Les Lèvres closes/Texte entier

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Les Lèvres closes
Œuvres complètes de Léon DierxAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 123-229).




LES LÈVRES CLOSES

 
J'ai détourné mes yeux de l'homme et de la vie,
Et mon âme a rôdé sous l'herbe des tombeaux.
J'ai détrompé mon cœur de toute humaine envie,
Et je l'ai dispersé dans les bois par lambeaux.

J'ai voulu vivre sourd aux voix des multitudes,
Comme un aïeul couvert de silence et de nuit,
Et pareil aux sentiers qui vont aux solitudes,
Avoir des songes frais que nul désir ne suit.

Mais le sépulcre en moi laissa filtrer ses rêves,
Et d'ici j'ai tenté d'impossibles efforts.
Les forêts ? Leur angoisse a traversé les grèves,
Et j'ai senti passer leurs souffles dans mon corps.

Le soupir qui s'amasse au bord des lèvres closes
A fait l'obsession du calme où j'aspirais ;
Comme un manoir hanté de visions moroses,
J'ai recélé l'effroi des rendez-vous secrets.


Et depuis, au milieu des douleurs et des fêtes,
Morts qui voulez parler, taciturnes vivants,
Bois solennels ! J'entends vos âmes inquiètes
Sans cesse autour de moi frissonner dans les vents.


À Leconte de Lisle.


 
 

À la voix de Jésus, Lazare s'éveilla ;
Livide, il se dressa debout dans les ténèbres ;
Il sortit tressaillant dans ses langes funèbres,
Puis, tout droit devant lui, grave et seul, s'en alla.

Seul et grave, il marcha depuis lors dans la ville,
Comme cherchant quelqu'un qu'il ne retrouvait pas,
Et se heurtant partout à chacun de ses pas
Aux choses de la vie, à la plèbe servile.

Sous son front reluisant de la pâleur des morts
Ses yeux ne dardaient pas d'éclairs ; et ses prunelles,
Comme au ressouvenir des splendeurs éternelles,
Semblaient ne pas pouvoir regarder au dehors.

Il allait, chancelant comme un enfant, lugubre
Comme un fou. Devant lui la foule s'entr'ouvrait.
Nul n'osant lui parler, au hasard il errait,
Tel qu'un homme étouffant dans un air insalubre.


Ne comprenant plus rien au vil bourdonnement
De la terre ; abîmé dans son rêve indicible ;
Lui-même épouvanté de son secret terrible,
Il venait et partait silencieusement.

Parfois il frissonnait, comme pris de la fièvre,
Et comme pour parler, il étendait la main ;
Mais le mot inconnu du dernier lendemain,
Un invisible doigt l'arrêtait sur sa lèvre.

Dans Béthanie, alors, partout, jeunes et vieux
Eurent peur de cet homme ; il pasait seul et grave ;
Et le sang se figeait aux veines du plus brave,
Devant la vague horreur qui nageait dans ses yeux.

Ah ! Qui dira jamais ton étrange supplice,
Revenant du sépulcre où tous étaient restés,
Qui revivais encor, traînant dans les cités
Ton linceul à tes reins serré comme un cilice !

Pâle ressuscité qu'avaient mordu les vers !
Pouvais-tu te reprendre aux soucis de ce monde,
Ô toi qui rapportais dans ta stupeur profonde
La science interdite à l'avide univers ?

La mort eut-elle à peine au jour rendu sa proie,
Dans l'ombre tu rentras, spectre mystérieux,
Passant calme à travers les peuples furieux,
Et ne connaissant plus leur douleur ni leur joie.


Dans ta seconde vie, insensible et muet,
Tu ne laissas chez eux qu’un souvenir sans trace.
As-tu subi deux fois l’étreinte qui terrasse,
Pour regagner l’azur qui vers toi refluait ?

— Oh ! Que de fois, à l’heure où l’ombre emplit l’espace,
Loin des vivants, dressant sur le fond d’or du ciel
Ta grande forme aux bras levés vers l’éternel ;
Appelant par son nom l’ange attardé qui passe ;

Que de fois l’on te vit dans les gazons épais,
Seul et grave, rôder autour des cimetières,
Enviant tous ces morts qui dans leurs lits de pierres
Un jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !


 
L'invisible lien, partout dans la nature,
Va des sens à l'esprit et des âmes aux corps ;
Le choeur universel veut de la créature
Le soupir des vaincus ou l'insulte des forts.

L'invisible lien va des êtres aux choses,
Unissant à jamais ces ennemis mortels,
Qui, dans l'anxiété de leurs métamorphoses,
S'observent de regards craintifs ou solennels.

L'invisible lien, dans les ténèbres denses,
Dans le scintillement lumineux des couleurs,
Éveille les rapports et les correspondances
De l'espoir au regret, et du sourire aux pleurs.

L'invisible lien, des racines aux sèves,
Des sèves aux parfums, et des parfums aux sons,
Monte, et fait sourdre en nous les sources de nos rêves
Parfois pleins de sanglots et parfois de chansons.


L'invisible lien, de la terre aux étoiles,
Porte le bruit des bois, des champs et de la mer,
Léger comme les coeurs purs de honte et sans voiles,
Profond comme les coeurs pleins des feux de l'enfer.

L'invisible lien, de la mort à la vie,
Fait refluer sans cesse, avec le long passé,
La séculaire angoisse en notre âme assouvie
Et l'amour du néant malgré tout repoussé.

 
Tout se tait maintenant dans la ville. Les rues
Ne retentissent plus sous les lourds tombereaux.
Le gain du jour compté, victimes et bourreaux
S'endorment en rêvant aux richesses accrues ;
Plus de lampe qui luise à travers les carreaux.

Tous dorment en rêvant aux richesses lointaines.
On n'entend plus tinter le métal des comptoirs ;
Parfois, dans le silence, un pas sur les trottoirs
Sonne, et se perd au sein des rumeurs incertaines.
Tout est désert : marchés, théâtres, abattoirs.

Tout bruit se perd au fond d'une rumeur qui roule.
Seul, aux abords vivants des gares, par moment,
Hurle en déchirant l'air un aigu sifflement.
La nuit règne. Son ombre étreint comme une foule.
— Oh ! Ces millions d'yeux sous le noir firmament.


La nuit règne. Son ombre étreint comme un mystère ;
Sous les cieux déployant son crêpe avec lenteur,
Elle éteint le sanglot de l'éternel labeur ;
Elle incline et remplit le front du solitaire ;
Et la vierge qui dort la laisse ouvrir son cœur.

Voici l'heure où le front du poète s'incline ;
Où, comme un tourbillon d'abeilles, par milliers
Volent autour de lui les rêves réveillés
Dont l'essaim bourdonnant quelquefois s'illumine ;
Où dans l'air il surprend des frissons singuliers.

L'insaisissable essaim des rêves qui bourdonne
L'entoure ; et dans son âme où l'angoisse descend
S'agite et s'enfle, avec un reflux incessant,
La houle des désirs que l'espoir abandonne :
Amour, foi, liberté, mal toujours renaissant.

Comme une houle épaisse où fermente la haine
De la vie, en son cœur plus caché qu'un cercueil,
S'élève et vient mourir contre un sinistre écueil
L'incurable dégoût de la clameur humaine
Dont la nuit au néant traîne le vain orgueil !



 
Rythme des robes fascinantes,
Qui vont traînantes,
Balayant les parfums au vent,
Ou qu'au-dessus des jupes blanches
Un pas savant
Balance et gonfle autour des hanches !
Arbres bercés d'un souffle frais
Dans les forêts,
Où, ruisselant des palmes lisses,
Tombent des pleurs cristallisés
Dans les calices
Roses encor de longs baisers !
Soupir des mers impérissable,
Qui sur le sable,
Dans l'écume et dans les flots bleus
Pousses l'amas des coquillages ;
Flux onduleux
Des lourdes lames vers les plages !


Air plaintif d'instruments en choeur
Qui prends le coeur,
Et, traversant la symphonie,
Viens ou pars, sonore ou noyé
Dans l'harmonie,
Et renais sourd ou déployé !
Hivers, printemps, étés, automnes,
Jours monotones,
Souvenirs toujours rajeunis ;
Mêmes rêves à tire d'ailes,
Loin de leurs nids
Tourmentés de douleurs fidèles !
Vous m'emplissez de désirs fous,
Je bois en vous
La soif ardente des mirages,
Reflets d'un monde harmonieux !
Et vos images
Se mêlent toutes en mes yeux :
Rythme lent des robes flottantes,
Forêts chantantes,
Houles des mers, lointaines voix,
Airs obsédants des symphonies,
Jours d'autrefois,
Ô vous, extases infinies !


À mon ami A. Maingard.


 
Sur le divan, pareille à la noire panthère
Qui se caresse aux feux du soleil tropical,
Dans un fauve rayon enveloppant le bal,
Elle emplit de parfums le boudoir solitaire.
Elle rêve affaissée au milieu des coussins ;
Et sa narine s'enfle, et se gonflent ses seins
Au rythme langoureux de la valse lointaine.
Les rires étouffés, les longs chuchotements
Qui voltigent là-bas à l'entour des amants,
Rehaussent le dédain de sa lèvre hautaine.
Paisible, dans la nuit où se plonge son cœur,
Sphinx cruel, elle attend son Oedipe vainqueur.
Elle hait les aveux et les fades paroles,
Les serments, les soupirs connus, les soins d'amour.
Reine muette, elle a pour ces flatteurs d'un jour
Le mépris sans pitié des superbes idoles.
Dardant ses larges cils sous un front olympien,
Elle cherche un regard qui devine le sien.

Car elle saura lire au fond de ce silence

Chargé des mêmes mots qui dorment dans ses yeux,
Et confondra sa flamme aux feux mystérieux
Qui sauront pénétrer sa sinistre indolence.
Sans répondre, elle écoute aux aguets, sous son fard,
Les vulgaires don juan au manège bavard.
Dans les plis fastueux du velours elle ondule ;
Et son soulier lascif agaçant le désir
Mêle avec le refus ou l'offre du plaisir
La pourpre de la honte au sourire crédule.
Aux profondes senteurs qui baignent tout son corps,
Elle enivre les sots asservis sans efforts ;
Et de ses noirs cheveux, de sa gorge animée,
De ses jupons parfois savamment découverts,
Sortent les espoirs fous les mécomptes pervers
De l'alcôve entrevue aussitôt refermée.
Telle, exerçant sa force, au cœur des imprudents
Elle aiguise à ces jeux ses ongles et ses dents.
Mais quand elle verra d'une encoignure sombre
Se prolonger l'éclair de l'ardeur qui lui plaît,
Et, dès le premier choc, tressaillir le reflet
D'une âme tout entière émergeant vers son ombre,
Ses paupières longtemps se lèveront vers lui ;
Et lorsqu'en l'autre jet l'épouvante aura lui,
Sans rien dire, gardant le secret de sa joie,
Se repaissant déjà de sa férocité,
Souple, la fascinant de sa tranquillité,
Calme, à pas lents, alors elle ira vers sa proie.



 
Comme à travers un triple et magique bandeau,
- O nuit ! ô solitude ! ô silence ! - Mon âme
À travers vous, ce soir, près du foyer sans flamme,
Regarde par delà les portes du tombeau.

Ce soir, plein de l'horreur d'un vaincu qu'on assaille,
Je sens les morts chéris surgir autour de moi.
Leurs yeux, comme pour lire au fond de mon effroi,
Luisent distinctement dans l'ombre qui tressaille.

Derrière moi, ce soir, quelqu'un est là, tout près.
Je sais qu'il me regarde, et je sens qu'il me frôle.
Quelle angoisse ! Il est là, derrière mon épaule.
Si je me retournais, à coup sûr je mourrais !

Du fond d'une autre vie, une voix très lointaine
Ce soir a dit mon nom, ô terreur ! Et ce bruit
Que j'écoute - ô silence ! ô solitude ! ô nuit ! -
Semble être né jadis, avec la race humaine !


 
Beaux yeux, charmeurs savants, flambeaux de notre vie,
Parfum, grâce, front pur, bouche toujours ravie,
Ô vous, tout ce qu'on aime ! ô vous, tout ce qui part !
Non, rien ne meurt de vous pour l'âme inassouvie
Quand vous laissez la nuit refermer son rempart
Sur l'idéal perdu qui va luire autre part.

Beaux yeux, charmeurs savants, clairs flambeaux ! Dans nos veines,
Pour nous brûler toujours du mal des larmes vaines,
Vous versez à coup sûr tous vos philtres amers.
Nous puisons aux clartés des prunelles sereines,
Comme au bleu des beaux soirs, comme à l'azur des mers,
Le vertige du vide ou des gouffres ouverts.

Front pur, grâce, parfum, rire ! En nous tout se grave,
Plus enivrant, plus doux, plus ravi, plus suave.
Des flots noirs du passé le désir éternel
Les évoque ; et sur nous, comme autour d'une épave
Les monstres de l'écume et les rôdeurs du ciel,
S'acharnent tous les fils du souvenir cruel.


Tout ce qu'on aime et qui s'enfuit ! Mensonges, rêves,
Tout cela vit, palpite, et nous ronge sans trêves.
Vous creusez dans nos cœurs, extases d'autrefois,
D'incurables remords hurlant comme les grèves.
Dites, dans quel Léthé peut-on boire une fois
L'oubli, l'immense oubli ? Répondez cieux et bois !

Non, rien ne peut mourir pour l'âme insatiable ;
Mais dans quel paradis, dans quel monde ineffable,
La chimère jamais dira-t-elle à son tour :
« C'est moi que tu poursuis, et c'est moi l'impalpable ;
Regarde ! J'ai le rythme et le divin contour ;
C'est moi qui suis le beau, c'est moi qui suis l'amour ? »

Quand vous laissez la nuit se refermer plus noire
Sur nos sens, quel gardien au fond de la mémoire
Rallume les flambeaux, et, joyeux tourmenteur,
Nous montre les trésors oubliés dans leur gloire ?
Quand nous donnerez-vous le repos contempteur,
Astres toujours brillant d'un feu toujours menteur ?

Cet idéal perdu que le hasard promène,
Un jour, là-haut, bien loin de la douleur humaine,
L'étreindrons-nous enfin de nos bras, dans la paix
Du bonheur, dans l'oubli du doute et de la haine ?
Ou, comme ici, fuyant dans le brouillard épais,
Nous crîra-t-il encor : plus loin ! Plus tard ! Jamais !


Oui, nous brûlant toujours d'une flamme inféconde,
Rire enivré, doux front, parfum, grâce profonde,
Tout cela vit, palpite et nous ronge de pleurs.
Mais dans quelle oasis, en quels cieux, sur quel monde,
Au fond de la mémoire éclorez-vous ? ô fleurs
Du rêve où s'éteindra l'écho de nos douleurs !


À mon ami Émile Bellier.


 
I

Hommes des jours tardifs en germe dans le temps !
Sous l'amoncellement des siècles, dont l'écume
Vous rongera plus tard aux froideurs de la brume
Où vont s'évanouir les peuples haletants,
Ô vous, qui trouverez ceci ! Races futures !
Hommes des jours lointains, mais promis aux tortures
Anciennes ! ô mortels ! ô martyrs comme nous
Du mal de vivre accru par l'amas des années !
Vous tous qui, las aussi de plier les genoux,
Traînerez au hasard vos lentes destinées,
Mais non plus rayonnants de notre jeune orgueil !
Quand ce long avenir qui roule dans mon oeil
S'effacera pour vous dans le confus mirage
Du passé radieux, fils d'Adam, fils du mal,
Écoutez ! -car voici, dans le premier naufrage
Du monde, ce que seul j'aurai su, moi, Jubal !



II

Moi, Jubal, le dernier de ceux qui par les villes,
Fiers et tristes, en proie aux rires envieux,
Sur la harpe chantaient la valeur des aïeux ;
Qui dans l'abjection des multitudes viles,
Comme un fleuve sonore épanchant leur mépris,
Se renvoyaient l'écho des hymnes désappris.
Moi, maudit avec eux par la foule en ce monde,
Et pour avoir vécu, dans l'autre plus maudit,
Comme vous, héritiers d'une race féconde,
Espoir du vaisseau lâche à nous tous interdit ;
Moi, le dernier chanteur, moi, le dernier prophète
Des premiers temps, qui vais mourir là, sur le faîte,
De l'Ararat, seul pic oublié par les eaux ;
À vous, hommes des jours qui sont encore en rêve,
Par delà les fumiers où pourriront mes os,
Je parle ; écoutez-moi, race d'Adam et d'ève !


III

Race d'Adam et d'Eve ! Ici, sur ce roc noir,
J'ai vu le dernier flux, la dernière rafale,
Offrant

 ensemble à Dieu leur clameur triomphale,
Étouffer dans les tours d'un rapide entonnoir
Le dernier des vivants qui fuyaient le déluge.
Mais je ne cherchais pas sur ce cap un refuge
Contre l'irrévocable arrêt du créateur ;
Non, je n'étais venu si haut, je le proclame,
Que pour mieux admirer, tranquille spectateur,
La rage débordante et sans fin de la lame,
Vers les œuvres de l'homme et l'éclat des cités
Plus large s'étalant sur leurs iniquités.
Tout embrasser, tout voir, telle était mon envie,
Avant de prévenir mon destin, d'un seul coup.
Dans son inepte essor je connaissais la vie ;
J'en avais écarté mes yeux lourds de dégoût.


IV

Lourds de dégoût, mes yeux promenaient sur la terre
Le terne désespoir du cercle parcouru.
Les hôtes de mon cœur avaient tous disparu,
Desséchés sur le seuil au souffle délétère
Qui corrompait partout les esprits hasardeux ;
Dans ses temples bondés le mal était hideux ;
Il restait la grandeur d'attendre sans prière.
Donc, sitôt que l'azur, le jour étant venu,
Comme un oeil refermant son immense paupière,

Se voila d'un rideau jusqu'à nous inconnu ;
Sitôt que celui-là qui nous créa sans pactes,
Rompit les réservoirs des sombres cataractes,
Comprenant qu'il voulait noyer tout l'univers,
J'ai gravi devant l'eau la montagne sublime,
Et victime en extase, et jusqu'au bout pervers,
Je regardai rentrer les choses dans l'abîme.


V

Dans l'abîme à la fin, pêle-mêle et bien mort,
Gisait l'amas impur des races primitives.
Les torrents épuisés des vengeances hâtives
S'apaisaient, n'ayant plus de récif ni de bord.
Je ne voyais plus rien de mon observatoire,
Rien que la vaste mer et sa funèbre gloire,
Où les courts traits de feux aussitôt s'éteignaient.
Je n'apercevais plus ni murs, ni tours, ni dômes,
Ni temples de porphyre et de marbre, où régnaient
Les idoles, soutien des tragiques royaumes.
Sur les monts les géants qui s'appelaient entre eux,
Nulle part n'agitaient dehors leurs crins affreux ;
Aux lueurs de la foudre, effrayants, dans les nues
Ils ne souffletaient plus l'orage avec leurs bras ;
Aucun râle coupé sous leurs mamelles nues
Ne grondait. Ils flottaient insensibles, là-bas.



VI

Insensibles, là-bas, dans les varechs énormes,
Avec les éléphants pareils à des îlots,
Avec les monstrueux reptiles, sur les flots
Ils surnageaient roidis, confondus et difformes.
Et les fils de la femme, innombrables, jadis
À l'image de Dieu rêvés au paradis,
Au milieu de la bave et des débris du monde,
Entre-choquant sans bruit tous leurs cadavres mous,
Parmi tous ces rebuts étaient le plus immonde.
Ils tournoyaient au gré d'impétueux remous,
Ces rois, ces prêtres fiers, maintenant formes vaines,
Et le prodigieux gonflement de leurs veines
Était terrible à voir aux clartés de l'éclair.
Mais rien n'y subsistait, nul sanglot, nul blasphème.
Soudain, le vent se tut ; sur l'océan, dans l'air,
Un lugubre silence emplit la voûte blême.


VII

La voûte blême et fixe en son opacité,
Irradiant vers moi comme vers une cible,

M'étreignit tout entier d'une horreur indicible.
Oh ! Qu'étaient le fracas et la férocité
Des vagues à l'assaut des remparts tutélaires,
Et la continuelle averse, et les colères
De la foudre, et les cris des faibles ou des forts,
Devant l'épouvantable effroi de ce silence
Où planait l'écœurante exhalaison des morts ?
La honte dans mon crâne entra comme une lance
De ne sentir ici que pour moi seul clément
L'universel niveau du fatal élément ;
Toute la vision des quarante journées
M'ébranla comme eût fait un vertige odieux ;
Le ciel de plomb, mon âme et les eaux déchaînées
Tournèrent sur ma tête, et je fermai les yeux.

VIII
Fermant les yeux, j'allais dans la nappe livide
M'élancer vers le sort qui seul me refusait,
Quand j'entendis quelqu'un qui de très haut disait :
« Jusqu'au plafond du ciel la mer remplit le vide ;
Ce qui fut l'homme est à jamais enseveli ;
Et maintenant, seigneur, ton ordre est accompli ! »
Et je vis un grand trou d'azur, large prunelle
Ouverte sur la nuit où la voix se perdait ;
Et par cette embrasure où s'appuyait son aile,

Un ange qui passait la tête et regardait ;
Et sa main sur les eaux étendit une palme.
Alors, au même instant, vers ce messager calme,
Derrière moi courut avec son sifflement,
Un triple éclat de rire, effroyable dans l'ombre,
Plein de haine et de joie, et tel, qu'horriblement
S'ouvrirent les yeux blancs de tous les morts sans nombre.


IX

Sans nombre, tous les morts, sur la mer accoudés,
Les cheveux hérissés de terreur, écoutèrent.
Les rideaux de la nuit près de moi s'écartèrent,
Et je vis, le front pâle, et les yeux corrodés
Par l'infinie angoisse et l'incurable haine,
Un être qui dressait sa taille surhumaine.
Debout, sur le sommet du monde, au plus profond
Du brouillard il fouilla d'un regard dur et rouge ;
Et, sinistre, il cria sous le ciel bas et rond :
« Ah ! Tout est donc fini, mon maître ! Et rien ne bouge !
Et rien ne revivra, puisque Dieu se repent !
Le conseil était bon de l'antique serpent,
Et je triomphe enfin ! Sur les muets désastres
De ta création, et sur sa vanité,
Je relève la face et je rapporte aux astres
Mon foudroiement plus beau que ta stupidité !


X

Par ton stupide essai ma défaite est vengée,
Puisqu'il s'anéantit, le travail de six jours ;
Avec ses dieux, avec ses palais, ses amours,
Puisque la race humaine est maintenant plongée
Sous ta propre fureur, sans possibles abris,
Moi debout, je contemple, et consolé, je ris.
Tu te repens ; et moi, je ris ! Et l'ombre noire
Où je pousse du pied tes splendeurs d'un moment,
Retentira toujours sous ton ciel dérisoire
Du formidable éclat de mon ricanement ! »
- L'ange avait écouté dans les plis du nuage ;
Une pitié candide altéra son visage ;
Mais au loin, de son doigt d'où jaillit un rayon,
Lui désignant un point comme une tour en marche :
« Regarde ! lui dit-il, et vois à l'horizon
L'avenir reconquis s'avancer dans cette arche ! »


XI

- Vers cette arche Satan rugit. Et dans sa voix
Tout un tonnerre alors de hautaine pensée,

De défis impuissants, de rancune amassée,
S'échappa de son sein prophétique, à la fois.
« Puisque tu te repens aussi de ta justice,
Et qu'un monde nouveau, pour qu'il croisse et grandisse,
Émerge, arsenal plein des formes du péché ;
Puisque tu redeviens, destructeur de ton œuvre,
Sur ton œuvre déjà l'artisan repenché,
Et qu'un plus vaste essaim, promis à la couleuvre
Du mal indestructible, est dans ce creux berceau !
Puisque tout va renaître avec le vermisseau
Que l'aïeul a marqué par sa première tache ;
C'est bien ! Je recommence un combat sans merci,
Et mon ardeur redouble et partout se rattache,
Puisque tout va revivre et blasphémer ici !


XII

« Ici tout va revivre et blasphémer encore !
Moi, l'esprit prescient, l'archange inassouvi,
Qui ne puis ni ne veux aimer, je suis ravi,
Maître, par l'avenir de la nouvelle aurore.
Bien autrement vengé, je retourne à l'enfer !
Le mal industrieux, par la flamme et le fer,
Par l'envie, et par l'or, et par l'amour qui brûle,
Dans un bourbier plus grand demain rejettera
Tous les peuples éclos de cet œuf ridicule.

Un air maudit toujours sur eux tous pèsera.
Leur instinct, c'est le vice ou le meurtre ; et toi-même
Tu vas refaire aux cieux flamboyer l'anathème
Sur l'importun concert de leurs corruptions.
C'est une impureté, mon maître, qu'un nom d'homme !
Et le nouvel arrêt des malédictions
S'allumera bientôt sur Gomorrhe et Sodome.


XIII

« Dans Sodome et Gomorrhe en flamme, après Babel,
J'entends vociférer sous le courroux céleste ;
Et le viol, la folie, et la guerre, et la peste,
Attesteront partout le frère aîné d'Abel
Toujours jeune et toujours puni par Dieu qui passe.
Le sol va reverdir et parfumer l'espace
De ses vertes senteurs comme au premier matin ;
Le sol va refleurir sous tes brillants fluides,
Ô soleil ! Mais aussi, pour mon but clandestin,
L'homme aux sens dévorés de passions sordides,
Par-dessus les déserts de l'Ararat vermeil
Te renverra l'odeur des charniers, ô soleil !
Et tous les fils d'Abram, plus nombreux dans le crime,
Plus aveuglés au cours de chaque âge sanglant,
Vers mon avide empire, en un plus sûr abîme
Engloutis, vomiront leurs âmes en hurlant !



XIV

« Les hommes en hurlant, dans mes fosses cachées,
Sauf quelques-uns, ô père éperdu sous l'affront !
D'heure en heure, de siècle en siècle, tomberont
Par files, par troupeaux, par grappes, par brochées.
Alors, las à la fin de brandir nuit et jour
Sur eux et sur l'idole adorée à son tour,
Épouvantail vieilli, l'effroi nu de ton glaive,
Tu voudras, sous l'aspect de l'un d'eux incarné,
Leur révéler toi-même une part de ton rêve.
Mais, contre le passant divin plus acharné,
Ton peuple raillera le poteau du calvaire ;
Et le doux rédempteur, pleurant sa larme amère,
Mourra désespéré sur sa croix, n'ayant fait
Que rendre désormais les hommes plus coupables.
Le mal ira toujours sur la terre, en effet,
Aiguisant d'autant plus ses griffes innombrables.


XV

« Innombrables, au fond des esprits ou des cœurs,
Par mille trous nouveaux il glissera ses griffes ;

Et tes propres croyants conduits par leurs pontifes,
Plus louches au massacre ou plus fous de terreurs,
Se tordront plus courbés sous le faix de leurs âmes.
Pour en finir avec les hommes et les femmes
Dont le gémissement s'allonge sous tes lois,
Peut-être un jour, après des millions d'années,
Tu diras : « Que la nuit se fasse ! » et cette fois,
Dans la flamme ou dans l'eau, pour jamais condamnées,
Les générations périront sans appel.
Mais le chemin, ô maître ! Est ardu de ton ciel.
Peu d'élus près de toi siégeront sous leurs nimbes,
Tandis que mes états seront pleins jusqu'aux bords ;
Et l'éternel sanglot des enfers et des limbes,
Montant vers toi, sera ton éternel remords ! »


XVI

- Son éternel remords ! à ce jaloux augure
L'ange a-t-il répondu ? Je ne sais. Dans la nuit
Un coup d'aile fouetta les airs avec grand bruit,
Et dans les flots le vent de l'immense envergure
Me lança. Pour mourir j'y fis de vains efforts.
La mer ici toujours a refoulé mon corps ;
Et toujours mon stylet contre ma chair s'arrête.
Abandonné, depuis bien des soleils j'attends,
Sur les étroits revers de cette sombre arête.

Pour vous, hommes des jours qui sortiront du temps,
Ô frères douloureux des époques futures,
Moi, Jubal, qui savais les sciences obscures,
J'ai gravé ces mots-là que j'ai seul entendus,
Sur les seize parois de ce pic hors de l'onde ;
Plus tard, si leurs secrets ne sont alors perdus,
Si jamais l'un de vous les trouve, qu'il réponde !

À Théodore De Banville.


 
Là-bas, au flanc d'un mont couronné par la brume,
Entre deux noirs ravins roulant leurs frais échos,
Sous l'ondulation de l'air chaud qui s'allume
Monte un bois toujours vert de sombres filaos.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Là-bas, dressant d'un jet ses troncs roides et roux,
Cette étrange forêt aux douleurs ineffables
Pousse un gémissement lugubre, immense et doux.
Là-bas, bien loin d'ici, dans l'épaisseur de l'ombre,
Et tous pris d'un frisson extatique, à jamais,
Ces filaos songeurs croisent leurs nefs sans nombre,
Et dardent vers le ciel leurs flexibles sommets.
Le vent frémit sans cesse à travers leurs branchages,
Et prolonge en glissant sur leurs cheveux froissés,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les plages,
Un chant grave et houleux dans les taillis bercés.
Des profondeurs du bois, des rampes sur la plaine,
Du matin jusqu'au soir, sans relâche, on entend

Sous la ramure frêle une sonore haleine
Qui naît, accourt, s'emplit, se déroule et s'étend
Sourde ou retentissante, et d'arcade en arcade
Va se perdre aux confins noyés de brouillards froids,
Comme le bruit lointain de la mer dans la rade
S'allonge sous les nuits pleine de longs effrois.
Et derrière les fûts pointant leurs grêles branches
Au rebord de la gorge où pendent les mouffias,
Par place, on aperçoit, semés de taches blanches,
Sous les nappes de feu qui pétillent en bas,
Les champs jaunes et verts descendus aux rivages,
Puis l'Océan qui brille et monte vers le ciel.
Nulle rumeur humaine à ces hauteurs sauvages
N'arrive. Et ce soupir, ce murmure immortel,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les côtes,
Épand seul le respect et l'horreur à la fois
Dans l'air religieux des solitudes hautes.
C'est ton âme qui souffre, ô forêt ! C'est ta voix
Qui gémit sans repos dans ces mornes savanes.
Et dans l'effarement de ton propre secret,
Exhalant ton arome aux éthers diaphanes,
Sur l'homme, ou sur l'enfant vierge encor de regret,
Sur tous ses vils soucis, sur ses gaîtés naïves,
Tu fais chanter ton rêve, ô bois ! Et sur son front,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les rives,
Plane ton froissement solennel et profond.
Bien des jours sont passés et perdus dans l'abime
Où tombent tour à tour désir, joie, et sanglot ;
Bien des foyers éteints qu'aucun vent ne ranime

Gisent ensevelis dans nos cœurs, sous le flot
Sans pitié ni reflux de la cendre fatale,
Depuis qu'au vol joyeux de mes espoirs j'errais,
O bois éolien ! Sous ta voûte natale,
Seul, écoutant venir de tes obscurs retraits,
Pareille au bruit lointain de la mer sur les grèves,
Ta respiration onduleuse et sans fin.
Dans le sévère ennui de nos vanités brèves,
Fatidiques chanteurs au douloureux destin,
Vous épanchiez sur moi votre austère pensée ;
Et tu versais en moi, fils craintif et pieux,
Ta grande âme, ô Nature ! éternelle offensée !
Là-bas, bien loin d'ici, dans l'azur, près des cieux,
Vous bruissez toujours au revers des ravines,
Et par delà les flots, du fond des jours brûlants,
Vous m'emplissez encor de vos plaintes divines,
Filaos chevelus, bercés de souffles lents !
Et plus haut que les cris des villes périssables,
J'entends votre soupir immense et continu,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Qui passe sur ma tête et meurt dans l'inconnu !


À J-M De Heredia.


 
La nuit glisse à pas lents sous les feuillages lourds ;
Sur les nappes d'eau morte aux reflets métalliques,
Ce soir traîne là-bas sa robe de velours ;
Et du riche tapis des fleurs mélancoliques,
Vers les massifs baignés d'une fine vapeur,
Partent de chauds parfums dans l'air pris de torpeur.
Avec l'obsession rythmique de la houle,
Tout chargés de vertige, ils passent, emportés
Dans l'indolent soupir qui les berce et les roule.
Les gazons bleus sont pleins de féeriques clartés ;
Sur la forêt au loin pèse un sommeil étrange ;
On voit chaque rameau pendre comme une frange,
Et l'on n'entend monter au ciel pur aucun bruit.
Mais une âme dans l'air flotte sur toutes choses,
Et, docile au désir sans fin qui la poursuit,
D'elle-même s'essaye à ses métempsycoses.
Elle palpite et tremble, et comme un papillon,
À chaque instant, l'on voit naître dans un rayon

Une forme inconnue et faite de lumière,
Qui luit, s'évanouit, revient et disparaît.
Des appels étouffés traversent la clairière
Et meurent longuement comme expire un regret.

Une langueur morbide étreint partout les sèves ;
Tout repose immobile, et s'endort ; mais les rêves
Qui dans l'illusion tournent désespérés,
Voltigent par essaims sur les corps léthargiques
Et s'en vont bourdonnant par les bois, par les prés,
Et rayant l'air du bout de leurs ailes magiques.
- Droite, grande, le front hautain et rayonnant,
Majestueuse ainsi qu'une reine, traînant
Le somptueux manteau de ses cheveux sur l'herbe,
Sous les arbres, là-bas, une femme à pas lents
Glisse. Rigidement, comme une sombre gerbe,
Sa robe en plis serrés tombe autour de ses flancs.
C'est la nuit ! Elle étend la main sur les feuillages,
Et tranquille, poursuit, sans valets et sans pages,
Son chemin tout jonché de fleurs et de parfums.
Comme sort du satin une épaule charnue,
La lune à l'horizon sort des nuages bruns,
Et plus languissamment s'élève large et nue.
Sa lueur filtre et joue à travers le treillis
Des feuilles ; et, par jets de rosée aux taillis,
Caresse, en la sculptant dans sa beauté splendide,
Cette femme aux yeux noirs qui se tourne vers moi.
Enveloppée alors d'une auréole humide,
Elle approche, elle arrive : et, plein d'un vague effroi,
Je sens dans ces grands yeux, dans ces orbes sans flamme,

Avec des sanglots sourds aller toute mon âme.

Doucement sur mon cœur elle pose la main.
Son immobilité me fascine et m'obsède,
Et roidit tous mes nerfs d'un effort surhumain.
Moi qui ne sais rien d'elle, elle qui me possède,
Tous deux nous restons là, spectres silencieux,
Et nous nous contemplons fixement dans les yeux.


À Octave Mirbeau.


 
Quand le rêveur en proie aux chagrins qu'il ravive,
Pour fuir l'homme et la vie, et lui-même à la fois,
Rafraîchissant sa tempe au bruit des cours d'eau vive,
S'en va par les prés verts, par les monts, par les bois ;

Il refoule bien loin la pensée ulcérée,
Cependant qu'un désir de suprême repos
Profond comme le soir, lent comme la marée,
L'assaille, et l'enveloppe, et l'étreint jusqu'aux os.

Il aspire d'un trait l'air de la solitude ;
Il se couche dans l'herbe ainsi qu'en un cercueil,
Et lève ses regards chargés de lassitude
Vers le ciel où s'éteint l'éclair de son orgueil.

Il promène son rêve engourdi dans l'espace,
Errant des pics aigus aux cimes des forêts,
Suit l'oiseau, dont le vol paisible les dépasse,
Et s'exhale en ce cri plein de ses longs regrets :


- « O silence éternel ! ô force aveugle et sourde !
Rocs noirs, prêtres géants de l'immobilité !
Bois sombres dont s'allonge au loin la masse lourde,
Geôliers qu'implore en vain la vieille humanité !

« C'est un levain fatal qui fermente en nos veines !
Le coeur trop ardemment dans la poitrine bat.
Espoirs, doutes, amours, désirs, passions vaines,
Tout meurtris de la lutte et lassés du combat !

« tout ce qui fait, hélas ! La vie et son supplice,
Nature, absorbe-le dans ton sommeil divin !
Que ta sérénité souveraine m'emplisse !
Disperse-moi, nature insensible, en ton sein ! »

- Il laisse alors couler sa dernière amertume,
Les bras en croix dans l'herbe inventive à l'enfouir,
Comme un vaincu qui perd tout son sang s'accoutume
À l'oubli dont la mort commence à le couvrir.

Telle qu'un essaim fou d'invisibles phalènes,
Son âme en voltigeant s'éparpille dans l'air,
Plane sur les coteaux, et descend dans les plaines,
Plonge dans l'ombre et brille avec le rayon clair.

Elle est rocher, forêt, torrent, fleur et nuage.
Tout à la fois vapeur, parfum, bruit, mouvement,
Vibration confuse, inerte bloc sauvage ;
Elle est fondue en toi, nature, entièrement.


Mais partout elle voit la vie universelle
Affluer, tressaillir sous la forme ; elle entend,
Sous l'ombre ou sous la flamme auguste qui ruisselle,
Le labeur continu du globe palpitant.

Un principe énergique entre les foins circule ;
Son corps nage au milieu d'une molle clarté.
Dans la brume odorante et dans le crépuscule,
Avec l'astre qui tombe il se croit emporté.

La nuit fait resplendir des globes innombrables.
Il sent rouler la terre, et vers l'obscur destin
Il l'entend, par-dessus nos clameurs misérables,
Elle-même pousser un hurlement sans fin,

Qui s'élève, grandit, et monte, et tourbillonne,
Fait de chants, de sanglots, et d'appels incertains,
Et, dans l'abîme où l'oeil des vieux soleils rayonne,
Se mêle aux grandes voix des univers lointains.

Ces mondes suspendus à jamais dans le vide,
Il les voit tournoyer, il les entend gémir ;
Il entre en leur pensée, et sous sa chair livide
Sent le mortel frisson de l'infini courir.

Il se dresse, enivré d'un vertige effroyable
Sous cette angoisse immense, et sous la vision
De la vie infligée, ardente, impitoyable,
À l'amas effaré des corps en fusion.


- Fausse silencieuse ! ô nature ! ô vivante !
Malheur à qui surprend ta détresse ! éperdu,
Vers la ville il rapporte et garde l'épouvante
Du soupir infernal en ton sein entendu !


 
Il est des gouffres noirs dont les bords sont charmants.
La liane à l'entour qui tapisse la lande
Se balance aux parois et s'enroule en guirlande.
Fleuri d'une couronne aux mille chatoîments,
Je sais un gouffre noir sur la verte colline.
Des arbres de senteur l'ombragent en entier,
Et l'on y vient joyeux par le plus gai sentier.
Parfois un souffle frais et qui caresse incline
Le feuillage agité d'un rapide frisson,
Et sous un vol épars d'amoureuses paroles
Penchant les cloches d'or et les blanches corolles,
Verse à l'abîme, ainsi qu'un fidèle échanson,
Avec l'esprit des fleurs les gouttes de rosée.
Dans ce sinistre puits, ô perles ! ô parfums !
Comme des espoirs morts ou des rêves défunts,
Pour qui donc tombez-vous ? De quelle urne brisée ?
De quel fleuve divin grossissez-vous le cours ?

Qui vous recueillera pour la source épurée,
Vous inutile encens, larme toujours filtrée ?

Un matin, -qu'ils sont loin déjà, ces temps trop courts ! -
Un matin, j'admirais, l'âme neuve et ravie,
Tout cet enchantement de verdure et de fleurs
Suspendu sur le vide et mêlant leurs couleurs.
Je m'enivrais de joie et d'arôme et de vie.
Hors des bruits de la plaine et du banal regard,
Je laissais ma pensée indolente et distraite,
Sur les recoins ombreux de la douce retraite,
Avec les oisillons voltiger au hasard.
Le soleil à travers les branches pacifiques
Criblait de diamants ces émaux sur ce noir ;
Si bien que l'on eût dit sous la terre entrevoir
L'autre image du ciel dans les nuits magnifiques.
Et pour sonder le creux du soupirail profond,
Pour réveiller l'écho qui dormait sous ces plantes,
J'y fis tomber caillou, pierre et roches branlantes ;
Mais comme au néant même en qui rien ne répond,
Tout s'abîmait. Nul bruit ne monta des ténèbres.
Un horrible frisson de pâleur et de froid
M'envahit tout à coup. Et je m'enfuis tout droit,
Souffleté par le vent des mystères funèbres.


 
Monts superbes, dressez vos pics inaccessibles
Sur le cirque brumeux où plongent vos flancs verts !
Métaux, dans le regret des chaleurs impossibles,
Durcissez-vous au fond des volcans entr'ouverts !

Hérisse, amer orgueil, ta muraille rigide
Sur le coeur que des yeux de femme ont perforé !
Désirs inassouvis, sous cette fière égide,
Mornes, endormez-vous dans le sommeil sacré !

L'antique orage habite, ô monts ! Dans vos abîmes,
Et prolonge sans fin sous les cèdres vibrants
Les sonores échos de ses éclats sublimes,
Et des troncs fracassés qu'emportent les torrents.

Orgueil, derrière toi l'amour est là, qui gronde
Toujours, et fait crier l'ombre des rêves morts,
Aux lugubres appels de l'angoisse inféconde
Et des vieux désespoirs perdus dans les remords.


Sur les ébranlements, les éclairs, les écumes,
Pics songeurs, vous gardez votre sérénité.
Du côté de la plaine, ô monts ! Vierges de brumes,
Vos sommets radieux baignent dans la clarté.

Sur les déchirements, les sanglots, les rancunes,
Fermez, orgueil, fierté, votre ceinture d'or.
Du côté de la vie aux rumeurs importunes
Reluisez au soleil, et souriez encor !



À Catulle Mendès.


 
Un long frisson descend des coteaux aux vallées ;
Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,
Le frisson de la nuit passe vers les allées.
- Oh ! L'angelus du soir dans les soleils couchants ! -
Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand ses dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.
Sur la route déserte un brouillard qui la noie,
Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;
Vers l'occident blafard traîne une rose trace,
Et les bleus horizons roulent comme des flots,
Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,
Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.

Plein du pressentiment des saisons pluviales,
Le premier vent d'octobre épanche ses adieux,
Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,
Nostalgiques enfants des soleils radieux.
Les jours frileux et courts arrivent. C'est l'automne.
- Comme elle vibre en nous, la cloche qui bourdonne ! -
L'automne, avec la pluie et les neiges, demain
Versera les regrets et l'ennui monotone ;
Le monotone ennui de vivre est en chemin !
Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;
Plus d'hymnes à l'aurore, ou de voix dans le soir
Peuplant l'air embaumé de chansons amoureuses !
Voici l'automne ! Adieu, le splendide encensoir
Des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule.
Dans l'or du crépuscule, adieu, les yeux baissés,
Les couples chuchotants dont le cœur bat et brûle,
Qui vont la joue en feu, les bras entrelacés,
Les bras entrelacés quand le soleil décline.
- La cloche lentement tinte sur la colline. -
Adieu, la ronde ardente, et les rires d'enfants,
Et les vierges, le long du sentier qui chemine,
Rêvant d'amour tout bas sous les cieux étouffants !
- Ame de l'homme, écoute en frémissant comme elle
L'âme immense du monde autour de toi frémir !
Ensemble frémissez d'une douleur jumelle.
Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;
Savoure leur tristesse et leurs senteurs dernières,
Les dernières senteurs de l'été disparu ;
- Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! -

L'été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.

Sous le dôme éclairci des chênes a couru
Leur râle entre-choquant les ramures livides.
Elle est flétrie aussi, ta riche floraison,
L'orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides,
Âme humaine, où chantaient dans ta jeune saison
Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.
Âme crédule ! écoute en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,
Frémir depuis longtemps l'automne dans tes rêves,
Dans tes rêves tombés dès leur premier essor.
Tandis que l'homme va, le front bas, toi, son âme,
Écoute le passé qui gémit dans les bois !
Écoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans flamme,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois
Avec le glas mourant de la cloche lointaine !
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Écoute à travers l'ombre, entends avec langueur
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement, dans ton cœur !


À Auguste Villiers de L'Isle-Adam.


 
L'esprit mystérieux au vague ou bref chemin
Qui par moments nous prête un regard surhumain,
Le rêve, m'a montré ce que n'a vu personne :
C'était, sous un air lourd qui jamais ne frissonne,
Un continent couvert d'arbres pétrifiés,
Si puissants, que jadis lorsque vous triomphiez,
Vieux chênes ! Auprès d'eux vos chefs les plus robustes
Et les plus hauts à peine auraient fait des arbustes.
D'énormes ossements perçaient de tous côtés,
Pareils à de grands rocs affreux qu'auraient sculptés
De durs géants jaloux du féroce prodige
De la création à son premier vertige ;
Et c'était quelque part, aux confins ignorés
De la terre, ou peut-être au fond des flots sacrés ;
Et le plus effrayant de ce monde effroyable
C'était, au centre et hors des épaisseurs du sable,
Un temple ruiné, mais colossal encor
Mille fois plus que ceux de Karnak et d'Angkor !


Des escaliers sans fin, portant des avenues
De monstres, s'étageaient, s'écroulaient dans les nues
Dont ils semblaient former le lit torrentiel ;
Des arches d'un seul bloc aux largeurs d'arc-en-ciel
Se croisaient, unissant des porches, des colonnes,
Tels que n'en ont jamais conçu les Babylones,
Et s'élevaient toujours, toujours, sous des monceaux
Démesurés de tours, de portiques, d'arceaux,
De chapiteaux massifs où des bêtes hybrides
Sur leurs trompes en l'air tenaient des pyramides.
Des frontons d'une lieue allaient se prolongeant ;
Des portes toutes d'or dans des murs tout d'argent
Étincelaient parmi des Alpes de décombres ;
Des abîmes de nuit s'engouffraient sous les ombres ;
Et partout, jusqu'au faîte, un million de dieux
Enveloppés ou nus, aveugles ou pleins d'yeux,
Noirs et ramifiés comme des madrépores,
Ou sans bras, éclatants comme des météores,
Debout, assis en cercle, accroupis ou rampants,
Enfouis jusqu'au ventre ou restés en suspens,
Horribles, couronnés de forêts en spirales,
Ou de mitres ayant l'ampleur des cathédrales,
Pullulaient, remplissant de leurs difformités
Les quatre sections des cieux épouvantés.
Et bien avant Babel, bien avant l'Atlantide,
C'était l'œuvre fameuse et la cariatide
D'un orgueil qui bouillonne avec le globe entier,
Bâtie avec le sang des vaincus pour mortier ;
La merveille des jours plus lointains que cet âge

Dont la fable cherchait le confus héritage ;
Et des siècles de vie où la douleur hurla,
Toute une formidable histoire dormait là,
Du haut en bas gravée en langue originelle
Sur le bronze inusable et la pierre éternelle,
Au fond de l'invisible et du silence, au fond
De l'oubli, derniers dieux en qui tout se confond.


 
Nul rayon, ce matin, n'a pénétré la brume,
Et le lâche soleil est monté sans rien voir.
Aujourd'hui dans mes yeux nul désir ne s'allume ;
Songe au présent, mon âme, et cesse de vouloir.

Le vieil astre s'éteint comme un bloc sur l'enclume,
Et rien n'a rejailli sur les rideaux du soir.
Je sombre tout entier dans ma propre amertume ;
Songe au passé, mon âme, et vois comme il est noir !

Les anges de la nuit traînent leurs lourds suaires ;
Ils ne suspendront pas leurs lampes au plafond ;
Mon âme, songe à ceux qui sans pleurer s'en vont !

Songe aux échos muets des anciens sanctuaires.
Sépulcre aussi, rempli de cendres jusqu'aux bords,
Mon âme, songe à l'ombre, au sommeil, songe aux morts !


 
I

Un ange sur mon front déploya sa grande aile ;
Une ombre lentement descendit vers mes yeux ;
Et sur chaque paupière un doigt impérieux
Vint alourdir la nuit plus épaisse autour d'elle.
Un ange lentement déploya sa grande aile,
Et sous ses doigts de plomb s'enfoncèrent mes yeux.
Puis tout s'évanouit, douleur, efforts, mémoire ;
Et je sentais flotter ma forme devant moi,
Et mes pensers de même, ou de honte ou de gloire,
S'échappaient de mon corps pêle-mêle, et sans loi.



II

Une forme flottait, qui semblait mon image.
L'ai-je suivie une heure ou cent ans ? Je ne sais.
Mais j'ai gardé l'effroi des lieux où je passais.
La sueur me glaça de l'orteil au visage
Derrière cette forme où vivait mon image.
Pendant combien de jours terrestres ? Je ne sais.
Mais sous des horizons tout d'encre ou tout de flamme,
Pour toujours je sentais quelque chose en mon cœur
Voler vers cet éclat pour se perdre en sa trame,
Quelque chose de moi qui faisait ma vigueur.


III

Et voilà devant nous qu'une forêt géante
Brusquement balança dans l'espace embrasé
Son manteau par un sang vif et tiède arrosé.
Comme un rouge flocon d'une neige brûlante,
Un âpre vent, du haut de la forêt géante
Jusqu'au sol par les feux du soleil embrasé,
Secouait chaque feuille à travers les ramures.
Et de mon front aussi chaque rêve tombait,
Et dans mon spectre, avec de très lointains murmures,
Chaque rêve tombé de mon front s'absorbait.



IV

Sur ma tête sifflaient de lugubres rafales ;
Et le gémissement surhumain de ce bois
Semblait l'appel perdu de millions de voix.
C'était le long sanglot des morts, par intervalles,
Qui de tous les confins passait dans ces rafales.
Un lac de sang luisait au milieu de ce bois,
Épanché d'un soleil aux ondes écarlates.
Et mes anciens désirs ruisselaient au dehors ;
Vers mon fantôme clair, avec leurs tristes dates,
Mes désirs ruisselaient et désertaient mon corps.


V

Et ce lac grandit, tel qu'une mer sans rivage ;
Et ce globe penché sur l'horizon semblait
Un cœur énorme au loin dardant son vif reflet.
C'était le vaste cœur des peuples d'âge en âge,
Saignant sur cette mer étrange et sans rivage.
Et ce qui s'écoulait de cet astre semblait
Le sang, le propre sang de l'humanité morte ;
Et nous voguions tous deux sur ce flot abhorré.
Mon image brillait plus distincte et plus forte
Et j'y sentais partout mon esprit aspiré.



VI

Sous la nappe sans bord de cette pourpre horrible
Le soleil s'éclipsa d'un coup brusque, et le ciel
À sa place creusait son azur solennel,
Par delà le regard, par delà l'invisible.
Et dans l'éther profond, sous cette pourpre horrible,
Des astres inconnus s'enfonçaient dans le ciel,
Toujours, toujours plus loin, au fond de l'insondable.
L'éclair de chacun d'eux m'emplissait comme un son ;
Et tous mes sens, vers l'être à mon reflet semblable,
Abandonnaient mon corps dans un dernier frisson.


VII

Comme un épais rideau fait d'un velours rigide,
Montait derrière nous l'ombre du dernier soir ;
Le rouge de la mer se fondait dans le noir ;
Maintenant rien de moi n'allait plus vers mon guide ;
Et sur nous s'élevait comme un rideau rigide
Une éternelle nuit après le dernier soir.
Et là, tout près de moi, ce double de moi-même,
Qui me regardait, plein d'un dédain envieux,
C'était, je le compris, prête à l'adieu suprême,
Mon âme à tout jamais libre sous les grands cieux.



VIII

Comme un glaive éclatant hors d'une affreuse gaîne,
Elle était là debout avec son regard clair,
Dont je sentais l'acier pénétrer dans ma chair.
Elle était là visible, et désormais sans chaîne ;
Telle qu'un glaive nu debout près de sa gaîne,
Elle m'enveloppait avec son regard clair.
Et tout me regardait, conscience, pensées,
Esprit, rêves, désirs, joie, espoirs et douleurs,
Qui reprenaient, au glas des souffrances passées,
Leurs formes, leurs parfums, leurs sons et leurs couleurs.


IX

Et voilà cette fois qu'une arche de lumière,
Jusqu'au ciel, par-dessus les étoiles, d'un jet,
Près de nous, comme un pont sans limite émergeait,
Un chemin idéal fait d'astres en poussière.
Mon âme alors me dit : « Cette arche de lumière
Qui traverse les cieux révélés d'un seul jet,
Sort du temps, et tout droit vers l'éternité mène.
Boue inerte, matière, ô corps ! Vieux ennemis,
Je vous repousse enfin, geôliers de l'âme humaine ;
Retournez par la mort dans le néant promis ! »


X

- « Reste ! Cria le corps, reste près de ton frère !
- Faible et vil compagnon, je t'ai toujours haï.
- N'ai-je pas chaque jour à ton ordre obéi ?
- Tu mens, et ton désir était au mien contraire.
- Reste, je me soumets, prends pitié de ton frère !
- Meurs ! Tu me hais autant que, moi, je t'ai haï.
- Reste ! Je t'aimerai, ton départ m'épouvante.
- Mes remords sont tes fils, seule il m'en faut souffrir.
- Moi, j'ai souffert aussi par toi, sœur décevante.
- L'oubli gît dans la terre où tes os vont pourrir.


XI

- « Qui me consolera dans le vide où je sombre ?
- En moi qui versera le repos et la paix ?
- Oh ! Mourir ; ne plus voir le clair soleil jamais !
- Oh ! Revivre, et jamais ne s'endormir dans l'ombre !
- Le froid terrible règne en ce vide où je sombre !
- L'infini qui m'étreint ignore, hélas ! La paix !
- La mort rit et m'attend ! -un ange aussi m'appelle !
- Je maudis ton orgueil ! -et moi, ta lâcheté !
- Ah ! L'horreur du néant crispe ma chair mortelle !
- Et moi, pleine d'horreur, j'entre en l'éternité ! »



XII

Un choc intérieur traversa tout mon être.
Tout disparut. Mon corps était resté tout seul,
Et la nuit l'embrassa de son épais linceul,
Nuit telle qu'un vivant n'en peut jamais connaître.
Un frisson glacial courut dans tout mon être,
Et dans un puits sans fond je croyais choir tout seul.
L'angoisse de la chute était l'idée unique
Et nette survivante encore en mon cerveau ;
Puis insensiblement la terreur tyrannique
S'enfuit pour me laisser jouir d'un sens nouveau.


XIII

La nuit filtrait en moi, fraîche comme un breuvage ;
Mes pores la buvaient délicieusement ;
Je me sentais bercé par son enivrement ;
Et toujours j'approchais du ténébreux rivage
Où l'ombre dans les corps filtre comme un breuvage.
Le Léthé de la nuit délicieusement
M'imprégnait d'un silence ineffable ; et la vie
Ne comprendra jamais le silence et la nuit
Qui, de plus en plus doux pour la chair asservie,
Montaient comme le jour, croissaient comme le bruit.



XIV

Et maintenant au bord de l'Erèbe immobile,
Sous l'oeil démesuré d'un fixe et noir soleil,
Je reposais dissous dans l'éternel sommeil,
Fécondant sans efforts les vaisseaux de l'argile.
Toujours plus obscurcis, dans l'Erèbe immobile
Tombaient les longs rayons d'un fixe et noir soleil ;
Et je comptais sans fin, ainsi que des secondes,
Les siècles un par un tombés des mornes cieux,
Les siècles morts tombés de l'amas des vieux mondes,
Tombés dans le néant noir et silencieux.


 
Songe horrible ! ― la foule innombrable des âmes
M'entourait. Immobile et muet, devant nous,
Beau comme un dieu, mais triste et pliant les genoux,
L'ancêtre restait loin des hommes et des femmes.

Et le rayonnement de sa mâle beauté,
Sa force, son orgueil, son remords, tout son être,
Forme du premier rêve où s'admira son maître,
S'illuminait du sceau de la virginité.

Tous écoutaient, penchés sur les espaces blêmes,
Monter du plus lointain de l'abîme des cieux
L'inextinguible écho des vivants vers les dieux,
Les rires fous, les cris de rage et les blasphèmes.

Et plus triste toujours, Adam, seul, prosterné,
Priait ; et sa poitrine était rougie encore,
Chaque fois qu'éclatait dans la brume sonore
Ces mots sans trêve : « Adam, un nouvel homme est né ! »


― « Seigneur ! Murmurait-il, qu'il est long, ce supplice !
Mes fils ont bien assez pullulé sous ta loi.
N'entendrai-je jamais la nuit crier vers moi :
« Le dernier homme est mort ! Et que tout s'accomplisse ! »


À Michel Baronnet.


 
Bâti par des mains inconnues,
Un féerique palais, longtemps,
Ouvre au vent frais des avenues
Ses fenêtres à deux battants.

À chaque porte, en grand costume,
Sonnant du cor sur l'escalier,
Un page, selon la coutume,
Vante le seuil hospitalier.

Le suzerain de ce domaine,
Dans les salles de son palais,
En riche apparat se promène,
Comptant son or et ses valets.

D'heure en heure, son oeil avide
Interroge les horizons.
L'écheveau du temps se dévide ;
Les jours passent et les saisons.


Il attend toujours ses convives.
Malgré les vents, malgré les froids,
Il croit entendre leurs voix vives,
Et le galop des palefrois.

Sa table pour eux est dressée
Chaque jour, et tout prêt son vin.
Il les fête dans sa pensée ;
Et les pages sonnent en vain !

Maintes brillantes cavalcades
Passent là-bas sur les chemins,
Comme fuyant les embuscades
D'un manoir aux durs lendemains.

Noble, il se fie à la noblesse
Des invités de haut renom.
Honteux du doute qui le blesse,
Aux pages las il répond : " non !

" non ! Redorez toutes mes salles !
Rallumez ce soir les flambeaux !
Allez dans mes plaines vassales ;
Apportez-moi des fruits plus beaux !

" changez les fleurs sur ces balustres !
Resablez les routes du bois !
Ils viendront, mes hôtes illustres !
C'est en leur honneur que je bois ! "


Et nul ne vient ; nul équipage
Ne piaffe aux portes du château ;
Et sur son perron chaque page,
Épuisé, dort dans son manteau.

Tandis que le temps ronge et mine
Au dehors les murs récrépis,
Le palais toujours s'illumine,
Partout plein d'échos assoupis.

Un soir d'orage, les rafales,
Au bruit des volets rabattus,
Soufflent les torches triomphales
Dans la main des hérauts têtus.

Et voilà dans la nuit sonore
Des pas nombreux sur le parquet :
« Salut, dit l'hôte, à qui m'honore !
Et mon cœur vous revendiquait !

- « Allons ! Comme nous, tiens parole !
Lui répondent les arrivants ;
Mets à ton seuil ta banderole,
Malgré la nuit, malgré les vents.

« Nous venions tous en compagnie
À nos chevaux livrant les mors.
Le souffle d'un mauvais génie
Nous a bientôt fait tomber morts.


« Morts, nous tenons notre promesse ;
Et pour tombe nous choisissons,
Défunts sans cercueil et sans messe,
Ton palais aux mille échansons !

« Châtelain ! Qu'on nous rassasie ;
Mais de nous surtout n'attends pas
Discrétion ou courtoisie.
Il sera long, notre repas !

« Nous avons tué sur tes portes
Tes sonneurs de cor endormis.
Voyons comment tu te comportes,
Châtelain, avec tes amis !

« Nos noms étaient : joie, espérance,
Amour, gloire, bonheur, repos.
On lisait écrit : délivrance,
En lettres d'or sur nos drapeaux.

« On nous nomme aujourd'hui tristesse,
Solitude, soucis, douleur,
Et désespoirs. La sombre altesse
Qui nous commande est le malheur ! »

Et lui, pour fêter ces vampires,
Leur sert dans l'ombre, en frémissant,
Son cœur fier de ses longs martyres,
Son cœur loyal, riche de sang.


Et depuis, dans le noir domaine
Dure encor l'horrible festin.
On lit sur le porche : âme humaine
Qui tient sa parole au destin !

LE SURVIVANT


Je sors des bois. Je rentre en ma vie. Ô prisons
De nos songes ! Combats ou pleurs que nous taisons !
Le jour s’en va. Le bleu du ciel pâlit. C’est l’heure
Tranquille. — Un souffle ; un seul. — Souffle étrange ! — Il m’effleure
Et s’éteint. — Je soupire et pense à lui. C’était
Un toucher ! — Le soleil s’engouffre. Tout se tait.
L’ombre augmente. La route est longue, la nuit, proche.
Elle arrive. Elle monte en nous, comme un reproche.
Il venait de très loin, ce souffle ! J’en frémis.
Il semblait expirer en moi. Je l’ai transmis ;
Où donc ? Vers qui ? — Mon cœur bat avec violence.
Je n’entends que mes pas. — Quel désert ! Quel silence !
Ce souffle était si faible ! et si doux ! — La forêt
Ne l’a point arrêté pourtant. Il se mourait.
C’est en moi qu’il est mort. Vivait—il ? — Des lumières
S’allument. — Durs travaux des champs ! Pauvres chaumières !
— Ce souffle ! On aurait dit une aile ; un être errant !
Il est tant de secrets ! Hélas ! Qui les comprend ?

Peut-être toi ! vieil arbre immobile ! Murmure !
Enseigne-moi ! Notre âme est une autre ramure.
Elle flotte. Elle s’ouvre, immense, à la merci
De vents mystérieux. Tout entière elle aussi
Vibre parfois. Des mots obscurs l’ont traversée !
Ce souffle en était plein. — Qui dit qu’une pensée
N’est pas comme un parfum : un corps aérien ?
Tout voyage. Tout vit. Tout se transforme. Rien
Ne périt. Tout renaît. Tout souffre. Tout se mêle.
Et tout cherche ailleurs. Quoi ? L’anxiété jumelle,
Sans doute ; en vos fumiers, désirs ! en votre exil,
Regrets ! au plus profond des cœurs, au plus subtil
Des choses. — Le couchant à l’infini recule.
Une étoile ! Vénus ! qui passe au crépuscule !
— Il était triste autant, ce souffle ! et si léger !
Qu’apportait-il ? — Moi seul l’ai senti voltiger.
J’en suis sûr : il voulait depuis longtemps renaître.
Est-ce en quelqu’un ? — Le froid de la mort me pénètre.
C’était comme un dernier effort vers moi ; si lent !
Si las ! Comme un suprême effluve s’exhalant ;
Comme un adieu resté muet ; comme une haleine ;
Comme une voix défunte ! — Oh ! La brume ! Elle est pleine
De fantômes. Je marche à travers eux. Qui sait ?
S’il s’était échappé d’une tombe ! Il poussait
Un souvenir de plainte, un rappel de caresse,
Quelque message au but. — Je frissonne. Serait-ce
L’envoi que j’ai longtemps espéré ? — nos douleurs
S’apaisent ; puis les jours nouveaux portent les leurs.
On ne sait quoi nous traîne ; on va. Lâche habitude !

D’autres liens, les sots espoirs, la vaine étude !
L’on doute. L’on oublie. — Est-ce possible ? On croit
Oublier ! Mais en nous le cyprès planté croît.
Il est là ; bien plus haut que la nuit ! Sur les fastes
De ma vie il s’étend toujours. Ombres néfastes !
Un souffle ; et je vous sens immortelles ! Couvrez
Mes yeux, palmes sans fin ! lourds rameaux enivrés
De ce souffle ! C’est vous qu’il cherchait. — Le ciel brille,
Vainement ! — Dans ma chair fouille, racine ! vrille
Aux cent pointes ! C’est toi qu’il réveille ; et venu
De là-bas ! — Mon soupir ? Qu’avais-je reconnu ?
Cette odeur d’autrefois ! Cette tendresse amie ?…
Était-ce un rêve en peine ? Un rêve d’endormie !
Le rêve d’abandon d’une poussière ? — Oh ! oui,
Dors en moi, rêve en moi, jeune amour enfoui !


LE MANCENILLIER


La jeunesse est un arbre aux larges frondaisons,
Mancenillier vivace aux fruits inaccessibles ;
Notre âme et notre cœur sont les vibrantes cibles
De ces rameaux aigus d’où suintent les poisons.

Ô feuilles, dont la sève est notre sang ! mirage
Masquant le ciel menteur des jours qui ne sont plus !
Ironiques espoirs qui croissez plus touffus !
Tous nos désirs vers vous sont dardés avec rage.

Nulle bouche n’a ri, nul oiseau n’a chanté,
Nulle fleur n’est éclose aux grappes jamais mûres.
D’où viennent ces parfums, ces rires, ces murmures,
Vains regrets de ce qui n’a jamais existé ?

Arbre vert du passé, mancenillier sonore,
Je plante avec effroi la hache dans ton flanc,
Bûcheron altéré d’azur, vengeur tremblant,
Qui crains de ne plus voir le ciel mentir encore !



 
C'est un soir calme ; un souffle aux aromes subtils
Vanne de fleurs en fleurs, et du parc aux collines,
Le pollen qu'il dépose aux pointes des pistils ;
Un soir d'été serein, aux étoiles câlines.
La lune magnétique arrose les halliers ;
Et dans l'herbe, pareils à deux grands boucliers
Chus d'un duel gigantesque en preuve pour l'histoire,
Dorment deux lacs jaloux, d'acier blanc criblé d'or.
À la tour du château s'éclaire l'oratoire
De Gemma. - Par accès, le long du corridor,
Comme l'appel lointain d'un blessé qu'on emporte,
Se répète un soupir traînant de porte en porte.
Hors la fenêtre rouge aux deux barres en croix,
Tout reste abandonné dans l'antique demeure ;
Hors la plainte du vent, rien n'élève la voix.
C'est qu'une femme est là, qui souffre, prie, et pleure !


Sur d'étroites cloisons pèse le dôme obscur ;
Mais un haut lampadaire est dressé près du mur,
Et vers un portrait d'homme au noir sourcil projette
Les tremblantes lueurs d'une lampe d'argent.
L'âme du mort revit sur l'image inquiète,
Sans cesse du front blême aux lèvres voltigeant.
Au dossier blasonné de sa chaise ducale,
Croisant les doigts, se tient Gemma, muette et pâle,
Immobile, debout, jeune et belle, en grand deuil.
Son bras luit à travers le crêpe qui le voile ;
Et l'on voit un foyer de tristesse et d'orgueil
En ses yeux maintenus fixement vers la toile.

Dans son cadre d'ébène un très large miroir
Réfléchit le portrait de l'homme au sourcil noir,
La veuve comme un spectre, et les sombres tentures
Qui viennent s'écraser partout sur le tapis ;
Des filets de lumière alternent aux sculptures.
Assise à la fenêtre et les sens assoupis,
Une vieille marmonne entre ses dents branlantes
Des mots qui troublent seuls le vol des heures lentes.
Tout au fond saigne un christ d'ivoire, et devant lui
Repose un beau missel incrusté d'armoiries,
Sur le prie-Dieu de chêne, auprès de son étui.
Un mystère s'amasse au bas des draperies.
Et, tout à coup, crispant ses deux mains sur son cœur
Où bouillonnait le flot grossi de sa douleur,
Gemma se tord, la tête et le buste en arrière.
Elle arrache ses yeux, à la longue taris,

De ce regard jamais éteint sous la paupière,
Et, la gorge entr'ouverte à d'impossibles cris,
Marche en se roidissant dans la chambre, suivie
Par ce regard dardé du fond d'une autre vie.

Elle s'arrête enfin, sans geste, à l'angle clair
De la creuse embrasure où, dans l'ombre baignée,
La vieille à l'autre coin chante sur un vieux air,
Et près de son rouet s'endort, lasse araignée.
Tout le passé renaît en Gemma, jours par jours ;
Et flottant sur le parc au hasard des détours,
La transporte et la roule ainsi dans son supplice :
« Ciel tranquille ! Ciel vaste et profond ! Dont la paix
Semble s'éterniser sous les nappes d'eau lisse,
Et lointaine descend dans les taillis épais !
Regard multiplié des nuits, qui nous surveilles !
Où sont-ils, ces matins aux si fraîches merveilles,
Que, comme vous limpide et pure, j'ai vécus !
Où le métal uni de mes jeunes prunelles
À sa clarté brisait tous les désirs aigus !
Où j'allais promenant mes candeurs fraternelles
Dans le vert paradis des bois pleins de soleil ;
Où nul visage encor ne hantait mon sommeil !
Ah ! Tu gisais inerte en mon sein, comme un lâche,
Mon cœur ! Rien ne pouvait t'émouvoir ! Un vautour,
De son bec implacable, aujourd'hui, sans relâche,
En te criant : « Trop tard ! » te déchire à ton tour ! »
Et tandis que Gemma, d'une étreinte qui broie,

Tourmente sa poitrine au repentir en proie,
La vieille chante, ainsi qu'en un rêve, tout bas :

« La pluie aux grains froids là-haut tombe à verse.
Mon cher enfant dort, et moi je le berce,
Dans son berceau fait de chêne et de plomb.
J'entends un bruit sec qui gratte et qui perce.
Tu dors, mon enfant, d'un sommeil bien long !
— Mon enfant s'agite en ses draps de plomb.
« Un lourd cauchemar, mon enfant, t'agite.
Ton berceau de chêne est un mauvais gîte.
— Mon âme est partie, et vide est mon corps ! ... »

Gemma sait que Mâhall est une pauvre folle
Qui l'aime, voilà tout, mais qu'on ne comprend pas.
Le malheur, dont blêmit sur son front l'auréole
Sinistre, la rend sourde aux vains mots. -elle entend
Son remords qui plus haut gronde, lui répétant :
« Trop tard ! Il est trop tard ! Rappelle-toi ! Déroule
Ce chapelet maudit de tes loisirs ingrats,
Quand les appels vers toi se succédaient en foule,
Quand sous tes seins, figés alors entre tes bras,
S'élargissait un vide aux voûtes taciturnes ;
Quand plaintes et parfums, débordant de leurs urnes,
Ne faisaient rien vibrer en toi, n'embaumaient rien !
À jamais à présent dans la nuit vengeresse,
Dans l'oubli de ta forme et du martyre ancien,
Il dort. Nul souvenir assidu ne l'oppresse.

Il a tout rejeté de la vie ; il est mort !
Eh bien ! Apprends l'amour ! Sous la dent qui te mord,
Regarde ruisseler tes pleurs expiatoires !
Vierge, tu souriais aux fièvres de l'amant ;
Fière de ta beauté, n'ayant pas d'autres gloires,
Tu ne savais répondre à l'ardeur d'un serment.
Mais femme, ta beauté de marbre encor s'est tue ;
Et tu ne sentais pas à tes pieds de statue
Retomber la prière et se fendre le cœur
De l'époux dont tu fus la cruelle pensée ;
Voilà que son image a vaincu ta torpeur,
Et qu'à son souvenir tu l'aimas, insensée ! »
Elle songe. En dormant Mâhall chante tout bas :

« Un lourd cauchemar, mon enfant, t'agite.
Ton berceau de chêne est un mauvais gîte.
— Depuis que mon âme a laissé mon corps,
Comme un vieux logis que le vent visite,
J'appartiens entière aux âmes des morts ;
Mon enfant, ton âme agite mon corps.
« Dans l'oeil des enfants lisent leurs nourrices.
Les morts ont aussi parfois leurs caprices. »

— Lorsque chante Mâhall on ne l'écoute pas.
Gemma songe. « Bonheur, plaisir, joie, espérance !
Quand l'angoisse nous tient et nous courbe impuissants,
Ces mots qu'on récusait sous leur vague apparence

Dans leur immensité sont tous éblouissants !
Oui, le regret, bien plus que l'espoir, aux musiques
Divines sait mêler des visions magiques !
Certe, il m'aimait jadis d'un amour effréné,
Usant sur moi l'effort des facultés mortelles,
L'homme qui vers l'espace aveugle s'est tourné,
Consumé par l'attente au froid de mes prunelles.
Si je n'ai rien compris alors, ni cet amour,
Ni ce vivace espoir de m'animer un jour,
Ni cette volonté, ni sa morne agonie,
D'où vient qu'à peine seul, mon cœur s'est éveillé,
Lentement, par degrés, de sa longue atonie ?
D'où vient qu'en mon désert un calice a brillé ?
Que l'idole aussitôt s'est changée en victime,
Et lit profondément dans l'infini sublime
De ce culte perdu qui l'embrase aujourd'hui ? »
Et Gemma vers la chambre où le portrait l'attire
Se retourne, et revient s'arrêter devant lui.
Sur ses noirs vêtements pendent ses bras de cire.
— Mâhall reprend son rêve et sa chanson tout bas :

« Dans l'oeil des enfants lisent leurs nourrices.
Les morts ont aussi parfois leurs caprices.
Lorsque tu souffrais, je sais une fleur
Que je te donnais pour que tu guérisses ;
Son baiser rendait ton sommeil meilleur.
— Mon enfant demande une étrange fleur !

« Il sait des secrets plus vieux que la tombe !
— La pluie aux grains froids sur mes membres tombe... »

Les yeux sur le portrait, Gemma ne l'entend pas ;
Son corps est immobile et sa lèvre est muette,
Mais sa détresse ainsi toujours gonfle son sein :
— « Ah ! Dans ces yeux ouverts une âme se reflète !
Et j'y vois clairement tourbillonner l'essaim
Des vœux et des mépris qui maintenant me rongent !
Tyranniques regards ! Comme en les miens ils plongent !
Beaucoup plus haut en moi que les yeux d'un vivant,
Ils parlent nuit et jour et m'ont enfin soumise ;
Et j'y revois au jeu d'un reflet décevant
Tous les édens murés de la terre promise !
Mais les inassouvis s'endorment-ils jamais ?
Leur donnes-tu l'oubli, toi qui nous le promets,
Ô mort ? - Lui, voudra-t-il m'oublier dans ta fosse ?
Il n'aimait point alors ! Seule, je sais aimer,
Moi qui sens que ta voix comme toute autre est fausse,
Et qu'à l'heure où sur moi le plomb va se fermer,
Mon amour éternel, martyrisant délice,
M'écrasera les seins de son royal cilice !
Mais non ! S'il était vrai que pour l'éternité
Rien ne survît, ô mort ! De l'humaine amertume ;
Si malgré toi là-bas il n'a rien emporté,
Qui donc met dans ses yeux comme un appel posthume ? »
Et Gemma se rapproche et touche le portrait,

Dont une clarté douce anime chaque trait
Et la bouche qui luit plus pourpre et semble humide.
— Mâhall sur l'escabeau recommence tout bas :
« Il sait des secrets plus vieux que la tombe !
— La pluie aux grains froids sur mes membres tombe.
Oh ! Rouge est la fleur ! Mortel son poison !
Pourquoi la veut-il ? Pour quelle hécatombe ?
Moi, dans la forêt, je cours sans raison ! ...
Un mort veut baiser, ô fleur ! Ton poison !
« Hier, j'ai frotté de poison sa bouche.
Dans son cadre il dort : que nul ne le touche !
— Le désir des morts dompte les vivants... »
— « Non, non ! - pense Gemma, - quelque obstiné fluide
Jaillit de ces yeux noirs qui ne me quittent pas.
La mort a des secrets plus anciens que la tombe !
L'éclat qui m'enveloppe et sous qui je succombe,
Quel peintre aurait donc su le fixer dans ces yeux ?
Non ! N'est-ce pas plutôt qu'un être toujours triste
Me poursuit par delà son exil soucieux ?
Qu'un amour idéal auquel rien ne résiste
Triomphe enfin après que les sens sont glacés ?
Ah ! S'il en est ainsi, chère ombre ! C'est assez !
Cesse de t'agiter ! Ou vengeance ou victoire,
Vois, je t'aime aujourd'hui plus que tu ne m'aimais !
Apaise-toi ! Tu peux me sourire et me croire !
Plus que ne fit le tien, mon cœur saigne à jamais ;

Et j'expie ! Et j'attends l'heure du dernier râle,
Où je m'envolerai vers ta poitrine pâle,
Plus riche de baisers et de larmes de sang,
Que toi du désespoir de tes élans stériles ! »
— Une flamme qui tremble et qui va faiblissant
Fait courir sur les murs les ombres plus fébriles ;
Et la vieille Mâhall chante encore tout bas :

« A travers un cadre il tendait la bouche.
J'ai frotté la fleur. Que nul ne le touche !
— Le désir des morts dompte les vivants.
Dans mon vieux corps vide et qui branle aux vents,
Les âmes des morts veillent les vivants !
— Ainsi qu'un portrait, dans un cadre il couche ! »

Gemma vers le tableau n'a plus à faire un pas :

Elle se penche et joint sa lèvre chaude à celle
Du portrait, qui lui semble avoir alors souri ;
Puis recule, frissonne un court moment, chancelle,
Et tombe empoisonnée, et morte, sans un cri !


 
Je suivais dans les bois la fille aux cils soyeux.
Non loin d'un petit lac dormant nous nous assîmes ;
Tout se taisait dans l'herbe et sous les hautes cimes.
Nyssia regardait le lac silencieux ;
         Moi, le fond de ses yeux.

— « Sources claires des bois ! dit Nyssia ; fontaines
Où le regard profond sous l'onde va plongeant !
Tranquillité du ciel sous la moire d'argent,
Où tremblent d'autres joncs aux luisantes antennes,
         Et des branches lointaines ! »

— Je disais : « Larges yeux de la femme ! ô clartés
Où l'amour entrevoit un ciel insaisissable !
Ô regards qui roulez aux bords des cils un sable
Fait de nacre, d'azur et d'or ! Sérénités
         Des yeux diamantés ! »


— Nyssia dit : « Là-bas, ce bassin solitaire
Qui dort ainsi sans ride au fond du bois, vraiment,
Semble avoir la puissance étrange de l'aimant.
Autour de lui, regarde, un brouillard délétère
         Plane comme un mystère. »

— Je répondis : « Tes yeux, Nyssia, tes yeux clairs,
Ces yeux que mon soupir sans les troubler traverse,
Fascinent par l'attrait de leur langueur perverse.
Un magique pouvoir aiguise leurs éclairs
         Qui filtrent dans mes chairs. »

— « Vois, disait Nyssia, l'étonnante apparence
Qu'ont les plantes sous l'eau, les plantes et les fleurs.
Comme tout se revêt de féeriques couleurs !
Sous ce lac enchanté je sens qu'une attirance
         Vit dans sa transparence. »

— « Dans tes yeux, lui disais-je, ô Nyssia ! Je vois
Tous mes rêves, tous mes pensers, toutes mes peines.
Rien qu'à les voir, mon sang se tarit dans mes veines.
Souriants sous la nacre, au fond de tes yeux froids
         Ils vivent, je le crois. »

— « Suis sur tous ces reflets, suis la molle paresse
D'une flamme émoussée au fond d'un ciel plus doux.
Ces images de paix qui s'allongent vers nous,
Les sens-tu nous verser l'ineffable tendresse
         De l'eau qui les caresse ? »


— « Nyssia, dans tes yeux je contemple, charmé,
Tous mes désirs nageant vers un azur plus tendre.
Tu regardes là-bas, Nyssia, sans m'entendre ;
Mais mon âme revoit son fantôme pâmé
         Dans tes yeux enfermé. »

— « Et pourtant, comme autour du bassin, me dit-elle,
Tout est morne ! Partout, vois, sur cette eau qui dort
Les arbres amaigris se penchent ; tout est mort.
On dirait sur la rive une sombre dentelle ;
         Cette source est mortelle. »

— « Prunelles ! Chers écrins aux limpides cristaux !
Quand la frange de jais de vos grands cils s'abaisse
Et sur la joue au loin projette une ombre épaisse,
Je crois voir se fermer sur mille Eldorados
         De funèbres rideaux. »

— « Dans ces pâles gazons où périt toute chose,
Tandis que leurs reflets restent verts sous les eaux,
Vois ces tertres cachant le long des noirs roseaux
Comme l'ancien secret d'une métempsycose.
         Là, sais-tu qui repose ? »

— « Autour de ta paupière, à l'ombre de tes cils
Dont les reflets charmants, derrière tes yeux calmes,
Caressent mes désirs comme de douces palmes,
Ah ! Pour s'être enivrés de philtres trop subtils,
         Des rêves dorment-ils ? »


— « Les nymphes de ce bois sont dans l'herbe enterrées,
Les nymphes dont toujours palpite le reflet
S'éternisant sous l'eau dans sa blancheur de lait,
Comme celui des fleurs qu'elles ont admirées,
         Par un charme attirées. »

— « Sous l'éternel éclat de tes grands yeux polis,
Mille rêves pareils au mien, mille pensées
Reluisent. Je crois voir les flammes renversées
Des amours que les bords de ces yeux sous leurs plis
         Roulent ensevelis. »

— « Lentement ces reflets ont tari toute sève,
Et tout revit sous l'eau si tout meurt sur les bords.
Ces images ont pris la vie à tous les corps,
Arbres, nymphes et fleurs, qui penchés sur la grève
         Ont contemplé leur rêve. »

— « Nyssia, que me fait ce lac mystérieux
Dont tu parles ? Vers moi tourne enfin tes prunelles !
Je sens que tout mon être absorbé passe en elles,
Et que mon âme entière a plongé sous les cieux,
         Nyssia, de tes yeux. »

Et Nyssia sourit : « Vis ou meurs, que m'importe !
Dit-elle, maintenant que tressaille à son tour
Dans mes yeux l'immortel reflet de ton amour.
Oui, c'est vraiment ton âme, au fond de cette eau morte,
         Ton âme, que j'emporte ! »


Et l’eau se referma sur elle ; un souffle erra
Longtemps au bord du lac, le souffle de son rire.
Et moi, je vois au fond mon reflet qui m’attire
Et qui, lorsque ma vie à la fin s’éteindra,
         Sous l’eau me survivra.


L’ODEUR SACRÉE


À Armand Sylvestre.


Dans la douceur du soir, pour ravir le rêveur,
Un rayon plus royal octroyé par faveur
Irradie, arrosant l’horizon qu’il irise.
Et la forêt s’embrase au soupir de la brise ;
Et la mare où se mire un troupeau lent et las
S’est moirée à son tour de miroitants éclats.
Et l’ombre est couleur d’ambre et tout s’y recolore.
Pour ravir le rêveur un éclair vient d’éclore
Dans la douceur du soir aux bleus vite éblouis,
Un éclair revenu des jours évanouis !
Sur la rumeur éparse où l’esprit se disperse.
L’écho d’un frais refrain qu’on écoute et qui berce
Met au cœur rajeuni l’ingénu battement
D’autrefois, aux clartés d’un climat plus clément,
Quand l’âme encor crédule a les joyeux coups d’ailes
Et l’essor arrondi d’un essaim d’hirondelles ;
Et les frais souvenirs, la savane et le toit
Paternel, tout revit, revient et se revoit.
Une odeur adorable est sur la plaine et plane

En s’affinant dans l’or de l’air plus diaphane,
Odeur sacrée en qui tout vain parfum se fond,
Qui s’exhale on ne sait de quel exil, du fond
De quel ravin boisé rêvant sous les tropiques,
De quelle Ithaque en fleurs des mers aromatiques ?
L’odeur d’El-Dorado qu’a seul un premier sol
Sur ce val apaisé repose un peu son vol,
Pour ravir le rêveur, et dérouler la spire
Des espoirs embaumés que de loin il aspire,
Croyant ouïr les voix de son enfance et voir
Ses clairs matins passer dans la douceur du soir.


À Frédéric Plessis.


 
« Amour ! Dans tous les temps des hommes t'ont chanté !
Inventeurs d'un mensonge, ils auront tous porté
Le cercle ardent qui reste aux martyrs, et la gloire
D'avoir su faire un dieu de toi, forme illusoire ! »
Comme en son souterrain, tel, encor ce jour-là,
Le démon qui l'habite en mon esprit parla.
Et depuis bien des mois il désolait ma vie ;
Et les anges joyeux que chaque amant convie
À rallumer le temple et l'autel, tout confus
S'arrêtaient devant l'hôte aux méprisants refus.
Et lorsque vint le soir, ce fossoyeur fidèle
De nos virilités qu'il abat d'un coup d'aile,
Suivant la passion qu'insulta le dédain,
Comme un voleur j'ouvris la grille du jardin ;
Et tremblant à mes pas sur le sable qui crie,
L'oreille au moindre choc dans la branche flétrie,
Plus lourd encor, plus lâche encor, plus lentement
Encor, je m'avançai près des murs, comprimant

Avec force à la fois la révolte et la honte
Du souvenir navré qui dans le fiel remonte.

- Ah ! Ce jour-là, plutôt qu'un autre, quel espoir
Avait comme un parfum embaumé l'air du soir ?
Quand le soleil fondit dans sa vapeur cuivrée,
Quel écho, m'imposant l'illusion qu'il crée,
M'avait dit : c'est l'aurore ! On t'appelle ! Suis-moi !
Quel nuage avait pris, pour raffermir ma foi,
L'incarnat féminin qu'un sourire illumine ?
Quelle heure de jadis aux fleuraisons d'hermine
Résonna plus vibrante en mon amer passé ?
Quelle ivresse m'avait jusque là-bas poussé ?

Et quand je fus au bout de la trop chère allée
Pleine encor des senteurs de ses cheveux, peuplée
De blancs spectres de robe aux détours des chemins ;
Quand, appuyant ma face à la vitre et mes mains,
Je regardai la salle où mon âme était née
Sous les yeux violets qui l'avaient condamnée,
Qu'espérais-je y revoir, sinon le dur éclair
D'un implacable arrêt qu'on regrave en ma chair ;
Sinon la joie unique et toujours bien formelle
De vivre et d'être jeune, et de se savoir belle,
Et de rire en pensant au mal qu'ont fait ses yeux ?
Certes, les nefs n'ont pas l'aspect religieux
Que me montrait la chambre aux lueurs amorties ;
Et sans doute, entr'ouvrant ses griffes pressenties,
L'ange des maux subits, tout proche, et sans pitié,
Attentif, épiait l'œuvre faite à moitié.


Au milieu des coussins elle était là, couchée ;
Et par instants sa main, de l'ombre détachée,
Chassait on ne sait quel péril d'un geste prompt ;
Mais sous un autre vol se retournait son front ;
Et des bouches que rien n'arrête ou ne déjoue
Marquaient un baiser rouge au milieu de sa joue.
Sa main gauche dormait dans celles du vieillard,
Qui tout auprès, debout, la couvrant d'un regard
Sec et morne, semblait chercher dans sa mémoire
Les couleurs d'un visage auquel il ne peut croire.
Mais le sang de la vie avait seul déserté
Ce visage. Jamais l'éclat de la beauté
N'auréola plus fière et plus pâle figure.
Elle était là, les cils levés, sans un murmure,
Et paraissait attendre et provoquer sans peur
Les doigts de l'invisible et lugubre sculpteur
Qui sur les corps quittés se délecte et s'obstine.
Celle qui, m'opposant l'allégresse enfantine,
Par ses yeux où mourait mon plus charmé désir
M'apprit l'horreur de voir les étoiles s'enfuir ;
Celle-là dont l'empreinte au fond de ma pensée,
Le jour où je jurai de l'avoir effacée,
S'installa plus riante et défiant l'oubli ;
Celle-là n'était rien que le songe aboli
Dans l'éparse vapeur de larmes bien taries.
Mais le fleuve est plus large, amour, où tu charries
Aujourd'hui mon trésor plus splendide au néant !
Et des cyprès sans fin au feuillage géant
Bordent tous les sentiers dont je parcours la trace.


Ce n'est plus son sourire adorable ou sa grâce
Qui de loin me traverse en creusant mon regret ;
Ma raison, aujourd'hui, sans trouble évoquerait
Les boucles, les regards et la bouche ravie
Où j'avais cru noués tous les fils de ma vie.
Fantôme d'autrefois, à jamais détrôné,
Je souris à mon tour, et je t'ai pardonné.
Cheveux que les parfums choisissaient pour image,
Prunelles, dont jadis je m'étais cru le mage,
Lèvres qui m'emplissiez de chants intérieurs,
Anciennes visions qui revivez ailleurs !
Non, je n'ai jamais vu ni pleuré vos reliques ;
Mon destin n'avait pas, ô contours chimériques !
Sondé les profondeurs blêmes du désespoir,
Et, corbeau funéraire au fond d'un vieux manoir,
Sinistre suzerain des demeures désertes,
Dans les cendres traîné ses ailerons inertes.
Vous m'aviez abusé, mes pleurs avaient menti ;
Je n'avais pas souffert ; je n'avais pas senti
Tes ongles sous ma peau, tes flammes dans mes veines,
Amour, dieu languissant, couronné de verveines !
Seulement ce soir-là j'ai compris, et j'ai bu
Les philtres abhorrés d'un hanap inconnu.
En un instant, ce soir, des siècles d'amertume
Ont en moi refoulé leur dévorante écume ;
Et je sais à présent, et pour l'éternité,
Ce que c'est que le poids d'un cœur épouvanté
Où tu trônes, muet, tendant tes sombres ailes,
Amour, dieu frémissant, couronné d'immortelles !


Oui, devant ce visage au teint de marbre, aux yeux
Sublimes, obscurcis de secrets orgueilleux ;
Devant le solennel silence de ces lèvres
Qu'agitait le travail accéléré des fièvres ;
Devant cette victime offerte sans combats
Au messager divin dont elle entend les pas,
Un sanglot me remplit pour l'existence entière ;
Et sur mon passé mort, c'est la mourante altière
Et sans rivale en moi qui régna, dans sa paix,
Et dans sa mer d'ébène, immuable à jamais.
- Ah ! Dans des yeux profonds si nos yeux savent lire,
En ce moment, les siens révélaient le martyre
De la vierge que brûle un indicible amour,
Que l'angoisse a déjà consumée à son tour,
Et qui dans sa noblesse et sa pudeur s'exile,
Tandis qu'en sa fierté périt son corps tranquille.
Et si, pendant le cours d'un dernier entretien,
Ce soir-là son regard eût plongé dans le mien,
Certe, elle eût tressailli d'y voir jaillir vers elle
Un feu lui renvoyant par la même étincelle
Ma douleur infinie en son mal infini.
Et si la mort qui plane autour d'un front terni
Laisse parfois le sang y refluer peut-être,
Comme au sommet brumeux la rougeur vient renaître,
Qui donc pourrait la faire obéir à sa loi ?
Qui donc peut commander aux dieux, si ce n'est toi,
Amour, dieu tout puissant, roi des métamorphoses ?
Dans la bise du moins tu m'as dicté ces choses.
L'impossible, c'était d'être là. Je t'ai cru.



Sous les arbres, alors, sans penser j'ai couru.
Il m'en souvient, quelqu'un avait ouvert la grille ;
Des voix avaient parlé du père et de la fille ;
Deux hommes noirs venaient ; sur leurs pas ténébreux
Je m'élançai sans bruit, et j'entrai derrière eux.
Le père à ses côtés les laissa prendre place ;
Ils chuchotaient, tenant la pauvre main si lasse,
Secouèrent la tête, et leur art fut à bout.
Lui, toujours, regardait sa fille, voilà tout.
Puis j'entendis rouvrir derrière moi la porte ;
L'un d'eux disait : « Demain cette enfant sera morte. »
Le corridor avait glissé des souffles froids,
Et nous restâmes seuls dans la chambre, tous trois.
Qu'ai-je dit au vieillard, alors ? Quelle croyance
Eut-il en moi, celui dont la vaste science
Se reniait, vaincue, et qui ne priait pas ?
Sur quoi me jugea-t-il enchanteur du trépas ?
Je l'ignore. Insensé ! Savais-je aussi moi-même
Ce que je murmurais, dans cette nuit suprême,
Sur la tempe où posait le bout d'un doigt mortel ?
Je sais que je parlais ; qu'un sacrilège appel,
S'exaltant à mesure au remords qui l'enivre,
La suppliait de croire à l'amour, et de vivre ;
De se reprendre au seuil de ce ciel qui nous ment ;
De ressaisir enfin la force à mon serment,
Et de ressusciter d'un bond, dans la fanfare
Qu'un bonheur triomphal ici-bas lui prépare !
- Mourir ! Non, si des yeux pareils se sont fermés

Jamais, c'est que des yeux ne les ont point aimés !

Si pareille beauté s'est pour toujours éteinte,
C'est que deux bras plus forts ne l'avaient pas étreinte !
C'est qu'un amour fervent, aux longues volontés,
N'avait pas repoli ces yeux désenchantés,
Ni rappelé l'instinct dans la fibre dissoute !
Ou bien, c'est qu'ils voulaient mourir, ces yeux, sans doute,
C'est qu'il voulait dormir sous l'herbe, ce beau corps !
Éloquence et prière, impérieux efforts,
Tout se brisa devant son entêté silence.
Rien un instant n'a pu troubler la somnolence
Du funeste brouillard qui submergeait déjà
Ces grands lacs dilatés où mon malheur plongea.
Elle entendait pourtant. De ses lèvres hautaines,
Par trois fois, à la fin, deux syllabes lointaines
Vinrent frapper en moi, tranchantes comme un fer.
Le mot que vont hurlant les damnés dans l'enfer :
Jamais ! Jamais ! Jamais ! Par trois fois dans mon âme
J'en ai senti le coup qui glaçait toute flamme.
Et la nuit, d'heure en heure, opprimait son beau sein ;
Et plus terrifié qu'un nocturne assassin,
Plus muet que son père au désespoir stérile,
Jusqu'au jour, avec lui, sur son sommeil fébrile
Je veillai, dans mes poings pressant ses doigts roidis.
Et la lampe trembla sous l'aube ; et j'entendis
Dans le jardin chanter les oiseaux sur les branches.
La croisée allongea vers nous ses lignes blanches ;
Alors un long soupir nous prévint d'un réveil ;
Et, comme en saluant l'approche du soleil,

Elle sourit, tournée un peu vers la fenêtre.
Un frisson de plaisir courut dans tout son être ;
Et, se dressant debout dans ses vêtements blancs,
Aux rayons du matin elle ouvrit ses bras lents.

Un flot d'or ruissela sur elle, et la lumière
Qui l'éblouit, fermant pour toujours sa paupière,
La renversa rigide et morte sur les draps.
Et vous nous entouriez, funèbres apparats !
Et l'âcre odeur flottait de l'encens et des cierges ;
Et sur son lit couvert des symboles des vierges,
Ses traits inanimés s'ennoblissaient plus purs ;
Et le jour s'embrunit ; et rapide, à pas sûrs,
La nuit montait partout, poussant par intervalles
Des adieux prolongés sous les portes des salles ;
Et le vieillard, sans voix, sans pleurs, sans mouvement,
Vers la morte toujours regardait fixement ;
Et moi, je m'enfonçais dans l'affreuse inertie
D'un corps vide sur qui pèse une ombre épaissie.

Et tout à coup, voilà qu'au fond de la noirceur
Où je sombrais, surgit une étrange lueur,
Qui s'accrut, m'inondant de sa clarté divine,
Et qu'un frais hosanna chanta dans ma poitrine.
Dans un vertigineux élan qui m'enlevait
Je bondis, et penché sur le fatal chevet,
Je criai comme un fou ces paroles avides :
- « L'aurore vient nous prendre au bas des cieux livides !
Toi qui fus inflexible alors que tu vivais,
Qui mourus en vouant ma vie aux dieux mauvais,

Métella ! N'est-ce pas, tu ne m'es plus rebelle ?
Tu vois tout, et ton âme en liberté m'appelle.
Elle m'aime à la fin ! Je le sais. Je la sens
Qui vante en moi le ciel des amours renaissants.
Eh bien ! Du seuil certain de la patrie ouverte
Pour toi ! Sous mon pardon de l'injure soufferte
Jadis ; au nom sacré de cet amour promis ;
Si cette âme erre encore en tes nerfs endormis,
Enfreins l'ordre odieux ! Revis une seconde !
Je t'adjure ! Qu'un mot, qu'un signe au moins réponde !
Est-ce toi qui passas dans mon rêve éperdu ?
Métella ! Métella ! Cette fois, m'aimes-tu ? »
Et j'achevais à peine un geste qui l'implore,
Que je vis remuer cette bouche incolore ;
Et dans le monde atroce où je me rabîmais,
Une voix sans nom dit : Jamais ! Jamais ! Jamais !


 
Les temps sont arrivés, des vieilles prophéties !
Ils sont venus, les jours d'universelle horreur !
Les ombres du néant, d'heure en heure épaissies,
S'allongent sur nos fronts écrasés de terreur.

Nous les vivons, les jours d'agonie et de râle !
À l'orient, jamais plus de matins nouveaux !
Comme le bronze noir qui ferme les caveaux,
Le sol frappé résonne en rumeur sépulcrale.

Les ténèbres sur nous amassent leurs replis.
Là-haut, rien désormais qui regarde ou réponde.
Derniers fils de Caïn ! Les temps sont accomplis.
Pour toujours, cette fois, la mort est dans le monde.

Sous les astres éteints, sous le terne soleil,
La nuit funèbre étend ses suaires immenses.
Le sein froid de la terre a gardé les semences.
C'est à son tour d'entrer dans l'éternel sommeil.


Les derniers dieux sont morts, et morte est la prière.
Nous avons renié nos héros et leurs lois.
Nul espoir ne reluit devant nous ; et, derrière,
Ils ne renaîtront plus, les rêves d'autrefois !

Sur l'univers entier la mort ouvre son aile
Lugubre. Sous nos pas le sol dur sonne creux.
N'y cherchons plus le pain des jours aventureux.
Dans nos veines la sève est morte comme en elle.

Hommes ! Contemplons-nous dans toutes nos laideurs.
Ô rayons qui brilliez aux yeux clairs des ancêtres !
Nos yeux caves, chargés d'ennuis et de lourdeurs,
Se tournent hébétés des choses vers les êtres.

Spectre charmant, amour, qui consolais du ciel,
Amour, toi qu'ont chanté les aïeux incrédules,
Nul de nous ne t'a vu dans nos froids crépuscules.
Meurs, vieux spectre gonflé de mensonge et de fiel.

Notre oeil n'a plus de pleurs, plus de sang notre artère.
Nos rires ont bavé sur ton fatal flambeau.
Si jamais tu fis battre un cœur d'homme sur terre,
Amour, notre âme vide est ton affreux tombeau.

Le repentir est mort dans nos églises sourdes.
Après l'amour, est morte aussi la volupté.
Nul espoir devant nous ; au ciel, nulle clarté.
Rions affreusement dans les ténèbres lourdes.


L'ancien orgueil n'est plus, ô peuples endormis !
Qui flamboyait encor sur votre front naguère.
L'orgueil a terrassé les dieux, ses ennemis ;
Il est mort de sa gloire en regrettant la guerre.

Aux dernières clartés de nos feux, en troupeau,
Mêlés au vil bétail que courbe l'épouvante,
Attendons les yeux bas, n'ayant plus de vivante
En nous que la terreur qui court sous notre peau.

Quelqu'un sent-il vers l'or frémir ses doigts inertes,
Et le honteux prurit crisper encor sa chair ?
Non, tout désir s'éteint dans nos âmes désertes.
Plus rien qui dans nos cils allume un seul éclair.

Soif du sang fraternel, fièvre chaude du crime,
Vous attestiez la vie au moins par le combat.
Le mal qui vous leurrait de son sinistre appât,
Par deux vertus peut-être ennoblissait l'abîme.

Force et courage en nous sont morts avec le mal.
Les vices n'ont plus rien en nos cœurs qui fermente.
Sur l'esprit avili triomphe l'animal
Qui vers un imminent inconnu se lamente.

Qui d'entre nous jamais t'a pris pour guide,honneur ?
A senti ton levain soulever sa colère ?
Il gît sous nos fumiers, ton dogme tutélaire.
Tu dors depuis longtemps, fantôme raisonneur.


Sur les cercueils fermés plus un seul glas qui sonne.
Dans l'insondable oubli sombrent les noms fameux.
Qui de nous s'en souvient ? Qui les pleure ? Personne.
Ô gloire ! Nul de nous en toi n'a cru comme eux !

Soleil, qui mûrissais beauté, forme et jeunesse,
Faisais chanter les bois et rire les remords,
Nous n'avons, nous, connu, soleil des siècles morts !
Que ta lueur fumeuse et ta triste caresse.

Toute une mer d'effrois, femmes, remonte en vous,
Devant l'abjection cynique de nos faces.
Quand nous avons cherché vos corps, nous avons tous
Abhorré le désir dompteur des jeunes races.

La haine est morte. Seul a survécu l'ennui,
L'insurmontable ennui de nos hideurs jumelles,
Qui tarit pour toujours le lait dans vos mamelles,
Et nous roule au néant moins noir encor que lui.

Et toi, dont la beauté ravissait les aurores,
Fille de la lumière, amante des grandeurs,
Dont les hautes forêts vibraient, manteaux sonores,
Et parfumaient le ciel de leurs vertes splendeurs ;

Terre, toi-même au bout du destin qui nous lie,
Comme un crâne vidé, nue, horrible et sans voix,
Retourne à ton soleil ! Une seconde fois,
S'il brûle encor, renais à sa flamme pâlie !


Mais au globe épuisé heurtant ton globe impur,
Puisses-tu revomir nos os sans nombre, ô terre !
Dans le vide où ne germe aucun monde futur
Tous à jamais lancés par le même cratère !




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