Les Liaisons dangereuses/Lettre 64

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J Rozez (volume 1p. 191-195).

Lettre LXIV.

Le chevalier Danceny à madame de Volanges.
Minute jointe à la lettre LXVI du vicomte à la Marquise.

Sans chercher, madame, à justifier ma conduite, & sans me plaindre de la vôtre, je ne puis que m’affliger d’un événement qui fait le malheur de trois personnes, toutes trois dignes d’un sort plus heureux. Plus sensible encore au chagrin d’en être la cause, qu’à celui d’en être la victime, j’ai souvent essayé, depuis hier, d’avoir l’honneur de vous répondre, sans pouvoir en trouver la force. J’ai cependant tant de chose à vous dire, qu’il faut bien faire un effort sur soi-même ; & si cette lettre a peu d’ordre & de suite, vous devez sentir assez combien ma situation est douloureuse, pour m’accorder quelque indulgence.

Permettez-moi d’abord de réclamer contre la première phrase de votre lettre. Je n’ai abusé, j’ose le dire, ni de votre confiance ni de l’innocence de mademoiselle de Volanges ; j’ai respecté l’une & l’autre dans mes actions. Elles seules dépendaient de moi ; & quand vous me rendriez responsable d’un sentiment involontaire, je ne crains pas d’ajouter, que celui que m’a inspiré mademoiselle votre fille est tel qu’il peut vous déplaire, mais non vous offenser. Sur cet objet qui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge, & mes lettres pour témoins.

Vous me défendez de me présenter chez vous à l’avenir, & sans doute je me soumettrai à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner à ce sujet. Mais cette absence subite & totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise aux remarques que vous voulez éviter, que l’ordre que, par cette raison même, vous n’avez pas voulu donner à votre porte ? J’insisterai d’autant plus sur ce point, qu’il est bien plus important pour mademoiselle de Volanges que pour moi. Je vous supplie donc de peser attentivement toutes choses & de ne pas permettre que votre sévérité altère votre prudence. Persuadé que l’intérêt seul de Mademoiselle votre fille dictera vos résolutions, j’attendrai de nouveaux ordres de votre part.

Cependant, dans le cas où vous me permettriez d’avoir l’honneur de vous faire ma cour quelquefois, je m’engage, Madame (& vous pouvez compter sur ma promesse), à ne point abuser de ces occasions pour tenter de parler en particulier à mademoiselle de Volanges, ou de lui faire tenir aucune lettre. La crainte de tout ce qui pourrait compromettre sa réputation, m’engage à ce sacrifice ; & le bonheur de la voir quelquefois m’en dédommagera.

Cet article de ma lettre est aussi la seule réponse que je puisse faire à vos menaces, sur le sort que vous destinez à mademoiselle de Volanges, & que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce serait vous tromper, que vous promettre davantage. Un vil séducteur peut plier ses projets aux circonstances, & calculer avec les événements ; mais l’amour qui m’anime ne me permet que deux sentiments, le courage & la constance.

Qui, moi ! consentir à être oublié de mademoiselle de Volanges, à l’oublier moi-même ? non, non, jamais. Je lui serai fidèle ; elle en a reçu le serment, & je le renouvelle en ce jour. Pardon, Madame, je m’égare, il faut revenir.

Il me reste un autre objet à traiter avec vous ; celui des lettres que vous me demandez. Je suis vraiment peiné d’ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déjà : mais, je vous en supplie, écoutez mes raisons, & daignez vous souvenir, pour les apprécier, que la seule consolation au malheur d’avoir perdu votre amitié, est l’espoir de conserver votre estime.

Les lettres de mademoiselle de Volanges, toujours si précieuses pour moi, me le deviennent bien plus dans ce moment. Elles sont l’unique bien qui me reste ; elles seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m’en croire, je ne balancerais pas un instant à vous en faire le sacrifice, & le regret d’en être privé céderait au désir de vous prouver ma déférence respectueuse ; mais des considérations plus puissantes me retiennent & je m’assure que vous-même vous ne pourrez les blâmer.

Vous avez, il est vrai, le secret de mademoiselle de Volanges ; mais permettez-moi de le dire, je suis autorisé à croire que c’est l’effet de la surprise, & non de la confiance. Je ne prétends pas blâmer une démarche qu’autorise, peut-être, la sollicitude maternelle. Je respecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu’à me dispenser de mes devoirs. Le plus sacré de tous est de ne jamais trahir la confiance qu’on nous accorde. Ce serait y manquer que d’exposer aux yeux d’un autre les secrets d’un cœur qui n’a voulu les dévoiler qu’aux miens. Si mademoiselle votre fille consent à vous les confier, qu’elle parle ; mes lettres vous sont inutiles. Si elle veut, au contraire, renfermer son secret en elle-même, vous n’attendez pas, sans doute, que ce soit moi qui vous en instruise.

Quant au mystère dans lequel vous désirez que cet événement reste enseveli, soyez tranquille, Madame ; sur tout ce qui intéresse mademoiselle de Volanges, je peux défier le cœur même d’une mère. Pour achever de vous ôter toute inquiétude, j’ai tout prévu. Ce dépôt précieux, qui portait jusqu’ici pour suscription : Papiers à brûler, porte à présent : Papiers appartenant à madame de Volanges. Ce parti que je prends doit vous prouver aussi que mes refus ne portent pas sur la crainte que vous trouviez, dans ces lettres, un seul sentiment dont vous ayez personnellement à vous plaindre.

Voilà, Madame, une bien longue lettre. Elle ne le serait pas encore assez, si elle vous laissait le moindre doute de l’honnêteté de mes sentiments, du regret bien sincère de vous avoir déplu, & du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.

De… ce 9 septembre 17…