Les Lèvres jointes/27

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Leurs griffes



Il la tenait sur ses genoux, entre ses bras bien fermés, et les battements de leurs cœurs se confondaient. De temps à autre, il lui baisait les cheveux et le front, ou bien il l’éloignait un peu et il regardait son âme à travers ses yeux purs. Elle lui dit :

— Comme tu as confiance en moi ! Tu viens de me laisser seule pendant deux semaines, entourée d’hommes, et tu ne me demandes rien.

— Que veux-tu que je te demande ? fit-il ; je t’aime et tu m’aimes, n’est-ce pas ?

— Qui, je t’aime, et cependant…

Il tressaillit. Elle avait parlé avec cette voix un peu ironique et ce sourire inquiétant qu’elle avait à certaines minutes et qui le gênaient comme des choses inexplicables et déconcertantes.

Elle vit son trouble et s’en amusa.

— Sait-on jamais ! Nous sommes si faibles, nous autres femmes… l’ennui, la tentation…

Il lui serra les mains brutalement.

— Tais-toi, tais-toi, tu me fais trop de mal.

Il était pâle déjà et, malgré son ordre de silence et son effroi visible d’un mot plus précis, il interrogeait de tout son regard et de toute son attitude.

Elle en eut une émotion délicieuse. Il était donc entre ses mains comme une petite bête misérable et douloureuse qu’elle pouvait à son gré libérer ou anéantir ? Mais alors que dirait-il, que ferait-il, si, au lieu de ces allusions vagues et insignifiantes, il entendait tout à coup l’aveu d’une trahison, si elle imaginait le récit d’une faute quelconque, d’un abandon entre les bras d’un homme, si elle lui donnait des détails, des preuves ? Et l’envie lui vint, l’envie cruelle de savoir ce qu’il dirait et ce qu’il ferait, de voir comment l’épouvantable souffrance lui tordrait le visage, comment il se comporterait, quels gestes il accomplirait, jusqu’à quel point il serait meurtri, déchiré, abimé. Le jeu la sollicitait. Que dirait-il ? que ferait-il ? Incertitude captivante…

Elle s’assit devant lui, presque à ses pieds, prit ses mains, baissa la tête et, d’une voix humble et grave, où tremblaient de la honte, des remords, de la peur, elle murmura :

— Oh ! si tu savais…

— Parle, parle, s’écria-t-il avec égarement.

— Eh bien… écoute… Oh ! je n’oserai jamais… Pourtant je ne pourrais pas vivre ainsi… avec ce souvenir… Écoute… ce n’est pas de ma faute… je ne sais pas comment ça s’est fait… Cet homme, je ne l’aime pas… Il ne m’aime pas non plus… Et, l’autre soir… avant-hier… il m’a prise…

Elle se cacha la tête entre les mains, et elle répétait tout bas :

— Il m’a prise… ici… dans cette pièce… là où tu es assis…

Une angoisse inexprimable la courbait. Elle s’attendît à un événement extraordinaire. Il allait la battre, la piétiner, la tuer peut-être. Mais, comme il ne bougeait pas, elle leva les yeux sur lui.

Elle resta confondue, comme si elle se fût soudain trouvée en face de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, qu’elle voyait pour la première fois, Elle n’aurait jamais cru qu’un visage pût être changé de la sorte. Ce n’étaient plus ses yeux, ni sa bouche, ni son front, ni ses joues. C’étaient de l’épouvante, de la détresse, des trous de douleur, des muscles convulsés comme avec des pinces de bourreau. Et il se taisait, et il ne remuait toujours point. Et, plus que tout, ce silence et cette immobilité dégageaient une atmosphère d’horreur et de tragique effroyable. Il lui semblait qu’elle le verrait toujours ainsi, pétrifié dans cette pose et dans cette expression de damné.

Elle eut pitié de lui. Comme il l’aimait ! Comme il souffrait ! elle fut sur le point de s’écrier :

— Mais ce n’est pas vrai, mon chéri, je te jure que ce n’est pas vrai !

Non, pas encore, Il fallait voir avant tout. Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il faire ? Il ne pouvait rester sans parler et sans agir, Elle balbutia :

— Je te demande pardon… une minute d’oubli… je ne l’ai pas revu… je ne le reverrai jamais… je l’exècre…

Il se taisait. Il ne bougeait pas. Ah ! le malheureux ! quelle souffrance ! Elle en eut les larmes aux yeux, et volontiers elle l’aurait pris dans ses bras et consolé comme un petit enfant. Elle apprit que, elle aussi, l’aimait de toutes ses forces et de toute sa tendresse. Les meilleurs instincts s’éveillaient au contact de ce désespoir. Elle se sentit très bonne, très douce, très maternelle.

Et vraiment cela lui devenait douloureux à son tour de prolonger cette épreuve. De petits remords la taquinaient. Elle allait parler, pour qu’enfin il ne la regardât plus de la sorte, et qu’il sourit, et qu’il fut heureux. Mais elle se retint encore, toute pantelante de curiosité. Elle était avide de tout cet inconnu qui palpitait autour d’elle et de sa vie, avide d’insultes, de coups, de blessures, de dangers.

Il fit un geste. Elle trembla de peur. Il balbutia des mots confus, des outrages sans doute, des paroles de rupture et de châtiment. Quelle angoisse exquise !

Mais soudain il s’abattit sur elle en sanglotant, et il se blottissait contre sa poitrine, il se serrait contre ses genoux, et il pleurait, il pleurait désespérément !


LEURS GRIFFES

Elle n’en revenait pas. C’était donc à cela qu’aboutissaient sa grande colère, son atroce douleur ? C’était cela, le dénouement, une crise de larmes. Alors, il acceptait ?

Oui, il acceptait. Il couvrait de baisers l’étoffe de son corsage. Il l’étreignait de ses doigts crispés comme s’il redoutait qu’elle ne s’échappât, et il bégayait :

— Ne t’en va pas… garde-moi… je ne puis vivre sans toi !…

Elle l’enlaça. Ses bras le bercèrent. Avec le revers de ses mains, elle essuyait ses yeux et ses joues. Et en elle, les mots se formaient, les mots de délivrance qui allaient l’apaiser et le guérir. Elle riait déjà du bon tour qu’elle lui avait joué. Comme il rirait, lui aussi !

Les mots se formaient. Ils montaient à ses lèvres. Pourtant… pourtant, elle ne les prononçait pas…

Du temps passa. Les sanglots du malheureux s’alanguissaient, comme la fin d’une agonie.

Elle l’écoutait, rêveuse. Et elle ne parlait pas. À quoi bon parler ! Un jour ou l’autre ne le tromperait-elle pas, réellement, cette fois ? Elle n’avait jamais douté de cette trahison, certaine, indispensable. Alors, puisque l’aveu était fait, pourquoi n’en pas profiter ? Pourquoi recommencer plus tard cette scène pénible, puisqu’il avait accepté. puisque c’était chose convenue, pardonnée ? Ne valait-il pas mieux garder cette position avantageuse, cette sorte d’affranchissement ?

Elle le baisa au front et lui dit, toute en larmes :

— Mon pauvre chéri, comme tu es bon… comme tu es meilleur que moi !