Les Lettres d’Amabed/Lettre 2b d’Amabed

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 454-455).


DEUXIÈME LETTRE
D’AMABED, PENDANT SA ROUTE.


Après un jour de navigation, le vaisseau s’est trouvé vis-à-vis Bombay, dont l’exterminateur Albuquerque, qu’on appelle ici le Grand, s’est emparé. Aussitôt un bruit infernal s’est fait entendre : notre vaisseau a tiré neuf coups de canon ; on lui en a répondu autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune Déra ont cru être à leur dernier jour. Nous étions couverts d’une fumée épaisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont là des politesses ? C’est la façon dont ces barbares se saluent. Une chaloupe a apporté des lettres pour le Portugal : alors nous avons fait voile dans la grande mer, laissant à notre droite les embouchures du grand fleuve Zonboudipo, que les barbares appellent l’Indus.

Nous ne voyons plus que les airs, nommés ciel par ces brigands, si peu dignes du ciel, et cette grande mer que l’avarice et la cruauté leur ont fait traverser.

Cependant le capitaine paraît un homme honnête et prudent. Il ne permet pas que le P. Fa tutto soit sur le tillac quand nous y prenons le frais ; et lorsqu’il est en haut, nous nous tenons en bas. Nous sommes comme le jour et la nuit, qui ne paraissent jamais ensemble sur le même horizon. Je ne cesse de réfléchir sur la destinée qui se joue des malheureux mortels. Nous voguons sur la mer des Indes avec un dominicain, pour aller être jugés dans Roume, à six mille lieues de notre patrie.

Il y a dans le vaisseau un personnage considérable qu’on nomme l’aumônier. Ce n’est pas qu’il fasse l’aumône ; au contraire on lui donne de l’argent pour dire des prières dans une langue qui n’est ni la portugaise ni l’italienne, et que personne de l’équipage n’entend ; peut-être ne l’entend-il pas lui-même ; car il est toujours en dispute sur le sens des paroles avec le P. Fa tutto. Le capitaine m’a dit que cet aumônier est franciscain, et que, l’autre étant dominicain, ils sont obligés en conscience de n’être jamais du même avis. Leurs sectes sont ennemies jurées l’une de l’autre ; aussi sont-ils vêtus tout différemment pour marquer la différence de leurs opinions.

Ce franciscain s’appelle Fa molto ; il me prête des livres italiens concernant la religion du vice-dieu devant qui nous comparaîtrons. Nous lisons ces livres, ma chère Adaté et moi ; Déra assiste à la lecture. Elle y a eu d’abord de la répugnance, craignant de déplaire à Brama ; mais plus nous lisons, plus nous nous fortifions dans l’amour des saints dogmes que tu enseignes aux fidèles.