Les Lèvres jointes/28

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Les Joies perverses



Ils se retrouvèrent au petit village des Genêts, en face du Mont-Saint-Michel. Elle resta devant Jacques, tremblante d’amour et de joie. Il lui dit :

— C’est là-bas, ce soir, que vous allez enfin m’appartenir, Madeleine.

— Oui, Jacques, je vais être à vous… ce soir.

La carriole habituelle les mena, parmi les fondrières des dunes, jusqu’au grand désert de sable où les attendait un homme, une perche à la main, les jambes nues, Il se mit à courir devant eux, suivant d’invisibles chemins à travers les cours d’eau et la plaine mouvante.

Madeleine se serrait peureusement contre Jacques. Silencieux, ils regardaient le Mont grandir, à mesure qu’ils approchaient, et se préciser en détails admirables, avec son abbaye, avec ses remparts, avec la hautaine Merveille. Sur la grève unie, il semble que ce soit une œuvre entièrement humaine, et que les moines, en des siècles d’efforts prodigieux, aient fait tout surgir des entrailles de la terre, jusqu’au rocher lui-même.

— Madeleine, murmura Jacques, c’est pour nous que les hommes ont travaillé, pour donner à notre amour son premier asile.

Les trois portes de l’entrée leur furent des arcs de triomphe, et les marches creusées au flanc du Mont un escalier de gloire qu’ils gravirent lentement, comme on va vers un bonheur certain. La chambre était prête, petite cellule blanche qui s’ouvrait sur un large balcon. Ils s’assirent là, au-dessus du golfe nu.

Leurs mains se prirent. Leur amour déborda, emplit l’immensité comme la lumière du soleil, et se répandit au loin vers la mer invisible.

— Comme je vous aime, Madeleine.

Alors, Jacques se souvint. Il pensa aux autres femmes qu’il avait amenées à ce même endroit, en cette même chambre, et qui, devant le même spectacle, lui avaient dit la même parole. Elles étaient cinq déjà, espacées sur douze années de sa vie. Il les revit toutes, si différentes les unes des autres, chacune lui apportant ce dont elle disposait en richesses d’amour, d’extase et de volupté, mais toutes, et Madeleine la dernière, concourant à lui créer une sensation de plus en plus formidable.

Ainsi, par un calcul pervers, aux joies présentes il ajoutait les joies passées. Il les retrouvait qui l’attendaient en cette île magique, à certaines places de prédilection, à certaines heures choisies. À peine arrivé, il était comme pénétré de tendresse, d’angoisse, de sanglots, d’espérance, de toute la multitude des souvenirs fidèles et délicieux. Sans efforts, il entrait en cet état d’exaltation qui provoque les belles paroles, les silences graves, les minutes suprêmes de l’existence. Toutes ses caresses se superposaient les unes aux autres pour n’en former qu’une plus parfaite. Et alors c’était comme un amour immense et surnaturel qui croissait d’année en année, en dehors du temps et de la loi de lassitude, entretenu par des désirs qui ne connaissaient pas l’assouvissement.

Au déclin du jour, ils allèrent sur la tour du Nord. Voici que la mer se ruait dans le golfe. Elle galopait en vagues ardentes, elle glissait en nappes rapides. On aurait dit aussi qu’elle jaillissait du sable lui-même, en sa hâte d’accomplir son œuvre. La baie semblait une arène tumultueuse livrée aux eaux conquérantes, spectacle mystérieux, spectacle de résurrection où, dans des plaines de mort, la vie gronde, rugit et s’insurge. Et le soleil se coucha.

Madeleine, défaillante, tendit ses lèvres. Jacques les baisa. Et il baisa en même temps toutes celles d’autrefois. C’était un baiser unique, fait de baisers divers donnés sur des bouches différentes en forme, en parfum, en saveur, en pureté. Et le goût de la mer était aussi en ce baiser, et la fraicheur de l’espace, et le sang du soleil.

— Regardez, dit Jacques en désignant la côte d’Avranches.

Dans la brume violette qui baignait les collines, la lune se levait.

Madeleine pleura. Sur sa main, Jacques sentit les larmes tomber. Oh ! la douceur de ces petites gouttes de notre cœur, comme il la reconnut ! Les autres aussi avaient pleuré. Il but leurs larmes. De quels yeux venaient-elles ? Il ne savait pas. Les siennes s’y mêlèrent.

Le soir, après le repas, ils descendirent. La mer avait monté au-devant d’eux, sous l’ogive des portes. Ils prirent une barque. Elle les mena le long des falaises abruptes que dominent les parois du monastère. Les étoiles brillaient autour du clocher de l’église. Ils voguaient à l’ombre. La mer paisible les berçait avec des chansons douces.


LES JOIES PERVERSES

De l’autre côté de l’ile, la lune leur apparut, et ils entrèrent dans de la clarté. Alors, devant eux, hors des flots d’argent, parmi la lumière bleue, surgit, comme une vision des siècles morts, une ville de rêve et de fantaisie, une ville inimaginable, taillée en plein roc, sculptée et ciselée, couronnée de clochetons et de tourelles, et ceinturée de remparts et de donjons comme d’une écharpe de pierre.

Madeleine cacha sa tête contre la poitrine de Jacques. Elle ne voulait plus, elle ne pouvait plus regarder. La splendeur des choses la courbait. Elle avait la sensation presque douloureuse d’être éparse dans la nuit et de flotter dans l’espace au gré de la brise et des ondulations de la mer. Et les bras de Jacques lui paraissaient l’unique refuge. Elle était à lui, prête à se donner, désireuse de sa caresse.

Elle appela ses lèvres. Il se pencha sur elle. Mais, soudain, il la repoussa d’un geste brusque.

— Laissez-moi, laissez-moi, s’écria-t-il, il ne faut pas me toucher.

Sa voix était méchante. Madeleine demanda anxieusement :

— Qu’avez-vous, mon aimé ?

Sans répondre, il enjambait les banquettes et ordonnait aux matelots de retourner. Il les pressait. Il aidait au mouvement de la barque.

Le virage effectué, il vint se rasseoir. Il semblait très agité, et Madeleine l’entendit qui balbutiait des mots. Étonnée, tremblante, elle se taisait.

Ils rentrèrent dans l’ombre triste, le long des falaises. Une barque les croisa, des amoureux qui se tenaient enlacés. Madeleine gémit :

— Vous ne m’aimez plus, Jacques.

Il lui entoura le cou de son bras et la pressa. Il était calme maintenant. Il lui dit gravement :

— C’est justement parce que je vous aime, Madeleine.

Après un silence, il reprit :

— J’aime pour la première fois, je m’en suis aperçu soudain. Avec les autres, je me donnais l’illusion de l’amour. C’étaient des instruments dont je jouais. Vous, je vous aime, et c’est pourquoi j’ai horreur d’être ici avec vous… Allons-nous-en.

— Allons-nous-en… tout à fait ?

— Oui, Madeleine, tout à fait… je commettais contre l’amour des fautes dont je m’aperçois maintenant que je vous aime. Ne me demandez rien encore… je n’ai pas le droit de vous aimer ici… Nous nous en irons, cette nuit même, n’importe où, dans quelque auberge de campagne, quelque part où je n’aie jamais été… et demain vous serez à moi. Je veux que notre chambre soit laide et le paysage banal. Nous fuirons les couchers de soleil et les clairs de lune. Ceux qui aiment n’ont pas besoin de beaux décors… Madeleine, toute la beauté du monde est en vos yeux. Allons-nous-en d’ici, car je vous aime…