Les Lauriers de la montagne/Texte
Danilo, évêque de Monténégro. | Obrad. |
Stefan, vieil igouman. | Vouk Raslaptchevitch. |
Yanko Djourachkovitch-serdar[1]. | Voukota Mrvalïevitch. |
Radogna-serdar. | Vouk Tomanovitch. |
Voukota, — | Radogna Djourachkovitch. |
Ivan Petrovitch-serdar. | Vouk Mitchounovitch. |
Knez[2] Radé, frère de l’évêque Danilo. | Vouk Mandouchitch. |
Knez Baïko. | Vouk Lïéchévostoupatz. |
— Rogan. | Le pope[3] Mitcho. |
— Yanko. | La sœur de Batritch. |
— Nikola. | Hadji-Ali Medovitch-kadi[4]. |
Voïvode[5] Drachko. | Skender-aga[6]. |
— Miliya. | Moustaï-kadi. |
— Stanko. | Arslan-aga Mouhadinovitch. |
— Batritch. | Ferat-Zétchir, kavaz-bacha[7]. |
Tomach Martinovitch. | Ridjal Osman. |
Une vieille femme. |
Une réunion sur le Lovtchen, la veille de la Pentecôte. C’est la nuit. Tout dort.
Regarde ce diable avec sept bigniches[8],
avec deux sabres et deux couronnes,
ce petit-fils du Turc avec le Koran !
Derrière lui ce troupeau de l’engeance maudite[9]
qui dévaste toute la terre
comme des sauterelles qui dévastent les champs.
S’il n’y avait pas eu la colline française[10],
la mer arabe eût submergé tout l’univers !
Par son rêve infernal, Osman fut couronné[11],
Et fut marié à Kamérie[12], fraîche comme une pomme,
Elle lui donna le fils Ourhan[13], terrible hôte de l’Europe !
Byzance n’est plus autre chose maintenant
Que la dot de la jeune Théodore[14].
L’étoile de la destinée noire est au-dessus de sa tête !
Paléologue[15] appelle le sultan Mourad
Pour brouiller les Grecs et les Serbes.
Autre chose pensent Brankovitch[16] et Gerloukas[17] !
Mahomed ! c’est un châtiment mérité par Gerloukas !
À part l’Asie, où est son nid,
La famille infernale[18] dévora tous les peuples,
un peuple par jour comme le hibou les oiseaux :
Mourad[19] la Serbie, Bajazet la Bosnie,
Mourad l’Épire, et Mahomed la Grèce,
Deux Sélim : l’Égypte et l’Afrique.
Tous ont pris quelque chose, il ne reste plus rien !
Ce qui se fait est terrifiant à entendre !
Le monde est petit pour le gouffre de l’enfer,
Il ne peut se rassasier, encore moins se fatiguer !
Yanko[20] défend Vladislav[21] mort ;
Pourquoi le défend-il puisqu’il ne le sauve pas ?
Skender-bey eut un cœur d’Obilitch,
il mourut pourtant en pauvre exilé. —
Mais que fais-je et avec qui suis-je ?
J’ai peu de bras et une force fragile ;
Je suis un brin de paille au milieu des tourbillons,
Un orphelin triste et seul au monde !
Mon peuple dort d’un mortel sommeil,
Et je n’ai personne pour essuyer mes larmes ;
Le ciel est fermé au-dessus de ma tête,
Il n’écoute ni mes gémissements ni mes prières.
Le monde est devenu pour moi un enfer,
Et les hommes des esprits de l’enfer.
Triste jour de Vidov-dan[22], et triste destinée !
Ô mes pauvres Serbes exterminés !
J’ai survécu à toutes vos misères
Et maintenant je lutte avec de pires encore !
Oui, si l’on brise la tête du corps,
Dans la souffrance les membres fidèles meurent.
Peste humaine[23], que Dieu t’extermine !
N’as-tu pas assez de la moitié de l’univers
Que tu as empoisonné avec ton venin ?
Faut-il encore que ce poison de ton âme infernale,
Tu veuilles le vomir sur cette pierre noire ?
Est-ce donc une proie de rien cette grande Serbie[24],
Qui s’étend du Danube jusqu’à la mer bleue[25] ?
Tu occupes un trône injustement conquis,
Tu t’enorgueillis d’un sceptre sanglant,
Tu insultes le Dieu du saint Autel ;
À la place de la Croix brisée se dresse ton minaret,
Mais cette croix dont tu persécutes l’ombre même,
Les Serbes l’emportent et la cachent
Au fond des montagnes en souvenir de leur héroïsme
Et pour leur éternelle consolation.
Déjà elle est baignée dans le sang,
cent fois dans le tien et cent fois dans le nôtre !
Regarde l’acte du tzar[26] infernal,
que le diable instruit pour tout :
« Je ne puis, se dit-il, soumettre le Monténégro,
jamais il ne sera complètement mien ;
il faut agir ainsi avec ce peuple ! »
Alors le Messie du démon commença
à répandre les douceurs de sa religion mensongère.
Que Dieu vous maudisse, les parjures[27] !
Pourquoi la religion turque parmi nous ?
Où allez-vous avec la malédiction de nos ancêtres ?
Avec quoi paraîtrez-vous devant Miloch,
Et devant les autres héros serbes,
Ceux dont le souvenir vivra tant que le soleil brillera ? —
Quand je songe à la réunion d’aujourd’hui,
La flamme dévore ma poitrine !
Puissent mes frères ne pas s’égorger entre eux !
Puissent nos ennemis cruels et forts
Ne pas détruire le germe même dans le sein maternel.
Qu’il soit maudit le jour qui me vit naître !
Maudite aussi soit l’heure de l’an passé[28]
Qui me vit épargner la vie par le Turc,
Si je dois à présent tromper l’espérance populaire.
Non, évêque, pour Dieu !
Quel malheur vient te frapper ?
Tu pleures comme un malheureux !
Tu te consumes sur les misères serbes !
N’est-ce donc pas une fête aujourd’hui ?
Tu as convié les Monténégrins,
Pour délivrer la terre des incroyants.
Sans cela même, c’est notre Slava[29] !
C’est le jour où la vaillante jeunesse se réunit
Pour mesurer sa valeur,
La force des bras, la vitesse des jambes,
L’adresse au tir, l’agile coupe des moutons,
Pour écouter la sainte liturgie
Et conduire le kolo[30] autour de l’Église ;
Les poitrines vaillantes seront comparées.
C’est l’encens sacré des héros,
Cela donne des cœurs de fer.
Laisse ces paroles sombres !
Les hommes supportent, les femmes pleurent !
Celui qui gouverne ne doit pas faiblir !
Tu n’es pas seul au monde.
Regarde ces cinq cents jeunes gens !
Quelle force, quelle agilité nous vîmes en eux ce jour !
As-tu vu comme ils tiraient ?
As-tu vu leur jeu habile à la balle ?
Comme ils ramassaient vite les kapes[31] ?
Les petits louveteaux, dès qu’ils commencent à marcher,
Aiguisent, en jouant, leurs dents effrayantes
Sous la gorge de l’ennemi ;
Dès que le faucon a ses plumes,
Il ne peut plus rester tranquille,
Détruit son nid, brin à brin, un par un,
Puis s’élève vers le ciel en sifflant !
Tout cela nous sert d’exemple.
Avec cette jeunesse qui est ici,
Il y en a encore six fois autant à la maison.
Leur force, c’est ta force !
Jusqu’à ce que les Turcs l’aient affaiblie,
Nombreuses hanoums porteront le deuil.
Notre lutte prendra fin avec l’extermination de l’un des deux ;
Nous n’avons plus d’espoir désormais
qu’en Dieu et en nos bras !
Jadis notre espérance fut ensevelie
Dans un seul tombeau à Kossovo !
Le courage est facile dans la paix ;
C’est dans la lutte que naissent les héros !
Sur le sommet du mont Lovtchen.
Les croix[32] sont apportées sur les ruines d’une ancienne église. Les hommes sont assis ; ils tirent des coups de fusil et comptent combien de fois l’écho les répète.
Quel bon fusil, il vaut un homme !
tous les nôtres, l’écho répète six fois leur coup,
mais celui de Vouk Tomanovitch
s’entend très bien neuf fois.
Voyez ce miracle, Monténégrins !
J’ai déjà près de cinquante ans,
j’ai toujours passé l’été à Lovtchen,
j’ai cent fois regardé du haut de ce sommet
les nuages qui se lèvent et couvrent la montagne,
je les ai vus courir de-ci de-là,
avec des éclairs et des bruits effrayants de tonnerre.
Cent fois je me suis chauffé tranquillement là, au soleil,
et au-dessous de moi j’ai pu voir aussi
les éclairs fendant l’atmosphère ;
j’ai contemplé la grêle et son tumulte,
mais je n’ai jamais vu un miracle pareil.
Regardez, si vous croyez en Dieu,
partout, sur la mer et sur les côtes,
sur la plaine de Bosnie et d’Herzégovine,
sur toute l’Albanie jusqu’à la mer
et sur toute notre Montagne-Noire, —
partout nous voyons le même nuage épais,
partout nous entendons le fracas de l’orage,
partout au-dessous de nous les éclairs sillonnent le ciel ;
seuls, ici, nous demeurons dans le soleil
au milieu d’une chaleur lourde,
sur cette colline où règne d’habitude le froid !
Voyez-vous ce miracle et ce signe,
Deux éclairs viennent de se croiser !
L’un brilla du Kom[34] vers Lovtchen[35],
l’autre de Skadar[36] vers Ostrog[37],
ils formèrent une vivante croix de feu.
Oh ! que ce fut beau à regarder !
jamais dans le monde n’a été vu
ni entendu un tel présage !
Que Dieu aide les pauvres Serbes !
C’est pour eux un heureux signe !
Sur quoi mesures-tu ton fusil, Drachko ?
Je voudrais tuer un coucou,
mais je regrette de perdre une balle.
Ne fais pas cela, Drachko, je t’en supplie,
il ne faut pas tuer les coucous ;
ne sais-tu pas, malheureux,
Que ce sont les filles de Lazare[39] ?
Pourquoi faites-vous ce bruit ? quel est votre malheur ?
Vous êtes pire que les enfants.
Une volée de perdrix est arrivée,
Nous les prîmes toutes vivantes ;
Voilà la cause de ce bruit parmi nous.
Lâchez-les, pour l’amour de Dieu !
La nécessité les a poussées vers nous,
Autrement vous n’en auriez pris aucune ;
Elles sont venues pour se sauver,
Et non pour que vous les égorgiez.
Une réunion le 8 septembre à Cettigné, sous le prétexte de faire la paix du sang. Les notables sont assis de côté, le peuple conduit le kolo.
Le Dieu bon s’est irrité contre les Serbes
À cause de leurs péchés mortels :
Nos tzars piétinèrent les lois,
ils se poursuivirent comme des ennemis,
s’arrachèrent les yeux l’un à l’autre,
délaissèrent le gouvernement et le pays,
et prirent pour règle la folie !
Aussi les sujets leur devinrent-ils infidèles
et se baignèrent-ils de sang royal !
Les Grands, que Dieu maudisse leur âme !
partagèrent le royaume en morceaux,
ils anéantirent les forces serbes ;
Les Grands, que leurs traces disparaissent !
semèrent l’âpre graine de la discorde,
et empoisonnèrent ainsi le peuple serbe ;
Les Grands, affreux misérables,
devinrent les traîtres de la Patrie !
Que le soir[40] de Kossovo soit maudit !
Quel aurait été le bonheur, si, ce jour-là,
tous les Grands étaient tombés,
et que leurs traces aient disparu
et que Miloch soit seul resté au milieu de nous,
avec ses deux fidèles pobratimes[41] !
Alors le Serbe serait aujourd’hui vrai Serbe !
Brankovitch[42], maudite souche,
est-ce ainsi que l’on sert sa Patrie ?
est-ce ainsi que l’on considère l’honneur ?
Ô Miloch, qui ne t’envie ?
Tu fus la proie du plus noble sentiment,
le génie puissant de la guerre,
le tonnerre effrayant qui émiette les couronnes !
La grandeur de ton âme généreuse
surpasse encore la grandeur des combats immortels
de Sparte la Merveilleuse et de Rome la Grande !
Ton bras fier assombrit
tous leurs exploits éblouissants !
Que valent Léonidas et Scœvola,
quand Obilitch est sur le piédestal ?
Ton bras, d’un seul coup,
démolit un trône et fait trembler l’enfer.
Miloch ! gloire des héros, tu es tombé
comme une proie immolée sur l’autel du fléau du monde.
Tu es couché fièrement, grand voïvode,
sous les sources de ton noble sang.
Comme tu marchais fièrement tout à l’heure,
avec ton idée terrible[43], la poitrine gonflée,
à travers la sauvage nuée asiatique,
les dévorant avec tes yeux de feu !
Comme tu marchais fièrement tout à l’heure
vers le tombeau sacré de ta vie immortelle,
méprisant la lâcheté des hommes
et les machinations de la démente assemblée[44] ;
le Dieu bon s’irrita contre les Serbes !
il envoya l’hydre[45] à sept têtes
qui anéantit tout le pays serbe,
les menteurs maudits et le mensonge.
Sur les ruines du royaume héroïque
brilla la vérité sacrée de Miloch.
Les deux pobratimes de Miloch
ainsi que le fier bouquet des Yougovitch[46]
se couronnèrent de gloire séculaire.
La kapa[47] serbe perdit partout son nom,
les guerriers pareils aux lions devinrent laboureurs,
les lâches et les avares prirent la religion turque,
(que le lait serbe leur donne la peste !)
Ceux qui furent sauvés du sabre turc,
ceux qui ne renièrent pas la vraie Foi,
ceux qui ne voulurent pas porter des chaînes,
tous ceux-là se retirèrent dans ces montagnes,
pour verser leur sang et mourir,
pour garder vaillamment le dépôt sacré,
le précieux nom serbe et la sainte liberté.
Toutes nos têtes sont déjà choisies !
Tous nos garçons aussi beaux que les étoiles
Que nos montagnes ont donnés jusqu’à présent,
tous sont tombés dans les luttes sanglantes,
tombés pour l’honneur, la nation et la liberté !
et le son des divines gouzlé[48]
a pu sécher nos larmes !
Pourquoi pleurer nos sacrifices
si notre fière Patrie
est devenue le tombeau des forces turques ?
Pourquoi nos montagnes restent-elles silencieuses
depuis un certain temps,
et ne résonnent-elles pas des cris guerriers ?
La rouille commence à envahir nos armes,
notre pays n’est plus gouverné !
Nos montagnes sentent mauvais l’infidèle,
les loups et les moutons sont ensemble !
le Turc et le Monténégrin font compagnie,
le hodja hurle dans Cettigné ;
la puanteur envahit le lion dans les pièges,
le nom monténégrin s’efface,
il ne reste plus de croix de trois doigts[49] !
Vous entendez le chant du kolo,
vous voyez comme ce chant est composé ;
il sort de l’esprit de tout un peuple !
et les Monténégrins ont raison
de jeter sur nous l’amas de pierres,
nous n’osons rien entreprendre
qui puisse réveiller la vaillance,
et réjouir les os sacrés de nos aïeux
jusqu’à les faire danser dans les tombeaux ;
mais nous crions comme des oies.
Frappons le diable, sans lui laisser de traces,
ou perdons les deux mondes !
Tu as raison, voïvode Miliya,
et que Dieu fasse que notre race disparaisse,
si nous vivons davantage dans cette honte !
que cherche le diable sur la terre baptisée ?
Pourquoi nourrissons-nous le serpent dans notre sein ?
Quels sont ces frères, pour Dieu,
puisqu’ils piétinent l’honneur monténégrin
en crachant publiquement sur la croix sainte ?
Pourquoi n’arrivent-ils pas encore,
les Ozrinitch, nos voisins ?
Sans eux nous ne pouvons rien faire,
ensemble nous déciderons mieux !
Ils sont allés à une réunion turque,
pour échanger les prisonniers ;
Je leur ai envoyé un émissaire,
afin qu’ils viennent ici dès qu’ils seront de retour,
il faut qu’ils se hâtent, pour ne pas perdre de temps.
La décision ne doit plus tarder.
Pourquoi êtes-vous si en rétard, frères ?
nous souffrons en vous attendant ici,
nous manquons d’aliments et de tabac ;
j’ai fatigué mon cou à force de regarder de côté
le long de ce champ, espérant vous voir arriver.
Nous nous sommes hâtés pour venir au plus vite,
voici la cause de notre retard :
Pétzirèpe et le vieux Baléta
ont réuni vingt à trente camarades,
et se sont cachés à Douga ;
ils ont attendu une caravane de Nikchitch
et se sont battus sur la route avec les Turcs ;
ils ont coupé quatorze têtes turques,
ils ont pris soixante-dix chevaux,
et ont capturé deux ou trois esclaves.
Un message nous arriva de Nikchitch,
et ce message contenait dix demandes de pobratimes[50],
nous priant de venir à Polyana
et de leur rendre les captives contre rançon ;
nous étions à cette réunion avec les Turcs,
C’est pourquoi nous sommes en retard.
Que dit Hamza et les Turcs de Nikchitch ?
La religion du Prophète aurait-elle été belle,
s’ils avaient pu aller tranquillement à Roudiné[52] ?
Tu sais, Baïko, elle leur semblerait belle,
on ne se sauve jamais du bien-être,
mais il paraît que les Turcs ne veulent pas
reprendre tranquillement la garde de leurs moutons !
Des querelles ont-elles éclaté entre vous ?
À cause des captives ou à cause d’autre chose ?
Oui, Rogan, il y eut des pourparlers terribles !
Ne connais-tu donc pas les Turcs de Nikchitch ?
Pour un peu nous nous égorgions,
Afin que les générations disent à l’avenir
que notre réunion avait été sanglante.
Et pourquoi cette querelle ?
Qui de vous fit naître la discorde dans l’assemblée ?
Tout d’abord ce fut comme en plaisantant,
Vouk Mandouchitch et Vouk Mitchounovitch
commencèrent avec Hamza capitaine,
à tenir des propos au sujet de la religion.
Tout à coup cela s’envenima,
ils échangèrent des insultes ;
Hamza dit à Vouk Mitchounovitch :
« Je suis meilleur, entends-tu, vlah[53], que toi ;
ma religion est meilleure que la tienne !
je monte un cheval et je ceins mon sabre bien aiguisé,
je suis capitaine de la ville impériale,
j’y gouverne depuis trois cents ans,
mon grand-père l’a gagnée dans un de ces duels
où les sabres décident des royaumes
et elle reste à ses nobles descendants. »
Vouk Mitchounovitch s’enflamma
et s’approcha plus près de Hamza :
« Quel vlah, cochon de Turc !
depuis quand le traître est meilleur que le héros ?
quel sabre nommes-tu et quel Kossovo ?
n’étions-nous pas ensemble ce jour-là ?
j’ai lutté alors et je lutte encore maintenant,
mais toi, tu trahis avant comme après,
tu t’es déshonoré devant l’univers,
tu as renié[54] la religion de tes pères,
tu t’es fait esclave chez l’étranger !
Pourquoi te vantes-tu de ta ville et de ta noblesse —
toutes les villes turques qui nous environnent,
ne les ai-je pas remplies de tombes,
et ce ne sont plus des villes où peuvent vivre des hommes
mais des prisons pour de malheureux condamnés ?
Je suis un fléau de Dieu fait pour toi,
pour te punir de ce que tu as fait ! »
« Mitchounovitch parle et fait bien !
Une mère serbe n’en a pas engendré de pareil
ni avant ni après Kossovo ! »
Je n’ai pas encore tout bien dit
Pourquoi nous nous égorgeâmes à cette réunion.
Nous tranquillisâmes Vouk et le capitaine,
Mais vous connaissez notre jeunesse d’Ozrinitch ;
Dès qu’ils arrivent, ils plaisantent :
Le diable avait amené à cette réunion
Le vieux hodja[55] Brountchévitch ;
Il avait sur lui une certaine chichana[56]
À peine longue jusqu’au coude,
Il avait mis ce fusil sur l’épaule,
Et se dandinait de-ci de-là
À travers le champ, comme les autres.
Et voilà qu’un des nôtres,
En passant à côté du hodja,
Lui fourra une longue corne
Dans le goulot de son fusil.
Dieu unique ! trois cents camarades
Tombaient en mourant de rire ;
Le hodja s’étonna, en se promenant,
De voir rire tous ces hommes
Jusqu’à ce qu’il s’aperçût qu’on lui avait mis
Une corne dans son fusil.
À ce moment tout se brouilla affreusement.
Nous nous battîmes à coups de fusil.
Nous fîmes quinze brancards,
On y compta six des nôtres et neuf des leurs !
Il est temps que nous nous réunissions,
Il est temps que nous décidions quelque chose !
Notre réunion est connue de tous ;
Quand nos frères infidèles sauront,
Ils ne traîneront pas autant que nous.
Tous ceux dont nous avions besoin sont là,
Excepté les cinq Martinovitch ;
Sans doute ils n’auront pas pu venir,
Et pourtant sans eux nous ne pouvons rien faire.
Allons, amis, parlons utilement,
Ou rentrons chacun à la maison
Si nous ne voulons pas que les enfants rient de nous ;
Vivons avec les Turcs comme nous pourrons,
Mais je sais que s’ils me tombent sous la main…
Voilà que nous faisons comme les souris
Qui attachent la clochette pour le chat.
Enfin vous voilà, nous vous avons assez attendus !
Nous nous sommes réunis, amis,
Comme la noce ivre dont on parle dans le conte ;
C’est vraiment une honte pour vous
D’être venus après les autres !
Car vous êtes nos plus proches voisins.
Ne sois pas ainsi, Vouk, et vous autres, frères !
Nous serions venus depuis longtemps à cette réunion,
Mais il nous est arrivé un malheur,
C’est pour cela que nous sommes en retard.
Est-ce le vin qui a fâché vos hôtes ?
N’est-ce pas aujourd’hui votre Slava ?
Il n’y a pas eu de brouille parmi les hôtes,
Mais les Turcs nous capturèrent une femme.
Quelle femme, te moques-tu de nous ?
Raconte-nous cela, comment est-ce arrivé ?
N’aie pas peur, tous t’écouteront,
Ces histoires-là, tout le monde les écoute avec joie.
Je vous raconterai ce conte diabolique :
Nous dansions le kolo avec les invités,
Puis nous fîmes un tour avec le vin.
Brusquement, un coup de fusil part du haut de Pichtète ;
En même temps que ce coup, une voix d’homme crie :
« Au secours, qui est courageux, celui qui est bon héros !
On capture des femmes monténégrines ! »
Nous nous moquons un peu de ce cri :
Quelle captivité au centre même du Monténégro ?
Il est ivre, disons-nous, et il chante !
Puis deux coups, l’un après l’autre :
Tzik ! tzik ! encore sans donner le temps de souffler,
Et l’homme crie comme tout à l’heure.
En effet, il y a quelque chose de grave ;
Nous prenons nos fusils et nous courons.
Arrivés à l’endroit d’où venait le bruit,
voici ce que nous voyons :
Mouïo Alitch, le kavaz-bacha turc,
nous a capturé Rose Kossanova,
et s’est enfui avec son plus jeune frère !
Il y a déjà plus d’un an
qu’ils arrangent quelque chose entre eux,
mais qui aurait pu supposer
qu’une Serbe épouserait un Turc ?
Le caractère de la femme est une chose étrange,
La femme ne discerne pas entre les religions,
Elle changerait cent fois de religion
Pour faire ce que son cœur désire.
Je ne vous ai pas tout raconté encore,
Malheur pour toujours à cette âme
Qui a perdu le bonheur de Rose,
Et l’a donnée à ce Kassan,
Elle a enfermé la fée dans la prison,
Car Kassan est un misérable.
M’entendez-vous bien, Monténégrins !
Je jure sur l’honneur,
Que ma famille entière soit exterminée,
Si, la voyant partir avec un Serbe,
J’eusse fait un signe ;
Mais ce malheur m’a vivement touché !
Quand j’ai vu qu’elle allait chez les Turcs,
Je n’ai pas pu me raisonner,
Nous avons couru derrière eux ;
À Simougna nous les rejoignîmes,
Nous tuâmes les deux Alitch
Et au milieu des Turcs la malheureuse mariée ;
Pour cela nous nous sommes déshonorés
Et avons perdu notre part devant Dieu.
Mon Dieu, quelle étonnante réunion !
Des enfants auraient-ils fait cela ?
Nous n’osons faire ce que nous voulons,
Nous n’osons dire ce qui se voit ;
Nous avons quelques idées dans nos têtes
Comme si nous n’avions qu’à penser,
Comme si nous ne savions pas agir ;
Quand je passe du temps à beaucoup réfléchir
Toujours mon affaire a traîné :
Qui raisonne chez nous ne frappe pas bien.
Ne nous retiens plus ainsi, évêque,
Mais lâche tous ces hommes,
Ils attendent ce que tu vas dire,
Et tu es un peu sombre :
Tu ne parles pas et tu ne nous lâches pas,
Et ton visage est terreux ;
Tu te promènes seul, le long de ce champ,
Tu ne manges rien et tu ne peux dormir.
Tu roules de graves pensées dans ta tête,
Tu rêves sans cesse au Turc,
Et j’ai peur d’une longue réflexion.
Écoute, Vouk, et vous autres, frères !
Ne vous étonnez de rien,
Que les idées noires me hantent,
Que ma poitrine frémisse d’horreur ;
Celui qui est sur la colline même petite
Voit plus que celui qui est au pied de la colline.
Je vois un peu plus que vous autres,
C’est un bonheur ou peut-être un malheur !
Je n’ai pas peur de l’engeance du diable,
Si elle était même comme les feuilles d’une forêt,
Mais j’ai peur du malheur intérieur.
Nos riches familles ont pris l’Islam ;
Dès que nous attaquerons les Turcs de chez nous,
Personne n’abandonnera ses parents[57]
Et le pays se divisera en familles,
Et ces familles s’égorgeront,
Le diable viendra aux noces de Satan,
Et le nom serbe disparaîtra !
On supporte le mal par peur d’un autre pire !
Celui qui se noie attrape la mousse pour se sauver,
À la tête s’ajoutent les bras[58] !
Pourquoi te noircis-tu puisque tu ne veux pas être forgeron ?
Pourquoi réunis-tu tes hommes puisque tu n’oses pas parler ?
L’an dernier tu as failli être pendu par les Turcs,
Que Dieu fasse que tu expies sur tchénguélé[59] !
Tu regrettes quelque chose
et tu ne sais pas ce que tu regrettes,
Tu fais la guerre aux Turcs et tu les fais tiens en même temps,
Pour faire plaisir aux chrétiens.
Mais, il est vrai, ne te trompe pas,
Si tu leur tombes dans les mains, s’ils peuvent,
Ils te couperont la tête sur l’heure,
Ou, toi vivant, t’attacheront les mains
Et te feront souffrir, pour soulager leurs cœurs.
Le corbeau n’arrache pas les yeux à son frère ;
Un Turc ne fera jamais de mal à un Turc.
Frappe tant que tu peux frapper,
Et ne regrette rien au monde !
Tout est infecté de la trace du diable,
Notre terre sent Mahomed !
Tu as raison, mais pas complètement.
Tu aurais pu dire cela mieux,
Pour ne pas aviver ainsi ses blessures
Et ne pas l’empoisonner amèrement par le chagrin.
Nuit avec un clair de lune : les hommes sont assis autour des grands feux, le kolo chante sur la grande aire.
Personne n’a bu un verre de miel
sans l’avoir aigri par un verre de fiel ;
un verre de fiel demande un verre de miel,
mélangés ils se boivent mieux.
Bey, Ivan-bey[60], la souche héroïque,
luttait comme un lion contre les Turcs
de tous les côtés, dans les monts sanglants ;
les Turcs lui prirent la moitié de ses terres,
après l’avoir toute arrosée de sang,
et après lui avoir tué son frère,
le dragon furieux voïvode Ouroch,
sur la large plaine de Tchémovo.
Ivan pleure son frère unique,
il pleure plus voïvode Ouroch
que s’il avait perdu ses deux fils ;
il regrette plus voïvode Ouroch
que toute la terre qu’il a perdue ;
il regrette plus voïvode Ouroch
que s’il avait perdu ses yeux ;
il aurait donné ses yeux pour le frère Ouroch.
Souvent il arrive à un héros
que le ciel lui rit aux éclats !
Ivan boit la coupe de vengeance
du breuvage sacré par Dieu lui-même.
Ses blancs cheveux se répandent sur son dos,
sa blanche barbe tombe jusqu’à sa ceinture,
ses vieilles mains tiennent le sabre et la lance,
ses mains et ses armes sont ensanglantées,
il compte à chaque pas les cadavres turcs,
le vieillard saute comme un jeune homme.
Mon Dieu, le rêve ne le trompe-t-il pas,
Pour que le vieillard vole ainsi ?
L’ancien bonheur s’est réveillé :
À Karoutché, à l’extrémité de Tzrmnitza[61],
sur quinze mille soldats turcs
ils ne laissèrent pas un seul vivant ;
Aujourd’hui encore les pierres indiquent
la gloire merveilleuse du prince Tzrnoyévitch !
Que Dieu pardonne à l’âme d’Ouroch !
Quels beaux holocaustes on lui fit !
On ne compose pas un chant sans difficultés,
on ne forge pas un sabre sans effort !
L’héroïsme est le tzar de tous les maux,
ainsi que la boisson spirituelle la plus agréable
avec laquelle les générations s’enivrent.
Heureux celui qui vit dans le souvenir des siècles,
sa naissance a sa raison d’être !
l’éternel flambeau de l’éternelle obscurité
ne se consume pas jusqu’au bout,
et ne perd pas toute sa clarté.
Là où la graine commence à germer,
là il faut qu’elle donne aussi son fruit ;
est-ce l’instinct ou le conducteur spirituel ?
Ici la connaissance humaine s’arrête !
Le loup revendique ses droits sur la brebis,
Comme le tyran domine l’homme faible ;
Mettre un pied sous la gorge du tyran,
l’amener vers la connaissance du droit,
est le devoir le plus sacré de l’homme !
Si tu baises un sabre sanglant
et que tu t’enfonces dans les vagues de la nuit,
la gloire descend sur tes cendres.
Le sacrificateur européen, du haut de la chaire chrétienne,
insulte, crache sur l’autel de l’Asie.
La lourde massue asiatique brise
l’édifice sacré à l’ombre du crucifix[62].
Le sang innocent fume sur les autels,
les reliques saintes se transforment en poussière,
la terre gémit et les cieux se taisent.
Le croissant et la croix, deux symboles terribles…
leur royaume naît sur les tombeaux ;
ils se suivent le long de la rivière sanglante
dans la barque des souffrances,
il faut que l’un ou l’autre existe.
Mais l’insulte aux reliques saintes de notre enfance
est pour moi un tourment d’enfer.
Pas de nœud sur une tige droite ;
pourquoi la lune sur la croix de souffrance ?
pourquoi une taie sur la prunelle du soleil ?
Religion vraie, pauvre et malheureuse !
Effrayante nation[63] jusqu’à quand dormiras-tu ?
Un seul, c’est comme s’il n’y avait personne,
à moins qu’il y ait plus de souffrances.
La force diabolique nous entoure de partout ;
s’il y avait au moins un frère quelque part dans le monde
pour nous plaindre comme s’il pouvait nous aider !
Les ténèbres règnent au-dessus de moi,
la lune remplace mon soleil.
Oh ! quelles sont mes pensées et où suis-je plongé ?
Jeune blé[64], forme tes épis,
Ta moisson arrive avant l’époque.
Je vois un grand nombre de sacrifices
devant l’autel de l’église et du peuple,
j’entends des pleurs qui secouent les montagnes.
Il faut servir l’honneur et la renommée ;
que la lutte soit incessante !
qu’il soit ce qui ne peut pas être ! —
que l’enfer engloutisse et que le satan fauche !
sur les tombes pousseront des fleurs,
pour nos générations futures !
Que Dieu soit avec nous et ses anges !
Tu commences, évêque,
à nous dire des mots embrouillés,
comme en mars une sorcière,
ou comme parle, en automne, le dieu des forêts.
Que celui qui ceint les armes brillantes
et qui entend battre son cœur dans sa poitrine
frappe pour la croix et pour l’honneur du héros !
Baptisons avec de l’eau ou du sang
les insulteurs du nom de Christ !
Chassons la peste de l’enclos ;
que le chant d’horreurs soit chanté ;
le véritable autel est sur la pierre sanglante !
« Ainsi, pas autrement ! »
Non… non… asseyez-vous, pour écouter encore !
Je serais d’avis, frères, que, d’un commun accord,
nous invitions les notables de nos frères mahométans
à une réunion commune,
en leur donnant notre parole d’honneur
de ne pas leur nuire jusqu’à leur départ ;
pour voir s’ils viendraient avec nous
et éteindraient la sanglante flamme.
Oui, évêque, essayons encore cela !
Mais, c’est en vain, sur ma parole d’honneur !
Ce qui fut nourri par le noir diable
lui reste fidèle jusqu’à la fin.
Ils viendront à ton appel, même sans garantie,
et parmi nous seront grossiers. —
Quels sont donc ces notables
puisqu’ils s’appellent les fils du sultan ?
Une terrible malédiction tomba sur le parjure :
une mère fut forcée de maudire son fils,
c’est la princesse Mara d’Ivan Tzrnoyévitch
qui maudit son fils Stanicha[65],
car il mordit le sein en tétant sa mère,
il insulta ainsi la boisson sacrée.
La malédiction des parents atteignit les enfants :
Stanko a noirci son honneur,
il a insulté la religion du Christ
et la glorieuse famille Tzrnoyévitch ;
il a embrassé la religion ennemie
et a eu soif du sang fraternel.
Quel bruit effrayant au-dessus de Lïéchkopolïé[66] !
Deux frères luttent pour la religion
et près d’eux mille guerriers !
La malédiction maternelle atteint le fils,
Toute son armée est anéantie ;
Stanko se sauve chez Bajazet
pour manger avec lui les nez magyars.
Ô nid de la liberté des héros[67] !
Souvent Dieu t’a protégé ;
Combien de souffrances as-tu supportées ?
mais quelles nombreuses victoires t’attendent !
Les notables turcs arrivent, sept ou huit, et s’asseyent avec les Monténégrins, tous se taisent et regardent devant eux.
Pourquoi restez-vous comme des pierres ?
Pourquoi ne commencez-vous pas à parler ?
mais vous vous endormez et la nuit tombe !
Bravo, le knez des Ozrinitch !
Je commencerai, puisque les autres ne veulent pas.
Cent notables sont réunis ici,
des Turcs et des Monténégrins,
je sais bien pourquoi nous sommes ici :
pour faire la paix pour nos sangs réciproques[69].
Mais commençons, notables de ce pays,
Arrangeons-nous entre nous
pour faire la paix entre les familles :
Vélestovtzé et les Turcs de Tchéklitché,
puis Baïitzé et les frères Alitch,
pour les calmer et qu’ils fassent la paix.
Nous donnerons notre parole de la respecter
pendant quelque temps.
J’irai le premier devant les berceaux[70].
Je donnerai le prix de la tête coupée[71],
seulement faisons la paix, cassons le dinar[72]
et suspendons nos fusils meurtriers au mur !
Effendi[73], tu ne devines pas,
pourquoi nous sommes réunis ici,
et tu commences par la plus petite question.
Tu es intelligent et instruit, dit-on ;
tu as étudié à Constantinople
et tu as complété ton savoir à Kââba,
mais il te faut encore du savoir,
notre école est un peu plus difficile.
Dieu bon, qui gouvernes tout,
qui es assis sur le trône céleste
et allumes de ton regard puissant
toutes les roues lumineuses de l’univers ; —
Toi qui as étendu la poussière
au-dessous de ton trône lumineux
et l’as appelée tes mondes,
tu as animé chaque grain de poussière,
tu lui as donné la nourriture spirituelle ; —
Toi qui tiens le livre de la création,
dans lequel sont inscrites les destinées
des mondes et des êtres vivants ;
Toi, qui t’es incliné généreusement
pour vivifier les membres actifs
d’une fourmi comme d’un lion orgueilleux.
éclaircis le ciel au-dessus de ma Montagne-Noire !
Éloigne d’elle les éclairs et les tonnerres,
et l’épais nuage porteur de grêle !
Oui, ils[74] ne sont pas si fautifs ;
les infidèles les ont trompés
et les ont pris dans le filet diabolique !
Qu’est-ce que l’homme ? une faible petite créature.
Le miel s’attache même sur une bouche froide,
il s’attache plus encore à des lèvres jeunes et enflammées !
La nourriture est douce si elle n’était pas sur un hameçon !
« Bois le cherbett[75] du verre du Prophète,
ou attends le coup de hache entre les oreilles ! »
La peur salit souvent l’honneur de toute une vie,
nous sommes attachés à la terre par nos faiblesses,
l’attache est fragile, mais solide tout de même.
Ceux des oiseaux qui sont les plus faibles
sont attirés par la lueur des yeux du renard,
Tandis que ces mêmes yeux regardent un faucon en dessous.
Si tu apprends une triste nouvelle
touchant ton fils ou ton propre frère,
cette triste nouvelle triple l’affection :
ce que l’on retrouve est plus cher que ce que l’on conserve,
après un orage le ciel est plus clair,
après la tristesse l’âme est plus pure,
après les pleurs on chante plus joyeusement.
Oh ! si je pouvais voir un jour
la Montagne-Noire retrouver ce qu’elle a perdu[76] !
Alors il me semblerait
que la couronne de Lazare brille sur ma tête
et que Miloch est revenu parmi les Serbes !
Mon âme serait alors tranquille
comme un calme matin de printemps,
quand les vents et les nuages épais
sommeillent dans la prison des mers.
Par ma belle religion, je m’étonne ;
quelle allusion fais-tu, évêque ?
As-tu trouvé un vase capable de contenir deux breuvages
ou une coiffe qui aille sur deux têtes ?
Le plus petit ruisseau se perd dans le plus grand,
au confluent il perd même son nom,
et au bord de la mer tous les deux vont mourir.
Veux-tu attraper des abeilles dans ton chapeau
pour former un rucher dans tes montagnes ?
personne ne mangera le miel venant de là !
Tu pousses en vain la pierre de bas en haut :
tu casses un vieil arbre, mais tu ne le redresses pas !
Les bêtes sont pareilles à l’homme,
chaque famille a sa religion,
pour la poule et le faucon je ne demande rien,
mais pourquoi le lion aurait-il peur de l’oie, dis ?
Je m’étonne de cette question !
Le pope interroge le pécheur sur ses péchés,
si le diable ne l’a pas trompé ;
mais je n’ai pas encore vu le diable
se confesser devant le pope.
Quand ma femme me demandera où j’ai été,
je lui dirai que j’ai semé le sel :
malheur à elle si elle ne me croit pas !
Je me souviens de ce conte maintenant ;
on en retira l’autre d’un trou, —
il avait une moitié de la figure blanche et l’autre noire.
Une mouche m’est entrée dans le nez :
il m’arrivera un malheur.
Mes poignets me démangent :
si quelqu’un se querellait quelque part
nous demanderions une forte rançon.
Quel fusil lourd, voyez, frères ;
depuis quand le portes-tu, Stanko ?
À présent, frère, il me fatigue seulement,
il ne me sert pas depuis trop longtemps.
J’ai bien ri, hier soir !
deux beaux jeunes gens de Byélitzé
sont arrivés dans ma maison ;
ils commencèrent à plaisanter selon leur habitude,
disant qu’un de leurs ancêtres
avait construit un moulin,
où il n’y avait ni mare ni ruisseau ;
après l’avoir construit, on a pensé à l’eau !
Ma belle-sœur devint folle,
on ne pouvait la tenir sans l’attacher.
Je fis ouvrir pour elle les livres des prophètes,
les uns disaient : « Un chien a gratté là où elle a marché[78] »,
les autres : « Elle est ensorcelée ».
Je l’ai menée dans tous les monastères,
on consacra pour elle les saintes huiles,
je suppliais le diable dans tous les monastères
qu’il lâche ma belle-sœur Angèle,
je l’abjurais — rien ne fit !
Alors je pris une triple cravache,
Je la battis tant que la chemise entra dans la chair,
le diable se sauva ailleurs sans se retourner
et ma belle-sœur Angèle fut guérie[79] !
Turcs, frères, je frappe la pierre[80] !
pourquoi vous cacher ce que nous pensons ?
Notre petite terre est partout amoindrie,
c’est avec peine qu’un seul peut l’habiter,
les grandes forces ouvrent leurs gueules vers elle,
il ne faut pas penser y faire vivre deux peuples !
Mais acceptez la religion de vos aïeux
pour que nous défendions ensemble l’honneur de la Patrie.
Le loup n’a pas besoin de la ruse du renard ;
les lunettes sont inutiles à l’aigle !
Brisez les minarets et les mosquées,
allumez la bûche du Noël serbe
et peignez les œufs de Pâques :
faites maigre pendant les deux carêmes,
pour le reste faites comme vous voudrez.
Si vous ne voulez pas écouter Batritch.
je jure par la foi d’Obilitch,
par mes armes et par mon espérance
que votre religion nagera dans le sang,
la meilleure sera celle qui ne sombrera pas !
Le Baïram[81] ne s’accorde pas avec Noël,
est-ce ainsi, frères Monténégrins ?
Que dites-vous ? avez-vous vos raisons ?
vous enfoncez l’épine dans le pied sain.
Quels œufs, carême et bûches,
mettez-vous dans une religion vraie ?
c’est la nuit que l’on allume les torches,
mais elles sont inutiles dans les rayons du soleil !
Allah ! quelle conversation insensée !
la croix et ce qui ne l’est pas est toujours sur leurs lèvres,
ils rêvent à ce qui ne peut pas arriver,
Dieu-chukur[82] ! il y a déjà deux cents ans
que nous prîmes cette religion,
nous nous fîmes les serviteurs du Din[83].
Par ma Sainte Kââba, il n’y a pas de ruse chez nous !
Que ferait le crucifix du faible bois de tilleul
devant le souple acier aiguisé ?
Le vrai Prophète veut-il jeter sa massue,
la terre tremble de ce choc,
comme une citrouille vide au-dessus de l’eau !
Humanité faible, pourquoi es-tu aveugle ?
Tu ne connais pas les douceurs du paradis pur,
tu luttes avec Dieu et avec les hommes ;
Tu vis et tu meurs sans espoir,
Tu sers la croix et tu vis avec Miloch !
Croix est un mot vide et sec,
Miloch jette les hommes dans la folie
ou dans quelque enivrement excessif !
Un jour de prière turque
vaut mieux que quatre années de prière chrétienne. —
Ô houris, aux yeux bleus,
Vous, qui souhaitez passer votre vie éternelle avec moi,
Où est cette ombre qui puisse se lever,
pour passer devant vos yeux ?
devant vos yeux qui transpercent,
yeux qui peuvent dissoudre une pierre
et encore plus un pauvre homme
né pour se mirer dedans, —
dans vos yeux pareils à de l’eau très limpide,
où, dans deux gouttes saintes
on voit mieux l’image plus large de la puissance de Dieu,
que du haut d’une montagne, un matin de printemps,
quand on regarde un horizon pur !
Ô Stamboul, jouissance terrestre,
coupe de miel, montagne de sucre,
bain doux de la vie humaine
où les fées se baignent dans du cherbett !
Ô Stamboul, palais du Prophète,
source de la force et de la sainteté,
Dieu, à travers toi, daigne,
par le Prophète, régner sur la terre,
qui m’éloignera de toi ? ! —
Cent fois, dans ma jeunesse,
à l’aurore, je sortais du lit,
je me hâtais vers ton ruisseau[84] limpide et merveilleux
dans lequel tu mires ton visage,
plus beau que le soleil, la lune et l’aurore.
J’ai regardé dans le ciel et dans la mer
tes tours et tes sveltes minarets,
du haut desquels s’élèvent, vers l’azur,
dans l’aube tranquille,
des milliers de voix saintes,
jetant vers le ciel le nom tout-puissant
et à la terre le nom du terrible Prophète.
Quelle religion peut se mesurer avec celle-là,
quel autel peut être plus près du Ciel ?
Effendi, je te remercie ainsi !
ton sermon est très beau,
nous avons trouvé ce que nous cherchions !
Que la croix et la massue luttent !
Malheur à celui de qui le front éclate !
L’œuf intact gagne l’œuf cassé[85] !
si je le peux, vous m’entendrez !
Je ne supporterai plus, foi de Dieu,
que le hodja à Tchéklitché
continue de crier du haut de ce perchoir
comme un hibou du haut d’un hêtre creux.
Qui appelle-t-il de ces collines
tous les matins, à l’aurore ?
Je pense qu’il a déjà atteint son but.
Je ne puis pas plus le supporter, pourquoi le cacher,
que s’il était monté sur ma tête.
Mon oreille gauche bourdonne :
j’espère recevoir une bonne nouvelle.
Baïko, souffle-moi dans l’œil,
vois, si j’ai une poussière dedans.
Faites le feu pour que nous fumions !
c’est l’âme de la religion du Prophète
et l’effendi ne sera pas fâché.
Les corbeaux croassent et se battent,
ils se réjouissent, bientôt ils auront de la chair.
Ne passe pas par-dessus mon fusil, Baïko,
mais retourne en arrière par le même chemin[86].
Celui-ci suit aveuglément Hadji-hadja
et jamais il ne le lâchera
tant qu’il ne fera pas comme la chienne du moulin[87].
Qu’est-ce, frères Monténégrins,
qui a allumé cette flamme ?
D’où vient cette malheureuse idée
de parler de notre parjure ?
Ne sommes-nous pas des frères ?
N’avons-nous pas été ensemble au combat ?
Ne partageons-nous pas le bonheur et le malheur en frères ?
Les cheveux jeunes sur des tombes glorieuses[88]
ne sont-ils pas coupés par autant des hanoums que des femmes serbes ?
Ô terre maudite, disparais !
ton nom est affreux et épouvantable ;
ai-je un jeune héros,
tu me le prends dans sa première jeunesse ;
ou ai-je un homme célèbre,
tu me le prends, chacun avant son temps ;
ai-je une couronne de beauté
posée sur le front de jeunes mariés,
tu fauches tout dans sa fleur de jeunesse.
Devant mes yeux tu t’es changée en sang !
En vérité tu n’es pas autre chose
qu’un monceau d’os et de tombeaux
sur lesquels la jeunesse volontaire
ne peut célébrer que la fête de l’horreur !
Ô Kossovo, affreux tribunal !
que Sodome brûle au milieu de toi !
Quoi donc, Serdar, quel vilain discours :
La jeunesse à la poitrine enflammée,
où le cœur bat à se rompre
et où le sang coule avec orgueil, —
qu’est-elle ? la proie généreuse
qui passe des champs de bataille
dans le joyeux royaume de la poésie,
comme les claires gouttes de rosée
qui montent dans les rayons du soleil.
Y a-t-il plus grand déshonneur que la vieillesse ?
Les jambes fléchissent, les yeux trompent,
le cerveau s’égare dans le crâne,
le front ridé devient enfantin,
des plis affreux défigurent le visage,
les yeux troubles s’enfoncent dans la tête,
la mort rit hideusement sous le front,
comme la tortue sous sa carapace.
Pourquoi parler de Kossovo et de Miloch ?
Nous avons perdu là notre bonheur ;
mais les bras et le nom monténégrins
sont ressuscités du tombeau de Kossovo
au-dessus des nuages au milieu du glorieux royaume,
où Obilitch règne parmi des ombres.
Mahomed et la folie sont dans vos têtes !
Turcs, malheur à vos âmes !
Pourquoi arrosez-vous la terre de Son sang ?
La mangeoire est trop petite pour deux coursiers.
Non, Serdar, tu n’es pas sur le vrai chemin !
La religion turque ne peut pas supporter
qu’on la blâme, nous vivants.
Quoique le pays soit assez étroit
deux religions peuvent s’y accorder,
comme dans un plat les sauces s’accordent.
Vivons comme nous l’avons fait jusqu’ici, en frères,
il ne nous faut pas d’autre amitié.
Oui, Turcs, mais cela ne se peut pas ;
notre amitié est risible !
Nos yeux se rencontrent mal,
ils ne peuvent pas se regarder fraternellement,
mais en ennemis, avec sauvagerie ;
les yeux expriment, malgré tout, ce que le cœur pense.
Regardez, amis, quel beau sarouk[89] !
Où l’as-tu acheté, aga, par ta foi ?
Je ne l’ai pas acheté, Vouk,
mais le vizir m’en a fait cadeau
quand j’ai été à Travnik[90], cet été.
Pour l’amour de Dieu, trouve-m’en un pareil,
je donnerai en échange un bœuf qui laboure.
Je t’en ferai cadeau, Vouk,
si tu veux que nous devenions koum[91] ;
je veux bien l’être avec un héros tel que toi.
Il n’y a pas de vrais koum sans baptême.
Si tu veux le baptême j’accepte même quatre fois.
La tonsure est comme le baptême[92].
Je serai koum, mais jamais remplaçant.
Trois serdars et deux voïvodes
avec leurs trois cents faucons,
faucon Baïo avec ses trente dragons,
il ne mourra pas tant que le monde existera ! —
rencontrèrent Souleyman-vizir
sur le sommet du mont Vrtiélïka
et s’égorgèrent tout un jour d’été jusqu’à midi.
Le Serbe ne voulut pas trahir le Serbe
pour que le monde le bannisse par le mépris,
pour que sa souche soit montrée du doigt
comme la maison infidèle de Brankovitch ;
mais tous tombèrent l’un à côté de l’autre,
en chantant et tuant les Turcs !
Trois restèrent seulement vivants
sous les monceaux de cadavres turcs !
Ces Turcs ont passé sur eux blessés.
Quelle belle mort, que le lait serbe leur soit doux !
Dieu fera aux héros une âme resplendissante
et les prières éternelles s’élèveront vers leur tombe.
Trois mille jeunes gens pareils
attaquèrent Souleyman-vizir
avant l’aurore, sur le champ de Krstatz.
À celui qui agit Dieu donne la force !
Ils brisèrent la force de Souleyman ;
bonheur à celui qui s’est trouvé là,
les blessures de Kossovo ne lui font plus mal,
il ne rend plus le Turc fautif de rien.
Héros, Serbes de Vrtiélïka,
la clarté se verra toujours
sur votre tombe sacrée !
Dix gavaz[93] viennent d’arriver de Podgoritza, envoyés par le nouveau vizir qui fait la tournée de l’Empire ; ils donnent à l’évêque une lettre. L’évêque la lit soucieux.
Dis, évêque, que t’écrit le vizir ?
Nous ne voulons plus que l’on nous cache rien,
même si l’on nous dit que tous les Turcs ont des ailes.
« Sélim-vizir, esclave de l’esclave du Prophète,
le serviteur du frère du soleil universel,
l’envoyé du tzar de toute la terre, —
porte à votre connaissance, notables et évêque,
le tzar des tzars m’a envoyé,
pour visiter tous ces pays,
pour voir comment la terre est gouvernée,
pour voir si les loups ne mangent pas trop de viande,
si une brebis ne cache pas
sa toison quelque part le long de la route ;
pour que je coupe ce qui est trop long,
pour que je vide ce qui est trop plein,
pour que je voie les dents de la jeunesse,
que la rose ne se perde pas dans les ronces,
que la perle ne périsse pas dans les ordures,
que je resserre les rênes de la raïa[94],
car la raïa est pareille aux autres animaux.
J’ai entendu parler de vos montagnes,
la famille sainte du Prophète
sait reconnaître le prix de la vaillance :
les hommes mentent quand ils disent
que le lion a peur si peu que ce soit d’une souris.
Toi, évêque, et vous, les principaux serdars,
venez vers moi, sous ma tente, en vue du tzar,
pour recevoir mes cadeaux,
et continuez à vivre comme jusqu’à présent.
Les dents fortes cassent la noix dure,
Le bon sabre coupe même une massue,
plus facilement encore la tête d’un chou.
Les roseaux ploieront toujours sous l’ouragan !
qui peut arrêter les ruisseaux
dans leur course vers la mer bleue ?
Qui ose sortir de l’ombre merveilleuse
de l’effrayant drapeau du Prophète ?
le soleil le brûlerait comme une foudre !
une main faible ne peut pas forger l’acier dur.
La souris dans la citrouille n’est-elle pas prisonnière ?
pourquoi mordre le mors ? — pour se casser les dents[95] ?
Le ciel n’a pas de prix sans la foudre !
Le foukara[96] a des yeux qui se dérobent.
La pauvreté change l’homme en brute affreuse,
ou en bonne âme quand on lui casse les côtes.
Malheur au pays où passe une armée ! »
Le marchand ment avec un sourire,
la femme ment en versant des larmes,
personne ne ment si grossièrement qu’un Turc.
Ne retenons plus ces envoyés !
Qu’ils s’en retournent au plus vite,
pour que leur vizir n’ait pas une autre pensée,
qu’il sache tout de suite ce qu’il faut qu’il fasse.
Réponds-lui comme tu sais le faire, évêque,
et soigne son honneur comme lui le tien !
« De l’évêque et de tous les notables
la réponse à la lettre de Sélim-pacha :
La noix dure est un fruit extraordinaire, —
tu ne le brises pas, mais contre lui tu casses tes dents !
Le vin n’est plus au même prix qu’autrefois,
le monde n’est plus ce que vous pensiez.
Donner l’Europe en cadeau au Prophète, —
ce serait un péché même d’y penser !
Un fruit trop gros s’arrête dans la gorge.
Le sang humain est une nourriture affreuse,
il commence à vous étouffer déjà !
Vous avez rempli l’outre de péchés.
La sangle de la jument du Prophète éclate[97] !
le vaillant voïvode Karl
ainsi que Sobeysky et que le voïvode de Savoïa
cassèrent les cornes du démon[98] !
Dans le Koran il n’est pas écrit la même chose,
pour les deux frères du même nom[99].
Bourak[100] a buté devant Vienne,
la voiture s’est retournée de haut en bas ;
le royaume ne vaut rien à des barbares
à moins que le monde ne s’en moque.
Ce n’est pas l’homme, mais le porc-épic
qui a l’intelligence sauvage et l’affreux caractère.
Celui qui a la loi dans la massue,
ses traces empoisonnent l’humanité !
Je devine ce que tu as voulu dire !
Les traces sont nombreuses jusqu’à la grotte[101] !
Tu ne t’es pas préparé pour visiter mes monts !
Chez nous il n’y a pas d’autre idée
qu’aiguiser nos dents contre les voisins,
pour garder le troupeau des bêtes fauves.
La porte du rucher est trop étroite !
Pour l’ours la hache est prête !
Vous avez encore des terres et des brebis,
Dévastez ces terres et écorchez vos bêtes.
Chez vous de tous côtés gémit
le mal sous le pire, ainsi que le bien sous le mal.
Je suis descendu une fois à votre corde,
et cette corde a failli craquer.
Depuis ce temps-là nous sommes de meilleurs amis,
Vous m’avez appris la prudence ! »
Voilà la lettre, et partez vite,
donnez-la-lui, pour qu’il comprenne !
Tiens, Ridjal, prends cette cartouche,
donne-la comme cadeau au vizir
et dis-lui que c’est le prix de
n’importe quelle tête monténégrine.
Quelle cartouche en cadeau au vizir
brigand volontaire du djaour[102] !
On ne parle pas ainsi aux vizirs,
là où ils arrivent ils apportent la fièvre,
les larmes montent seules dans les yeux,
et la terre hurle de douleur !
Si tu n’étais pas dans notre maison
je saurais bien te répondre !
mais je veux te dire quelque chose tout de même :
ne sommes-nous pas tous les deux brigands ?
Lui, parce qu’il enchaîne les esclaves,
il est meilleur parce qu’il a plus pris.
Je suis brigand parce que je chasse les brigands,
mon brigandage a plus de renommée ;
Je ne brûle pas les pays et les peuples,
mais nombreux sont les tyrans
qui sont tombés sur le nez devant moi[103].
Nombreuses sont vos hanoums qui, en pleurant,
ont dévidé des pelotes noires derrière moi[104].
Voyez-vous ces deux diables,
à cause de quoi s’égorgent-ils
et s’arrachent-ils les yeux l’un à l’autre ?
Derrière eux sont trente poules,
ils peuvent vivre comme deux sultans,
si leurs mauvaises têtes le leur permettaient ;
Mais pourquoi leur querelle m’intéresse-t-elle ? —
je voudrais pourtant que le plus petit gagnât ;
et toi, que souhaites-tu, aga, par la barbe de ton prophète ?
Je voudrais que le plus grand gagne ;
pourquoi Dieu l’a-t-il créé plus fort ?
Puisqu’il est plus grand, qu’il soit aussi plus fort !
Une nuit de clair de lune ; tous sont assis autour des feux et le kolo sur la grande aire chante.
Nouvelle Ville[105] tu es près de la mer
et tu comptes les vagues de l’étendue
comme un vieillard, assis sur une pierre,
qui égrène son chapelet.
Quel beau rêve as-tu fait alors ?
Les Vénitiens t’entourèrent par la mer,
Les Monténégrins te ceignirent par la montagne,
ils se rencontrèrent dans tes murs,
t’arrosèrent de sang et d’eau bénite ;
depuis tu n’es plus empestée d’infidèles.
Topal-pacha avec vingt mille hommes,
pour aider la Nouvelle Ville, accourait,
les jeunes Monténégrins le rencontrèrent
sur le champ sûr de Kaméni.
Le nom de la kape turque mourut à cette place,
toute l’armée turque sombra en un seul tombeau,
on voit encore aujourd’hui les ossements !
Que fais-tu, serdar, avec cette ceinture ?
Je la mets par-dessus mes habits.
Pourquoi la mets-tu sur tes habits ?
L’affreuse sorcière m’étouffe la nuit,
dès que je m’endors elle ne me lâche pas.
Quelle sorcière, pour Dieu !
il n’y a pas de sorcière là-dedans
mais tu es gros comme un tonneau
et ta graisse t’étouffe, quand tu te couches ;
elle ne m’a jamais étouffé que je sache !
Je n’en puis plus, frère,
je porte toujours du raifort[106] sur moi,
ainsi qu’une branche de ronce dans ma doublure ;
mais tout cela ne fait rien
et je mets ma ceinture par-dessus mes habits.
Comme ces infidèles parjures sentent mauvais ;
sens-tu quelque chose, Rogan ?
Comment, knez, ne sentirais-je rien !
Quand je suis assis près d’eux
je tiens toujours mon nez dans mes mains, —
autrement je serais malade ;
à cause de cela je me suis sauvé ici à part
car près d’eux je ne pourrais pas attendre l’aube.
Tu vois comme nous sommes loin d’eux
et encore cette affreuse odeur
d’infidèle arrive jusqu’ici.
Quel est ton malheur, Mandouchitch,
que tu parles ainsi toute la nuit ?
Non, Rogan, ne le réveillons pas,
car il parle comme s’il était éveillé ;
nous l’interrogerons sur quelque chose,
pour rire au moins un peu.
Dis, Vouk, ce que tu racontais
de notre ban Milonitch.
Y a-t-il eu une querelle entre vous ?
Non, frère, il n’y a rien entre nous,
mais je lui dis quelque chose pour sa belle-fille.
Qu’est-ce ? dis-le-moi en secret !
Elle est plus jolie qu’une blanche fée,
elle n’a pas encore dix-huit ans,
et a emporté tout mon cœur !
Pourquoi a-t-elle emporté ton cœur ?
Il n’y a pas de quoi se moquer pour cela !
parce qu’il n’y en a pas de semblable dans le monde.
Si je n’étais pas neuf fois koum de la famille[107] de ban Milonitch,
j’aurais ravi sa jeune bru
et me serais sauvé avec elle par le monde.
Ne dis pas de bêtises, malheur à ta mère !
en effet tu as perdu toute ta raison.
Est-ce un diable ou sont-ce des magies
ou quelque chose de pire que tout cela ?
quand je la vois rire, si jeune,
le monde tourne autour de ma tête.
J’aurais pu oublier tout encore,
mais le diable m’amena un soir
et je passai la nuit dans la cabane des Milonitch.
Avant l’aube, la nuit était claire,
le feu flambait au milieu de la prairie,
elle vint de quelque côté
et s’assit près du feu pour se chauffer ;
elle entendit que tout le monde dormait dans la cabane,
alors elle défit ses nattes.
Ses cheveux tombèrent jusqu’à sa ceinture,
elle peignait ainsi ses cheveux,
en même temps que d’une voix mélodieuse elle pleurait
comme un rossignol sur la branche de chêne.
Si jeune, elle pleure son beau-frère André,
le fils aîné du ban Milonitch,
tué l’année dernière
par les Turcs à Douga, passage sanglant ;
le beau-père n’a pas laissé sa bru se couper ses cheveux :
il regrettait plus les nattes de sa bru
que la tête de son fils André.
Elle pleure, si jeune, à arracher le cœur,
ses yeux brûlent plus vifs que la flamme,
son front est plus beau que la lune,
et je pleure avec elle comme un petit enfant.
Qu’il est heureux André d’être tué,
quels beaux yeux le pleurent,
quelle belle bouche le regrette !
Que je vous raconte à quoi j’ai rêvé :
et il y a beaucoup de monde
comme pour les Rogations.
Le soleil brûle à faire tomber les yeux,
la terre est dure et sèche où nous allons ;
nous descendons comme qui dirait dans ce champ,
nous nous reposons sous un pommier
sous lequel une source coule.
Nous nous mettons tous à l’ombre,
nous cueillons des pommes mûres,
elles étaient douces comme du sucre ;
le pope dit un évangile à cette place.
Pendant ce temps, cinq Martinovitch
se lèvent l’un derrière l’autre ;
derrière eux trois ou quatre amis partent :
tout le monde regarde où ils s’en vont.
Quant à eux, ils prennent les échelles et montent sur l’église,
ils montent sur l’autel de l’église,
ils y mettent une croix en or.
La croix brille comme le soleil dans la forêt, —
et tout le peuple se mit debout,
salua la croix sainte.
Je me réveillai de peur !
Sois heureux, tu as bien rêvé !
J’ai été aussi en peine pour un rêve,
me défendant des chiens,
j’en ai tué cinq ou six avec mon sabre.
Si j’étais parti en guerre,
pour sûr j’aurais égorgé quelques Turcs.
J’ai été à la noce cette nuit,
j’ai marié mon frère Bogdan à une hanoum !
nous l’avons baptisée dans notre église ;
après le baptême, nous les mariâmes.
J’ai vu Ozro[108] cette nuit en rêve !
Nous étions partis deux cents Ozrinitch,
nous avions amené autant de chevaux
prendre du vin pour notre slava,
et nous retournions avec la boisson de Cattaro.
Les hommes chantaient, tiraient des coups de fusil,
jusqu’à ce que nous fussions arrivés en haut de Pototchina.
Nous y vîmes trois cents amis assis,
tous ils avaient des dolamas[109] vertes,
tous portaient des tokés[110] et des armes ;
nous pensâmes : qui est-ce ?
Quels hôtes ? ce n’est pas leur temps.
Nous regardons mieux : c’était Ozro,
et avec lui des Ozrinitch choisis
(il n’y a pas un de ceux-là vivant) ;
ils déversèrent sur nous tout un tonnerre de paroles :
pourquoi nous ne bâtissons pas l’église à Tchévo,
à Saint Archange[111] pour qu’il nous aide partout ?
Là nous faillîmes nous égorger,
je tremble encore de la peur que j’eus !
Toute la nuit, je rêve et je radote,
dès que je me lève, j’oublie tout.
Knez Baïko, tu es un peu triste.
Ce qui arrivera ne peut pas être empêché,
mais parle-nous, même si cela ne te plaît pas.
Je veux bien, knez, cela m’est égal !
j’ai fait cette nuit un très vilain rêve :
toutes mes armes étaient en morceaux.
Il m’arrivera un malheur
ou quelque perte de famille ;
toutes les fois que j’ai fait un pareil rêve
j’ai préparé ce qu’il faut pour un mort.
Mandouchitch, pourquoi es-tu triste ?
Pourquoi ne racontes-tu pas à quoi tu as rêvé ?
Je n’ai rien rêvé et ne sais pas raconter ;
toute la nuit, j’ai dormi comme si j’étais mort.
Je raconterai, puisque vous vous taisez :
je vis en rêve Drachko Popovitch ;
et il me semble, je parierais bien,
que le voilà qui descend ce champ.
L’homme est tout de même une chose étonnante !
nous ne pensions pas jusqu’à présent
à notre meilleur voïvode ;
où a été Drachko Popovitch ?
Drachko est allé jusqu’à Venise.
Quand Souleyman attaqua Cattaro,
il frappa la ville avec le canon de hêtre ;
pope Stiépan se trouva alors à Cattaro,
il tira un coup de canon sur l’arme de Souleyman,
l’obus entra dans le goulot même
et cassa le canon en trois cents morceaux.
Alors le pope reçut un traitement du doge :
cent sequins par année,
et Drachko est allé à Venise
pour toucher des Vénitiens ce traitement.
Tournez, enfants, les broches de ces cinq, six moutons,
pour déjeuner et aller à nos maisons.
Raconte quelque chose, Drachko, de Venise !
Comment est le peuple de ce côté ?
Tu demandes comment est le peuple, Rogan ?
comme les autres, il n’a pas de cornes !
Je sais bien qu’il n’a pas de cornes,
mais est-il beau et riche ?
Il y en a, frère, qui sont beaux,
mais des laids dix fois plus,
on ne peut les regarder sans horreur.
Il y a pas mal de riches.
ils sont fous de richesses,
et radotent comme de vieilles femmes.
Tous les coins, par contre, sont remplis de misérables ;
ils peinent à la sueur de leur front,
pour gagner un morceau de pain sec.
Je voyais parfois que deux hommes
prenaient une grosse femme
à la chair morte et molle,
pesant souvent près de cent kilos ;
Ils la portaient à travers la ville
En plein jour, par-ci, par-là ; ils ne craignaient
ni pour leur honneur ni pour leur considération.
Ils voulaient seulement gagner un morceau de pain.
Leurs maisons sont-elles belles, Drachko ?
Leurs maisons sont une des beautés du monde !
Mais il est difficile de vivre dedans :
On y étouffe tant elles sont étroites,
Il s’en exhale une odeur affreuse ;
Les habitants n’ont pas une goutte de sang au visage.
Et comment te reçurent-ils ?
Comment veux-tu qu’on me reçoive, vouk ?
je ne connaissais personne là-bas,
qui veux-tu qui me reçoive ?
Et ce vilain et affreux tumulte
m’empêchait de sortir de ma maison.
Tout le temps le bruit régnait autour de moi,
Dès que je voulais sortir à travers la ville ;
C’était comme le mardi gras, chez nous,
Quand la jeunesse fait la mascarade.
S’il ne s’était pas rencontré un ami :
Le fils de Zané Grbitchitch,
Je n’aurais plus retrouvé ma maison,
J’aurais laissé mes os là-bas ;
il m’a reçu fraternellement,
et m’a mené partout dans Venise.
Sont-ils braves, Voïvode ?
Non, ma foi, Mandouchitch :
Sur leur héroïsme on ne peut discourir !
Ils avaient fait venir chez eux
Nos pauvres frères : les faucons Dalmates,
Ainsi que les héroïques Croates,
Leurs bateaux en étaient remplis.
Ils les chassaient à travers le monde
pour qu’ils leur procurent la richesse,
afin de mieux envahir les villes et les pays.
Leurs tribunaux sont-ils justes ?
Oui, frère, que Dieu t’en garde !
Un peu mieux que chez les Turcs[112] !
Il y avait une très grande maison
Où l’on construisait des bateaux ;
Il y avait là des milliers de malheureux,
Tous étaient brutalement liés par des fers ;
Ils construisaient les bateaux du Prince[113].
Là, à cause des pleurs et de la grande misère,
l’homme ne peut pas pénétrer.
Les uns de ces forçats étaient enchaînés,
Prêts à partir sur de grands navires ;
Ils devaient les conduire sur les mers,
Le soleil d’été les brûlait,
Les pluies, le mauvais temps les minaient.
Ils étaient rivés là dedans,
Plus malheureux que le chien,
Attaché nuit et jour près de l’étable.
Leurs prisons étaient pires encore,
Sous le palais où vit le doge.
N’importe quel trou est préférable
À ces horribles et tristes prisons.
Un cheval crèverait dedans,
On n’oserait pas y mettre un chien !
Encore moins un malheureux homme !
Là-bas, ils ligotent les hommes,
Et les égorgent dans les caves sombres ;
Je tremble, que Dieu les tue,
Quand je pense à cet épouvantail !
Personne n’ose plaindre un autre,
Encore moins lui venir en aide.
Quand je vis cette grande misère,
Mon cœur me fit mal et je parlai :
« Que faites-vous de ces hommes, misérables ? !
pourquoi ne les tuez-vous pas noblement !
pourquoi leur infligez-vous de pareilles souffrances ? »
Tout à coup Grbitchitch chuchota à mon oreille :
« Ne dis pas de semblables mots,
On n’ose pas dire la vérité ici ;
Pour ton bonheur ils ne t’ont pas compris. »
Écoutez ce que je vous dis aujourd’hui :
Par leurs prisons j’ai pu voir,
Qu’ils font des péchés devant Dieu,
Et que leur royaume périra,
Il tombera dans des mains meilleures.
Puisque tu sais prophétiser ainsi,
Ont-ils peur de quelqu’un en ce monde ?
L’homme sans une crainte n’existe pas,
Quand ce ne serait que la peur de son ombre.
Ils n’avaient d’autres peurs
Que celle des sbires[114] et des espions ;
Tout Venise tremble devant eux.
Quand deux hommes parlent dans la rue,
Un troisième tend l’oreille pour écouter ;
De suite il court au tribunal,
Pour raconter ce qu’il a entendu,
En ajoutant et inventant quelques détails.
Le tribunal de suite arrête ces deux-là,
Et les envoie souffrir aux galères.
Ce régime de terreur les paralysait,
Et leur faisait perdre toute confiance.
D’une extrémité de Venise à l’autre,
Il ne se trouve pas un seul homme
Qui ne soupçonne dans son voisin
un agent secret ou un espion.
Grbitchitch jurait, l’autre jour,
que ces agents et ces espions
avaient dénoncé une fois un doge
devant le Sénat et devant tout le peuple,
et ce doge avait eu la tête coupée
juste sur le seuil de son palais.
Comment ne pas les craindre,
puisqu’ils osent s’attaquer à un doge ? !
Y avait-il des jeux à Venise
Comme chez nous quand nous nous réjouissons ?
Il y avait des jeux, mais différents des nôtres.
Ils se réunissaient dans une maison,
après le dîner, à la nuit tombée.
La maison était grande, c’était tout un monde !
des milliers de bougies y étaient allumées ;
partout contre les murs des pièces séparées[115]
étaient remplies de monde,
ainsi que la maison entière.
Tous regardaient de ces pièces
comme des souris de leurs trous.
Tout à coup un rideau se leva,
la troisième partie de la maison s’ouvrit ;
Dieu bon, quelle chose étonnante !
Il sortit de là une foule de monde,
plus que l’on n’en peut voir dans un rêve,
tous bigarrés comme des chats sauvages.
Ils se mirent à hurler dans la maison,
de partout on battait des mains ;
j’ai failli mourir de rire !
Un peu après ils disparurent,
d’autres vinrent prendre leur place.
Quelle honte, quelle ridicule misère !
Personne n’en verra de semblable :
Leurs grands nez étaient longs d’un quart[116],
de leurs têtes sortaient des yeux comme chez des revenants,
ils ouvraient leurs gueules comme des loups affamés,
ils mettaient des jambes de bois
et marchaient comme sur des béquilles ;
ils étaient habillés de haillons ;
Si on les rencontrait en plein jour,
les cheveux s’en dresseraient d’effroi !
Tout à coup quelqu’un, que Dieu le bénisse !
cria d’une des petites séparations :
« Sauvez-vous tous, la maison brûle ! »
Dieu bon, si vous aviez vu cette honte !
On commença à crier, à hurler,
à casser tout, à pleurer, les chapeaux tombèrent.
Les hommes par centaines furent piétinés ;
on était serré à étouffer,
tel un troupeau chassé par une bête sauvage.
Le lendemain nous allons encore par là,
il n’y avait personne dans la maison,
ses portes étaient fermées.
Je vous raconterai encore une de leurs plaisanteries,
je sais d’avance que vous ne me croirez pas :
J’ai vu des hommes à Venise
qui sautent et dansent sur une corde.
Cela ne peut pas être vrai, Drachko,
Mais ils ont fait de la magie devant tes yeux.
Je l’ignore, mais je les ai vus.
Comme toi, je pense que c’est magique.
Quelle autre chose veux-tu que ce soit ?
J’ai entendu dire par un grand-père,
les uns sont venus une fois à Boka[117]
de Talie[118] ou d’un autre pays.
Ils sont venus chez nous un jour de marché,
ils ont crié à tout le peuple :
« Regardez donc ce coq ! »
Quand on regarda le coq,
il traînait une poutre à sa patte ; —
peu après on s’aperçut
que ce n’était qu’une paille !
Une autre fois ils crièrent : « Écoute, peuple !
chacun va tenir une grappe de raisin à la main,
vous en approcherez un couteau,
mais faites bien attention
que personne ne coupe la grappe que l’on tient ! »
Tout à coup chacun voit une grappe dans sa main,
et en approche tout près le couteau.
Mais, à la stupéfaction générale,
à la place d’une grappe chacun tenait son nez,
et en avait approché le couteau pour le couper !
Un troisième cria d’un mur :
« Écoutez, peuple, ne vous noyez pas ! »
Pendant ce temps chacun croit voir une rivière ;
homme ou femme, tous, pour marcher dans l’eau,
lèvent leurs habits.
Peu après on regarde : il n’y a ni eau ni traces d’eau !
mais ils restaient avec leurs habits retroussés.
Quand le peuple vit qu’on l’avait trompé,
il voulut tuer les farceurs ;
ceux-ci se sauvèrent à Cattaro.
Ce jeu est pareil à celui de corde, Voïvode !
Chantaient-ils bien à la gouzla, Voïvode ?
Quelle gouzla, que demandes-tu, malheur ?
on ne la nommait même pas là-bas.
Pour tous les jeux sans la gouzla
je ne donnerais pas un para turc.
La maison, où l’on n’entend pas de gouzla,
est morte ainsi que ceux qui l’habitent.
Nous t’avons interrogé sur toute chose ;
as-tu vu le prince[119], Voïvode ?
Je l’ai vu, frère, comme je te vois maintenant.
Comment était-il, par ta foi ?
C’était un homme moyen ;
s’il ne portait pas un si grand nom,
il n’aurait pas peur du mauvais sort.
Comment s’appelle-t-il, Voïvode ?
Valiéro[120], et encore je ne sais pas comment.
T’a-t-il demandé quelque chose sur ces régions ?
Il m’a interrogé, frère, je ne sais même comment.
Je vins devant lui avec Grbitchitch,
je fis le salut comme on me l’avait dit ;
Le prince me fit un aimable accueil,
il m’interrogea sur nos régions,
et je pensai : il aime les Monténégrins,
car il nomma toutes les batailles
où les nôtres aidèrent les Vénitiens.
Un peu après, il parlait comme un enfant ;
il me demanda au sujet de nos voisins,
les Bosniaques et les Albanais :
« Quand ils attrapent, dit-il, un Monténégrin
soit mort ou vivant dans leurs mains,
le mangent-ils ou que font-ils ?
— Comment ! nous manger, pour Dieu ! lui dis-je.
Dans quel pays un homme en mange-t-il un autre ?
— J’ai entendu dire, ajoute-t-il encore,
qu’un peuple de là-bas mange les serpents !
— Quels serpents, noble prince, lui répondis-je ;
ce n’est pas agréable de les rencontrer sur la route,
les cheveux s’en dressent d’horreur ! »
Je pense qu’il t’a bien reçu.
Non seulement bien, mais très bien !
Il me promit même ce que je ne lui demandai pas,
et je pensai en sortant de chez lui :
quel bonheur ai-je aujourd’hui et dans l’avenir,
voilà du bonheur aussi pour tous les Monténégrins !
je leur rapporterai au moins assez de poudre
pour avoir de quoi se battre contre les Turcs.
Quand, après, tout s’effaça,
comme si l’on n’avait rien dit !
Dorénavant je ne le croirai plus,
même s’il disait que le lait est blanc !
Comment te nourrissaient-ils, Voïvode :
leurs mets étaient-ils bons ?
Il n’y avait pas là de mets sauf le pain ;
mais ils apportaient quelques affreuses douceurs,
il fallait lécher trois heures pour finir de manger.
Les deux tiers de leurs hommes
étaient encore jeunes, mais sans dents,
toujours à cause de ces douceurs.
Je souhaitai de la viande et j’en mange
pour la première fois à mon gré ici.
Mon Dieu, c’est vraiment étonnant !
Voyez-vous ici, à Cattaro,
ce même Sovra provéditore[121]
et les autres notables vénitiens ?
ils aiment mieux une poule ou un œuf
qu’un mouton ou qu’un fromage blanc.
Quel nombre étonnant de poules
ils peuvent égorger dans l’année.
Ils meurent dans les richesses
avec de gros ventres et des moustaches coupées[122],
en jetant de la cendre[123] sur leur tête,
et se mettant des boucles d’oreilles comme des femmes.
Dès qu’ils ont une trentaine d’années
tous deviennent comme de vieilles femmes,
on ne peut les regarder sans honte ;
dès qu’ils montent un peu l’escalier
ils deviennent blancs comme du linge,
et quelque chose leur bat sous la gorge,
on dirait qu’ils vont mourir de suite !
On coupe les rôtis et l’on s’assoit pour déjeuner. Serdar Yanko demande à qui est le mouton et regarde dans l’omoplate[124] ; on lui dit que la bête appartenait à Martin Baïitza.
Quel bel os et comme tout y est bien écrit !
Bonheur à toi jusqu’à la fin de tes jours, vieillard,
tu verras durant ta vie une chose merveilleuse !
Que dit-on, quel est notre côté,
depuis la croix ou depuis la racine ?
Nous avons toujours regardé depuis la croix.
J’ai mangé mille épaules,
mais je ne vis jamais un si grand malheur !
À qui est l’omoplate que je regarde ?
sa maison est éteinte,
elle n’entendra plus le coq chanter ;
l’os est percé au milieu
comme si on l’avait percé avec une alène ;
sur l’os il y a vingt tombeaux désignés,
et pas un n’est loin de la maison !
Celui-ci a vingt bêtes à cornes,
son aire, près de la maison, est jolie,
le toit de sa maison est assez fort[125],
ses chevaux sont sains et beaux ;
il cache quelque part un magot,
on dirait qu’il n’y a pas beaucoup d’argent,
et tous ceux de sa maison savent cela.
Quel beau rapt quelque part,
mais il est sanglant, que Dieu le maudisse ;
un vrai Kossovo[126] est tombé tout autour !
Que dites-vous comme des sorcières,
comme de vieilles femmes quand elles regardent les grains.
Que sauront dire les os morts
sur ce qu’il adviendra de quelqu’un ?
Pourquoi te fais-tu si grave ?
Tu sais mieux dire l’avenir d’après ces os
que n’importe lequel d’entre nous.
Tu n’aurais pas permis à quiconque de prendre une épaule
sans l’arracher de sa bouche.
Tu m’en as pris au moins cent fois.
pour les voir un peu plus vite ;
la moitié de ta vie s’est passée à cela.
Allons, Vouk de Lïéchève Stoupe,
prends la gouzla pour nous égayer ;
puisque c’est bien, que ce soit mieux encore.
Plaine de Tchévo[127], nid de héros,
sanglant champ de bataille,
de combien d’armées tu te souviendras,
tu as attristé de nombreuses mères !
Les os humains te recouvrent toute,
tu t’es enivrée de sang humain !
Depuis Vidov-dan tu nourris toujours
de viande d’homme et de cheval
les corbeaux et les loups noirs.
Un jour, c’était effrayant à regarder,
la fumée noire t’avait couverte,
cent mille Turcs étaient là.
Autour de toi les fusils tonnaient,
par milliers les jeunes gens hurlaient,
et des volées de corbeaux croassaient.
Derrière le brouillard le soleil brilla :
vers le soir, le ciel devint clair au-dessus de toi,
nous comptions les Turcs morts sur toi,
nous ne pouvions jamais être d’accord,
si grand était leur nombre.
Allons, Vouk, ne cesse pas,
il n’y a pas de conversation sans celle-là !
Je ne sais pas, Voïvode, il vaut mieux me taire.
On entend des coups de fusil au loin, les hommes chantent, il y en a cent cinquante environ.
Qu’est cela ? on dirait des fous !
C’est la noce de Moustafitch.
Soulïo, porte-drapeau turc, se marie
avec la nièce du kadi d’Obod[128].
Toute la noce, il me semble, n’est pas composée de Turcs,
mais il y a aussi des Monténégrins !
Il y a là des Monténégrins,
un peu moins de la moitié !
Où vont-ils ces chiens, ramasseurs de miettes,
ces Brankovitch[129], ces lèche-assiettes ?
Pourquoi cette camaraderie avec les Turcs ?
Et quel est ce diabolique mariage,
puisqu’ils n’ont aucune bénédiction,
et vivent comme des animaux ordinaires ?
Ils n’ont aucune bénédiction,
mais ils font un certain accord
comme s’ils louaient une vache ;
ils ne considèrent pas leurs femmes comme des personnes,
mais les tiennent comme des esclaves vendues.
Ils disent : « La femme est à l’homme
un fruit doux ou un agneau rôti ;
pendant qu’elle est ainsi qu’elle reste à la maison,
si elle n’est pas ainsi qu’elle aille dehors. »
Mon Dieu, quelle race de chien,
qui s’enivre de mal et d’injustice !
Où elle arrive, elle n’a pas de loi ;
sa loi est ce que son cœur désire,
ce qu’elle ne désire pas n’est pas inscrit dans le Koran.
Guerguelez[131], aile de faucon,
qui, sur ton coursier, vola dans le paradis
volontairement, sans que rien t’y force,
pour courir plus vite au-devant du Prophète.
Les houris jolies te firent prisonnier,
et c’est pour cela que tu tardes à venir parmi nous.
Viens sans retard sur ton cheval ailé ;
n’oublie pas le sabre et la lance,
et ton fouet infernal,
car la raïa dresse les oreilles,
pour que tu réunisses les bêtes dans l’étable, —
les loups ont trop faim.
Que ton sabre de Damas brille,
que les chiens n’aboient pas au Prophète !
Où es-tu, Marko[132], orgueilleux guerrier ?
Quoique tu aies servi les Turcs[133],
tu es toujours notre fierté !
Monte, Marko, sur ton Charin[134],
ne prends aucune de tes armes,
hormis ta massue à six nœuds ;
frappe avec elle Ali[135] dans le dos.
qu’il lui reste en honneur le Prophète et les houris !
Ildérim[136], massue du Prophète,
n’as-tu pas assez de la religion chrétienne,
à faire piétiner par ton cheval ailé
entre l’est et l’ouest ?
ton sabre de Damas n’est-il pas assez abreuvé de sang ?
n’es-tu pas le plus effrayant des chéhids[137] ?
et tu te lèves encore pour chasser Fatma[138],
l’unique fille de notre Prophète ?
Tu péchas là contre Dieu et contre le Prophète ;
celui qui les offensa paya affreusement.
Mais je te pardonne le lait du Din[139],
puisque tu cassas les cornes de la Bosnie[140],
puisque tu égorgeas tout ce que tu ne fis pas Turc,
et que tu laissas seulement le fakir au fakir[141]
pour nous servir et pleurer devant la croix.
Obilitch[142], dragon furieux !
qui te regarde a les yeux éblouis.
De tout temps les héros te fêteront !
Tu ne laissas pas notre couronne lâchement,
quand tu mis ton pied sous la gorge du Padichah[143],
quand tu entras dans le plat du Din[144].
Je te vois sur ton Jdral[145] blanc,
chassant les Turcs devant leurs tentes.
Qu’adviendra-t-il, qui arrangera cela ?
Serbe et Turc ne peuvent nulle part s’accorder,
la mer deviendrait plutôt sucrée.
Tiens, Ali, fils de fille,
les jeunes kotarké[146] se sauvent ;
C’est une honte pour un faucon gris
de chasser longtemps la volée de perdrix,
et de ne pas avoir de viande pour lui.
Frappe, Talé[147], avec ta drénovatcha[147]
sous laquelle les côtes craquent comme des noix.
Que la moitié de vos têtes tombent,
mais ne laissez pas Kossa aux Serbes :
ce n’est pas un fruit pour les infidèles !
Sauve-toi, Komnène[148], guerrier fou,
puisque tu as attrapé une si jolie biche ;
tu as assez reposé tes ailes,
Tes Kotari ne sont pas loin,
ta religion est aimée par Haïkouna[149],
elle attend avec impatience de devenir chrétienne.
Crie un peu, vieux Novak[150],
du haut de ta klissoura[151], comme tu sais le faire,
car les oreilles du Din se sont encrassées ;
réveille ses puces dans sa fourrure.
N’en laisse pas, Baïo[152], un seul vivant :
que les svats ne réveillent plus les montagnes
sans ta permission ou celle de Limo[152].
Ne pleure pas, mère, ta jolie Fatma ;
elle se marie, on ne l’enterre pas ;
la rose n’est pas tombée de sa tige,
mais transportée de son jardin.
Soulïo gardera sa Fatma
comme les yeux de sa tête.
Fatma est de taille gracieuse,
ses yeux sont deux étoiles,
son visage est une aurore rose,
sous sa couronne brille Vénus,
sa bouche est fendue avec une pièce d’argent,
ses lèvres sont colorées par la rose,
entre elles brille parfois
la neigeuse chaîne de fines perles ;
sa gorge est du pur ivoire,
ses bras blancs — les ailes d’un cygne.
Plus belle que les fleurs, elle vogue comme Vénus,
conduite par des rames en argent.
Heureux le lit sur lequel elle se reposera !
Le faucon déteste le champ de poussière,
le faucon ne veut pas la grenouille d’une mare,
le faucon veut des roches escarpées,
le faucon cherche l’oiseau perdrix ;
la perdrix fine et peureuse
mais vive comme le feu !
Ne tarde pas, le premier des svats,
les heures sont aujourd’hui comme des années ;
le temps semble long à notre Soulïo.
Dieu bon lui a fait cadeau de quelques jours
qui sont un vrai paradis sur la terre,
c’est un péché de les raccourcir.
Quelle honte, quel affreux mélange !
Entendez-vous comme ils chantaient ?
C’est en vain que les ennemis fraternisent ;
c’est toujours quelques vieilles allusions :
Miloch, Marko, Mouïo et Ali !
Tout se prépare jusqu’à ce que cela éclate ;
le verre est trop plein de tous les côtés.
Mais pourquoi vont-ils avec les ennemis ! ?
Si tu les faisais cuire dans un même chaudron
leurs jus ne se mélangeraient pas !
Ils n’ont donc pas honte,
les traînards, qui nous déshonorent !
ils ne connaissent pas l’honneur des héros,
sans cela ils ne se traîneraient pas avec les Turcs.
Je les déteste plus que les Turcs,
mais je ne pense ni à eux ni aux Turcs.
C’est en vain qu’ils se querellent
puisqu’ils sont leurs lèche-assiettes !
Ils voulaient continuer à chanter ainsi,
si ce renard sournois le leur avait permis.
Voyez-vous ce kadi ?
il n’y a pas son pareil aux quatre coins de la terre.
Il a des mots mielleux,
il plie comme le diable autour de la croix,
mais il est sournois et rusé ;
la chrétienté n’a pas un ennemi plus fort,
que le fusil monténégrin l’égorge !
La noce part. Un peu après, un groupe de pleureuses se montre à l’horizon ; la sœur de Batritch est en avant, elle pleure :
Où t’es-tu envolé,
mon faucon !
loin de tes beaux camarades ?
frère nourricier !
Ne connaissais-tu pas les Turcs infidèles ?
que Dieu les maudisse !
Ne savais-tu pas qu’ils te tromperaient ?
ma jolie tête !
Mon monde perdu,
Soleil frère !
Mes blessures non guéries,
blessures amères !
Mes yeux arrachés,
ma lumière !
À qui laisses-tu tes frères,
gloire des frères !
et le vieux grand-père Péro,
malheur à lui !
et tes trois jeunes sœurs,
malheur à elles !
Tes sept belles-sœurs qui vont se couper les cheveux[153],
quel vide pour elles !
Pourquoi ne gardas-tu pas ta tête ?
frère, héros !
Pourquoi fis-tu plaisir à l’ennemi ?
l’orgueil fraternel !
Ils te tuèrent sur l’honneur,
les infidèles !
comme ils ornèrent bien Travnik[154],
qu’ils paient cela !
avec ta jolie tête,
malheur, malheur !
Qui réunira les patrouilles ?
bon guerrier !
qui défendra l’aile du pays ?
aile fraternelle !
qui coupera les têtes turques ?
sabre aiguisé !
Si tu étais tombé dans un combat,
mon combattant !
où la jeunesse serbe se dispute,
mon jeune homme !
des têtes et des armes,
que la blessure soit pardonnée !
Mais sur l’honneur, chez l’infidèle,
tête fidèle !
Si je pouvais devenir folle,
sœur malheureuse !
Pour tâcher de t’oublier,
malheur à moi !
Car tu étais trop jolie tête,
jeune frère !
Si tu étais près d’un tzar,
tête réfléchie !
Tu aurais été son vizir,
à ta triste sœur !
Si tu étais près d’un roi,
mon savant !
Tu aurais été son général,
ma rose !
Si je pouvais au moins parler,
mon cœur !
avec ta tête morte,
mais pas même cela !
pour voir tes yeux noirs,
mes yeux !
pour embrasser ta tête morte,
à la place de frère !
pour coiffer tes longs cheveux,
malheur à moi !
et te nouer ton mouchoir,
sœur désolée !
Tu es dans les mains ennemies à présent,
qu’ils te paient !
ils mutileront ta jolie tête,
très ennemis !
Tu trouveras là-bas beaucoup de frères,
malheur à nous !
tous des faucons choisis,
regrettés frères !
sur les murs de Travnik,
que Dieu les maudisse !
tu ne reconnaîtras plus ces têtes fraternelles,
malheur à nous !
car elles ont été mutilées
par l’infidèle !
Où ira ta jeune femme ?
malheur à elle !
et tes deux jeunes enfants ?
orphelins !
Que fera ton pauvre grand-père Baïko,
mon Batritch !
Qui t’a élevé ?
malheur à lui !
Je pardonne tes blessures amères,
mon Batritch !
Mais je ne pardonne pas les misères affreuses,
malheur au peuple !
car la terre devient turque,
que Dieu la maudisse !
les notables sont de pierre,
qu’ils soient maudits !
Mon Dieu, quelle tristesse
grande et inattendue nous arrive aujourd’hui !
Malheur à nous pour toujours !
Nous perdons les meilleurs de nos héros !
J’ai déjà quatre-vingts ans ;
j’ai regardé cent fois des Monténégrins
ainsi que des Turcs et des Latins,
je n’ai jamais vu une si jolie tête[155] !
Dans ces montagnes il n’y a pas eu encore
un aussi beau jeune homme :
c’étais un héros avec des ailes ;
je le regardais sauter avec ses camarades :
il sautait de la place quatorze pieds
et en courant vingt-quatre ;
il sautait par-dessus trois chevaux !
Pourquoi cacher ce qui est ?
Une Monténégrine n’eut pas encore
un aussi beau faucon !
On ne pouvait jamais savoir
s’il était plus joli, ou plus actif,
ou plus raisonnable, ou plus aimable !
J’ai eu plusieurs fois des difficultés avec lui !
où la poudre brûle devant les yeux vaillants
et où les têtes mortes volent ;
je ne vis pas encore de pareils yeux de fer
dans un autre jeune homme,
et il n’avait pas encore vingt ans.
Pourquoi vous cacher, Monténégrins,
il a fauché mon cœur vivant
et a couvert notre terre de deuil !
À peine était-il né
que tout Monténégrin déjà
était surpassé en héroïsme.
Il avait déjà coupé
dix-sept ou dix-huit têtes turques !
Que Dieu le maudisse, mort ainsi !
Comment a-t-il pu croire aux Turcs
et avoir foi en leur honneur ?
Il était crédule étonnamment,
et ce chien de Tchorovitch[156]
l’invita fraternellement,
mais honteusement, qu’il se déshonore !
Est-ce que sa maison est anéantie[157] ?
Non ! serdar, mais quel bien pour cela ?
il lui reste deux petits garçons,
l’un à l’autre ne peut pas donner un verre d’eau,
ils sont beaux comme deux pommes.
Mais qui attendra ces enfants
pour qu’ils vengent leur père ?
Combien lui reste-t-il de frères ?
Sept frères tous pareils.
Vont-ils le venger, Vouk ?
Oui, knez, mais quel avantage à cela ?
Quel avantage ! que dis-tu, frère ?
s’ils pouvaient bien le venger,
ce serait comme s’ils le levaient de sa tombe !
Et cette pauvre jeune femme
qui se tua aujourd’hui parmi nous
a plus blessé mon cœur
que le spectacle de la malheureuse tête de Batritch.
Ne nous parle pas, knez, de ces souffrances !
son cœur s’est brisé dans sa poitrine,
et le monde est bouleversé
pour un si beau faucon.
Elle ne put surmonter son chagrin
et s’enleva la vie
Elle a raison, frère, de se tuer !
Une pierre se briserait de cette tristesse,
encore plus la sœur pour un tel frère !
Il était trop beau, malheur à lui !
Quand il s’habillait pour sortir
en mettant ses tokés brodés,
un mouchoir rouge autour de la tête,
et ses cheveux tombant sur ses épaules,
deux pistolets à la ceinture
et ceignant son yatagan[158],
un djéferdar[159] à la main :
quel beau visage, haut comme une lance ;
quand je pense à ce qu’il était,
des flammes me brûlent !
Les notables sont assis autour de la grande aire et causent, quand trois ou quatre cents Ozrinitch[160], Tzoutzé[160] et Byélitze[160] arrivent. Tous s’assoient à côté des notables, en tenant leurs fusils à l’épaule.
Soyez bienvenus ! Qu’y a-t-il, frères ?
vous êtes partis comme pour la guerre,
ce n’est pas sans une nécessité ;
ne s’égorge-t-on pas quelque part ?
Non, serdar, on ne s’égorge pas encore,
mais cela peut arriver.
Le pope des Tzoutzé, donne-moi la lettre
que tu as écrite parmi nous ;
qu’ils sachent ce que tu as écrit,
car nous les assourdirons par nos cris.
Qu’y a-t-il d’écrit, évêque ?
On ne peut pas la lire.
Quelle belle lettre ! qui l’a écrite ?
elle est bien tracée sur le papier
comme si les poules avaient marché dessus.
Pope Mitcho, prends cette lettre,
lis-la pour savoir ce qu’elle dit.
Oum… dam… am… bi… nou…
no… na… cha… ra…
Que ce héros lit bien !
Qu’il nous distrait aujourd’hui !
Pour Dieu, où as-tu appris à lire ?
T’a-t-on envoyé à Venise ?
Puisque tu lis aussi bien ta lettre,
comment liras-tu une étrangère ?
Il semble, Vouk, que tu te moques de moi !
Je lis comme j’ai appris ;
Si j’avais eu un meilleur maître
j’aurais mieux lu aujourd’hui.
Qui fera mieux que moi, je lui laisse la place !
Je ne te donnerais pas un grain de blé[161]
si l’on me le demandait.
Personne ne donne de blé, pas même une poignée,
mais une toison ou un fromage blanc ;
et cela encore on ne le donne que par force :
ne connais-tu pas nos donateurs ?
Je t’en prie, ne te fâche pas !
Comment leur lis-tu la liturgie,
quand tu souffles ainsi pour une lettre ?
Ma foi, je ne la lis pas,
et le livre ne me sert guère,
je ne l’ouvre jamais à l’église.
J’ai bien appris par cœur
la liturgie, le baptême et le mariage
ainsi que quelques plus petites prières ;
et quand j’ai besoin de quelque chose
je chante par cœur comme une chanson.
Quel étonnant pope !
Il n’y en a pas un pareil au monde !
Allons, que n’importe qui de vous raconte ;
pourquoi êtes-vous venus ici ?
afin que nous puissions nous en aller
et ne pas passer cette nuit à cette place.
Nous raconterons et nous avons beaucoup à dire.
Je pardonne cent fois plus au sabre turc
qui nous massacre depuis Kossovo,
qu’à cet autre malheur, s’il est vrai.
Voilà déjà six à sept ans
que vient parmi nous une prophétesse,
elle se dit d’Antivari,
elle donne des herbes pour guérir
et fait des amulettes
pour préserver les gens du fusil.
Tout le monde la croit, Dieu me pardonne,
comme si elle voyait par le moyen du Saint-Esprit !
Le diable l’a amenée parmi nous
il y a déjà deux ou trois semaines ;
et maintenant, ce qu’elle n’a jamais fait,
elle nous désigne les sorcières.
Elle en a dénoncé une vingtaine
et se compte elle-même parmi le nombre.
Elle dit que cinquante têtes déjà
ont été mangées[162] par elles :
ce sont des enfants qui sont morts
ou des jeunes gens tombés d’un coup de fusil.
Le peuple est tout en émoi,
personne ne sait ce qu’il faut faire.
Chacun déteste son prochain.
Nous avons eu des difficultés
à séparer les familles pour qu’elles ne s’égorgent pas.
Nous les avons avec peine amenées ici,
si vous pouviez empêcher ce malheur.
Quels animaux ! que Dieu les tue !
pourquoi ont-ils failli s’égorger ?
Et où est cette malheureuse vieille
qui lève parmi vous le couteau sanglant ?
Nous l’avons amenée avec nous,
pour qu’elle certifie cela devant vous.
Elle dit qu’elle racontera tout,
et elle raconte, que Dieu la tue !
comme si elle voyait tout.
Dis, vieille, es-tu sorcière ?
Oui, knez, je ne puis le cacher !
Et comment vous faites-vous sorcières ?
Nous avons une herbe pour cela,
nous cuisons cette herbe dans un pot,
de ce pot nous nous enduisons toutes ;
après cela nous devenons sorcières.
Et après que devenez-vous ?
Nous nous réunissons sur l’aire de cuivre[163] :
personne ne sait, à part nous, où elle est,
en mars nous montons à cheval sur les vratila[164],
tenons mystérieusement nos conseils
pour savoir à qui nous ferons le mal.
Nous nous transformons en tous les animaux ;
nous marchons avec des rames en argent,
notre bateau est la coque de l’œuf.
Nous ne pouvons faire de mal à celui que nous détestons ;
s’il nous est cher ou parent,
nous détruisons toutes ses traces.
Vous voyez, comme elle ne sait rien ?
C’est vrai tout ce qu’elle dit ;
sans cela elle ne se serait pas insultée elle-même,
si elle n’était pas leur complice ;
mais elle se repent, elle pense à son âme,
car elle voit qu’elles nous exterminent.
Écoute, vieille, nous te croyons tous !
il peut y avoir une aire de cuivre,
on peut monter sur vratila,
mais pour le bateau et pour les rames en argent
personne ne croira cela,
car vraiment le bateau est trop fragile !
C’est vrai, mon chéri, sur mon âme !
pourquoi aurais-je renchéri,
puisque je descends vers la tombe ?
Mais je me suis repentie une fois ;
je préfère aller sous les pierres
avec elles toutes qui sont à mon image,
que de faire du mal comme jusqu’à présent ;
j’espère que cela allégera mon âme.
Quel diable voyez-vous, mes frères,
mon Dieu, y a-t-il des sorcières ?
Il y en a, knez, de ces cornues,
sous la lune elles tueraient un aigle.
Évêque, tu connais des livres profonds,
trouves-tu là dedans des sorcières ?
Où, des sorcières ? que dis-tu, Vouk ? !
il n’y a de cela dans aucun livre !
Jurez tous, sur moi ici,
que ce sont des contes de vieilles femmes,
et que cette vieille ment,…
ou elle peut être autre chose !
Dis, vieille, pourquoi as-tu menti,
ou, sur notre âme, tu iras sous des pierres ?
Ce n’est pas une plaisanterie ce que tu as fait :
tu as brouillé trois familles guerrières,
tu as sorti le sabre sanglant parmi elles.
Je vous le dirai, mais à la confession,
faites ce que vous voudrez de moi.
Il n’y a pas ici, vieille, de prêtre,
à moins que nous ne cherchions le pope Mitcho,
mais il n’a pas de livre avec lui.
Raconte, ou tu iras sous un tas de pierres,
ne te trompe pas, tu n’auras pas autre chose.
Quand je me préparai à venir par ici,
à Antivari un gavaz vint me voir,
envoyé par le pacha de Scutari ;
il m’amena à Scutari chez le vizir.
Le vizir avait entendu dire
que vous tenez un conseil entre vous
pour attaquer les Turcs de votre pays ;
et il m’envoie pour que je vous brouille
pour vous occuper de votre propre malheur.
Il m’apprit ce que je devais faire,
et me dit, — que son âme soit maudite :
« Personne ne te soupçonnera,
puisque tu vas souvent parmi eux ! »
Il me menaça, quand je le quittai :
« Si tu ne les brouilles pas, vieille, ces Monténégrins,
je te jure, sur la vraie religion turque,
que tes dix petits-enfants
et trois fils, tous trois mariés,
je les enfermerai tous dans ta maison,
et les brûlerai tous vivants ! »
Cette menace, frères, m’a donné de la force,
et j’ai voulu brouiller les Monténégrins.
Il fait nuit. Les notables sont autour du feu. La lune rouge apparaît et une grande secousse se produit. En même temps vient vers eux le vieux moine, l’aveugle Stéfan, un chapelet à la main.
Peux-tu savoir, père igoumane,
pourquoi ces montagnes tremblèrent ?
Qui connaît, fils, la volonté de Dieu,
qui peut deviner ses miracles ? !
Et pourquoi cette lune est-elle rouge
comme si on l’avait sortie du feu ?
Cela non plus, fils, je ne peux savoir ;
il y a assez d’habits au ciel
et Dieu donne lequel il veut,
pour moi ils me sont tous pareils
puisque j’ai perdu mes yeux.
Bonheur à vous qui les voyez,
vous êtes plus près du Dieu et des miracles !
Le comptes-tu toujours ainsi, père igoumane ?
Oui, mon fils, je ne cesse jamais !
En effet, tu auras assez compté ;
est-ce que cela ne t’ennuie pas à la longue ?
Je préférerais un chapelet en noix
pour les compter une fois selon notre habitude,
que cent de ces perles
pour les passer pour rien entre les doigts.
Knez, tu fais toujours des plaisanteries.
Allons, mon père, raconte-nous quelque chose,
pour Dieu, comme tu sais le faire,
avant que nous soyons couchés et endormis.
Qui ne t’a pas entendu parler,
celui-là ne sait pas ce qui dort en toi.
Je veux parler, mes frères,
c’est pour cela que je suis venu !
J’ai assez allumé de veilleuses
à l’autel de l’église orthodoxe ;
et je suis venu aveugle parmi vous,
pour allumer aussi autant que je pourrai
votre feu sacré sur l’autel
de l’Église et de l’honneur !
J’ai quatre-vingts printemps ;
depuis que j’ai perdu ma vue
je suis plus près du royaume des esprits,
quoique mon corps retienne encore mon âme
et la cache comme la flamme dans la profondeur de la terre.
J’ai parcouru beaucoup de mondes ;
les plus saintes églises de Dieu,
que la terre a élevées au ciel,
je les ai parcourues toutes une par une,
j’ai assez respiré la fumée des autels.
Je suis monté sur le mont sacré
duquel Jérusalem entendit
de sa destinée l’effrayante prédiction.
J’ai visité les trois grottes
où le soleil des chrétiens est né,
où le ciel a béni l’étable,
où les rois, vers le nouveau-né céleste,
sont accourus se prosterner avec des présents.
J’ai vu le jardin de Guethzémanie
noirci d’effroi et de trahison.
Le vent fou éteignit la lampe sacrée !
Nous voyons sur de riches champs
pousser d’affreuses ronces,
l’autel d’Omar s’est élevé
sur les bases sacrées de Salomon
et Sainte-Sophie sert d’étable !
La composition de notre terre est risible ;
elle est pleine de changements fous.
La nature tout entière se nourrit
du lait pur du soleil ;
lui aussi se change en flamme
et brûle aujourd’hui ce qu’il protégeait hier.
Toutes nos rivières
n’ont pas le lit qu’il leur faudrait ;
voyons-nous cette chose effrayante
si elles dévastaient impitoyablement la terre ?
Les saisons et la destinée humaine
sont deux images de la plus grande folie !
Sans ordre aussi est la plus profonde science
du rêve humain : les aïeux et les enfants ; —
est-ce la vraie cause dont l’énigme nous échappe ?
Est-ce réellement ainsi,
nos propres yeux ne nous trompent-ils pas ?
Le monde cherche quelque activité,
le devoir engendre quelques soucis,
la défense est liée avec la vie !
La nature arme tout
contre une force supérieure,
contre la nécessité, contre l’insuffisance ;
l’orge pointue défend l’épi,
les ronces empêchent de cueillir la rosé ;
il y a beaucoup de dents aiguisées
et beaucoup de cornes pointues ;
l’écorce, les ailes, l’agilité des jambes,
et tout ce désordre que la nature crée
suit tout de même un ordre.
Au-dessus de ce puissant mélange
une force intelligente règne ;
elle ne permet pas que le mal la domine,
elle éteint l’étincelle et frappe le serpent à la tête.
L’époux est le défenseur de sa femme et de son enfant ;
le peuple, défenseur de l’Église et des familles ;
l’honneur est la gloire sacrée du peuple !
Chaque génération porte sa charge,
nouvelles exigences engendrent nouvelles forces.
Les faits développent les esprits,
les nuages serrés donnent des tonnerres.
Le coup fait ressortir l’étincelle de la pierre,
sans ce coup elle resterait ignorée dedans.
La souffrance est le bienfait de la croix ;
l’âme trempée de privations
nourrit le corps du feu électrique,
l’espoir unit les âmes au ciel,
comme le rayon unit la rosée avec le soleil.
Qu’est l’homme ? et que doit être l’homme ?
une petite chose que la terre trompe,
mais il voit que la terre n’est pas pour lui.
Est-ce la réalité qui est plus claire que le rêve ?
gagne-t-il un nom glorieux sur elle,
il a une raison de l’habiter,
sans cela de quelle espèce serait-il ?
Générations créées pour être glorifiées !
les fées se disputeront de tous les temps,
pour vous tresser les couronnes méritées ;
votre exemple dira au chanteur
comment il faut parler avec l’immortalité !
Une effrayante lutte vous incombe,
votre famille vous quitte
et sert le noir démon[165] !
Tombe sur elle la malédiction honteuse !
Qu’est la Bosnie et la moitié d’Albanie ?
vos frères de père et de mère :
mettez-vous tous ensemble et vous aurez assez à faire !
Porter la croix vous est une destinée ;
l’effrayante lutte avec les vôtres et les étrangers !
La couronne est lourde, mais le fruit est doux ;
la résurrection ne vient pas sans la mort.
Je vous vois déjà sous le linceul lumineux,
l’honneur, la nation ressuscités,
et l’autel tourné vers l’est
où le pur encens brûle.
Mourez glorieusement, puisque vous devez mourir !
de l’honneur blessé brûle la poitrine vaillante,
il n’y a pas de maladie dedans.
De l’autel insulté par les infidèles
le ciel tournera vos péchés vers le pardon !
L’aube. Ils se lèvent et ceignent leurs armes pour aller chez eux. Ils s’étonnent en voyant le vieux moine qui reste toujours à côté du feu, parle à voix basse. Au fur et à mesure qu’ils se lèvent, ils s’approchent du moine, lui baisent la main par respect parce qu’il parle et raisonne bien.
Tu n’es pas aveugle, igoumane,
puisque tu es si sage et si intelligent !
Les imbéciles sont aveugles avec les yeux
qui regardent et voient en vain ;
ils leur sont utiles pour les choses ordinaires
comme aux autres animaux.
Crois-tu, serdar de Niégoch,
qu’il serait ainsi avec les yeux ?
Un bon chant dort chez l’aveugle,
la vue empêche la pensée et la langue.
Tu peux essayer, raconte n’importe quoi,
quand au milieu de ton discours
paraît devant tes yeux une autre image,
ton histoire perd la saveur et la force,
le cerveau se brouille, la langue se noue,
souvent tu ne sais pas ce que tu as voulu dire.
L’aveugle nest pas empêché par la vue,
il suit toujours la même direction,
comme un homme ivre qui se tient à la haie.
Racontons nos rêves avant de nous séparer !
J’ai rêvé comme jamais jusqu’à présent,
je suis content pour mes armes !
Cette nuit en rêve Obilitch passa en volant
à travers la plaine de Cettigné
sur son cheval blanc, comme une fée ;
Mon Dieu, comme il était beau !
Écoute, Nicolas, knez de Doupilo[166],
tu tends aussi ton bras pour le serment !
Tu es faible, tu sais, à Tzrmnitza.
et Tzrmnitza est à la porte des Turcs.
Ne mets pas un faux serment sur ta maison,
car c’est difficile de faire la guerre à Dieu !
Sache, évêque, et vous tous, Monténégrins,
je sais bien ce qui est dans ma maison,
mais j’ai trois cents frères Douplïan ;
que tous ne trahissent, et cela peut être,
je vous jure par la solide foi de Dieu
nous nous battrons avec les Turcs,
même si nos traces sont exterminées !
Quand je verse mon sang pour ma religion,
je n’ai peur de serment ni d’autre chose.
Dès qu’un fusil éclatera à Cettigné
il y aura du bruit de tous côtés.
Bonheur à celui qui aura le cœur solide
et qui n’est pas trop vieux,
il verra beaucoup de choses !
Nous ne nous trahirons pas, mais il faut jurer tous,
l’affaire est plus sûre.
Fais des formules de serment, toi, serdar Voukota,
tu sais mieux que nous tous, et nous dirons : amen !
Comprenez bien, Monténégrins,
celui qui agit sera le meilleur ;
celui qui trahit l’autre qui commence la lutte,
que toute chose lui devienne pierre !
que Dieu grand par sa force
lui change la semence de son champ en pierre,
que l’enfant dans la mère se change en pierre,
qu’il engendre des pesteux,
pour qu’on le montre du doigt !
Que ses traces s’effacent
comme les tracés des chevaux tachetés[167],
qu’il n’y ait pas de fusil[168] dans sa maison,
qu’il n’enterre pas de tête mâle tuée par un fusil,
que sa maison désire la tête masculine.
Qui trahira, frères, ces héros
qui commencent à battre nos ennemis,
que la honte de Brankovitch le couvre,
qu’il fasse le grand carême pour les chiens,
que sa tombe se perde dans l’autre monde !
Qui trahira, frères, ces héros,
qu’il ne donne ni vin ni pain bénit,
mais qu’il pratique la religion des chiens ;
que sa bûche de Noël soit arrosée de sang,
que sa Slava soit fêtée au milieu du sang,
qu’il mange ses enfants rôtis :
qu’il entre dans le vent de folie,
qu’il soit transformé en image folle !
Celui qui trahira parmi vous,
que la rouille envahisse sa maison ;
derrière sa trace que les pleureuses
pleurent toujours et mentent dans les siècles !
La veille de Noël. L’évêque Danilo et le moine Stéfan restent près du feu, les diacres jouent gaiement par la maison et allument les bûches de Noël.
Enfants, avez-vous allumé les bûches
et les avez-vous croisées, comme il faut ?
Nous les avons allumées, grand-père, comme il faut,
Nous y avons mis du froment blanc
et les avons arrosées de vin rouge.
Maintenant donnez-moi un verre de vin,
mais du bon et un verre d’un litre,
que je boive en l’honneur des badgnaks[169].
Que Dieu pardonne ; joyeuse fête !
Apportez-moi, enfants, les gouzlé,
mon âme les désire en effet
pour chanter, car depuis longtemps je ne l’ai pas fait.
Ne prends pas cela, Dieu, pour un péché,
C’est pour moi une habitude.
Il n’y a pas de jour sans la vue des yeux,
Ni vraie fête sans la Noël !
J’ai fêté Noël à Bethléem,
Je l’ai fêtée sur le mont Athos,
je l’ai fêtée à Kief la sainte,
mais ici cela tranche mieux
avec la simplicité et la gaieté.
Le feu flambe mieux que jamais,
la paille est répandue devant le feu,
les bûches sur le feu sont croisées,
les fusils crépitent, les rôtis tournent,
les gouzlé jouent, les kolos chantent,
les grands-pères dansent avec les petits-enfants,
trois générations sont dans le kolo,
on les dirait toutes de la même année,
tout s’est égalisé par la joie ;
ce qui me plaît le plus
c’est qu’il faut boire en l’honneur de tout !
Que tu es heureux, igoumane Stéfan !
comme Dieu t’a fait joyeux !
Jeune fils, bel évêque,
ce soir est gai pour tout le monde,
ma vieille âme arrosée de vin danse au-dessus,
comme la flamme blanchâtre au-dessus du raki[170].
Cela réveille parfois mes vieux os
et me rappelle mes jeunes années.
Il n’y a pas de chose plus jolie au monde
que le visage plein de gaieté,
surtout quand c’est comme chez toi,
avec la barbe argentée jusqu’à la ceinture,
les cheveux argentés dans le dos,
ton visage est lisse et gai.
C’est une bénédiction du Très-Haut !
J’ai passé par le tamis et la passoire.
j’ai étudié tout ce pauvre monde,
j’ai bu son verre de poison,
j’ai connu la vie amère.
Tout ce qui est et qui peut être,
rien ne m’est inconnu.
Tout ce qui arrive je suis prêt à le recevoir.
Tous les maux qui sont sous le ciel
sont à l’homme un cadeau sur la terre.
Tu es encore jeune et inhabile, évêque !
Les premières gouttes d’un verre de poison
sont les plus amères et les plus difficiles à boire.
Si tu savais ce qui t’attend encore !
Ce monde est tyran au tyran,
encore plus à une âme noble !
il est l’union de la discorde infernale :
où l’âme avec le corps guerroie,
où guerroie la mer avec ses bords,
où guerroie le froid avec la chaleur,
où les vents guerroient entre eux,
où guerroie l’animal avec l’animal,
où guerroie le peuple avec un autre,
où guerroie l’homme avec l’homme,
où guerroie le jour avec la nuit,
où guerroient les esprits avec les cieux !
Le corps geint sous la force céleste,
l’âme vacille dans le corps ;
la mer geint sous la force céleste.
Les cieux vacillent dans la mer,
la vague pousse fortement l’autre vague,
elles se brisent toutes les deux au bord.
Personne n’est heureux et personne content,
personne tranquille et personne calme ;
toujours l’homme se moque de l’homme :
le singe se regarde dans la glace !
Bon feu, encore meilleur vin !
tu t’es un peu échauffé, grand-père,
et tu passes le monde au tamis !
Où as-tu été aujourd’hui,
que tu arrives si tard à la maison ?
Tu n’es pas resté si longtemps à la chasse,
tu es toujours rentré plus tôt.
Où sont tes gardiens de corps,
deux Novak et le porte-drapeau Pima ?
il ne fallait pas les laisser partir :
pourquoi n’as-tu pas appelé, jusqu’après la Noël,
deux ou trois fils du vieux Martin,
car j’ai toujours peur pour toi, mon fils,
que les Turcs te tuent quelque part :
qu’ils nous attaquent cette nuit vingt ou trente,
comme ta maison est isolée,
ils feraient avec nous tout ce qu’ils voudraient !
Ne t’effraie pas pour moi, grâce à Dieu, grand-père !
Les Turcs ne pensent même pas à cela ;
les pensées amères les obsèdent aussi !
et même, s’il en venait une centaine,
j’ai ici une dizaine de diacres.
Nous nous enfermerions dans la maison,
et nous nous battrions pendant que tu chanterais !
Que Dieu me garde de cette chanson !
elle me serait plus affreuse que les pleurs ;
les pleurs sont un chant avec des larmes !
Avant l’aube ils se lèvent et vont à l’église ; la liturgie est finie, ils sortent.
Écoute, grand-père, que je te dise quelque chose !
Quand les premières cloches ont sonné,
je me suis levé pour aller à l’église,
mais j’entendis un bruit lointain,
je descendis vite dans le champ ;
quoique le temps soit beau,
je pensai que c’était l’eau dans le Ponor[171].
Quand je m’assis un peu dans le champ,
je m’aperçus que ce n’était pas ce que je pensais,
mais c’était la colline qui résonnait
comme si elle voulait se fracasser dans les nuages.
Les fusils crépitent, les cieux se brisent,
on entend les cris des jeunes combattants.
Alors je cours vite à travers la plaine
jusqu’à la colline Djinov[172],
il n’y a rien sur la colline,
mais quelque part une bataille sanglante se livre,
et la colline résonne de cet écho.
Tais-toi, idiot, est-ce que ce n’est pas Noël ?
Voilà déjà les troisièmes coqs qui chantent,
c’est le moment où l’on tire le plus de fusils,
et cette colline est comme une citrouille vide :
elle reçoit des voix de tous côtés ;
elle ne sert plus à rien autre chose,
qu’à répéter ce qu’elle entend,
comme un oiseau d’outre-mer[173].
Ce n’est pas cela, grand-père, par cette naissance[174],
mais l’on s’égorge quelque part et bien ;
j’ai écouté par plaisir une heure !
La fumée noire est tombée sur Baïitzé[175],
comme le plus épais nuage en automne.
Va-t’en, qu’est-ce que tu me contes ?
La fumée à Noël, ce n’est pas étonnant !
Comment l’offrande de tout un peuple,
se ferait-elle sans un nuage de fumée ?
Racontez-moi ce qu’il y a eu ;
êtes-vous des loups ou des renards ?
Les nouvelles sont joyeuses, évêque,
prosternons-nous devant Dieu et devant Noël !
avant tout nous te félicitons pour la fête de Noël,
et nous félicitons notre Montagne-Noire.
Nous, cinq frères, les cinq Martinovitch
et tes trois serviteurs les plus fidèles,
avec le faucon Borilovitch-vouk,
commençâmes la bataille hier soir avec les Turcs.
Celui qui entendit accourut à notre secours,
une petite armée fut réunie.
Mais pourquoi allonger le récit ?
Autant qu’est large la plaine de Cettigné
pas un œil ni un témoin turc ne se sauva,
même pour dire comment cela arriva,
sans que nous les mettions sous nos sabres
tous ceux qui ne voulurent pas être baptisés.
Celui qui salua la fête de Noël,
se baptisa de la croix chrétienne,
nous le prîmes pour notre frère.
Nous incendiâmes les maisons turques,
que notre terre ne garde ni habitation ni trace
de l’infidèle, domestique du diable.
De Cettigné nous allâmes à Tcheklitché[176],
les Turcs de Tcheklitché se sauvèrent,
nous en égorgeâmes très peu,
mais nous incendiâmes leurs maisons ;
de téké et de la mosquée turque
nous fîmes un tas maudit,
qu’il reste pour le serment au peuple.
Bonheur à moi, mes faucons !
bonheur à moi, héroïque liberté,
tu es bien ressuscitée ce matin
des tombeaux de nos ancêtres !
Je ne vois pas, mais j’entends bien.
Allez, frères, communiez
sans préparation, sans confession,
et je prends tout sur mon âme.
Le nuage avait couvert le soleil,
la brume avait couvert la montagne,
la veilleuse devant l’autel pleurait ;
les cordes étaient cassées sur les gouzlé,
les fées étaient cachées dans les grottes,
ayant peur du soleil et de la lune ;
les poitrines mâles étaient refroidies,
et en elles la liberté était morte,
comme quand les rayons meurent sur la montagne,
quand le soleil sombre dans l’horizon.
Mon Dieu, quelle fête lumineuse !
comme les âmes de nos ancêtres
se sont élevées aujourd’hui à Cettigné !
Elles jouent en s’envolant
comme des nuées de beaux cygnes blancs,
quand ils jouent vers le ciel pur
à la surface d’un lac clair.
Les faucons, cinq Martinovitch
qu’une seule poitrine nourrit
et qu’un seul berceau éleva,
deux Novak avec porte-drapeau Pima,
et le vaillant Borilovitch-vouk,
qui attaquèrent, les premiers, les Turcs,
qui saura vous tresser des couronnes ?
le monument élevé à votre héroïsme
est le Monténégro et sa liberté !
Écoute, peuple, enlevez tous vos chapeaux,
je veux dire des prières pour les âmes
des héros de notre peuple.
Aujourd’hui cela leur sera plus agréable,
depuis Kossovo elles n’ont pas été plus joyeuses.
Aie pitié, Seigneur, des serviteurs fidèles,
des régnants, mais tes esclaves tout de même :
le jeune Douchan invincible,
Obilitch, Kastriote Georges,
Zrinovitch, Ivan, Milan,
Strahinitch, Rélia ailé,
Tzrnoyévitch Ivo et Ouroch,
Tzmilianitch, voïvode Momtchil,
Yankovitch, les neuf Yougovitch,
et Novak à cause de son attaque,
et tous nos autres héros !
que leurs âmes règnent au ciel
comme leurs noms règnent sur la terre !
Nouvel an. Après la sortie de l’église, ils sont assis autour du feu. L’igoumane est un peu pensif.
Tu es un peu pensif, grand-père,
ou as-tu envie de dormir ?
Je ne dors pas, mais je pense :
je m’étonne que le jour de l’an
arrive à cette saison
et non pas au commencement du printemps,
quand le soleil revient du sud
et quand les jours commencent à grandir,
quand la terre se couvre de verdure
et quand toute chose reçoit, sur elle,
une nouvelle vie et une vue nouvelle !
C’est la même chose alors et aujourd’hui,
le temps suivra son cours ;
les anciens ont arrangé cela.
Qui que ce soit, il n’a pas bien fait.
Qu’y a-t-il, jeune homme ? d’où viens-tu ?
vas-tu nous raconter quelque chose de bon ?
J’arrive de Riéka[177] à présent ;
Serdar Yanko m’envoie vers toi,
pour te dire ce qui s’est fait chez nous.
Raconte, fils, le plus vite que tu pourras.
Quand nous apprîmes la bataille de Cettigné,
et comment les Turcs furent anéantis,
Serdar Yanko expédia de suite
deux envoyés aux Turcs de Riéka :
« qui ne veut pas cracher sur le Koran,
« qu’il se sauve où il pourra ! »
Les Turcs ont retenu les deux envoyés
et les ont pendus tous les deux à Obod.
Pour cela Serdar appela toute la région
et tout le monde courut vers Riéka,
mais en vain, — tous les Turcs étaient partis
en bateau, vers Scutari blanche ;
Bogdan a couru plus vite que nous tous
et a tué le Kadi de Riéka.
Serdar voulait venir avec les notables
te raconter tout comment cela est arrivé,
mais ils ne peuvent pas venir :
ils démolissent la forteresse d’Obod,
la mosquée et toutes les maisons turques,
pour que la ville n’empeste pas d’infidèles !
« Prince Nicolas et tous les Douplïan
« saluons notre évêque !
« Nous t’écrivons ce qu’il y a eu chez nous :
« Quand nous apprîmes ce qu’il y eut à Cettigné,
« nous attaquâmes nos Turcs ;
« jour et nuit la lutte dura ;
« Tzrmnitza était pleine de Turcs,
« dessetchara[178], aga[179] et iziélitza[180].
« Nous eûmes peu de secours ;
« Nous avons eu beaucoup de pertes,
« la moitié d’entre nous resta sur le champ de bataille ;
« le cimetière est trop étroit autour de l’église ;
« nous enterrons six à la fois !
« Nous tuâmes tous les Turcs de Tzrmnitza,
« le fort Bessatz est égalisé avec la terre,
« il n’y a plus maintenant dans notre région
« un seul signe de l’oreille turque
« à part des corps sans têtes et des ruines ! »
Tu n’as pas compris la lettre, igoumane,
autrement tu aurais pleuré :
on enterre six à la fois.
Je l’ai comprise, mais je ne puis pleurer ;
si je pouvais pleurer de joie,
je pleurerais mieux que jamais ;
mais, chez moi, quand l’âme chante,
les larmes gèlent de joie !
Que Dieu aide et le petit Jésus !
Puisque la joie est de tous côtés
que ce fou aussi entre vers nous,
pour remplir notre maison de rire !
Qu’y a-t-il, Vouk ? tu parais effrayant !
je vois que tu viens d’une bataille sanglante,
tu as marché dans le grand feu,
Dieu sait et toi seul
si quelqu’un de là est resté vivant !
Sans difficultés les tokés ne se brisent pas,
et ne se cassent pas les djéferdars
qui sont forgés de fins fils d’acier.
À Stiépan-dan[181] m’arriva une cousine
mariée cet été à Chtitaré[182]
et me dit : « Voici les Turcs
à Chtitaré pour prendre les impôts ! »
Alors je réunis cinquante jeunes gens
et me cachai avec eux sous Chtitaré,
pour tuer les Turcs malfaiteurs.
J’entends les fusils crépitant dans Lïéchanski district[183],
je pense : les Turcs vont dans le pays
et veulent effrayer la raïa !
c’était pourtant une vraie bataille à Progonovitché[184].
Alors j’y cours avec mes camarades,
une fois là-bas, quelle affreuse difficulté !
deux cents malfaiteurs, serviteurs des Albanais sauvages,
attaquaient la sanglante maison de Radoun.
Seul Radoun se trouvait dans la maison
avec sa femme aimée Lïoubitza ;
la femme est jeune, mais un vrai faucon,
elle charge les fusils de son maître.
Radoun tire de sa fenêtre,
il en a tué sept dans sa cour.
Mais il approchait vers sa fin ;
les Turcs avaient apporté
autour de la maison de la paille et du foin,
et ont allumé de tous côtés.
La flamme montait vers le ciel
et sa maison se prenait !
Radoun tire toujours sans cesse ;
il appelle au secours finement, fortement :
il appelle Baïo et Novak,
il appelle Drachko et Voukota,
et deux Vouk du village Trgniné :
Markovitch et Tomanovitch,
il appelle les vivants et les morts ;
il voit l’affreuse heure devant ses yeux !
Nos cœurs vivants se brisaient !
nous courûmes vers la maison de Radoun,
nous égorgeâmes les Turcs alentour,
nous sauvâmes Radoun de sa maison,
mais sa belle maison brûla !
Quelqu’un vint encore à notre secours
et nous chassâmes ce qui restait de Turcs
jusqu’aux Kokoti[185], en haut de Lïéchko-polïé,
nous en tuâmes quatre-vingt-trois.
Dans la bataille près de la maison,
les balles cassèrent mes tokés,
et à la fin de la lutte sanglante, —
le dernier fusil turc qui éclata,
je tenais mon djéferdar devant les yeux, —
il me le brisa, qu’il perde sa tête, (Il pleure)
en deux moitiés, comme si c’était un roseau !
Je regrette plus mon pauvre djéferdar,
que s’il m’avait coupé une main !
Je le regrette comme un fils,
je le regrette comme un vrai frère ;
car c’était un fusil meilleur que tous les autres,
il portait bonheur et tuait bien, —
je ne le nettoyais jamais,
il était toujours net comme un miroir,
parmi mille autres fusils
tu aurais reconnu son coup quand il éclatait.
Et je suis venu vers toi, évêque,
sur la mer il y a toutes sortes d’ouvriers :
pourront-ils ressouder mon fusil ?
Noir Vouk, relève tes moustaches,
que je voie tes tokés sur ta poitrine,
pour que j’y compte les balles des fusils,
par combien de balles tes tokés furent-elles brisées ?
Tu ne peux lever la tête morte d’un tombeau,
tu ne peux raccommoder un djéferdar cassé.
Que ta tête soit fière sur tes épaules,
tu trouveras un autre fusil,
car dans les mains de Mandouchitch-vouk,
tout fusil sera meurtrier !
- ↑ Chef d’une maison monténégrine.
- ↑ Chef d’un village.
- ↑ Prêtre orthodoxe.
- ↑ Juge religieux musulman.
- ↑ Chef guerrier serbe. On donne aussi ce titre au chef d’une famille monténégrine.
- ↑ Seigneur turc.
- ↑ Chef des gardes de corps en Turquie.
- ↑ Bigniche, manteau royal pourpre. L’évêque voit, par la pensée, le sultan turc, l’ennemi de toute la chrétienté, et du peuple serbe en particulier, aussi le nomme-t-il « le diable. »
- ↑ Le peuple turc.
- ↑ Charles-Martel arrêta le flot arabe en 732 et empêcha l’invasion musulmane en Europe.
- ↑ Osman rêva un jour que de la poitrine du grand chéik d’Élébadie, dont il aimait la fille, la lune se levait et se posait sur lui, Osman. De cette place poussa un grand chêne, sous l’ombre duquel était tout l’univers. Le Chéik devina ce rêve ainsi : sa maison allait s’unir à celle d’Osman pour gouverner le monde, et il lui donna sa fille Kamérie.
- ↑ Ou Lune, belle et fraîche comme une pomme.
- ↑ Ourhan, fils de Kamérie, fut le premier des sultans turcs qui consolida son pouvoir en Europe.
- ↑ Jean VI Kantakouzen (Cantacuzène) donna sa fille Théodore à Ourhan pour femme, et ainsi il eut les Turcs contre Jean V Paléologue.
- ↑ Jean V Paléologue et sa mère Anna, ainsi que Jean VI Kantakouzen, appelaient les Turcs l’un contre l’autre, et tous deux ils les appelèrent contre les Serbes, et consolidèrent ainsi le pouvoir des Turcs en Europe.
- ↑ Brankovitch Vouk, d’après la légende serbe, a trahi le prince Lazare à Kossovo ; c’est la cause de la défaite serbe.
- ↑ Gerloukas fut amiral de l’empereur grec Constantin XI, lequel fut trahi par Gerloukas auprès des Turcs. Quand Mahomed II apprit que Constantin aimait beaucoup le traître, au lieu de récompenser Gerloukas, il le fit décapiter.
- ↑ La race turque.
- ↑ Mourad Ier.
- ↑ Huniady Janos défendit héroïquement la Hongrie contre les Turcs.
- ↑ Vladislav III, roi de Hongrie et de Pologne, fut battu près de Varna en 1444 par Mourad II.
- ↑ Vidov-Dan, jour de la défaite de Kossovo.
- ↑ Le Turc.
- ↑ La Serbie était sous la domination turque.
- ↑ Mer Adriatique.
- ↑ Sultan.
- ↑ Serbes qui ont pris la religion musulmane.
- ↑ Un an avant ce soulèvement, l’évêque Danilo fut pris traîtreusement par les Turcs et ne fut relâché que contre la rançon de 3.000 ducats.
- ↑ Fête familiale serbe, glorifiant le saint patronymique en souvenir du jour du baptême de l’aïeul. Cette coutume n’existe que chez les Serbes.
- ↑ Une ronde.
- ↑ Petite toque ronde, coiffure nationale.
- ↑ Des Rogations. On bénit les champs en portant des croix à travers ceux-ci.
- ↑ Chef d’une famille monténégrine.
- ↑ Kom, mont au nord-est du Monténégro.
- ↑ Lovtchen, mont au sud-ouest du Monténégro.
- ↑ Scutari d’Albanie.
- ↑ Petite ville monténégrine au nord-ouest.
- ↑ Chef guerrier serbe. On donne aussi ce titre au chef d’une famille monténégrine.
- ↑ Le coucou est au féminin en langue serbe et prédit le malheur. La légende raconte que les filles du tzar Lazare se sont transformées en coucous pour pleurer la défaite serbe de Kossovo.
- ↑ Le soir de Kossovo, — la veille de la bataille, — le tzar Lazare avait dit à Miloch, devant tous les notables, qu’il le trahirait.
- ↑ Frères d’élection.
- ↑ Vouk Brankovitch et Miloch étaient gendres du tzar Lazare. Ils ne s’aimaient pas tous les deux. Vouk a dénoncé Miloch auprès de leur beau-père. Le jour de la bataille, Vouk a trahi, tandis que Miloch s’est montré glorieux en allant au milieu du camp turc avec ses deux pobratimes égorger Mourad II, sultan turc.
- ↑ Miloch Obilitch avait donné sa parole d’égorger le sultan Mourad, et avec ses deux pobratimes il a traversé tout le camp turc.
- ↑ L’assemblée des notables serbes la veille de la bataille de Kossovo où, soudoyé par Vouk Brankovitch, le tzar Lazare nomma publiquement Miloch Obilitch traître.
- ↑ Hydre, c’est la famille turque.
- ↑ Les neuf frères Yougovitch, fils du vieux Youg-Bogdan et neveux du tzar Lazare, sont tous tombés à Kossovo.
- ↑ Le nom serbe disparut.
- ↑ Gouzla ou gouzlé, instrument à une seule corde, au son duquel toute notre histoire a été chantée à travers les siècles.
- ↑ Croix orthodoxe.
- ↑ Pour faire la paix.
- ↑ Chef d’un village monténégrin.
- ↑ Roudiné, les prairies des montagnes au-dessus de Nikchitch. Chaque été, la population de la plaine monte dans cette montagne avec les troupeaux de moutons. Cet été-là, les Turcs occupant Nikchitch, sentant germer la révolte, n’osèrent pas monter à Roudiné.
- ↑ Vlah, nom méprisant avec lequel les Turcs appellent les Serbes.
- ↑ Hamza, Serbe d’origine, a pris la religion musulmane, voulant conserver le pouvoir.
- ↑ Prêtre turc.
- ↑ Fusil.
- ↑ Comme il y avait dans une même famille des mahométans (Serbes d’origine) et des Serbes orthodoxes, l’évêque avait peur que ces familles se soutinssent entre elles au moment de l’insurrection générale contre les Turcs.
- ↑ À la réflexion s’ajoute l’action.
- ↑ L’évêque Danilo a été traîtreusement pris par les Turcs. Ceux-ci l’avaient mis sur un pieu pendant trois jours jusqu’à ce que le Monténégro eût apporté la rançon. Tchénguélé ou crochet en fer après lequel les Turcs accrochaient les Serbes.
- ↑ Ivan Tzrnoyévitch, un des princes de la Zéta. Les Turcs lui ont donné le titre de bey, et ce titre lui reste parmi les Serbes.
- ↑ Un district du Monténégro.
- ↑ L’église.
- ↑ La nation serbe.
- ↑ La jeunesse serbe.
- ↑ Stanko ou Stanicha, second fils d’Ivan Tzrnoyévitch, a embrassé la religion mahométane et est venu comme commandant de l’armée turque contre son frère aîné Georges Tzrnoyévitch.
- ↑ Plaine près de Podgoritza où les deux frères Tzrnoyévitch se livrèrent bataille l’un à l’autre.
- ↑ Monténégro.
- ↑ Juge religieux turc.
- ↑ Les familles turques et serbes étaient souvent en guerre. Quand un membre de l’une était tué, l’autre famille lui « devait un sang », c’est-à dire une tête. C’est pour faire cette paix du sang que les notables turcs croient être conviés à la réunion. En réalité, on voulait d’eux qu’ils renoncent à la religion musulmane et qu’ils se liguent avec les autres Monténégrins pour chasser les garnisons turques du pays.
- ↑ Pour devenir koum ou amis (après cette paix du sang), on fait généralement quelques baptêmes entre les familles en guerre ; car le baptême, chez les Serbes, est un lien bien plus fort que la parenté.
- ↑ En même temps que cette cérémonie du baptême, qui est très poignante, on fixe le prix de la tête tombée et qui est cause de la brouille.
- ↑ On finit la cérémonie en cassant un dinar, monnaie serbe valant un franc.
- ↑ Monsieur en turc.
- ↑ Les Serbes musulmans.
- ↑ Une boisson sucrée très répandue en Orient.
- ↑ L’évêque fait toute une prière pour que les Serbes musulmans renoncent à l’islam et reviennent à la religion de leurs pères.
- ↑ Seigneur turc.
- ↑ Croyance populaire : on devient malade si on marche sur l’endroit de la terre fraîchement grattée par un chien ou un renard.
- ↑ Toutes ces allusions visent les Turcs qu’il faut battre.
- ↑ Pour conjurer le sort.
- ↑ Fête religieuse turque.
- ↑ Grâce à Dieu !
- ↑ Religion ottomane.
- ↑ Le Bosphore.
- ↑ Le jour de Pâques on se bat avec des œufs : le gagnant est celui qui ne se casse pas.
- ↑ Une superstition. Il ne faut pas passer par-dessus un fusil, car cela est d’un mauvais présage pour la personne qui le possède. Il faut revenir en arrière par le même chemin pour conjurer ce mauvais présage.
- ↑ Qui par entêtement a voulu s’approcher de la meule et a eu la tête écrasée.
- ↑ En signe de deuil les femmes se coupent les cheveux.
- ↑ Sarouk ou sarek, coiffure turque entourée d’un châle de grand prix.
- ↑ Une ville de Bosnie.
- ↑ Parrain.
- ↑ Les Turcs coupent une mèche de cheveux en signe de baptême.
- ↑ Garde du corps en Turquie.
- ↑ Raïa, nom que les Turcs donnent à la population serbe par mépris.
- ↑ Allusion à la faiblesse du Monténégro : pourquoi vous débattre, puisque vous serez les vaincus.
- ↑ Misérable, lâche.
- ↑ La force turque passe, n’a plus de force.
- ↑ Karl, commandant de l’armée de Léopold II, et Yvan Sobeysky, le roi de Pologne, brisèrent la force turque sous Vienne en 1683. En 1697, Eugène, voïvode de Savoïa, à la tête de l’armée autrichienne, vainquit les Turcs, près de Theiss. La conséquence de ces batailles fut la paix de Karlovitz, 1699, par laquelle les Turcs perdirent Erdelf, la Hongrie et la Slavonie. Depuis ce temps-là, on compte que la force turque diminue en Europe.
- ↑ Le bonheur n’était pas pareil pour Mahomed II qui conquit Constantinople en 1453 et pour Mahomed IV qui fut vaincu sous Vienne en 1683.
- ↑ Le nom du cheval de Mahomed.
- ↑ Un conte d’Ésope dit que le lion, roi des animaux, devenu vieux, ne pouvait sortir de la grotte. Tous les animaux qui venaient demander de ses nouvelles ne ressortaient plus de la grotte, car il les mangeait. C’est à cela que l’évêque fait allusion.
- ↑ Djaour, nom méprisant que les Turcs donnent aux Serbes.
- ↑ Il a tué beaucoup de Turcs.
- ↑ Une croyance populaire : on dévide une pelote noire derrière la personne à laquelle on désire du mal.
- ↑ Castelnuovo, petite ville située au bord des Bouches de Cattaro. Les Serbes l’appellent aussi Hertzeg-novi qui veut dire Nouvelle Ville du Hertzeg (gouverneur) d’où vient le nom d’Hertzégovine.
- ↑ Pour conjurer les sorcières.
- ↑ Il a été parrain de neuf enfants.
- ↑ Ozro, aïeul des Ozrinitch.
- ↑ Grand manteau à taille en drap, brodé.
- ↑ Boléro sans manches, orné de plaques d’orfèvrerie.
- ↑ Saint Michel.
- ↑ Ironie.
- ↑ Doge.
- ↑ Sbire, mot italien désignant un homme chargé par ses supérieurs d’arrêter des coupables.
- ↑ Loges.
- ↑ Un quart de mètre.
- ↑ Littoral des Bouches de Cattaro.
- ↑ Italie.
- ↑ Le doge.
- ↑ Sylvestro Valier.
- ↑ Gouverneur de Cattaro.
- ↑ Au Monténégro, c’est un déshonneur de se couper les moustaches. Souvent ils jurent : « Par mes moustaches ! » ce qui veut dire : « Par mon honneur ! ».
- ↑ En se poudrant.
- ↑ Une habitude serbe de regarder, pour prédire l’avenir, dans une omoplate ou le sternum d’un poulet, comme on regarde dans le marc de café.
- ↑ Le toit fort signifie la maison riche.
- ↑ Comme à la bataille de Kossovo.
- ↑ Tchévo, village de Tzrmnitza, une région du Monténégro, où les Turcs perdirent plusieurs fois la bataille.
- ↑ Petit fort, près de Riéka (au Monténégro).
- ↑ Brankovitch veut dire traître.
- ↑ Svat, invité.
- ↑ Guerguelez, héros turc qui sauta de la colline de Buda-Pest dans le Danube à la santé du Sultan lors de la conquête de cette ville par les Turcs.
- ↑ Marko Kralévitch, héros des poèmes serbes.
- ↑ Marko était vassal des Turcs.
- ↑ Charin, nom du cheval tacheté de Marko.
- ↑ Guerguelez-Ali.
- ↑ Les Turcs appellent Bajazet Ier « Ildérim », c’est-à-dire tonnerre.
- ↑ Héros en turc.
- ↑ Allusion à la bataille d’Angora entre les Turcs et les Mongols.
- ↑ Religion musulmane.
- ↑ Occupation de la Bosnie, dernière province libre serbe.
- ↑ Les estropiés et mutilés.
- ↑ Miloch Obilitch, héros serbe.
- ↑ Padichah, sultan turc que Miloch tua à Kossovo.
- ↑ Pénétrer au milieu de l’armée turque pour tuer le sultan.
- ↑ Jdral, cygne, nom du cheval blanc de Miloch.
- ↑ Kotari, pays en Dalmatie. Kotarké, les femmes serbes de Kotari.
- ↑ a et b Talé, héros turc : ses uniques armes étaient un gros bâton en cornouiller (dren) avec mille clous, appelé « drénovatcha ».
- ↑ Gouverneur de Kotari.
- ↑ Une fille musulmane que Komnène a ravie.
- ↑ Vieux Novak, ou Starina-Novak, un héros serbe chanté dans nos épopées.
- ↑ Klissoura veut dire passage, gorge dans les montagnes. C’est l’endroit où vivait Novak.
- ↑ a et b Héros serbe.
- ↑ Les femmes se coupent les cheveux en signe de deuil.
- ↑ Les Turcs coupaient les têtes serbes et les exposaient sur des pieux pour épouvanter la population.
- ↑ On parle du jeune Batritch.
- ↑ Un notable musulman a invité Batritch à Travnik. Il lui a donné la parole d’honneur de le traiter en ami. Mais Batritch fut tué, et sa tête coupée ornait les murs de Travnik.
- ↑ A-t-il des héritiers mâles ?
- ↑ Yatagan, un grand couteau.
- ↑ Djéferdar, fusil fin, travaillé.
- ↑ a, b et c Trois familles monténégrines occupant trois régions du même nom.
- ↑ Au lieu de payer les prêtres en argent, on leur donne du blé en automne.
- ↑ Croyance populaire : les sorcières mangent, c’est-à-dire indiquent les têtes qui doivent mourir.
- ↑ Croyance populaire : les sorcières se réunissent le plus souvent sur une aire.
- ↑ Une partie du métier à tisser sur laquelle on enroule la trame et la partie de l’étoffe tissée.
- ↑ Une grande partie des Serbes avaient embrassé la religion musulmane.
- ↑ Une famille de la région de Tzrmnitza.
- ↑ Dicton populaire : les chevaux tachetés n’existent plus depuis la mort du cheval de Marko Kralïévitch, appelé charatz ou tacheté.
- ↑ Une maison serbe est déshonorée quand elle n’a pas un fusil.
- ↑ Bûches de Noël.
- ↑ Eau-de-vie.
- ↑ Une cascade souterraine, appelée Ponor, derrière l’église de Cettigné, qui bruit pendant le mauvais temps.
- ↑ La colline Djinov est à un quart d’heure de Cettigné.
- ↑ Perroquet.
- ↑ La naissance de Jésus.
- ↑ Baïitzé, village près de Cettigné, berceau des Martinovitch.
- ↑ Nom d’un village.
- ↑ Petite ville au Monténégro située sur la rivière Tzrnoyévitch, qui se jette dans le lac de Scutari ; au-dessus de cette ville est la petite forteresse d’Obod, souvent nommée dans Gorski Viyénatz. Le Kadi (chef religieux musulman) habitait à Obod.
- ↑ Ceux qui percevaient la dîme.
- ↑ Seigneur turc.
- ↑ Ceux qui venaient piller, manger par force dans les maisons serbes.
- ↑ Stiépan-dan : jour de Saint-Étienne, le 27 décembre vieux style.
- ↑ Chtitaré est un village à mi-chemin entre Riéka et Podgoritza.
- ↑ Lïéchanski district, ou le champ de Lïéch, ou Lïéchko-polïé, est dans la plaine de Podgoritza.
- ↑ Progonovitché, village entre Chtitaré et Lïéchko-polïé.
- ↑ Kokoti, village sur la première hauteur qui domine la plaine de Podgoritza ainsi que Lïéchko-polïé.