Les Liaisons dangereuses/Lettre 65

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J Rozez (volume 1p. 195-198).

Lettre LXV.

Le chevalier Danceny à Cécile Volanges.
(Envoyée ouverte à la Marquise de Merteuil dans la lettre LXVI du Vicomte.)

Ô ! ma Cécile, qu’allons-nous devenir ? quel Dieu nous sauvera des malheurs qui nous menacent ? Que l’amour nous donne au moins le courage de les supporter ! Comment vous peindre mon étonnement, mon désespoir à la vue de mes lettres, à la lecture du billet de madame de Volanges ? qui a pu nous trahir ? sur qui tombent vos soupçons ? auriez-vous commis quelque imprudence ? que faites-vous à présent ? que vous a-t-on dit ? Je voudrais tout savoir, & j’ignore tout. Peut-être, vous-même, n’êtes-vous pas plus instruite que moi ?

Je vous envoie le billet de votre maman, & la copie de ma réponse. J’espère que vous approuverez ce que je lui dis. J’ai bien besoin que vous approuviez aussi les démarches que j’ai faites depuis ce fatal événement ; elles ont toutes pour but d’avoir de vos nouvelles, de vous donner des miennes ; & que sait-on ? peut-être de vous revoir encore, & plus librement que jamais.

Concevez-vous, ma Cécile, quel plaisir de nous retrouver ensemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel, & de voir dans nos yeux, de sentir dans nos âmes que ce serment ne sera pas trompeur ! Quelles peines un moment si doux ne ferait-il pas oublier ? Hé bien ! j’ai l’espoir de le voir naître, & je le dois à ces mêmes démarches que je vous supplie d’approuver. Que dis-je ? je le dois aux soins consolateurs de l’ami le plus tendre ; & mon unique demande est que vous permettez que cet ami soit aussi le vôtre.

Peut-être ne devais-je pas donner votre confiance sans votre aveu ? mais j’ai pour excuse le malheur & la nécessité. C’est l’amour qui m’a conduit ; c’est lui qui réclame votre indulgence, qui vous demande de pardonner une confidence nécessaire & sans laquelle nous restions peut-être à jamais séparés[1]. Vous connaissez l’ami dont je vous parle ; il est celui de la femme que vous aimez le mieux. C’est le vicomte de Valmont.

Mon projet, en m’adressant à lui, était d’abord de le prier d’engager madame de Merteuil à se charger d’une lettre pour vous. Il n’a pas cru que ce moyen pût réussir ; mais au défaut de la maîtresse, il répond de la femme de chambre, qui lui a des obligations. Ce sera elle qui vous remettra cette lettre, & vous pourrez lui donner votre réponse.

Ce secours ne nous sera guère utile, si, comme le croit M. de Valmont, vous partez incessamment pour la campagne. Mais alors c’est lui-même qui veut nous servir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il profitera de ce prétexte pour s’y rendre dans le même temps que vous ; & ce sera par lui que passera notre correspondance mutuelle. Il assure même que, si vous voulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir, sans risquer de vous compromettre en rien.

À présent, ma Cécile, si vous m’aimez, si vous plaignez mon malheur, si, comme je l’espère, vous partagez mes regrets, refuserez-vous votre confiance à un homme qui sera notre ange tutélaire ? Sans lui, je serais réduit au désespoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous cause. Ils finiront, je l’espère : mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laisser abattre. L’idée de votre douleur m’est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie pour vous rendre heureuse ! Vous le savez bien. Puisse la certitude d’être adorée, porter quelque consolation dans votre âme ! La mienne a besoin que vous m’assuriez que vous pardonnez à l’amour les maux qu’il vous fait souffrir.

Adieu, ma Cécile, adieu, ma tendre amie.

De… ce 9 septembre 17…

  1. M. Danceny n’accuse pas vrai. Il avait déjà fait sa confidence à M. de Valmont avant cet événement. (Voyez lettre LVII.)