur langage était élégant ! Leur conversation, tout sucre et tout miel, était ce qu’il y avait de plus beau et de meilleur, et il n’y a pas de femme dont le cœur ne se fût rendu ; eh bien, je vous proteste qu’ils n’ont pas obtenu d’elle un seul coup d’œil. Moi-même, on m’a encore donné ce matin vingt angélus ; mais je défie tous les angélus du monde, sauf ceux qui me sont donnés en toute honnêteté ; vous pouvez m’en croire, on n’a pu obtenir d’elle de boire dans la coupe même des plus huppés ; et pourtant il y avait parmi eux des comtes, voire même des pensionnaires du roi ; mais tout cela, je vous le certifie, lui est indifférent.

FALSTAFF. Mais que me fait-elle dire à moi ? Abrégez, je vous prie, mon Mercure femelle.

Mme VABONTRAIN. Eh bien, elle a reçu votre lettre, pour laquelle elle vous envoie mille remercîments, et elle vous fait savoir que son mari sera absent du logis de dix à onze heures.

FALSTAFF. De dix à onze ?

Mme VABONTRAIN. Oui, monsieur ; vous pourrez alors venir voir le portrait que vous savez, dit-elle : monsieur Ford, son mari, n’y sera pas. Hélas ! la chère femme ! il lui rend la vie bien malheureuse ; il est extrêmement jaloux ; elle mène avec lui une triste existence, la chère dame !

FALSTAFF. De dix à onze heures : bonne femme, recommandez-moi à son souvenir ; je serai ponctuel.

Mme VABONTRAIN. Voilà qui est bien, monsieur ; mais je suis encore chargée d’une autre commission pour votre seigneurie : madame Page vous envoie ses compliments sincères ; et, permettez-moi de vous le dire, c’est une femme aussi vertueuse que civile et modeste, et qui, je vous en donne ma parole d’honneur, ne manquerait pas, pour tout au monde, à sa prière du matin et du soir : il n’y a pas à Windsor deux femmes qu’on puisse lui comparer. Elle m’a commandé de dire à votre seigneurie qu’il est rare que son mari s’absente, mais elle espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi. Je n’ai jamais vu une femme aussi amourachée d’un homme : il faut que vous ayez sur vous un charme, là, je vous le certifie.

FALSTAFF. Sauf l’attraction de mes avantages personnels, je vous assure que je n’ai pas d’autres charmes.

Mme VABONTRAIN. Votre seigneurie en soit bénie !

FALSTAFF. Mais dites-moi, je vous prie, madame Ford et madame Page se sont-elles fait part de l’amour qu’elles ont pour moi ?

Mme VABONTRAIN. Ce serait du beau, par exemple ! elles ne sont pas aussi mal apprises que cela, je l’espère bien ! Ce serait là un joli tour, par ma foi ! Madame Page vous prie de ne pas manquer de lui envoyer votre petit page ; son mari en est singulièrement entiché, et, à dire vrai, c’est un honnête homme que monsieur Page. Il n’est pas une femme de Windsor qui soit plus heureuse qu’elle. Elle fait et dit ce qu’il lui plaît, reçoit tout, paye tout, se couche et se lève quand elle veut, son mari ne trouve à redire à rien, et vraiment elle le mérite ; car s’il est à Windsor une excellente femme, c’est elle. Il faut lui envoyer votre page ; il n’y a pas de remède.

FALSTAFF. Je le lui enverrai.

Mme VABONTRAIN. Faites, et arrangez-vous de manière qu’il vous serve d’intermédiaire. Dans tous les cas, convenez d’un mot d’ordre, afin de vous faire connaître mutuellement vos intentions sans que le jeune homme y comprenne rien ; car il n’est pas bon d’initier les enfants à ce qui est mal ; quant aux personnes d’un âge mur, c’est différent : elles ont de la prudence, comme on dit, et connaissent le monde.

FALSTAFF. Adieu. Recommandez-moi au souvenir de toutes deux : voilà ma bourse ; je suis votre débiteur. (À part.) Cette nouvelle me transporte de joie.

Mme Vabontrain et Robin sortent.

PISTOLET. Cette drôlesse est une des messagères de Cupidon. Forcez de voiles, sir John, poursuivez l’ennemi, démasquez vos batteries, lâchez-moi une bordée ; et si elle n’est pas à vous, que l’Océan engloutisse le tout !

Pistolet sort.

FALSTAFF. Est-il bien vrai, mon vieux Falstaff ? Va ton chemin ; je vais tirer de ta vieille personne plus de parti que jamais. Ainsi tu attires encore les regards des femmes ? Ainsi, après tant d’argent dépensé, tu auras gagné en définitive ? Je te remercie, mon vieil individu : qu’on dise tant qu’on voudra que tu es grossièrement façonné ; pourvu que tu plaises, c’est là l’important.

Entre BARDOLPHE.

BARDOLPHE. Sir John, il y a en bas un certain Brook qui désirerait vous parler et faire votre connaissance ; il envoie à votre seigneurie un flacon de vin vieux.

FALSTAFF. Brook est son nom ?

BARDOLPHE. Oui, monsieur.

FALSTAFF. Fais-le monter.

Bardolphe sort.

FALSTAFF, continuant. Ces ruisseaux-là [8] sont les bien venus chez moi quand ils y font refluer une pareille liqueur. Ah ! ah ! madame Ford et madame Page, j’ai donc fait votre conquête ! Allons, voilà qui va bien !

Rentre BARDOLPHE, suivi de FORD, déguisé.

FORD. Que Dieu vous garde, monsieur !

FALSTAFF. Et vous pareillement, monsieur ; avez-vous quelque chose à me dire ?

FORD. Je vous demande pardon de me présenter à vous avec si peu de cérémonie.

FALSTAFF. Vous êtes le bienvenu ; que souhaitez-vous de moi ? (À Bardolphe.) Bardolphe, laisse-nous.

Bardolphe sort.

FORD. Monsieur, vous voyez en moi un homme qui a dépensé beaucoup d’argent ; mon nom est Brook.

FALSTAFF. Mon cher monsieur Brook, je désire faire plus amplement votre connaissance.

FORD. Je désire pareillement faire la vôtre, sir John, non pour vous être à charge, car je dois vous dire que je me crois plus en mesure que vous de jouer le rôle de préteur ; c’est ce qui m’a enhardi à me présenter à vous sans façon ; car, comme l’on dit, quand l’argent précède, toutes les portes s’ouvrent.

FALSTAFF. Monsieur, l’argent est un bon soldat qui va toujours en avant.

FORD. Il est vrai : j’ai ici un sac d’argent qui m’embarrasse ; si vous voulez m’aider à le porter, sir John, prenez le tout ou la moitié, vous m’aurez soulagé d’autant.

FALSTAFF. Monsieur, j’ignore en quoi je puis avoir mérité d’être votre porteur.

FORD. Si vous voulez bien m’entendre, monsieur, je vous le dirai.

FALSTAFF. Parlez, mon cher monsieur Brook ; je serai enchanté de vous servir.

FORD. Monsieur, je serai bref. Ou m’a dit que vous étiez un homme éclairé, et il y a longtemps que j’entends parler de vous, quoique, malgré mon désir, je n’aie jamais trouvé l’occasion de faire votre connaissance. Dans ce que j’ai à vous révéler, je suis obligé d’exposer à vos regards mes imperfections ; mais, sir John, si, tout en m’écoutant, vous avez un œil fixé sur mes faiblesses, j’espère que l’autre se reportera sur le registre des vôtres. Peut-être alors aurez-vous pour moi quelque indulgence, sachant par votre propre expérience combien on est sujet à faillir dans ces matières.

FALSTAFF. Fort bien, monsieur ; continuez.

FORD. Il y a dans cette ville une dame dont le mari a nom Ford.

FALSTAFF. Fort bien.

FORD. Il y a longtemps que je l’aime, et elle m’a déjà coûté bien des soins ; je me suis attaché à tous ses pas ; j’ai saisi toutes les occasions de la rencontrer, ou même de la voir à la dérobée ; non-seulement j’ai dépensé beaucoup en cadeaux pour elle, mais encore j’ai largement rétribué divers individus pour savoir, par leur entremise, quels présents lui agréeraient le plus. Bref, je me suis attaché à sa poursuite comme l’amour s’était attaché à la mienne, c’est-à-dire en toute occasion ; mais quoi que j’aie pu mériter, soit par mes sentiments, soit par les moyens dont j’ai fait usage, ce qu’il y a de certain, c’est que je n’en ai recueilli aucun fruit, à moins que l’expérience ne soit un trésor ; pour celui-là, je l’ai acheté fort cher, et il m’a valu la connaissance de cette maxime :

Devant Richesse, Amour s’enfuit ;
Poursuivant qui le fuit, fuyant qui le poursuit.

FALSTAFF. Ne vous a-t-elle donné aucune espérance ?

FORD. Aucune.

FALSTAFF. L’avez-vous sollicitée à cet effet ?

FORD. Jamais.

FALSTAFF. De quelle nature était donc votre amour ?

FORD. Pareil à une belle maison bâtie sur le terrain d’autrui ; en sorte que j’ai perdu mon édifice pour m’être trompé sur l’emplacement de sa construction.

FALSTAFF. Dans quel but m’avez-vous fait cette confidence ?

FORD. Quand je vous l’aurai dit, je vous aurai tout dit. Il est des gens qui prétendent que toute sévère qu’elle se montre pour moi, elle s’émancipe avec d’autres, de manière à faire suspecter sa conduite. Maintenant, sir John, voici dans quel but je viens vous voir : vous êtes un homme d’une éducation accomplie, d’une conversation admirable, très-répandu dans le monde ; votre rang est élevé, votre personne imposante ; on vous reconnaît unanimement les qualités de l’homme de guerre, de l’homme de cour, de l’homme instruit.

FALSTAFF. Monsieur…

FORD. Cela est vrai, et vous le savez vous-même… Voilà de l’argent, dépensez-le, dépensez-le, dépensez davantage encore, dépensez tout ce que j’ai ; je ne vous demande en retour que la portion de votre temps qui vous sera nécessaire pour mettre galamment le siège devant la fidélité de madame Ford : mettez en usage tous vos moyens de galanterie, et amenez-la à se rendre à vous ; vous êtes l’homme du monde qui peut le mieux y réussir.

FALSTAFF. Conviendrait-il à la véhémence de votre affection que je subjuguasse la beauté dont vous désirez la possession ? Votre expédient me paraît tout au moins fort singulier.

FORD. Veuillez, je vous prie, me comprendre. Elle s’appuie avec tant de confiance sur l’infaillibilité de son honneur, que la folie de mon âme n’ose affronter sa présence ; elle est trop éblouissante pour qu’on puisse la regarder en face. Mais si je pouvais m’offrir à elle, ayant en main des preuves de sa fragilité, alors j’aurais des précédents et des arguments à faire valoir en faveur de mes désirs. Je la délogerais de la forteresse de sa pureté, de sa réputation, de sa fidélité conjugale, et de mille autres abris derrière lesquels elle se retranche avec trop de succès. Qu’en dites-vous, sir John ?

FALSTAFF. Monsieur Brook, je prends d’abord la liberté d’accepter votre argent ; ensuite donnez-moi votre main ; enfin, si madame Ford vous convient, je vous promets, foi de gentilhomme, que vous la posséderez.

FORD. Ah ! monsieur…

FALSTAFF. Monsieur Brook, vous la posséderez.

FORD. N’épargnez pas l’argent, sir John ; il ne vous fera pas faute.

FALSTAFF. Madame Ford non plus ne vous fera pas faute. Je vous dirai en confidence que j’ai un rendez-vous avec elle. Au moment où vous êtes arrivé, son assistante ou son entremetteuse venait de me quitter ; je dois me trouver chez elle entre dix et onze heures ; car, à cette heure, son jaloux, son belître de mari sera absent. Venez me trouver ce soir ; je vous dirai comment les choses se seront passées.

FORD. Que je suis heureux de vous avoir rencontré ! connaissez-vous Ford, monsieur ?

FALSTAFF. Lui ! ce pauvre diable de cocu ! je ne le connais pas. Néanmoins, c’est à tort que je l’appelle pauvre : on dit que ce jaloux Cassandre a des monceaux d’or, ce qui, à mes yeux, relève singulièrement les attraits de sa femme. Elle sera pour moi la clef du coffre-fort de ce vieux fou, et c’est tout ce que j’ambitionne.

FORD. J’aurais souhaité que son mari vous fût connu ; car alors vous pourriez éviter sa rencontre.

FALSTAFF. Lui ! cet automate, ce marchand de beurre salé ! allons donc ! il n’oserait soutenir mon regard : la vue de ma canne le ferait trembler ; elle planera comme un météore sur les cornes de ce cocu. Monsieur Brook, vous me verrez écraser ce pékin de ma supériorité, et vous aurez sa femme, croyez-moi. Venez me voir de bonne heure ce soir ; Ford est un sot, et j’ajouterai un nom de plus à ses titres ; je veux qu’avant peu, monsieur Brook, vous le teniez pour un belître et un cocu. Venez me trouver ce soir.

Il sort.

FORD. Quel damné scélérat ! quel monstre de libertinage ! Je sens mon cœur prêt à se briser d’impatience. Qu’on me dise après cela que j’ai tort d’être jaloux ! Ma femme s’est entendue avec lui ; l’heure est fixée, le traité est conclu. Qui l’aurait pu penser ? quel enfer que d’avoir une femme infidèle ! Ainsi, je verrai ma couche souillée, mon coffre-fort au pillage, ma réputation attaquée, et pour comble d’injure, je m’entendrai donner les noms les plus abominables de la bouche même de celui qui m’outrage ! et quels noms, bon Dieu ! Celui d’Amaimon n’a rien qui répugne ; Lucifer sonne bien, Barbason aussi ; pourtant ce sont des dénominations de démons, des noms de réprouvés ; mais cocu, cocu volontaire ! le diable lui-même n’a pas de nom comparable à celui-là. Page est un âne, un âne sans défiance ; il a foi dans sa femme, il n’est point jaloux. J’aimerais mieux confier mon beurre à un Flamand, mon fromage au ministre welche sir Hugues, ma bouteille d’eaude-vie à un Irlandais, ma haquenée à un filou, que de laisser ma femme à sa propre garde. Une femme complote, rumine, projette : ce qu’au fond du cœur elle croit pouvoir faire, elle n’aura pas de repos qu’elle ne l’ait fait. Je bénis le ciel de m’avoir fait jaloux. Le rendez-vous est à onze heures : je vais mettre ordre à cela, surprendre ma femme, me venger de Falstaff, et rire aux dépens de Page. Allons-y de ce pas : mieux vaut arriver trois heures trop tôt qu’une minute trop tard. Fi ! donc fi ! fi ! cocu ! cocu ! cocu !



Scène III.

Le parc de Windsor.
Arrivent CAIUS et BARBET.

CAIUS. Jean Barbet !

BARBET. Monsieur ?

CAIUS. Jean, quelle heure est-il ?

BARBET. Il est passé l’heure à laquelle sir Hugues avait promis de se trouver ici.

CAIUS. Morbleu ! il a sauvé son âme en ne venant pas ; il est sans doute occupé à prier dans sa Bible. Morbleu ! Jean Barbet, s’il vient, c’est un homme mort !

BARBET. Il est prudent, monsieur ; il savait fort bien que s’il venait, vous le tueriez.

CAIUS. Morbleu ! je le tuerais de la bonne manière. Jean, prends ta rapière ; je vais te montrer comment je me propose de le tuer.

BARBET. Hélas ! monsieur, je ne sais pas faire des armes.

CAIUS. Drôle ! prends ta rapière.

BARBET. Arrêtez : voici du monde.

Arrivent L’HÔTE DE LA JARRETIÈRE, CERVEAUVIDE, NIGAUDIN et PAGE.

L’HÔTE. Dieu vous garde, mon brave docteur.

CERVEAUVIDE. Dieu vous conserve, monsieur le docteur Caïus.

PAGE. Bonjour, docteur.

NIGAUDIN. Je vous souhaite le bonjour, monsieur.

CAIUS. Un, deux, trois, quatre : quel motif vous amène tous ici ?

L’HÔTE. Nous venons vous voir combattre, vous voir vous fendre, allonger des bottes ; vous voir ici, vous voir là ; vous voir frapper d’estoc, de taille, traverser, prendre à revers. Est-il mort, mon Éthiopien ? Est-il mort, mon Gaulois ? Ah ! mon brave ! que dit mon Esculape, mon Galien, mon Cœur-de-sureau ? Ah ! est-il mort, Pain-rassis, est-il mort ?

CAIUS. Morbleu ! c’est un Chinois de prêtre, le plus lâche qu’il y ait au monde ; il n’a pas encore montré sa face.

L’HÔTE. Tu es un roi de Castille, mon brave, un Hector de Grèce, camarade.

CAIUS. Soyez témoins, je vous prie, que je l’ai attendu deux ou trois heures, et qu’il n’est pas encore venu.

CERVEAUVIDE. Il a fait sagement, docteur : il est le médecin des âmes et vous des corps. En combattant l’un contre l’autre, vous agissiez contre les intérêts de votre profession : n’est-il pas vrai, monsieur Page ?

PAGE. Monsieur Cerveauvide, tout homme de paix que vous êtes maintenant, vous étiez, dans votre temps, un fameux bretteur.

CERVEAUVIDE. Vive Dieu ! monsieur Page, quoique vieux et juge de paix, je ne puis voir une épée sans que la main me démange. Tout magistrats, docteurs et gens d’église que nous sommes, monsieur Page, il nous reste encore du levain de notre jeunesse : nos mères étaient des femmes, monsieur Page.

PAGE. C’est vrai, monsieur Cerveauvide.

CERVEAUVIDE. L’expérience en fait foi, monsieur Page. — Monsieur le docteur Caïus, je viens pour vous ramener chez vous. Je suis préposé au maintien de l’ordre public ; vous vous êtes montré médecin prudent, et sir Hugues s’est montré homme d’église sage et patient : veuillez me suivre, monsieur le docteur.

L’HÔTE, à Cerveauvide. Pardon, mon juge. (À Caïus.) Un mot, l’avaleur de gens.

CAIUS. Que dites-vous ? l’avaleur ?

L’HÔTE. Je dis que vous êtes la valeur en personne.

CAIUS. Je prétends bien montrer à ce bélître de prêtre que j’ai de la valeur. Morbleu ! je lui couperai les oreilles.

L’HÔTE. Prends garde qu’il ne te mette à la raison.

CAIUS. Vous dites…

L’HÔTE. Je dis qu’il faudra bien qu’il vous rende raison.

CAIUS. C’est bien comme cela que je l’entends.

L’HÔTE. Je ferai tout mon possible pour cela ; s’il refuse, qu’il aille au diable !

CAIUS. Je vous suis obligé.

L’HÔTE. Je dois vous dire encore… (Bas, aux trois autres.) Mais d’abord, vous, mon convive, vous, monsieur Page, ainsi que vous, cavaliéro Nigaudin, traversez la ville et rendez-vous à Frogmore.

PAGE. N’est-ce pas là qu’est sir Hugues ?

L’HÔTE. C’est là qu’il se trouve ; voyez dans quelle humeur il est ; moi, je vous amènerai le docteur par un chemin de traverse : est-ce dit ?

CERVEAUVIDE. Nous y allons.

PAGE, CERVEAUVIDE et NIGAUDIN, à Caïus. Adieu ! docteur.

Tous les trois s’éloignent.

CAIUS. Morbleu ! il faut que je tue ce prêtre ; car il parle à miss Anna Page en faveur de je ne sais quel imbécile.

L’HÔTE. Qu’il meure ! mais d’abord que votre impatience rentre dans le fourreau ; jetez de l’eau froide sur votre colère, et suivez-moi à travers champs jusqu’à Frogmore ; je vous conduirai dans une ferme où miss Anna est venue assister à une fête ; là vous lui ferez votre cour. Cela vous convient-il, mon brave ?

CAIUS. Parbleu ! je vous en remercie, et je vous aime pour cela. Je vous adresserai mes malades, les comtes, les chevaliers, les lords, les gentilshommes.

L’HÔTE. En reconnaissance de quoi je vous promets de vous appuyer auprès de miss Anna. Cela vous va-t-il ?

CAIUS. Parfaitement ! c’est bien dit.

L’HÔTE. Partons donc.

CAIUS. Marche derrière mes talons, Jean Barbet.

Ils s’éloignent.

ACTE TROISIÈME

.

Scène I.

La campagne de Frogmore, aux environs de Windsor.
Arrivent SIR HUGUES EVANS et SIMPLE.

EVANS. Dites-moi, je vous prie, serviteur du bon monsieur Nigaudin, qui avez nom Simple, dans quelle direction avez-vous cherché le sieur Caïus, s’intitulant docteur en médecine ?

SIMPLE. Sur la route de Londres, la route du parc, la route du vieux Windsor, partout enfin, excepté sur la route qui conduit à la ville.

EVANS. Je désire véhémentement que vous le cherchiez aussi dans cette direction-là.

SIMPLE. Je vais le faire, monsieur.

EVANS. Dieu me bénisse ! dans quelle colère je suis ! dans quelle agitation d’esprit je me trouve ! S’il s’est joué de moi, j’en serai charmé ! Quelle tristesse j’éprouve ! Je lui briserai ses fioles sur sa tête de cuistre, si jamais j’en trouve l’occasion. Dieu me soit en aide !

Il chante.

Aux bords des murmurantes eaux,
Où mille oiseaux divers chantent leurs madrigaux,
Au milieu du parfum des fleurs fraîches écloses,
Nous viendrons nous asseoir dans la saison des roses.
Aux bords[9]………

Merci de mon âme ! je me sens une grande propension à pleurer.

Il fredonne.

Où mille oiseaux divers chantent leurs madrigaux…
Sur les fleuves de Babylone………
Au milieu du parfum des fleurs fraîches écloses…
Aux bords………

SIMPLE. Je l’aperçois qui vient de ce côté, sir Hugues.

EVANS. Il est le bienvenu.

Aux bords des murmurantes eaux……

Le ciel soit en aide au bon droit ! Quelles armes porte-t-il ?

SIMPLE. Il n’a point d’armes, monsieur ; je vois aussi mon maître, M. Cerveauvide, et un autre monsieur, qui viennent de Frogmore ; les voilà qui franchissent la haie et se dirigent vers vous.

EVANS. Donnez-moi ma soutane, je vous prie ; ou plutôt non, gardez-la.

Arrivent PAGE, CERVEAUVIDE et NIGAUDIN.

CERVEAUVIDE. Vous voilà donc, monsieur le ministre ? Bonjour, mon cher sir Hugues ; rien de plus surprenant que de voir un joueur éloigné de ses dés, et un savant de ses livres.

NIGAUDIN. Ah ! charmante Anna Page !

PAGE. Dieu vous garde ! mon bon sir Hugues.

EVANS. Que la bonté de Dieu vous bénisse tous tant que vous êtes.

CERVEAUVIDE. Eh quoi ! l’épée et la parole divine ! Réunissez-vous ces deux vocations, mon cher ministre ?

PAGE. Et vêtu comme un jeune homme encore, avec un pourpoint seulement et un haut-de-chausses, par cette journée brumeuse et rhumatismale.

EVANS. J’ai pour cela mes raisons et mes motifs.

PAGE. Nous sommes venus ici pour accomplir une bonne œuvre, monsieur le ministre.

EVANS. Fort bien ; quelle est-elle ?

PAGE. Il y a à deux pas d’ici un homme des plus respectables, qui, croyant avoir à se plaindre de quelqu’un, a dépouillé toute gravité et toute patience à un point inouï.

CERVEAUVIDE. Moi qui ai vécu quatre-vingts ans et plus, je n’ai jamais vu un homme de son rang, de sa gravité et de son instruction, se conduire d’une manière aussi extravagante.

EVANS. Quel est-il ?

PAGE. Je pense que vous le connaissez : c’est le docteur Caïus, le célèbre médecin français.

EVANS. Colère de Dieu ! j’aurais autant aimé que vous me parlassiez d’une assiettée de bouillie.

PAGE. Pourquoi cela ?

EVANS. C’est un drôle qui n’a jamais lu Hippocrate ni Galien ; en outre, c’est un cuistre, le plus lâche qui se puisse voir.

PAGE, bas, à Cerveauvide. Voilà, sans nul doute, l’homme qui devait se battre avec le docteur.

NIGAUDIN. Ô charmante Anna Page !

CERVEAUVIDE. En effet, ses armes l’indiquent : ne les laissez pas s’approcher : voici le docteur Caïus.

Arrivent L’HOTE DE LA JARRETIÈRE, CAIUS et BARBET.

PAGE. Mon cher pasteur, remettez votre épée dans le fourreau.

CERVEAUVIDE. Faites-en autant, mon cher docteur.

L’HÔTE. Désarmez-les, puis laissons-les se disputer tant qu’ils voudront ; qu’ils conservent leurs membres dans leur intégrité, et n’estropient que la langue anglaise.

CAIUS. Permettez-moi, je vous prie, de vous dire un mot : pourquoi refusez-vous de vous mesurer avec moi ?

EVANS. Veuillez avoir un peu de patience, je vous rendrai raison en temps et lieu.

CAIUS. Morbleu ! vous êtes un lâche, un sot, un magot de la Chine.

EVANS. Je vous en prie, ne prêtons pas à rire aux gens ; je désire obtenir votre amitié, et je vous ferai réparation de manière ou d’autre : je vous briserai vos fioles sur votre tête de cuistre, pour avoir manqué à votre rendez-vous.

CAIUS. Diable ! Jean Barbet, et vous, mon hôte de la Jarretière, ne l’ai-je pas attendu pour le tuer ? ne me suis-je pas trouvé au rendez-vous fixé ?

EVANS. Comme il est vrai que j’ai l’âme d’un chrétien, c’est ici le lieu qui avait été désigné ; je m’en rapporte au jugement de mon hôte de la Jarretière ?

L’HÔTE. Paix ! Gallois et Gaulois, Français et Welche, guérisseur des corps et guérisseur des âmes.

CAIUS. Parbleu ! voilà qui est excellent.

L’HÔTE. Paix ! vous dis-je : écoutez votre hôte de la Jarretière. Suis-je un politique ? suis-je un homme subtil ? suis-je un Machiavel ? consentirai-je à perdre mon docteur ? non ; il me donne des potions et des émotions. Me résoudrai-je à perdre mon pasteur, mon prêtre, mon sir Hugues ? non ; il me donne les proverbes et les non-verbes. Donnez-moi votre main, enfant de la terre ; bien ! donnez-moi la vôtre, enfant du ciel ; c’est cela ! Disciples de la science, je vous ai trompés tous deux ; je vous ai assigné des rendez-vous différents : vos cœurs sont intrépides, vos peaux sont intactes… que du vin chaud termine la partie : allons mettre leurs épées en gage. Suis-moi, homme de paix ; suivez-moi, suivez-moi tous.

CERVEAUVIDE. Il est original notre hôte. Venez, messieurs, venez.

NIGAUDIN. Ô charmante Anna Page !

Cerveauvide, Nigaudin, Page et l’Hôte s’éloignent.

CAIUS. Ah ! vraiment, vous vous êtes moqué de nous. Ah ! ah !

EVANS. Voilà qui est bien ; il nous a pris tous deux pour objets de risée : soyons amis, si vous m’en croyez, et réunissons nos deux cervelles pour nous venger de ce coquin, de ce misérable, l’hôte de la Jarretière.

CAIUS. Parbleu ! de tout mon cœur ; il m’avait promis, en me conduisant ici, de m’y faire voir Anna Page : morbleu ! il m’a trompé aussi, moi.

EVANS. Eh bien, je veux lui briser la caboche. Suivez-moi, je vous prie.

Ils s’éloignent.



Scène II.

La grande rue de Windsor.
Arrivent Mme PAGE et ROBIN.

Mme PAGE. Allons, tenez-vous à distance, petit galant ; votre devoir est de suivre ; mais maintenant vous prenez les devants. Qu’aimeriez-vous mieux, employer vos yeux à me servir de guides, ou les tenir fixés sur les talons de votre maître ?

ROBIN. J’aimerais mieux, par ma foi, marcher devant vous en homme, que de le suivre en nain.

Mme PAGE. Oh ! vous êtes un petit flatteur ; je le vois, vous ferez un courtisan.

Arrive FORD.

FORD. Bonjour, madame Page ; où allez-vous comme cela ?

Mme PAGE. J’allais voir votre femme, monsieur ; est-elle au logis ?

FORD. Oui, madame, et aussi désœuvrée que possible, faute de compagnie ; je pense que si vos maris venaient à mourir, vous vous marieriez l’une à l’autre.

Mme PAGE. Soyez-en sûr, nous nous marierions l’une et l’autre.

FORD, se tournant vers Robin. Où avez-vous fait l’emplette de ce coq de clocher ?

Mme PAGE. Je ne saurais vous dire comment se nomme celui qui en a fait cadeau à mon mari. L’ami, comment s’appelle votre chevalier ?

ROBIN. Sir John Falstaff.

FORD. Sir John Falstaff !

Mme PAGE. Lui-même : je ne puis jamais retenir son nom ; il y a une si grande distance entre mon mari et lui ! Ainsi vous dites que votre femme est à la maison ?

FORD. Elle y est effectivement.

Mme PAGE. Avec votre permission, monsieur ; je suis impatiente de la voir.

Mme Page et Robin s’éloignent.

FORD. Page a-t-il encore sa cervelle ? a-t-il des yeux ? a-t-il l’usage de la pensée ? Sans doute, tout cela dort chez lui ; il n’en fait aucun usage. Parbleu ! ce petit muguet vous portera une lettre à vingt milles de distance, aussi aisément qu’un canon lancera un boulet à deux cents pas. Page sert lui-même les inclinations de sa femme ; il lui donne libre carrière, et lui fournit les moyens ; et la voilà maintenant qui se rend chez ma femme, et le page de Falstaff est avec elle ; il ne faut pas être sorcier pour deviner ce que cela veut dire : le page de Falstaff est avec elle ! Admirables complots ! les batteries sont dressées, et nos femmes révoltées se damnent de compagnie. C’est bien, je les prendrai en flagrant délit ; je torturerai ma femme, j’arracherai à l’hypocrite madame Page son voile de modestie empruntée, je signalerai Page pour un Actéon confiant et volontaire, et à ces mesures violentes tous mes voisins applaudiront, (On entend sonner dix heures.) L’horloge m’avertit qu’il est temps de commencer mes recherches ; elles ne seront pas infructueuses, et j’ai la certitude de trouver Falstaff ; au lieu de me railler, on m’approuvera ; car, aussi vrai que la terre est solide, Falstaff est maintenant chez moi : j’y vais.

Arrivent PAGE, CERVEAUVIDE, NIGAUDIN, L’HOTE DE LA JARRETIÈRE, SIR HUGUES EVANS, CAIUS et BARBET.

TOUS. Bonjour, monsieur Ford.

FORD. Bonne compagnie, sur ma foi. J’ai bonne chère au logis, je vous invite à venir dîner avec moi.

CERVEAUVIDE. Vous m’excuserez, monsieur Ford.

NIGAUDIN. Moi pareillement, monsieur. Nous avons promis de dîner avec miss Anna Page, et je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, lui manquer de parole.

CERVEAUVIDE. Nous sommes en pourparlers au sujet d’un mariage entre miss Anna Page et mon cousin Nigaudin, et nous devons obtenir aujourd’hui une réponse définitive.

NIGAUDIN. J’espère que j’ai votre consentement, beau-père Page ?

PAGE. Vous l’avez, monsieur Nigaudin ; je vous suis complètement favorable ; mais (se tournant vers Caïus) ma femme, monsieur le docteur, est entièrement dans vos intérêts.

CAIUS. Oui, certes ; et la demoiselle m’aime : ma gouvernante Vabontrain me l’assure.

L’HÔTE. Que dites-vous du jeune Fenton ? Il danse, il pirouette, il a les yeux de la jeunesse, il fait des vers, a la prose fleurie, est parfumé comme les mois d’avril et de mai. Il l’emportera, il l’emportera ; c’est décidé, il l’emportera.

PAGE. Ce ne sera pas avec mon consentement, je vous le promets. C’est un jeune homme qui n’a rien : il a fait partie de la société du prince extravagant[10] et de Poins. Il est trop haut placé ; il en sait trop. Non, il ne nouera pas un nœud dans sa destinée avec les doigts de ma fortune : s’il prend ma fille, qu’il la prenne sans un penny ; mon bien ne va qu’avec mon consentement, et mon consentement ne va pas dans cette direction-là.

FORD. Je demande instamment que quelques-uns d’entre vous viennent dîner chez moi : outre la bonne chère, je vous promets du divertissement : je vous ferai voir un monstre. Venez, docteur ; vous aussi, monsieur Page, et vous, sir Hugues.

CERVEAUVIDE. Eh bien, adieu ! — Nous n’en serons que plus libres pour faire notre cour chez monsieur Page.

Cerveauvide et Nigaudin s’éloignent.

CAIUS. Jean Barbet, retourne au logis ; je vais bientôt te rejoindre.

Barbet s’éloigne.

L’HÔTE. Adieu, mes enfants ; je vais trouver mon honnête chevalier Falstaff, et boire avec lui une bouteille de Canarie.

FORD, à part. Je pense que je lui ferai auparavant boire un autre bouillon. Venez-vous, messieurs ?

TOUS. Allons voir le monstre !

Ils s’éloignent.



Scène III.

Une chambre dans la maison de M. Ford.
Entrent Mme FORD et Mme PAGE.

Mme FORD. Holà ! Jean ! holà ! Robert !

Mme PAGE. Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! Où est le grand panier au linge ?

Mme FORD. Il est prêt. (Elle appelle.) Holà ! Robin !

Entrent DES DOMESTIQUES portant un grand panier.

Mme PAGE. Venez par ici, venez.

Mme FORD. Posez-le là.

Mme PAGE. Donnez-vos ordres à vos gens : nous n’avons pas de temps à perdre.

Mme FORD. Comme je vous l’ai dit, vous, Jean, et vous, Robert, tenez-vous ici tout prêts dans la brasserie ; quand je vous appellerai, vous viendrez, et sans délai, sans hésiter, vous chargerez ce panier sur vos épaules : vous l’emporterez en toute hâte dans la prairie de Datchet, où l’on blanchit le linge, et vous le viderez dans le fossé bourbeux, près du bord de la Tamise.

Mme PAGE. Vous entendez ?

Mme FORD. Je leur ai déjà fait leur leçon ; je n’ai pas besoin de leur en dire davantage. (Aux Domestiques.) Allez, et revenez quand je vous appellerai.

Les Domestiques sortent.

Mme PAGE. Voici le petit Robin.

Entre ROBIN.

Mme FORD. Eh bien, mon petit nabot, quelles nouvelles ?

ROBIN. Madame Ford, sir John, mon maître, est à la porte de derrière, et désire votre compagnie.

Mme PAGE. Mon petit polichinelle, nous avez-vous gardé le secret ?

ROBIN, à Mme Page. Je vous en donne ma parole : mon maître ignore que vous êtes ici. Il m’a menacé d’une éternelle liberté si je vous parle de cette affaire : il a juré qu’il me mettrait à la porte.

Mme PAGE. Tu es un bon enfant ; ta discrétion sera pour toi un tailleur, et te vaudra un haut-de-chausses et un pourpoint neufs. Je vais me cacher.

Mme FORD. Faites. (À Robin.) Allez dire à votre maître que je suis seule. — Madame Page, rappelez-vous votre rôle.

Robin sort.

Mme PAGE. Je vous en réponds : si je ne le joue pas bien, sifflez-moi.

Mme Page sort.

Mme FORD. Vogue la galère ! Nous allons traiter comme il faut cette masse de chair putride, cette grossière éponge humectée ; nous lui apprendrons à distinguer les geais des tourterelles.

Entre FALSTAFF.

FALSTAFF.

À la fin je vous tiens, mon céleste bijou[11].

Maintenant je puis mourir, car j’ai assez vécu : j’ai atteint le terme de mon ambition. Ô fortuné moment !

Mme FORD. Ô aimable sir John Falstaff !

FALSTAFF. Madame Ford, je ne sais pas flatter ; je ne sais pas babiller, madame Ford. Je vais exprimer un vœu coupable : plût à Dieu que votre mari fût mort ! je vous prendrais pour ma mylady ; je suis prêt à le déclarer devant le lord le plus huppé du royaume.

Mme FORD. Moi, votre mylady, sir John ! je ferais une triste mylady.

FALSTAFF. Que la cour de France m’en montre une pareille ! Voilà des yeux qui rivaliseraient avec le diamant ; la courbe élégante de ce front semble faite exprès pour recevoir la plus belle coiffure de Venise.

Mme FORD. Un simple mouchoir, sir John ; c’est tout ce qui sied à mon front, et encore c’est tout au plus.

FALSTAFF. C’est une trahison que de parler ainsi de vous-même ; vous figureriez à la cour dans la perfection ; et sous un vertugadin semi-circulaire, ce pied ferme et bien posé donnerait à votre démarche un relief excellent. Je vois ce que vous seriez sans la fortune ennemie : la nature est votre amie, vous ne sauriez le cacher.

Mme FORD. Croyez-moi, je n’ai rien de tout cela.

FALSTAFF. Qu’est-ce qui m’a fait vous aimer ? Cela seul doit vous convaincre qu’il y a en vous quelque chose d’extraordinaire. Tenez, voyez-vous, je n’entends rien à l’art de flatter ; je ne puis vous dire : Vous êtes ceci, vous êtes cela, comme font ces jeunes muguets qu’on prendrait pour des femmes en costume d’hommes, et qui exhalent plus de parfums que le marché aux herbes dans la saison des simples : je ne le puis ; mais je vous aime, je n’aime que vous, et vous le méritez.

Mme FORD. Je crains que vous ne me trompiez, sir John ; vous aimez madame Page.

FALSTAFF. C’est comme si vous disiez que j’aime à me promener devant la porte de la prison pour dettes, que je déteste comme la gueule d’un four à chaux.

Mme FORD. Dieu sait comme je vous aime ; vous le saurez un jour.

FALSTAFF. Conservez-moi ces sentiments : je les mérite.

Mme FORD. C’est vrai, je dois vous le dire ; sans quoi je ne vous aimerais pas.

ROBIN, appelant du dehors. Madame Ford ! madame Ford ! madame Page est à la porte, agitée, toute essoufflée, les yeux hagards ; elle demande à vous parler sur-le-champ.

FALSTAFF. Elle ne me verra pas ; je vais me cacher derrière la tapisserie.

Mme FORD. Oui, de grâce : c’est une femme dont la langue est à craindre.

Falstaff se cache.
Entrent Mme PAGE et ROBIN.

Mme FORD, poursuivant. Eh bien ! qu’y a-t-il ? que me voulez-vous ?

Mme PAGE. Ô madame Ford ! qu’avez-vous fait ? vous êtes déshonorée, vous êtes perdue, perdue à jamais.

Mme FORD. Qu’y a-t-il donc, ma bonne madame Page ?

Mme PAGE. Ô quel malheur, madame Ford, qu’ayant un honnête homme pour mari, vous lui donniez un pareil motif de vous soupçonner !

Mme FORD. Quel motif de me soupçonner ?

Mme PAGE. Quel motif ! Honte à vous ! Combien je m’étais méprise sur votre compte !

Mme FORD. Mais encore, de quoi s’agit-il ?

Mme PAGE. Malheureuse, votre mari va venir, accompagné de tous les exempts de Windsor, afin de découvrir un galant qui, dit-il, est maintenant ici, de votre consentement, dans le coupable dessein de mettre à profit son absence. Vous êtes perdue !

Mme FORD, bas, à Mme Page. Parlez plus haut. (Élevant la voix.) J’espère que cela n’est pas.

Mme PAGE. Priez Dieu que cela ne soit pas, et que vous n’ayez pas un homme ici caché ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que votre mari, avec tout Windsor à sa suite, vient chercher ici le galant. Je suis accourue vous le dire ; si vous vous sentez irréprochable, j’en suis charmée ; mais si vous avez ici un ami, pour Dieu, faites-le partir. Ne demeurez pas interdite ; appelez à votre aide toutes vos facultés, défendez votre réputation, ou dites adieu pour jamais à votre bonne renommée.

Mme FORD. Que faire ? J’ai ici un homme, un ami bien cher. Je redoute moins ma propre honte que le danger qu’il peut courir : je voudrais, dût-il m’en coûter mille livres sterling, qu’il fût hors du logis.

Mme PAGE. Quelle honte ! il ne sert de rien de dire : je voudrais, je ne voudrais pas ; votre mari sera ici dans un instant ; il vous faut trouver un moyen de faire évader votre amant ; car il est impossible que vous le cachiez dans la maison. Oh ! combien vous avez trompé mon attente ! Justement, voici un panier ! si le galant est de taille raisonnable, il pourra s’y fourrer ; vous le recouvrirez de linge sale, que vous aurez l’air d’envoyer à la lessive ; et comme c’est la saison du blanchissage, vos deux domestiques pourront le porter à la prairie de Datchet.

Mme FORD. Il est trop gros ; il n’entrera jamais là. Mon Dieu ! quel parti prendre ?

Falstaff sort de derrière la tapisserie.

FALSTAFF. Voyons cela, voyons cela ! Oh ! j’y entrerai, j’y entrerai ; suivez le conseil de votre amie ; j’y entrerai.

Mme PAGE. Eh quoi ! vous ici, sir John Falstaff ? Est-ce là, chevalier, ce que disaient vos lettres ?

FALSTAFF, bas, à Mme PAGE. Je vous aime et n’aime que vous au monde ; aidez à mon évasion ; je vais me fourrer là dedans… jamais je ne pourrai…

Il entre péniblement dans le panier, que les deux femmes recouvrent de linge sale.

Mme PAGE, à Robin. Jeune homme, aidez à couvrir votre maître ; madame Ford, appelez vos gens. — Chevalier trompeur !

Mme FORD. Holà ! Jean ! Robert ! venez. (Robin sort, des Domestiques entrent.) Dépêchez-vous d’emporter ce panier de linge ; où est le bâton à passer dans l’anse ? ne perdez pas de temps : portez cela à la blanchisseuse dans la prairie de Datchet : dépêchez-vous.

Entrent FORD, PAGE, CAIUS et SIR HUGUES EVANS.

FORD. Avancez, je vous prie ; si je soupçonne sans motif, moquez-vous de moi, et que je sois pour vous un objet de risée ; je l’aurai mérité. Arrêtez : où portez-vous cela ?

LES DOMESTIQUES. À la blanchisseuse, monsieur.

Mme FORD. Que vous importe ? de quoi vous mêlez-vous ? Il ne vous manquerait plus que de vous occuper du blanchissage.

FORD. Du blanchissage ? Plaise à Dieu que vous puissiez vous blanchir à mes yeux ! Blanchissage ! allez, si mes soupçons se confirment, vous ne serez pas blanche ! (Les Domestiques emportent le panier.) Messieurs, j’ai rêvé cette nuit ; je vous conterai mon rêve. Tenez, voici mes clefs : montez dans mes appartements ; cherchez, fouillez partout ; je vous réponds que le renard sera délogé. Commençons par fermer cette issue. (Il ferme la porte à clef.) C’est bien ; maintenant, fouillons le terrier.

PAGE. Mon cher monsieur Ford, écoutez la raison ; c’est trop vous faire injure à vous-même.

FORD. Il est vrai, monsieur Page ; messieurs, vous allez bientôt vous divertir : suivez-moi, messieurs.

Il sort.

EVANS. Voilà une jalousie bien bizarre.

CAIUS. Morbleu ! ce n’est pas la mode en France ; nous autres Français, nous ne sommes pas jaloux.

PAGE. Suivons-le, messieurs ; voyons le résultat de ses recherches.

Evans, Page et Caïus sortent.

Mme PAGE. J’espère que voilà un excellent tour.

Mme FORD. Je ne sais ce qui me plaît le plus, de la supercherie dont mon mari a été dupe, ou du tour joué à sir John.

Mme PAGE. Dans quelles transes il devait être quand votre mari a demandé ce qu’il y avait dans le panier !

Mme FORD. J’ai peur qu’il n’ait grand besoin d’une lessive ; il ne pourra donc que gagner à ce qu’on le jette dans l’eau.

Mme PAGE. Tant pis pour lui, le misérable ! je voudrais voir traiter de même tous les scélérats de sa sorte.

Mme FORD. Il faut que mon mari se soit fortement douté que Falstaff était ici ; car je n’avais jamais vu sa jalousie éclater d’une manière aussi violente.

Mme PAGE. J’imaginerai un moyen pour en faire l’épreuve, et nous jouerons de nouveaux tours à Falstaff : il n’est pas probable que sa fièvre de concupiscence cède à ce premier remède.

Mme FORD. Si nous lui députions de nouveau cette coquine de Vabontrain pour lui faire nos excuses du bain qu’il a pris, et lui donner de nouvelles espérances qui nous permettront de lui infliger un nouveau châtiment ?

Mme PAGE. Bien pensé ; faisons-le venir demain à huit heures pour le dédommager.

Rentrent FORD, PAGE, CAIUS et SIR HUGUES EVANS.

FORD. Je ne puis pas le trouver ; il est possible que ce coquin se soit vanté de choses qui passaient son pouvoir.

Mme PAGE, bas, à Mme Ford. Entendez-vous ce qu’il dit ?

Mme FORD. Oui, oui ; chut ! (Haut, à M. Ford.) Vous avez avec moi de jolis procédés, monsieur Ford.

FORD. Je n’en disconviens pas.

Mme FORD. Puissent vos actions valoir mieux que vos pensées !

FORD. Ainsi soit-il !

Mme PAGE. Vous vous faites beaucoup de tort, monsieur Ford.

FORD. Bien, bien ! j’en porte la peine.

EVANS. Je n’ai trouvé personne dans la maison, ni dans les chambres, ni dans les coffres, ni dans les armoires, aussi vrai que j’espère le pardon au jour du jugement.

CAIUS. Morbleu ! je n’ai rien trouvé non plus, pas une âme.

PAGE. Fi donc ! monsieur Ford, n’avez-vous pas de honte ? Quel mauvais génie, quel démon vous met en tête ces chimères ? Je ne voudrais pas pour les richesses du château de Windsor avoir un pareil travers.

FORD. C’est ma faute, monsieur Page, et c’est moi qui en souffre.

EVANS. Vous souffrez les tortures d’une mauvaise conscience ; vous avez une femme aussi honnête que je souhaiterais d’en trouver une sur cinq cents et sur mille.

CAIUS. Je vois, morbleu ! que c’est une honnête femme.

FORD. Fort bien ; je vous ai promis à dîner ; venez, venez faire un tour dans le parc. Excusez-moi, je vous prie ; je vous ferai connaître plus tard pourquoi j’en ai agi ainsi. Venez, ma femme ; venez, madame Page ; je vous en prie, pardonnez-moi ; pardonnez-moi, je vous le demande en grâce.

PAGE. Allons, messieurs ; mais, croyez-moi, nous le dauberons d’importance. Je vous invite à déjeuner chez moi demain matin ; après déjeuner nous irons à la chasse à l’oiseau : j’ai un faucon admirable pour le taillis. Est-ce convenu ?

FORD. Tout ce qu’il vous plaira.

EVANS. S’il y en a un, je ferai le second.

CAIUS. S’il y en a un ou deux, je ferai le troisième.

EVANS, à Ford. À votre place que je serais honteux !

FORD. Monsieur Page, venez-vous ?

EVANS, à Caïus. Veuillez demain ne pas oublier ce misérable, l’hôte de la Jarretière.

CAIUS. C’est juste. De tout mon cœur, morbleu !

EVANS. Un coquin qui a osé nous prendre pour but de ses plaisanteries !

Ils sortent.



Scène IV.

Une chambre dans la maison de M. Page.
Entrent FENTON et MISS ANNA PAGE.

FENTON. Je vois bien que je ne puis obtenir l’affection de votre père ; cessez donc, chère Anna, de me renvoyer a lui.

ANNA. Hélas ! que faire ?

FENTON. Osez être vous-même. Il m’objecte ma naissance trop haute ; il prétend que mes dépenses ont compromis ma fortune, et que je veux avec la sienne en réparer les brèches. Il élève encore d’autres obstacles, mes égarements passés, mes liaisons folles, et soutient que je n’aime en vous que vos richesses.

ANNA. Peut-être dit-il vrai.

FENTON. Non, certes, et si je mens, puisse le ciel ne point m’accorder un avenir prospère ! Il est vrai, je l’avoue, que la fortune de votre père fut le premier motif qui m’engagea à vous offrir mes hommages ; mais quand je vous ai connue, je vous ai trouvée d’un prix bien au-dessus des pièces d’or et d’argent ; et l’unique trésor auquel maintenant j’aspire, c’est vous-même.

ANNA. Mon cher monsieur Fenton, n’en recherchez pas moins l’amitié de mon père ; recherchez-la toujours ; si, par les démarches les plus humbles, et en mettant à profit les moindres occasions, vous ne pouvez néanmoins réussir à l’obtenir, et bien, alors… Écoutez-moi.

Ils se retirent à quelque distance et continuent à s’entretenir à voix basse.


Entrent CERVEAUVIDE, NIGAUDIN et Mme VABONTRAIN.

CERVEAUVIDE. Interrompez leur entretien, madame Vabontrain ; mon parent parlera pour son propre compte.

NIGAUDIN. Je vais décocher un ou deux traits ; ce n’est qu’un essai.

CERVEAUVIDE. Ne vous intimidez pas.

NIGAUDIN. Non, elle ne m’intimidera pas ; je ne crains pas cela, et néanmoins j’ai peur.

Mme VABONTRAIN, s’approchant d’Anna. Écoutez, miss Anna : monsieur Nigaudin voudrait vous dire deux mots.

ANNA. J’y vais. (À part.) C’est le choix de mon père. Oh ! quels défauts nombreux ne seraient effacés par un revenu de trois cents livres sterling ?

Mme VABONTRAIN. Et comment se porte monsieur Fenton ? J’aurais un mot à vous dire.

Elle le prend à part et s’entretient à voix basse.

CERVEAUVIDE. Elle vient ; allez au-devant d’elle, cousin. Jeune homme, vous aviez un père !

NIGAUDIN. J’avais un père, miss Anna !… mon oncle peut vous conter de lui d’excellents tours. Mon oncle, racontez un peu, je vous prie, à miss Anna, l’histoire des deux oies que mon père vola un jour dans un poulailler.

CERVEAUVIDE. Miss Anna, mon cousin vous aime.

NIGAUDIN. C’est vrai que je vous aime autant qu’aucune femme du comté de Glocester.

CERVEAUVIDE. Il vous fera tenir le rang d’une femme de qualité.

NIGAUDIN. Certainement, je le ferai ; et je ne crains à cet égard aucun rival riche ou pauvre, au-dessous du rang d’écuyer[12].

CERVEAUVIDE. Il apportera dans la communauté cent cinquante livres sterling.

ANNA. Mon cher monsieur Cerveauvide, laissez-le faire lui-même sa cour.

CERVEAUVIDE. Je vous en remercie pour lui ; c’est un encouragement dont je vous suis obligé. Cousin, elle vous appelle : je vous laisse ensemble.

ANNA. Eh bien, monsieur Nigaudin ?

NIGAUDIN. Eh bien, miss Anna ?

ANNA. Quelle est votre volonté en dernière analyse ?

NIGAUDIN. Ma volonté dernière ? Par exemple, la plaisanterie est bonne ! Grâce à Dieu, je n’ai pas encore fait mon testament ; je me porte trop bien pour cela.

ANNA. Je vous demande ce que vous me voulez.

NIGAUDIN. Pour ce qui est de moi personnellement, je ne vous veux rien ou peu de chose ; votre père et mon oncle ont fait des propositions ; si je réussis, c’est bien ; sinon, c’est bien encore ! Ils peuvent mieux que moi vous dire où en sont les choses ; vous pouvez le demander à votre père ; le voici qui vient.


Entrent M. et Mme PAGE.

PAGE. Eh bien, monsieur Nigaudin ? Aime-le, ma fille. Que vois-je ? que fait ici monsieur Fenton ? Je trouve fort mauvais, monsieur, que vous hantiez ainsi ma maison ; je vous ai dit, monsieur, que j’ai disposé de la main de ma fille.

FENTON. Monsieur, veuillez vous calmer, je vous prie.

Mme PAGE. Veuillez, monsieur Fenton, cesser de voir ma fille.

PAGE. Elle n’est pas pour vous.

FENTON. Veuillez m’excuser.

PAGE. Non, monsieur Fenton. Venez, monsieur Cerveauvide ; venez, mon gendre Nigaudin, suivez-moi. Instruit, comme vous l’êtes, de mes intentions, vous avez tort, monsieur Fenton.

Page, Cerveauvide et Nigaudin sortent.

Mme VABONTRAIN. Parlez à madame Page.

FENTON. Ma bonne madame Page, la vertueuse affection que j’ai pour votre fille me donne la force de résister aux refus et aux dédains dont je suis l’objet. Je continuerai à arborer le pavillon de mon amour, et ne battrai point en retraite : que votre sympathie soit pour moi !

ANNA. Ma bonne mère, ne me mariez pas à l’imbécile qui vient de sortir.

Mme PAGE. Ce n’est pas mon intention ; je vous destine un meilleur époux.

Mme VABONTRAIN. C’est mon maître, le docteur français.

ANNA. J’aimerais mieux être lapidée ou enterrée vive.

Mme PAGE. Allons, ne vous affligez pas. — Mon bon monsieur Fenton, je ne veux être votre amie ni votre ennemie ; je questionnerai ma fille sur les sentiments qu’elle vous porte ; telle je la trouverai, telle je serai affectée moi-même ; jusque-là, monsieur, adieu. Il faut qu’elle rentre, sans quoi son père se fâcherait.

Mme Page et Anna entrent dans une autre pièce.

FENTON. Adieu, ma bonne madame Page ; — adieu, Anna.

Mme VABONTRAIN. Voilà pourtant mon ouvrage. Madame, lui disai-je, voulez-vous sacrifier votre fille, en la donnant à un imbécile ou à un médecin ? C’est à M. Fenton qu’il faut penser. C’est moi qui ai fait cela.

FENTON. Je vous remercie ; je vous prie de remettre ce soir cette bague à Anna ; voilà pour votre peine.

Il sort.

Mme VABONTRAIN. Que le ciel le fasse prospérer ! il a un bon cœur : une femme passerait à travers l’eau et le feu pour un cœur comme le sien. Cependant je ne serais pas fâchée de voir miss Anna échoir en partage à mon maître ou à M. Nigaudin, ou même à M. Fenton. Je ferai ce que je pourrai pour tous les trois ; car je l’ai promis et tiendrai ma parole ; mais surtout pour M. Fenton. À propos, j’ai encore à m’acquitter d’une commission, de la part de mes deux maîtresses, pour sir John Falstaff ; quelle dinde je suis de l’avoir oubliée !

Elle sort.



Scène V.

Une chambre dans l’auberge de la Jarretière.
Entrent FALSTAFF et BARDOLPHE.

FALSTAFF. Bardolphe !

BARDOLPHE. Me voilà, monsieur.

FALSTAFF. Va me chercher une pinte de Madère ; mets-y une rôtie. (Bardolphe sort.) Suis-je venu à mon âge pour qu’on me porte dans un panier comme de la viande de rebut et qu’on me jette dans la Tamise ? Si jamais je me laisse encore jouer pareil tour, je veux que ma cervelle me soit enlevée, assaisonnée au beurre et donnée à un chien pour cadeau de nouvel an. Les drôles m’ont jeté à la rivière avec aussi peu de remords qu’ils auraient noyé les petits d’une chienne qui en aurait mis bas une quinzaine. On doit juger par ma taille que j’ai une grande propension à enfoncer ; quand l’eau eût été profonde comme l’enfer, j’aurais été au fond ; je me serais noyé si la rivière n’avait été basse en cet endroit : c’est un genre de trépas que j’abhorre ; car l’eau vous gonfle un homme ; jugez de ce que j’aurais été en cet état, une vraie montagne-cadavre…

Rentre BARDOLPHE, apportant le vin.

BARDOLPHE. Monsieur, madame Vabontrain demande à vous parler.

FALSTAFF. Donne, que j’envoie du Madère à l’eau de la Tamise ; car j’ai de la glace dans le ventre comme si j’avais avalé des boules de neige en guise de pilules pour me rafraîchir la rate. Fais-la entrer.

BARDOLPHE. Entrez, bonne dame.

Entre Mme VABONTRAIN.

Mme VABONTRAIN. Avec votre permission, vous voudrez bien m’excuser : je souhaite le bonjour à votre seigneurie.

FALSTAFF, à Bardolphe. Emporte-moi ces verres ; prépare-moi un bol de vin chaud.

BARDOLPHE. Avec des œufs, monsieur ?

FALSTAFF. Sans mélange : je ne veux point de germe de poulet dans mon breuvage. (Bardolphe sort.) Eh bien ?

Mme VABONTRAIN. Je viens voir votre seigneurie de la part de madame Ford.

FALSTAFF. Madame Ford ! j’en ai assez de votre madame Ford ! elle m’a mis, ma foi, dans un joli état !

Mme VABONTRAIN. Hélas ! la pauvre femme, ce n’est point sa faute ; elle en a bien fait des reproches à ses gens. Ils se sont trompés de direction.

FALSTAFF. Et moi aussi, quand j’ai eu foi en la parole d’une femme imbécile.

Mme VABONTRAIN. Votre cœur saignerait de voir combien elle en est désolée. Son mari va ce matin chasser à l’oiseau ; elle vous prie de revenir la voir entre huit et neuf heures : je dois sur-le-champ lui porter votre réponse : elle vous dédommagera bien, je vous le garantis.

FALSTAFF. Eh bien, j’irai la voir, diles-le-Iui ; dites-lui aussi qu’elle considère que notre nature est fragile, et qu’alors elle juge de mon mérite.

Mme VABONTRAIN. Je le lui dirai.

FALSTAFF. Ne l’oubliez pas. Entre huit et neuf, n’est-ce pas ?

Mme VABONTRAIN. Huit et neuf, monsieur.

FALSTAFF. C’est bien, allez ; je n’y manquerai pas.

Mme VABONTRAIN. Que la paix soit avec vous, monsieur !

Elle sort.

FALSTAFF. Je m’étonne de ne pas voir M. Brook ; il m’a fait dire de l’attendre ici : j’aime fort son argent. Ah ! le voici.

Entre FORD.

FORD. Dieu vous garde, monsieur !

FALSTAFF. Eh bien, monsieur Brook, vous venez pour savoir ce qui s’est passé entre madame Ford et moi ?

FORD. Effectivement, sir John, c’est pour cela que je viens.

FALSTAFF. Monsieur Brook, je ne veux pas vous en imposer ; je me suis rendu chez elle à l’heure qu’elle avait fixée.

FORD. Et comment les choses se sont-elles passées ?

FALSTAFF. Assez mal, monsieur Brook.

FORD. Comment cela ? Aurait-elle changé d’idées ?

FALSTAFF. Non, monsieur Brook : mais le maudit cornard, son mari, monsieur Brook, dans la fièvre permanente de jalousie qui le travaille, est survenu au beau milieu de notre entrevue, après le premier échange de baisers et de protestations, et lorsque nous terminions pour ainsi dire le prologue de notre comédie ; il est venu, suivi d’une cohue de satellites qu’avait ameutés sa sotte frénésie, faire chez lui une perquisition pour découvrir l’amant de sa femme.

FORD. Comment ! pendant que vous étiez là ?

FALSTAFF. Pendant que j’y étais.

FORD. Il vous a cherché et n’a pu vous trouver ?

FALSTAFF. Vous allez voir. Le bonheur a voulu que madame Page vînt nous prévenir de l’approche du jaloux. Grâce à un stratagème de son invention, au milieu du trouble où tout cela avait jeté madame Ford, on m’a fait évader dans le panier au linge.

FORD. Le panier au linge ?

FALSTAFF. Le panier au linge, parbleu ! c’est là qu’on m’a entassé avec force linge sale, chemises, jupons, chaussettes, bas, serviettes graisseuses ; le tout, monsieur Brook, exhalant l’odeur la plus exécrable qui ait jamais offensé l’odorat.

FORD. Et combien de temps êtes-vous resté là ?

FALSTAFF. Vous allez voir, monsieur Brook, ce que j’ai enduré pour mener cette femme à mal dans votre intérêt. À peine m’a-t-on empilé dans le panier, deux coquins de valets entrent à la voix de leur maîtresse, et reçoivent ordre de me porter, sous le nom de linge sale, à la prairie de Datchet : ils me chargent sur leurs épaules et partent ; mais ne voilà-t-il pas que sur le seuil de la porte ils rencontrent leur maître, qui leur demande par deux fois ce qu’ils portent ainsi : je tremblais dans ma peau que le jaloux cornard ne se mît à fouiller le panier ; mais le destin, ayant décrété qu’il serait cocu, ne le permit pas. Fort bien ; le voilà donc qui entre pour faire ses perquisitions, pendant que je sors en ma qualité de linge sale. Mais remarquez bien la suite, monsieur Brook ; j’ai enduré les tourments de trois morts différentes : premièrement, une intolérable frayeur d’être découvert par ce jaloux bélier ; secondement, l’inconvénient de me voir ployé comme une lame de Bilbao, la poignée allant joindre la pointe, la tête les talons ; troisièmement, le supplice de la suffocation, renfermé que j’étais, pour ainsi dire, dans un appareil de distillation, avec de sales guenilles qui fermentaient dans leur graisse. Vous figurez-vous la position d’un homme de mon acabit ? moi qui fonds à la chaleur comme une motte de beurre ; moi dont le corps est en dissolution continue, en dégel permanent ; c’est miracle que je n’aie pas étouffé. Et au beau milieu de ce bain chaud, lorsque j’étais plus d’à moitié cuit dans mon lard, comme un mets hollandais, me voir jeté dans la Tamise, et, tout fumant encore, refroidi tout à coup dans l’eau glaciale, comme un fer à cheval sortant de la forge ; figurez-vous cela, monsieur Brook.

FORD. Je suis véritablement peiné, monsieur, que vous ayez souffert tout cela pour moi. Ainsi je n’ai plus rien à espérer, et vous ne ferez plus de tentative auprès d’elle ?

FALSTAFF. Monsieur Brook, je m’exposerai à être jeté dans le cratère de l’Etna, comme je l’ai été dans la Tamise, plutôt que d’abandonner la partie. Son mari est allé ce matin chasser à l’oiseau ; j’ai reçu d’elle une autre proposition de rendez-vous ; je suis attendu de huit à neuf heures.

FORD. Huit heures sont déjà sonnées, monsieur.

FAISTAFF. Vraiment ? il faut alors que je me prépare pour mon rendez-vous. Venez me voir à l’heure qu’il vous plaira, et je vous ferai savoir où j’en suis. Je veux, pour conclusion, que vous la possédiez : adieu. Vous la posséderez, monsieur Brook ; Ford portera des cornes de votre façon.

Il sort.

FORD. Oh ! oh ! est-ce une vision ? est-ce un rêve ? est-ce que je dors ? Éveille-toi, Ford, éveille-toi. Ford, il y a un trou dans ton meilleur pourpoint ; voilà ce que c’est que d’être marié ! voilà ce que c’est que d’avoir du linge et des paniers à lessive ! Fort bien, je ferai connaître à tout le monde ce que je suis. Je vais maintenant surprendre le scélérat ; il est chez moi ; il ne saurait échapper ; il ne peut se cacher dans une bourse de deux liards ni dans une poivrière ; mais, de peur que le diable qui le guide ne lui vienne en aide, je fouillerai jusqu’aux recoins les plus inabordables. Bien que je ne puisse éviter d’être ce que je suis, néanmoins cette certitude ne refroidira pas mon zèle ; si j’ai des cornes à rendre un homme furieux, je justifierai le proverbe : je serai furieux comme une bête à cornes.

Il sort.



ACTE QUATRIÈME

.

Scène I.

Le devant de la maison de M. Page, dans la grande rue de Windsor.
Arrivent Mme PAGE, Mme VABONTRAIN et le petit WILLIAM PAGE.

Mme PAGE. Pensez-vous qu’il soit déjà chez monsieur Ford ?

Mme VABONTRAIN. Il y est sans doute maintenant, ou ne tardera pas à y être ; mais vous ne sauriez vous figurer dans quelle colère l’a mis son bain dans la Tamise. Madame Ford vous prie de vous rendre immédiatement chez elle.

Mme PAGE. Je vais y aller tout à l’heure ; mais il faut d’abord que je conduise mon enfant à l’école. Voilà justement son maître qui vient. Il paraît que c’est aujourd’hui congé.

Arrive SIR HUGUES EVANS.

Mme PAGE, continuant. Eh bien, sir Hugues, est-ce qu’il n’y a pas de classe aujourd’hui ?

EVANS. Non, madame ; monsieur Nigaudin a donné aux enfants la permission de jouer.

Mme VABONTRAIN. Dieu le bénisse de son bon cœur !

Mme PAGE. Sir Hugues, mon mari prétend que mon fils ne fait aucun progrès dans ses études ; adressez-lui, je vous prie, quelques questions sur son rudiment latin.

EVANS. Approchez, William : levez la tête, venez.

Mme PAGE. Allons, mon garçon, lève la tête ; réponds à ton maître : n’aie pas peur.

EVANS. William, combien y a-t-il de nombres dans les noms ?

WILLIAM. Il y en a deux.

Mme VABONTRAIN. Je croyais qu’il y en avait un troisième, le non pair.

EVANS, à Mme Vabontrain. Cessez votre babil. (À William.) Que veut dire beau au féminin pluriel accusatif ?

WILLIAM. Pulchras[13].

Mme VABONTRAIN. Poule grasse ! Il y a de plus belles choses dans le monde que des poules grasses.

EVANS, à Mme Vabontrain. Vous êtes une femme bien simple ! Taisez-vous, je vous prie. (À William.) Qu’est-ce que lapis, William ?

WILLIAM. Une pierre.

EVANS. Et qu’est-ce qu’une pierre, William ?

WILLIAM. C’est un caillou.

EVANS. Non, c’est lapis. Rappelez-vous cela, je vous prie.

WILLIAM. Lapis.

EVANS. C’est bien, William. D’où proviennent les articles, William ?

WILLIAM. Ils sont empruntés au pronom, et se déclinent ainsi : singulier, nominatif, hic, hœc, hoc.

EVANS. Nominatif, hic, hœc, hoc. Remarquez bien cela ; génitif hujus. Dites-moi l’accusatif.

WILLIAM. Accusatif hinc[14].

EVANS. Rappelez-vous bien, mon enfant : hinc, hanc, hoc.

Mme VABONTRAIN. Hi ! han ! C’est donc la langue des ânes, que votre latin ?

EVANS, à Mme Vabontrain. Femme ! laissez là vos bavardages. (À William.) William, quel est le vocatif ?

WILLIAM. Ô ! vocatif, ô !

EVANS. Vous oubliez, William. Vocatif caret.

Mme VABONTRAIN. Carotte ! c’est un fort bon légume.

EVANS. Femme, silence !

Mme PAGE, à Mme Vabontrain. Taisez-vous !

EVANS. Quel est le cas du génitif pluriel, William ?

WILLIAM. Le cas du génitif pluriel ?

EVANS. Oui.

WILLIAM. Le génitif se décline : horum, harum, horum.

Mme VABONTRAIN. Quoi ! voilà le cas de Jenny ? Jenny est encline au rhum ? Je ne savais pas cela. C’est bien vilain de sa part ; mais il ne faudrait pas le dire. Fi donc !

EVANS. Femme, n’avez- vous pas de honte ?

Mme VABONTRAIN. Vous lui apprenez là de belles choses, par ma foi ! Poules grasses ! hi ! han ! Jenny est encline au rhum. Fi ! c’est honteux !

EVANS. Êtes-vous lunatique ? n’avez-vous aucune intelligence des cas, des nombres et des genres ? Vous êtes la chrétienne la plus sotte que j’aie vue de ma vie.

Mme VABONTRAIN. Je vous en prie, retenez votre langue.

EVANS. Maintenant, William, récitez-moi quelques déclinaisons de vos pronoms.

WILLIAM. Qui, quœ, quid.

EVANS. C’est ki, , kod ; si vous oubliez votre kod (code), vous méritez le fouet. Maintenant, mon garçon, vous pouvez aller jouer.

Mme PAGE. Il est plus savant que je ne croyais.

EVANS. Il a une excellente mémoire. Adieu ! madame Page.

Mme PAGE. Adieu ! mon bon sir Hugues. (Sir Hugues s’éloigne.) William, rentrez à la maison. (William rentre. À Mme Vabontrain.) Venez, nous sommes en retard.

Elles s’éloignent.



Scène II.

Une chambre dans la maison de M. Ford.
Entrent FALSTAFF et Mme FORD.

FALSTAFF. Madame Ford, votre douleur m’a fait oublier mes souffrances. Je vois que vous êtes sincère dans votre affection, et vous serez complètement payée de retour ; je ne veux pas me borner au simple office de l’amour ; je vous le promets avec tous ses accompagnements, toutes ses dépendances, et toutes ses cérémonies. Mais êtes-vous bien sûre que votre mari ne viendra pas nous troubler ?

Mme FORD. Il est à la chasse, aimable sir John.

Mme PAGE, d’une pièce voisine. Holà ! voisine Ford, holà !

Mme FORD. Passez dans la pièce à côté, sir John.

Falstaff sort.
Entre Mme PAGE.

Mme PAGE. Bonjour, ma chère amie ; qui avez-vous au logis ?

Mme FORD. Il n’y a que moi et mes gens.

Mme PAGE. Vous en êtes bien sure ?

Mme FORD. Oui, certes.

Mme PAGE. En vérité, ma chère, je suis charmée que vous n’ayez personne ici.

Mme FORD. Pourquoi ?

Mme PAGE. Parce que monsieur Ford est retombé dans ses vieilles lunes. Il est là-bas avec mon mari à tempêter, à se déchaîner contre toute la race des gens mariés ; à maudire toutes les filles d’Ève, de quelque complexion qu’elles soient ; il se frappe du poing le front en s’écriant : Percez, cornes ! percez ! Je n’ai jamais vu de démence qui ne fût un prodige de douceur, de civilité et de patience, en comparaison de celle dont il est maintenant possédé. Je suis bien aise que le chevalier ne soit pas ici.

Mme FORD. Est-ce qu’il parle de lui ?

Mme PAGE. Uniquement de lui. Il jure que lors de sa dernière perquisition sir John s’est évadé dans un panier ; il affirme à mon mari qu’il est ici en ce moment même. Il lui a fait quitter la chasse, ainsi qu’au reste de la société, et il les amène tous avec lui pour faire une nouvelle expérience qui confirme ses soupçons ; mais heureusement le chevalier n’est pas ici, et il reconnaîtra lui-même sa folie.

Mme FORD. Madame Page, à quelle distance est-il de la maison ?

Mme PAGE. Tout près, au bout de la rue ; il va arriver dans l’instant.

Mme FORD. Je suis perdue ! le chevalier est ici.

Mme PAGE. En ce cas, vous êtes déshonorée, et il est un homme mort. En vérité, je ne vous conçois pas. Faites-le partir, faites-le partir : mieux vaut du scandale qu’un meurtre.

Mme FORD. Par où sortira-t-il ? Comment le faire évader ? Le mettrons-nous de nouveau dans le panier ?

Rentre FALSTAFF.

FALSTAFF. Je ne veux plus du panier. Ne puis-je sortir avant qu’il arrive ?

Mme PAGE. Hélas ! trois de ses frères gardent la porte, le pistolet au poing, et empêchent que personne ne sorte ; sans cela, vous pourriez vous enfuir avant son arrivée.

FALSTAFF. Que faire ? Je vais grimper dans la cheminée.

Mme PAGE. C’est toujours là qu’ils ont coutume de décharger leurs fusils de chasse. Cachez-vous dans la gueule du four.

FALSTAFF. Où est-il ?

Mme FORD. Il vous y découvrirait, sur ma vie. La maison n’a pas d’armoires, de coffres, de boîtes, de malles, de puits, de caveaux, dont il n’ait la note par écrit pour en faire la revue dans l’occasion ; il n’y a pas moyen de vous cacher ici.

FALSTAFF. Eh bien, je vais sortir.

Mme PAGE. Si vous sortez tel que vous êtes, c’est fait de vous, à moins que vous ne preniez un déguisement.

Mme FORD. Comment le déguiserons-nous ?

Mme PAGE. Hélas ! je n’en sais rien. Il n’y a pas de robe assez ample pour lui ; sans quoi nous lui mettrions un chapeau, un voile, un fichu, et il pourrait s’échapper sous ce costume.

FALSTAFF. Mes bonnes amies, trouvez quelque moyen : tout, tout, plutôt que de permettre qu’il arrive un malheur !

Mme FORD. Attendez. La tante de ma chambrière, la grosse femme de Brentford, a laissé une robe dans la chambre en haut.

Mme PAGE. Cela fera justement l’affaire ; elle est de sa taille ; nous y joindrons le voile et le chapeau de feutre de la vieille. Montez là-haut, sir John.

Mme FORD. Allez, mon cher sir John ; madame Page et moi, nous vous chercherons quelque coiffure.

Mme PAGE. Dépêchez-vous ; nous allons monter vous habiller. En attendant, mettez toujours la robe.

Falstaff sort.

Mme FORD. Je souhaite que mon mari le rencontre dans ce costume : il ne peut souffrir la vieille de Brentford ; il jure qu’elle est sorcière, lui a interdit la maison, et l’a menacée de la battre si elle y mettait les pieds.

Mme PAGE. Que le ciel le conduise sous le bâton de votre mari, et qu’ensuite le diable conduise le bâton !

Mme FORD. Mais est-il vrai que mon mari vienne ?

Mme PAGE. Oui, sérieusement. Il parle même de l’aventure du panier. J’ignore comment il l’a sue.

Mme FORD. Nous en ferons l’épreuve : je ferai de nouveau emporter le panier par mes gens, de manière à ce qu’il le rencontre sur le seuil de la porte, comme la dernière fois.

Mme PAGE. Mais songez qu’il va être ici dans un instant : allons revêtir Falstaff du costume de la sorcière de Brentford.

Mme FORD. Je vais donner à mes gens mes instructions au sujet du panier. Montez ; je vous apporterai du linge à l’instant.

Elle sort.

Mme PAGE. Point de quartier à cet infâme drôle ! nous ne saurions lui infliger un châtiment trop rude.

Nous prouverons, dans cette affaire,
Qu’on peut être, au même moment,
Et vertueuse épouse et joyeuse commère,
Que l’on peut rire innocemment,
Et se divertir sans mal faire.
Le vieux proverbe n’a pas tort :
Il n’est pire eau que l’eau qui dort.

Elle sort.
Rentre Mme FORD avec DEUX DOMESTIQUES.

Mme FORD. Chargez ce panier sur vos épaules ; votre maître va revenir ; s’il vous ordonne de le déposer à terre, vous obéirez. Vite, dépêchez-vous.

PREMIER DOMESTIQUE. Viens, aide-moi à le soulever.

DEUXIÈME DOMESTIQUE. Pourvu que le chevalier ne soit plus dedans.

PREMIER DOMESTIQUE. J’espère que non ; j’aimerais autant porter une masse de plomb de sa grosseur.

Entrent FORD, PAGE, CERVEAUVIDE, CAIUS et SIR HUGUES EVANS.

FORD. Oui, mais si la chose se trouve vraie, monsieur Page, aurez-vous le moyen de m’ôter le ridicule que vous m’aurez donné ? Coquin, mets ce panier à terre. Qu’on appelle ma femme. Jeune galant, sortez de ce panier ! Ô couple scélérat ! voilà, j’espère, un complot, une ligue, une cabale, une conspiration dirigée contre moi : maintenant le diable va être démasqué. Eh bien, ma femme, viendrez-vous ? Venez voir l’honnête linge que vous envoyez au blanchissage.

PAGE. Voilà qui passe toutes les bornes ; monsieur Ford, il faudra vous placer en chartre privée ; il faudra vous mettre la camisole de force.

EVANS. C’est de la démence ! c’est une véritable hydrophobie !

CERVEAUVIDE. Véritablement, monsieur Ford, cela n’est pas bien.

Entre Mme FORD.

FORD, à Cerveauvide. C’est aussi ce que je dis, monsieur. (À Mme Ford.) Approchez, madame Ford ; madame Ford, l’honnête femme, l’épouse modeste, la créature vertueuse qui a pour mari un jaloux imbécile ! Je soupçonne sans motif, madame Ford, n’est-ce pas ?

Mme FORD. Le ciel m’est témoin que vous êtes injustes, si vous m’accusez de manquer à mes devoirs.

FORD. Bien répondu, front d’airain ; nous verrons si vous soutiendrez ce ton-là. (Regardant le panier.) Sortez, drôle !

Il enlève l’une après l’autre les hardes qui remplissent le panier.

PAGE. C’est véritablement trop fort.

Mme FORD. N’avez-vous pas honte ? Laissez là ce linge.

FORD. Je vais bientôt vous confondre.

EVANS. Cela n’est pas raisonnable de fouiller ainsi le linge de votre femme. Allons, laissez cela.

FORD. Qu’on vide le panier, vous dis-je.

Mme FORD. Mais, mon ami, en vérité…

FORD. Monsieur Page, comme il est vrai que je suis un homme, hier, il s’en est évadé un de ma maison dans ce panier : pourquoi n’y serait-il pas encore ? J’ai la certitude qu’il est chez moi : je suis bien renseigné ; ma jalousie est raisonnable : qu’on m’enlève tout ce linge.

Mme FORD. Si vous trouvez là un homme, tuez-le comme une puce, j’y consens.

PAGE, quand le panier est vidé. Pas plus d’homme que sur la main.

CERVEAUVIDE. Par ma fidélité ! cela n’est pas bien, monsieur Ford ; vous vous faites tort.

EVANS. Monsieur Ford, il vous faut recourir à la prière, et ne pas vous abandonner aux chimères de votre cœur : c’est de la jalousie.

FORD. Allons, celui que je cherche n’est pas là !

PAGE. Ni là ni ailleurs, si ce n’est dans votre imagination.

FORD. Aidez-moi, pour cette fois encore, à fouiller partout dans la maison : si je ne trouve pas ce que je cherche, ne me faites pas de grâce ; que je sois à jamais pour vous un objet de risée ; qu’on dise à l’avenir : « Jaloux comme Ford, qui cherchait l’amant de sa femme dans une coquille de noix. » Veuillez, une dernière fois, me contenter ; une dernière fois, venez chercher avec moi.

Mme FORD, appelant. Holà ! madame Page ! descendez avec la vieille ; mon mari va monter dans la chambre.

FORD. La vieille ! quelle vieille ?

Mme FORD. Mais la vieille de Brentford, la tante de ma chambrière.

FORD. Une sorcière ! une coquine ! une vieille et perverse coquine ! Elle vous apporte un message, n’est-ce pas ? Imbéciles maris que nous sommes, nous ignorons ce que couvre le prétexte de dire la bonne aventure. Elle fait usage de charmes, de sorcelleries, de chiffres et d’autres impostures du même calibre, qui passent notre portée, et auxquelles nous ne connaissons rien. Descends, sorcière ; descends, vieille mégère ; descends, te dis-je !

Mme FORD. Mon bon ami, de grâce, arrêtez ! Messieurs, empêchez qu’il maltraite cette pauvre vieille !

Entre FALSTAFF, habillé en femme, conduit par Mme PAGE.

Mme PAGE. Venez, mère Prat, venez ; donnez-moi la main.

FORD, frappant Falstaff. Viens que je te caresse. Hors de chez moi, sorcière, vieille guenille, vieux bagage, serpent, carogne ! qu’on détale ! Va faire ailleurs tes conjurations ! va dire la bonne aventure !

Falstaff se sauve.

Mme PAGE. N’êtes vous pas honteux ? Vous avez tué, je pense, la pauvre femme.

Mme FORD. Cela finira par là. Voilà vraiment qui vous fait honneur.

FORD. Qu’on la pende, cette sorcière !

EVANS. Je ne suis pas éloigné de la croire sorcière : je n’aime pas qu’une femme ait une longue barbe ; or, j’ai aperçu une longue barbe sous le voile de cette vieille.

FORD. Voulez-vous me suivre, messieurs ? Suivez-moi, je vous prie ; voyons quel sera le résultat de ma jalousie. Si je vous ai mis sur une fausse piste, ne m’en croyez jamais à l’avenir.

PAGE. Cédons quelques moments encore à son caprice : venez, messieurs.

Page, Ford, Cerveauvide et Evans sortent.

Mme PAGE. Il l’a, ma foi, battu d’une manière pitoyable.

Mme FORD. Non, par la sainte messe ! il l’a, au contraire, impitoyablement battu.

Mme PAGE. Je ferai bénir le bâton, et le suspendrai au-dessus de l’autel ; il a rempli un office méritoire.

Mme FORD. Qu’en pensez-vous ? les bienséances du sexe nous permettent-elles, en conscience, de pousser plus loin contre lui notre vengeance ?

Mme PAGE. L’esprit de concupiscence doit être maintenant éteint en lui ; à moins qu’il ne soit dévolu au diable en toute propriété, je le crois pour jamais guéri de l’envie de tenter notre vertu.

Mme FORD. Dirons-nous à nos maris les tours que nous lui avons joués ?

Mme PAGE. Sans nul doute, quand ce ne serait que pour délivrer le vôtre des lubies qui assiègent son cerveau. S’ils décident dans leur sagesse que le fragile et gras chevalier mérite encore une leçon, nous nous chargerons de la lui infliger.

Mme FORD. Je suis sûre qu’ils voudront rendre sa honte publique, et je crois effectivement que si on n’en venait là, il n’y aurait pas de raison pour que la plaisanterie eût un terme.

Mme PAGE. Venez, mettons-nous à l’œuvre ; frappons le fer pendant qu’il est chaud.

Elles sortent.



Scène III.

Une chambre dans l’auberge de la Jarretière.
Entrent L’HÔTE et BARDOLPHE.

BARDOLPHE. Monsieur, les Allemands vous demandent trois chevaux de selle ; le duc en personne doit arriver demain à la cour, et ils veulent aller à sa rencontre.

L’HÔTE. Qu’est-ce qu’un duc qui voyage dans un pareil incognito ? Je n’en entends point parler à la cour. Faites-moi voir ces messieurs ; ils parlent anglais ?

BARDOLPHE. Oui, monsieur, je vais vous les envoyer.

L’HÔTE. Ils auront mes chevaux, mais je les leur ferai payer, je les salerai d’importance ; ma maison a été à leur disposition pendant toute une semaine ; j’ai pour eux renvoyé mes autres chalands ; ils payeront, je les salerai. Venez.

Ils sortent.



Scène IV.

Entrent PAGE, FORD, Mme PAGE, Mme FORD et SIR HUGUES EVANS.

EVANS. C’est une des meilleures inventions de femme que j’aie jamais vues.

PAGE. Et il vous a envoyé ces deux lettres en même temps ?

Mme PAGE. À un quart d’heure de distance.

FORD, à sa femme. Pardonnez-moi, ma chère ; faites désormais ce qu’il vous plaira ; je suspecterai plutôt le soleil de froideur, que vous d’infidélité ; j’étais un hérétique ; mais maintenant j’ai en votre vertu une foi inébranlable.

PAGE. C’est bien, c’est bien, en voilà assez ; ne soyez pas extrême dans votre soumission comme vous l’avez été dans l’offense. Mais poursuivons notre complot : que, pour nous amuser aux dépens de ce vieux drôle, nos fenmmes lui assignent un nouveau rendez-vous, afin que nous puissions le prendre sur le fait, et rendre sa honte publique.

FORD. Il n’y a pas de meilleur moyen que celui qu’elles ont proposé.

PAGE. Quoi ! de lui faire dire de venir les trouver dans le parc à minuit !… Allons donc, il ne viendra jamais.

EVANS. Vous dites qu’on lui a déjà fait prendre un bain dans la rivière, qu’on l’a vigoureusement étrillé sous un costume de vieille femme ; ses terreurs, je pense, l’empêcheront de venir, et sa chair a été assez punie pour qu’il n’ait plus de désirs.

PAGE. Je le pense aussi.

Mme FORD. Avisez à la manière dont vous le traiterez quand il sera venu ; nous deux, nous aviserons au moyen de le faire venir.

Mme PAGE. Une vieille tradition raconte que Herne le chasseur, autrefois l’un des gardes de la forêt de Windsor, revient pendant l’hiver, à l’heure de minuit ; le front surmonté de grandes cornes de cerf, il se promène autour d’un chêne ; sa présence, dit-on, flétrit les arbres, jette un charme sur les troupeaux, transforme en sang le lait des vaches ; il secoue une chaîne avec un bruit terrible. Vous devez avoir entendu parler de ce fantôme, et vous savez que les vieillards superstitieux ont recueilli et nous ont transmis comme vraie cette histoire de Herne le chasseur.

PAGE. À telles enseignes qu’il y a encore beaucoup de gens qui ne s’aventureraient point la nuit à passer dans le voisinage de ce chêne de Herne. Mais où voulez-vous en venir ?

Mme FORD. Le voici : nous donnerons rendez-vous auprès de ce chêne à Falstaff, qui viendra nous y joindre sous le déguisement de Herne le chasseur, la tête surmontée de grandes cornes.

PAGE. Soit ; admettons qu’il y vienne en ce singulier équipage : quand vous l’aurez amené là, qu’en ferez-vous ? quel est votre plan ?

Mme PAGE. Nous y avons songé, et voici ce que nous ferons : nous habillerons en lutins et en fées ma fille Anna, mon fils William, et trois ou quatre autres enfants de leur âge ; nous leur donnerons un costume vert et blanc ; ils auront sur la tête des bougies allumées, et des crécelles à la main ; ils se tiendront cachés dans quelque fossé. Lorsque Falstaff, madame Ford et moi nous serons réunis, ils s’élanceront tout à coup de leur retraite, en entonnant des chants discordants ; à leur vue, nous feindrons l’étonnement et prendrons la fuite. Tous les lutins alors formeront un cercle autour de l’impur chevalier, et lui feront subir mille tortures diverses, lui demandant pourquoi, à cette heure consacrée à leurs magiques ébats, il ose troubler leurs mystères de sa profane présence.

Mme FORD. Jusqu’à ce qu’il avoue la vérité, il faudra que nos prétendus génies le pincent à la ronde, et approchent de sa peau la flamme de leurs bougies.

Mme PAGE. La vérité une fois confessée, nous nous présenterons tous, dépouillerons le fantôme de sa coiffure cornue, et le ramènerons à Windsor en le bernant d’importance.

FORD. Si l’on veut que les enfants remplissent convenablement leurs rôles, il faudra les y exercer avec soin.

EVANS. C’est moi qui m’en charge ; je remplirai aussi un rôle dans la pièce, afin d’avoir le plaisir de roussir avec ma bougie la peau du chevalier.

FORD. Voilà qui sera excellent. Je cours acheter des masques.

Mme PAGE. Ma fille Anna, magnifiquement vêtue de blanc, sera la reine des génies.

PAGE. Je vais acheter la soie nécessaire. (À part.) Ce sera dans ce moment même que Nigaudin enlèvera ma fille, pour aller l’épouser à Eton. (Haut, à Mme Page.) Envoyez sur-le-champ avertir Falstaff.

FORD. Moi, j’irai de nouveau le trouver sous le nom de Brook, il me confiera son dessein ; j’ai la certitude qu’il ira au rendez-vous.

Mme PAGE. Soyez tranquille à cet égard ; allez nous chercher de quoi procéder à la toilette de nos génies.

EVANS. Mettons-nous sur-le-champ à l’œuvre. Voilà une partie charmante, et une ruse bien innocente.

Page, Ford et Evans sortent.

Mme PAGE. Madame Ford, envoyez sur-le-champ un messager à sir John, et sachez dans quelle disposition d’esprit il se trouve.

Mme Ford sort.

Mme PAGE, continuant. Moi, je vais voir le docteur ; c’est le mari que j’ai choisi pour Anna, et nul autre que lui n’aura sa main. Ce Nigaudin, quoiqu’il soit riche en terres, est un idiot, et c’est lui que mon mari préfère. Le docteur a de la fortune, et des amis puissants en cour ; lui seul aura ma fille, quand vingt mille autres partis meilleurs se présenteraient.

Elle sort.



Scène V.

Une cour dans l’auberge de la Jarretière.
Entrent L’HÔTE et SIMPLE.

L’HÔTE. Que me veux-tu, lourdaud ? que me demandes-tu, cuir épais ? Parle, articule, explique-toi vite ; alerte, promptement, dépêche !

SIMPLE. Monsieur, je viens pour parler à sir John Falstaff de la part de mon maître.

L’HÔTE, montrant une fenêtre. Voilà sa chambre, sa maison, son château, son lit à demeure et son lit à roulettes ; on voit sur le mur l’histoire de l’Enfant prodigue, fraîchement peinte. Frappe et appelle, il te répondra comme un anthropophage ; frappe donc.

SIMPLE. Une vieille femme, une grosse femme est entrée dans sa chambre ; je prendrai la liberté d’attendre qu’elle soit descendue, c’est à elle que j’ai à parler.

L’HÔTE. Une grosse femme, dis-tu ? Le chevalier pourrait être volé, je vais l’avertir. Holà ! mon gros chevalier, mon gros sir John ! répondez-moi de toute la force de vos poumons militaires : êtes-vous là ? c’est votre hôte, le bon vivant, qui vous appelle.

FALSTAFF, mettant la tête à la fenêtre. Est-ce vous, mon hôte ?

L’HÔTE. Il y a ici un tartare de Bohême, qui attend que votre grosse femme descende : qu’elle descende, mon gros, qu’elle descende ; mes chambres sont honnêtes ! fi donc, des privautés ! fi donc !

Entre FALSTAFF.

FALSTAFF. Mon hôte, il y avait effectivement avec moi tout à l’heure une vieille et grosse femme, mais elle est partie.

SIMPLE. Monsieur, n’était-ce pas la devineresse de Brentford ?

FALSTAFF. C’était elle, coquille de moule ; que lui veux-tu ?

SIMPLE. Mon maître, monsieur, mon maître Nigaudin, l’ayant vue passer dans la rue, m’a envoyé afin de savoir d’elle si un certain Nym, qui lui a volé une chaîne, a ou non cette chaîne en sa possession.

FALSTAFF. J’en ai parlé à la vieille.

SIMPLE. Et que dit-elle, monsieur ?

FALSTAFF. Elle dit que l’homme qui a privé monsieur Nigaudin de sa chaîne, est celui-là même qui la lui a volée.

SIMPLE. Je suis fâché de n’avoir pu parler à la vieille elle-même ; j’aurais d’autres choses encore à lui dire de la part de mon maître.

FALSTAFF. Quelles sont-elles, voyons ?

L’HÔTE. Allons, dépêche !

SIMPLE. Je ne puis vous les dire, monsieur.

FALSTAFF. Dis-les, ou tu meurs.

SIMPLE. Monsieur, il ne s’agissait que de miss Anna Page ; mon maître voulait savoir s’il aurait le bonheur de l’épouser ou non.

FALSTAFF. Oui, il aura ce bonheur.

SIMPLE. Lequel ?

FALSTAFF. De l’épouser ou non ; va, c’est la vieille qui me l’a dit.

SIMPLE. Puis-je prendre la liberté de rapporter votre réponse à mon maître ?

FALSTAFF. Oui, gribouille, tu peux la prendre, cette liberté-là.

SIMPLE. Je remercie votre seigneurie ; je vais réjouir mon maître en lui portant ces bonnes nouvelles.

Simple sort.

L’HÔTE. Vous êtes expert, vous êtes expert, sir John. Est-il effectivement venu chez vous une devineresse ?

FALSTAFF. Il est très-vrai, mon hôte ; la personne que j’ai vue m’en a plus montré que je n’en avais appris dans tout le cours de ma vie. Il y a même plus, je n’ai rien payé pour mon instruction ; c’est moi qui ai été payé.

Entre BARDOLPHE.

BARDOLPHE. Escroquerie, mon hôte ! pure escroquerie !

L’HÔTE. Où sont mes chevaux ? tu m’en rendras bon compte, valet.

BARDOLPHE. Ils se sont sauvés avec les escrocs ; j’étais en croupe derrière l’un d’eux ; à peine étions-nous sortis d’Eton qu’on me fait tomber de cheval dans un bourbier, et aussitôt les voilà qui piquent des deux et qui fuient à toute bride comme trois démons d’Allemagne, trois docteurs Faustus.

L’HÔTE. Ils sont allés au-devant du duc, maraud ; ne dis pas qu’ils se sont enfuis ; les Allemands sont d’honnêtes gens.

Entre SIR HUGUES EVANS.

EVANS. Où est notre hôte ?

L’HÔTE. Qu’y a-t-il, monsieur ?

EVANS. Prenez garde aux gens que vous hébergez : un de nos amis, qui arrive de la ville, me dit qu’il y a trois escrocs allemands qui ont fait main basse sur les chevaux et l’argent de tous les aubergistes de Reading, de Maidenhead et de Colebrook. Je vous avertis, dans votre intérêt, de prendre vos précautions : vous êtes un homme avisé, riche de saillies et de plaisanteries ; il ne convient pas que vous soyez volé. Adieu !

Il sort.
Entre CAIUS.

CAIUS. Où est mon hôte de la Jarretière ?

L’HÔTE. Il est ici, mon cher docteur, dans la perplexité et dans un dilemme embarrassant.

CAIUS. Je ne sais pas ce que vous voulez dire ; mais on m’assure que vous faites de grands préparatifs pour recevoir un duc d’Allemagne ; à la cour on n’attend l’arrivée d’aucun duc ; je vous le dis dans votre intérêt. Adieu.

Il sort.

L’HÔTE. Malheur ! perdition ! va-t’en, maraud. Chevalier, à mon aide, je suis ruiné ! Scélérat ! malheur ! perdition ! je suis ruiné !

L’Hôte et Bardolphe sortent.

FALSTAFF. Je voudrais que tout le monde fût dupé, car moi j’ai été dupé et battu par-dessus le marché. Si jamais la cour apprenait comment j’ai été transformé et comment ma transformation a été saucée et étrillée, on me ferait suer jusqu’à la dernière goutte de ma graisse pour en huiler les bottes des pécheurs ; les courtisans me sangleraient de leurs sarcasmes jusqu’à ce que je fusse mortifié comme une poire tapée. Je n’ai jamais prospéré depuis le jour où j’ai, pour la première fois, triché aux cartes. Ma foi, si j’avais l’haleine assez longue pour dire mes prières, je me repentirais.

Entre Mme VABONTRAIN.

FALSTAFF, continuant. Eh bien ! de quelle part venez-vous ?

Mme VABONTRAIN. De la part des deux dames.

FALSTAFF. Que le diable emporte l’une et sa femme l’autre ; de cette manière toutes deux seront pourvues. J’ai plus souffert à cause d’elles, plus souffert que ne saurait en supporter la misérable et fragile organisation de l’homme.

Mme VABONTRAIN. Et croyez-vous qu’elles n’ont rien souffert ? elles ont pâti, je vous assure, surtout madame Ford ; la chère âme a été battue au point qu’elle est toute couverte de marques bleues et noires, si bien que sur tout son corps vous ne trouveriez pas une place blanche.

FALSTAFF. Que me parlez-vous de bleu et de noir ? j’ai été bâtonné de telle sorte que ma peau offre toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; bien plus, j’ai failli être appréhendé au corps pour la sorcière de Brentfort ; si, grâce à mon admirable dextérité d’esprit, je n’avais parfaitement contrefait l’action d’une vieille femme, le coquin de constable m’aurait mis aux ceps comme sorcière.

Mme VABONTRAIN. Monsieur, permettez-moi de vous parler dans votre chambre, je vous apprendrai ce qui se mitonne, et, sur ma parole, vous en serez content. Voici une lettre qui vous dira quelque chose. Ces chers enfants, que de peines pour les mettre en présence ! il faut assurément que l’un de vous ne serve pas bien le ciel, puisque vous éprouvez tant de traverses.

FALSTAFF. Venez dans ma chambre.

Ils sortent.



Scène VI.

Une chambre dans l’auberge de la Jarretière.
Entrent FENTON et L’HÔTE.

L’HÔTE. Ne me parlez point, monsieur Fenton : j’ai du chagrin, je ne tiens plus à rien.

FENTON. Écoutez-moi cependant ; aidez-moi dans mon projet ; je vous promets, foi de gentilhomme, de vous donner cent livres sterling en or, en sus de ce que vous avez perdu.

L’HÔTE. Je vous écoute, monsieur Fenton ; je vous garderai le secret.

FENTON. J’ai eu plusieurs fois occasion de vous parler de mon amour pour la belle miss Anna Page ; son affection répond à la mienne, autant du moins que le lui permet sa soumission filiale. Je viens de recevoir d’elle une lettre dont le contenu vous émerveillerait ; l’esprit y est tellement entremêlé à ce qui me concerne, que je ne puis montrer l’un sans l’autre. Il y est question d’une grande scène où Falstaff doit jouer un rôle important : la chose est décrite ici tout au long. (Montrant la lettre.) Écoutez-moi donc. Cette nuit, entre minuit et une heure, au pied du chêne de Herne, ma charmante Anna doit représenter la reine des génies. Voici dans quel but : sous ce déguisement, pendant que les autres acteurs de cette comédie seront occupés à jouer leur rôle, son père lui a commandé de s’esquiver avec Nigaudin et de se rendre avec lui à Eton, où on doit les marier : elle y a consenti. De son côté sa mère, fortement opposée à cette union, et voulant absolument pour gendre le docteur Caïus, est convenue avec lui qu’au beau milieu de la pièce il enlèvera sa fille et la conduira au presbytère, où un prêtre les attend pour les unir ; Anna, feignant d’entrer dans ce complot de sa mère, a pareillement donné sa promesse au docteur. Maintenant voilà la position des choses : son père a décidé qu’elle serait vêtue de blanc ; c’est sous ce costume que Nigaudin devra la reconnaître, la prendre par la main et l’emmener ; d’autre part, pour mieux la désigner au docteur, car tout le monde sera masqué, sa mère veut qu’elle soit habillée de vert, vêtue d’une robe flottante et les cheveux entremêlés de rubans voltigeant çà et là ; quand le docteur croira le moment favorable, il est convenu qu’il lui pincera la main ; à ce signal, la jeune fille a consenti à partir avec lui.

L’HÔTE. Qui se propose-t-elle de tromper ? son père ou sa mère ?

FENTON. L’un et l’autre, mon cher, pour partir avec moi. Il ne reste maintenant qu’une chose à faire, c’est que vous alliez engager le vicaire à m’attendre à l’église entre minuit et une heure, afin de nous unir en légitime mariage.

L’HÔTE. Allez, suivez votre projet ; je vais trouver le vicaire ; amenez la jeune fille, le prêtre ne vous manquera pas.

FENTON. Je vous en serai à jamais reconnaissant : en outre, je vais, dès à présent, vous donner un à-compte.

Ils sortent.



ACTE CINQUIÈME

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Scène I.

Une chambre dans l’auberge de la Jarretière.
Entrent FALSTAFF et Mme VABONTRAIN.

FALSTAFF. C’est assez bavarder ; allez, je m’y rendrai ; c’est la troisième fois : j’ai confiance aux nombres impairs. Allez, vous dis-je ; on dit qu’il y a une puissance magique dans les nombres impairs, soit pour la naissance, soit pour la fortune ou pour la mort. Adieu.

Mme VABONTRAIN. Je vous procurerai une chaîne, et je ferai mon possible pour vous avoir une paire de cornes.

FALSTAFF. Partez, vous dis-je, le temps s’écoule ; allez, relevez la tête et marchez à petits pas.

Mme Vabontrain sort.
Entre FORD.

FALSTAFF, continuant. Comment vous portez-vous, monsieur Brook ? Monsieur Brook, l’affaire se terminera cette nuit ou jamais. Trouvez-vous à minuit dans le parc, auprès du chêne de Herne, et vous verrez des merveilles.

FORD. N’avez-vous pas été la voir hier, monsieur, comme vous en étiez convenu ?

FALSTAFF. Monsieur Brook, je suis allé chez elle en pauvre vieillard et tel que vous me voyez ; mais j’en suis sorti en vieille femme. Son coquin de mari a bien la jalousie la plus enragée, monsieur Brook, qui ait jamais possédé un homme. Je vous dirai tout : il m’a battu comme plâtre sous ma forme de femme ; car sous ma forme d’homme, monsieur Brook, je ne craindrais pas un Goliath, quand je n’aurais pour arme que la navette d’un tisserand ; je sais trop que la vie n’est qu’une navette. Je suis pressé, venez avec moi, monsieur Brook ; je vous conterai tout chemin faisant. Depuis l’époque où je plumais des oies vivantes, faisais l’école buissonnière et jouais à la toupie, je n’avais pas connu jusqu’aujourd’hui ce que c’est que d’être battu. Suivez-moi ; je vous apprendrai d’étranges choses de ce coquin de Ford : cette nuit me vengera de lui, et je vous livrerai sa femme. Suivez-moi ; de singulières choses se préparent, monsieur Brook ; suivez-moi.

Ils sortent.



Scène II.

Le parc de Windsor.
Arrivent PAGE, CERVEAUVIDE et NIGAUDIN.

PAGE. Venez, venez ; nous nous tiendrons cachés dans les fossés du château jusqu’à ce que nous apercevions les flambeaux de nos lutins. Mon gendre Nigaudin, n’oubliez pas ma fille.

NIGAUDIN. Non, certes ; je lui ai parlé, et nous sommes convenus d’un mot d’ordre pour nous reconnaître mutuellement. Je devrai m’approcher de la personne vêtue de blanc, je lui crierai Mum, elle répondra Budjet. C’est par ce moyen que nous nous reconnaîtrons.

CERVEAUVIDE. C’est fort bien ; mais qu’avez-vous besoin de votre Mum et de votre Budjet ? la robe blanche vous la fera suffisamment reconnaître. Dix heures sont sonnées.

PAGE. La nuit est sombre, elle fera ressortir admirablement l’illumination et la féerie. Que le ciel protège notre divertissement ! Personne ici ne songe à mal, si ce n’est le diable, et nous le reconnaîtrons à ses cornes. Suivez-moi.

Ils s’éloignent.



Scène III.

La grande rue de Windsor.
Arrivent Mme PAGE, Mme FORD et le docteur CAIUS.

Mme PAGE. Docteur, ma fille est en vert ; quand il en sera temps, prenez-la par la main, emmenez-la au presbytère, et finissez-en promptement. Allez dans le parc avant nous ; il faut que, nous deux, nous restions ensemble.

CAIUS. Je sais ce que j’ai à faire ; adieu !

Mme PAGE. Adieu, docteur.

Caïus s’éloigne.

Mme PAGE, continuant. Le tour joué à Falstaff ne causera pas plus de joie à mon mari, qu’il n’éprouvera de colère en apprenant le mariage du docteur et de ma fille ; mais n’importe ; mieux vaut essuyer un peu de mauvaise humeur que de se préparer de longues peines.

Mme FORD. Où est donc Anna avec sa troupe de génies ? où est le diable welche sir Hugues ?

Mme PAGE. Ils sont cachés dans un fossé à deux pas du chêne de Herne, avec des lanternes sourdes ; au moment où Falstaff nous aura rejointes, ils se lèveront tout à coup, et la nuit s’éclairera de l’éclat de leurs flambeaux.

Mme FORD. Ils ne pourront manquer de lui causer une grande surprise.

Mme PAGE. S’il n’est pas surpris, du moins il sera berné ; s’il est surpris, il sera berné davantage encore.

Mme FORD. Nous allons le trahir de la belle manière.

Mme PAGE. Il n’y a pas trahison à faire justice de ces impudiques et de leur luxure.

Mme FORD. L’heure approche : au chêne ! au chêne !

Elles s’éloignent.



Scène IV.

Le parc de Windsor.
Arrive SIR HUGUES EVANS, accompagné d’une troupe de lutins et de fées.

EVANS. Trottez, trottez, lutins et fées ; venez, et rappelez-vous votre rôle. De la hardiesse, je vous prie ; suivez-moi dans le fossé : quand je vous donnerai le signal, faites comme je vous l’ai prescrit. Venez ! venez ! trottez ! trottez !

Ils s’éloignent.



Scène V.

Une autre partie du parc.
Arrive FALSTAFF, déguisé, portant sur la tête des cornes de daim.

FALSTAFF. La cloche de Windsor a sonné minuit ; le moment approche ; que maintenant les dieux des chauds désirs me soient en aide. Souviens-toi, Jupiter, que pour ton Europe tu devins taureau ; l’Amour te donna des cornes ! le puissant Amour, qui parfois fait d’une bête un homme, et parfois aussi d’un homme fait une bête. Jupiter, tu te transformas également en cygne pour l’amour de Léda. Ô Amour tout-puissant ! combien il s’en est peu fallu que le dieu ne devînt oison ! Ô Jupiter ! après avoir, métamorphosé en bête, commis un premier péché, un péché bestial, tu en commis un second sous la forme d’une volaille ! Songes-y, Jupiter, ce fut là un péché énorme. Quand les dieux ont les reins chauds, que sera-ce donc de nous, pauvres humains ? Pour moi, je suis un cerf de Windsor, et le plus gras, je pense, de la forêt. Accorde-moi un temps frais pour la saison du rut, ô Jupiter ! sinon, qui pourrait me blâmer si je dépense en amour l’excès de mon embonpoint ?

Arrivent Mme FORD et Mme PAGE.

Mme FORD. Sir John ? Êtes-vous là, mon chéri, mon cerf ?

FALSTAFF. Est-ce vous, ma biche, ma mignonne ? Maintenant qu’il pleuve des patates ; qu’il tonne sur l’air des Manches vertes ; qu’il grêle des prunes confites et des meringues ; vienne une tempête de tentation, voilà où je m’abrite.

Il l’embrasse.

Mme FORD. Madame Page est venue avec moi, mon doux ami.

FALSTAFF. Partagez-moi comme un daim envoyé en cadeau à un juge. Que chacune de vous prenne une hanche ; je garde mes flancs pour moi, mes épaules pour le garde de ce bois, et je lègue mes cornes à vos maris. N’ai-je pas l’air d’un enfant de la forêt ? Est-ce que je ne parle pas comme Herne le chasseur ? Maintenant, par exemple, Cupidon est un enfant qui a de la conscience ; il fait restitution. Foi de loyal fantôme, vous êtes les bienvenues !

On entend du bruit.

Mme PAGE. Hélas ! quel est ce bruit ?

Mme FORD. Le ciel nous pardonne nos péchés !

FALSTAFF. Qu’est-ce que cela peut être ?

Mme FORD. Fuyons !

Mme PAGE. Fuyons !

Elles s’enfuient.

FALSTAFF. Il faut que le diable ne veuille pas que je sois damné, de peur que l’huile qui est en moi ne mette le feu à l’enfer, sans quoi il ne me susciterait pas tant d’obstacles.


Arrivent SIR HUGUES EVANS, déguisé en satyre ; Mme VABONTRAIN et PISTOLET, également déguisés ; puis ANNA PAGE, en costume de reine des fées, suivie de son frère et d’une troupe de jeunes garçons et de jeunes filles, vêtus en génies et en fées, et portant sur la tête des bougies allumées.

Mme VABONTRAIN.
Farfadets blancs ou noirs, gris ou verts ; vous, lutins,
Qui, sitôt que la nuit commence,
À vos joyeux ébats vous livrez en silence.
Du destin immuable héritiers orphelins,
Paraissez ! Que chacun à son poste s’élance.
Hogoblin, parlez-leur.
PISTOLET.
Hogoblin, parlez-leur. Silence, esprits de l’air.
Partez, Grillon ; et prompt comme l’éclair,
Allez gravir les cheminées.
S’il en est de mal ramonées.
Ou si vous trouvez dans Windsor
Quelque foyer qui fume encor.
Pincez-moi dans son lit la fille négligente ;
Punissez-moi cette indigne servante ;
Car notre reine a toujours détesté
Les oisifs et l’oisiveté.

FALSTAFF. Ce sont des lutins et des fées. Quiconque leur parle meurt à l’instant ! Fermons les yeux et couchons-nous à plat ventre ; nul homme ne doit voir leurs œuvres.

Il se couche la face contre terre.

EVANS.
Pède, où donc êtes-vous ? Commencez votre ronde.
Si vous trouvez de par le monde
Fille au cœur chaste, au front vermeil,
Ayant dit trois fois sa prière,
Avant de clore sa paupière.
Donnez-lui jusqu’à son réveil
De l’enfant non sevré le paisible sommeil.
Par des tableaux riants caressez sa pensée,
Et qu’en des rêves doux son âme soit bercée.
Mais, pour celle qui dort de tout son appétit,
Sans avoir prié Dieu d’un cœur humble et contrit,
Qu’on lui pince les bras, les jambes, les épaules.
Mme VABONTRAIN.
Allons, dépêchez-vous ; farfadets, à vos rôles :
Fouillez le château de Windsor ;
Lutins, jetez un heureux sort
Sur chaque chambre consacrée.
Afin d’en assurer l’éternelle durée.
Frottez de doux parfums les meubles précieux ;
Saluez de nos rois le blason glorieux.
Et faites resplendir les nobles armoiries.
Accourez, sylphes des prairies.
Et de la Jarretière imitez en dansant
Le cercle magique et puissant.
Que cette mystique ceinture
Rivalise des champs l’éclatante verdure.
N’oubliez pas d’écrire en signes radieux,
Le Honni soit qui mal y pense,
Cette devise de vaillance
Et de nos rois et de nos preux.
Que, pour la composer, la feuille verdoyante
S’unisse à la fleur éclatante.
Notre idiome à nous s’écrit avec des fleurs ;
Appelez le secours de leurs vives couleurs,
Et de Flore avec art effeuillant la couronne,
Dans votre œuvre imitez ce cercle éblouissant
Où scintille la perle, où le saphir rayonne,
Qui ceint du chevalier le genou fléchissant.
Allez, et cependant, avant qu’une heure sonne,
Rappelez-vous qu’il faut danser en chœur
Autour du chêne du Chasseur.
EVANS.
Donnez-vous tous la main, rangez-vous en silence,
Et venez bondir en cadence.

Portez des vers luisants en guise de flambeau ;
Mais arrêtez ! je vois un enfant de la terre.

FALSTAFF. Que le ciel me protège contre ce démon gallois ; il serait homme à me prendre pour un morceau de fromage !

PISTOLET, à Falstaff.
Tu fus maudit, vil vermisseau,
Dans les entrailles de ta mère !
Mme VABONTRAIN.
À l’épreuve du feu, vite, mettons sa peau.
S’il est chaste de corps et d’âme,
De lui s’écartera la flamme.
Sain et sauf il échappera,
Et nullement ne souffrira ;
Mais si de la douleur il éprouve l’atteinte.
S’il exhale une seule plainte,
C’est un cœur gangrené que rien ne guérira
PISTOLET.
Essayons.
EVANS.
Essayons. Essayons si ce bois brûlera.
Ils approchent de lui leurs flambeaux.

FALSTAFF. Oh ! oh ! oh !

Mme VABONTRAIN.
Corrompu, corrompu, gangrené de luxure !
À l’œuvre, lutins, commençons ;
Que ce pécheur soit mis à la torture ;
Autour de lui dansons, dansons,
Et pinçons-le tous en mesure.

EVANS. C’est juste ; il est en effet plein de vices et d’iniquités.

Il chante.
Honte aux coupables plaisirs !
Honte à la luxure infâme !
La luxure est une flamme
Qu’allument d’impurs désirs ;
Flamme fatale et sanglante,
Que la pensée alimente.
Pincez, brûlez le mécréant !
Retournez-le sur son séant,
Farfadets, sylphes et génies :
Tourmentez-le jusqu’au moment
Où lune, étoiles et bougies
S’éteindront sous le firmament.
Pendant qu’il chante, les lutins et les fées pincent Falstaff en cadence ; le docteur Caïus vient d’un côté, et enlève une fée habillée de vert ; Nigaudin arrive du côté opposé, et enlève une fée vêtue de blanc ; puis arrive Fenton, qui enlève Anna Page. On entend dans le lointain un bruit de chasse ; les génies et les fées se sauvent ; Falstaff arrache ses cornes et se lève.

Arrivent PAGE, FORD, Mme PAGE, Mme FORD.

PAGE. Non, non, ne fuyez pas ; cette fois-ci, nous vous y prenons. Vous fallait-il donc absolument le rôle d’Herne le chasseur ?

Mme PAGE. Laissez-le, je vous prie ; ne poussons pas la comédie plus loin. Eh bien ! sir John, comment trouvez-vous les commères de Windsor ? (Montrant à son mari les cornes de Falstaff.) Voyez-vous cet objet, mon mari ? Ne trouvez-vous pas que cet ornement sied mieux dans la forêt qu’à la ville ?

FORD. Eh bien ! sir John, qui est cocu maintenant ? Monsieur Brook, Falstaff est un sot et un cocu ; voilà ses cornes, monsieur Brook ; de ce qui appartenait à Ford, il n’a eu que son panier à lessive, son bâton, et vingt livres sterling qu’il faudra rembourser à monsieur Brook ; ses chevaux sont saisis pour nantissement, monsieur Brook.

Mme FORD. Sir John, nous n’avons pas eu du bonheur : nous n’avons jamais pu obtenir un rendez-vous paisible. Je ne veux pas de vous pour mon amoureux ; mais je vous considérerai toujours comme mon cerf.

FALSTAFF. Je commence à m’apercevoir qu’on m’a traité comme un véritable âne.

FORD. Et comme un bœuf aussi. (Montrant les cornes.) En voici la preuve.

FALSTAFF. Et ce ne sont pas des lutins et des fées que je vois ? J’ai eu deux ou trois fois un soupçon que ce n’en était pas ; mais ma conscience coupable, le saisissement de toutes mes facultés, m’avaient fait une illusion grossière, de manière à me faire croire, sans rime ni raison, que c’étaient là des êtres surnaturels. Voyez comme l’intelligence peut être dupe quand elle s’occupe à mal faire !

EVANS. Sir John Falstaff, servez Dieu, renoncez à vos désirs charnels, et les lutins cesseront de vous tourmenter.

FORD. Bien dit, lutin Hugues.

EVANS, à Ford. Et vous, renoncez de votre côté à votre jalousie, je vous en conjure.

FORD. Je ne me défierai désormais de ma femme que lorsque vous serez à même de lui faire votre cour en anglais de bon aloi.

FALSTAFF. Ai-je donc laissé ma cervelle se dessécher au soleil, qu’il ne m’en reste plus assez pour me garantir d’un piège aussi grossier ? Quoi ! un bouquin gallois m’a pris pour dupe ! je me suis laissé coiffer d’un bonnet de fou de drap welche ! Il ne me reste plus qu’à m’étrangler avec un morceau de fromage mou.

EVANS. On ne doit pas donner du fromage au beurre, et votre ventre est de beurre.

FALSTAFF. Fromage et beurre ! Ai-je donc vécu jusqu’à ce jour pour me voir le jouet d’un cuistre qui met la langue anglaise en friture ? C’en est assez pour dégoûter à tout jamais, en Angleterre, de la paillardise et de l’inconduite.

Mme PAGE. Lors même que nous aurions mis la vertu à la porte de nos cœurs par les deux épaules, et nous serions damnées sans scrupule, croyez-vous donc, sir John, que le diable lui-même aurait pu nous amouracher de vous ?

FORD. Le beau ragoût, vraiment ! une balle de laine !

Mme PAGE. Un homme poussif.

PAGE. Vieux, glacé, flétri, et d’un ventre intolérable.

FORD. Et qui a une langue de Satan.

PAGE. Pauvre comme Job.

FORD. Et aussi méchant que sa femme.

EVANS. Et adonné aux fornications, aux tavernes, au vice, aux liqueurs fortes, à l’hydromel ; toujours buvant, jurant, insolent et tapageur.

FALSTAFF. Fort bien, je suis livré à vos sarcasmes ; vous avez barres sur moi ; je suis démoralisé ; je ne suis pas même en état de répondre à ce welche imbécile : l’ignorance elle-même a beau jeu contre moi ; faites de moi ce qu’il vous plaira.

FORD. Mon bel ami, nous allons vous conduire à Windsor, à un certain monsieur Brook à qui vous avez escroqué de l’argent, et dont vous deviez être l’entremetteur : parmi toutes vos tribulations, la plus cruelle sera d’avoir à rembourser cette somme.

Mme FORD. Non, mon ami ; que cela serve à le dédommager un peu de ce qu’il a souffert : laissez-lui cet argent, et nous serons tous amis.

FORD. Soit ; voilà ma main : tout est pardonné.

PAGE. Rappelez votre gaieté, chevalier. Je vous régalerai ce soir d’un posset ; je vous engagerai alors à rire de ma femme, qui rit de vous : vous lui direz que M. Nigaudin a épousé ma fille.

Mme PAGE, à part. Il est des gens qui en doutent. S’il est vrai qu’Anna Page soit ma fille, il l’est aussi qu’elle est maintenant la femme du docteur Caïus.

Arrive NIGAUDIN.

NIGAUDIN. Oh ! oh ! oh ! beau-père Page.

PAGE. Eh bien ! mon gendre ? qu’y a-t-il ? avez-vous terminé ?

NIGAUDIN. Terminé ? Je veux être pendu, là, si le plus habile du comté de Glocester y reconnaîtrait rien.

PAGE. Expliquez-vous, mon gendre.

NIGAUDIN. Quand je suis arrivé à Eton pour épouser miss Anna, je n’ai plus trouvé, au lieu d’elle, qu’un grand lourdaud de garçon : si nous n’avions pas été dans l’église, je l’aurais battu ou il m’aurait battu. Je veux ne plus jamais bouger de la place si je ne croyais pas que c’était miss Anna : et pas du tout, c’est tout bonnement un postillon.

PAGE. Il faut alors que vous ayez pris l’un pour l’autre.

NIGAUDIN. Vous n’avez pas besoin de me le dire. Il le faut bien puisque j’ai pris un garçon pour une fille : si on m’avait marié avec lui, quoiqu’il fût habillé en femme, je n’en aurais pas voulu.

PAGE. Tout cela est le fait de votre sottise. Ne vous avais-je pas dit que vous reconnaîtriez ma fille à son vêtement ?

NIGAUDIN. Je me suis adressé à celle qui était en blanc ; je lui ai crié mum, elle m’a répondu budget, comme Anna et moi nous en étions convenus ; et pourtant ce n’était pas Anna, mais un postillon.

EVANS. Jésus ! monsieur Nigaudin, êtes-vous aveugle, que vous épousez un garçon ?

PAGE. Oh ! je suis cruellement contrarié : que faire ?

Mme PAGE. Mon bon George, ne vous fâchez pas ; je connaissais votre projet ; j’ai fait habiller ma fille en vert ; elle est maintenant avec le docteur au presbytère, où on les marie.

Arrive CAIUS.

CAIUS. Où est madame Page ? Morbleu ! je suis dupé : j’ai épousé un garçon, un paysan ; ce n’est pas Anna, morbleu ! on m’a trompé.

Mme PAGE. Quoi ! n’avez-vous pas emmené la personne qui était vêtue de vert ?

CAIUS. Oui, morbleu ! et c’est un garçon : par la sang-bleu, je vais soulever tout Windsor.

Caïus sort.

FORD. Voilà qui est étrange : quel est donc celui qui a pris la vraie Anna ?

PAGE. J’ai un certain pressentiment : voici monsieur Fenton.

Arrivent FENTON et ANNA PAGE.

PAGE, continuant. Eh bien, monsieur Fenton ?

FENTON. Pardon, mon père ! ma mère, pardon !

PAGE. Eh bien, mademoiselle, pourquoi n’êtes-vous pas partie avec monsieur Nigaudin ?

Mme PAGE. Pourquoi n’avez-vous pas suivi le docteur Caïus, mademoiselle ?

FENTON. Vous la rendez toute interdite. Apprenez ce qui s’est passé. Vous vouliez tous deux la marier d’une manière déplorable, sans consulter ses affections. La vérité est qu’elle et moi, engagés depuis longtemps l’un à l’autre, nous sommes maintenant unis par un lien indissoluble. C’est une sainte faute qu’elle a commise ; son innocent stratagème ne saurait être traité de fraude, de désobéissance ou de manque de respect, puisque par là elle évite de longs jours de malédiction, coupable résultat d’un mariage forcé.

FORD. Pourquoi rester ainsi stupéfaite ? Il n’y a pas de remède : en amour, c’est le ciel qui règle la destinée ; l’argent achète les terres ; c’est le sort qui dispose des femmes.

FALSTAFF. Je suis charmé de voir que, bien que tous vos coups fussent dirigés contre moi, quelques-uns de vos traits ont porté à faux.

PAGE. Eh bien ! quel remède ? Fenton, que le ciel vous donne bonheur et joie ! Il faut se résigner à ce qu’on ne peut éviter.

FALSTAFF. Quand les chiens sont lâchés la nuit, la chasse est donnée à toutes les espèces de gibier.

EVANS. Je danserai et mangerai du plum-pouding à vos noces.

Mme PAGE. Allons, il est inutile de réfléchir davantage. Monsieur Fenton, le ciel vous accorde de longs jours de bonheur ! (À son mari.) Mon ami, retournons tous au logis, et allons autour d’un bon feu terminer ce divertissement ; sir John sera des nôtres.

FORD. Soit. Sir John, vous aurez tenu parole à monsieur Brook, car il passera cette nuit avec madame Ford.

Ils s’éloignent.


FIN DES JOYEUSES COMMÈRES DE WINDSOR.
  1. Ben Johnson prétend que la chambre étoilée avait droit de connaître des voies de fait et sévices.
  2. Pour quorum. On nomme ainsi en Angleterre le nombre légalement suffisant pour délibérer dans un tribunal ou un comité.
  3. Custos rotularum.
  4. Angélus, ancienne monnaie d’or, valant dix shillings ou douze francs cinquante centimes.
  5. Breuvage à l’anglaise, composé de vin, de muscade, de crème, d’œufs bien battus et de sucre ; on peut remplacer le vin par de la bière.
  6. Prononcez Brouk.
  7. Littéralement, couvée de filous, terme d’argot qui désigne sans doute quelque rue mal famée de Londres.
  8. Falstaff joue ici sur le mot brook, qui en anglais signifie ruisseau.
  9. Ces vers font partie d’un charmant petit poème que les uns attribuent à Marlowe, d’autres à Shakespeare.
  10. Le prince de Galles, depuis Henri V.
  11. Ce vers est extrait du poëme d’Astrophel et Stella, par Sidney.
  12. Le titre d’écuyer, squire, se donne en Angleterre à quiconque vit de son revenu ou appartient à une profession libérale.
  13. Dans la prononciation anglaise du latin, l’u a le son d’ou.
  14. La diphthongue nasale in se prononce en anglais inne.