Les Lions de mer/Chapitre 23

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 261-273).


CHAPITRE XXIII.


Priez ! — le radieux soleil a disparu, et l’obscurité de la nuit arrive ; elle tombe, comme un rideau, de la main de Dieu, pour abriter de son ombre la couche où ses enfants reposent. Puis agenouillez-vous tandis que les étoiles qui veillent sont brillantes, et donnez vos dernières pensées au maître de la nuit.
Ware.



Tandis que l’âme de Roswell s’ouvrait à la foi nouvelle qui venait le changer, Stimson était inquiet à la pensée que, par un temps aussi rigoureux, son capitaine fût dehors, et il vint le chercher.

— Vous supportez bien le froid, capitaine Gar’ner, dit Stimson, mais vous feriez peut-être mieux de rentrer.

— Je n’ai pas froid, Stimson, répondit Roswell ; au-contraire, je me trouve en bonne disposition. Mon esprit a été occupé pendant que mon corps prenait de l’exercice. Il est rare que le corps ait à souffrir dans de telles conditions. Mais, écoutez, ne semble-t-il pas qu’il y a une voix qui nous appelle dans la direction du navire naufragé ?

On sait à quelle distance arrivent les sons par un temps très-froid et très-clair. Les hommes d’équipage avaient entendu des conversations sur un ton ordinaire à peu près d’un mille de distance, et, en plusieurs occasions, on avait essayé d’établir des communications de vive voix entre le navire naufragé et la case. On avait entendu certains mots, mais il avait été impossible de tenir une conversation suivie.

— Il est trop tard, dit Stimson, pour penser qu’aucun des hommes du Vineyard soit encore debout. Il fait si froid que tout le monde doit être couché.

— Je ne trouve pas qu’il fasse si froid, Stimson. Y a-t-il longtemps qui vous n’avez regardé le thermomètre[1] ?

— J’y ai regardé, Monsieur, en venant, et il a eu un langage effrayant ce soir ! Le mercure est tombé tout entier dans la cuvette. Que voulez-vous de plus, capitaine Gar’ner ?

— C’est extraordinaire, je ne trouve pas qu’il fasse si froid. Le vent semble tourner au nord-est ; qu’il en soit ainsi, et nous aurons un dégel. Écoutez, voilà que le cri recommence.

Cette fois il ne pouvait y avoir de méprise. Une voix humaine s’était certainement élevée au milieu du calme de cette nuit presque polaire, demandant du secours, aux oreilles humaines. Les seuls mots qu’on entendît où que l’on comprît étaient ceux-ci : Au secours ! Ce cri avait quelque chose de lamentable, comme le gémissement d’un mourant. Roswell sentit tout son sang refluer au cœur ; jamais il n’avait mieux senti combien l’homme est sous l’empire de la divine Providence.

— Vous l’avez entendu ? dit-il à Stimson après un moment d’attention silencieuse.

— Certainement, Monsieur, personne ne peut s’y tromper. C’est la voix du nègre John, le cuisinier du capitaine Dagget.

— Croyez-vous, Stimson ? le gaillard a de bons poumons ; et peut-être l’a-t-on chargé d’appeler au secours ?

— J’y ai pensé, capitaine Gar’ner, et il est difficile de répondre sur ce point. Ils doivent avoir encore des provisions de bouche, et s’il leur fallait des rations, on en aurait envoyé chercher. Ils ont peut-être laissé éteindre leur feu, et ils n’ont pas le moyen de le rallumer.

Cette dernière conjecture parut probable à Roswell. Du moment qu’il avait eu la certitude qu’on l’appelait, il avait résolu de se rendre au navire naufragé, malgré l’heure avancée et la rigueur extrême du froid. Comme il l’avait dit à Stimson, il ne se rendait pas compte de l’excès du froid, tant l’exercice qu’il avait pris, et le travail moral auquel son âme était livrée, l’avaient disposé à braver les rigueurs de la saisons. Mais cet appel était venu tellement à l’improviste, qu’il ne sut d’abord ce qu’il fallait faire.

On appela les officiers mariniers, et on leur dit ce qu’on pouvait avoir à leur demander. On ne crut pas nécessaire d’appeler aucun des autres hommes de l’équipage. Il y en avait toujours un qui veillait pour entretenir les feux et empêcher qu’un incendie ne se déclarât, ce qui aurait porté le dernier coup à tout l’équipage, car on perdait ainsi toutes les provisions, et il était certain que, sans abri et sans moyens de se tenir chaudement, les hommes ne pourraient pas résister à un tel climat pendant quarante-huit heures ; l’incendie de la case équivalait à une mort certaine.

Roswell n’emmena avec lui que Stimson. Deux personnes en valaient cent, s’il ne s’agissait que de rallumer le feu. On emporta ce qu’il fallait pour cela, ainsi qu’un pistolet chargé, afin de pouvoir faire un signal s’il était nécessaire. On convint de quelques moyens pour donner communication aux officiers mariniers qui restaient à la case des faits les plus importants, et Roswell entreprit avec son compagnon ce terrible pèlerinage.

En réfléchissant à l’heure, au temps, au but qui était devant lui, Roswell Gardiner sentait qu’il allait tenter la plus périlleuse des entreprises de sa vie, au moment où Stimson et lui serraient la main aux officiers mariniers et partaient. L’émotion et l’exercice firent d’abord circuler rapidement le sang de nos deux aventuriers et les empêchèrent de sentir immédiatement le froid auquel ils étaient exposés. Il fallait quelquefois faire un détour pour éviter les neiges apportées par les vents, mais la lune et les étoiles versaient en si grande, abondance leur éclat sur la surface gelée de la terre, que la nuit était aussi claire que la lumière d’un jour d’hiver à Londres.

— Il est bon de penser au Dieu tout-puissant et à ses miséricordes, lorsqu’on entreprend une expédition aussi sérieuse, dit Stimson lorsqu’ils furent à une petite distance de la maison ; nous ne vivrons peut-être pas assez longtemps pour aller jusqu’au navire naufragé, car il me semble qu’il fait de plus en plus froid.

— Je m’étonne de ne plus entendre de cris, dit Roswell ; un homme qui a poussé un tel cri doit avoir assez de force pour le pousser encore.

— Il ne faut jamais calculer d’après les nègres, reprit Stimson, qui avait les préjugés américains contre cette race qui a été si longtemps esclave dans le pays. Ils sont assez portés à crier mais si on ne leur répond pas, ils se taisent aussi vite. Le sang noir ne peut supporter le froid comme le sang blanc, capitaine Gar’ner, pas plus que le sang blanc ne peut supporter la chaleur comme le sang noir.

— On m’a déjà dit cela, Stimson, et j’ai été surpris que le cuisinier du capitaine Dagget fût le seul qui, cette nuit, eût la force de crier.

Ils continuèrent de marcher. Roswell crut entendre encore un cri comme celui qui l’avait décidé à cette dangereuse entreprise par une nuit si terrible. Cette fois cependant le cri était difficile à expliquer ; il ne semblait pas venir directement de l’endroit où se trouvait le navire naufragé.

— Ce dernier cri, dit Stimson, part d’un point qui est plus près des montagnes que nous n’en sommes maintenant, et pas du tout de là-bas, du côté de la mer. J’en suis si sûr, que je suis d’avis de changer un peu de route pour voir si quelqu’un des hommes du Vineyard ne s’est pas exposé à quelque péril pour nous trouver.

Roswell éprouvait le même désir, car il avait fait la même conjecture, quoiqu’il ne pensât pas qu’on eût choisi le nègre pour remplir cette commission dans de telles circonstances.

— Je crois, dit-il, que le capitaine Dagget serait venu lui-même, ou qu’il aurait chargé de cette mission quelqu’un de ses officiers, au lieu de la confier à un nègre.

— Nous ne sommes pas sûrs, Monsieur, que ce soit le nègre que nous avons entendu. La détresse fait pousser à peu près les mêmes cris, qu’ils viennent de la gorge d’un blanc ou d’un nègre. Rapprochons-nous des montagnes, Monsieur ; je vois là-bas quelque chose de noir sur la neige.

Roswell aperçut le même objet, et nos aventuriers dirigèrent leurs pas de ce côté. Dans une atmosphère très-froide, il n’était pas aussi facile de faire un effort physique que lorsque la température est modérée. Cela empêcha Roswell et son compagnon de marcher aussi vite qu’ils l’auraient fait, Mais ils marchaient assez rapidement pour atteindre en cinq minutes le point noir qu’ils avaient découvert sur la neige.

— Vous avez, raison, Stimson, dit Gardiner, lorsqu’il se trouva devant ce point, au milieu de l’immensité du manteau de neige qui couvrait la mer et la terre aussi loin que l’œil pouvait atteindre ! — C’est le cuisinier ! le pauvre homme était arrivé ici à mi-chemin entre le vaisseau et la case.

— Il doit vivre encore, Monsieur, tout nègre qu’il est. Il n’y a pas dix minutes qu’il a poussé ce dernier cri. Aidez-moi à le retourner, capitaine Gar’ner, et nous lui ferons avaler une gorgée d’eau-de-vie. Un peu de café chaud le ranimerait tout à fait.

Roswell fit ce que désirait Stimson, après avoir d’abord tiré son coup de pistolet pour avertir ses officiers mariniers qu’il avait laissés à la case. Le nègre n’était pas mort, mais il se trouvait dans un si grand danger, qu’il aurait suffi de quelques minutes pour qu’il fût perdu. Les frictions que lui firent Roswell et Stimson produisirent leur effet. Une gorgée d’eau-de-vie sauva probablement le pauvre garçon. Pendant qu’il donnait des soins au malade, Gardiner trouva à côté de lui un morceau de porc gelé qui n’avait jamais été cuit. Cela suffit pour expliquer le genre de malheur, qui était arrivé à l’équipage du navire naufragé.

Ils étaient si préoccupés des soins, qu’ils donnaient au pauvre cuisinier, que des hommes d’équipage arrivèrent de la maison, beaucoup plus tôt qu’ils n’auraient osé l’espérer. Ils étaient conduits par le premier officier marinier, et ils apportaient une lampe qui brûlait sous un vase d’étain contenant du café chaud et sucré. Cette boisson chaude produisit un merveilleux effet sur le malade et sur les personnes bien portantes. Après une gorgée ou deux, accompagnées d’une vigoureuse friction, au milieu de ces hommes dont la présence lui apportait du calorique, le nègre commença à revenir à lui. L’espèce de léthargie dont sont pris ceux qui courent le danger de mourir de froid disparut, et il fut bientôt capable de marcher en étant soutenu.

Le café chaud lui fit le plus grand bien, et chaque goutte qu’il en prit parut lui rendre la vie. Lorsqu’il fut arrivé à la case, où l’on retourna d’abord, il pouvait penser et parler. Comme Gardiner et Stimson étaient revenus avec lui, tout le monde put entendre le nègre raconter son histoire.

Il paraît que, pendant le terrible mois qui venait de s’écouler, Dagget avait forcé son équipage à faire beaucoup plus d’exercice. Il éprouvait de vives inquiétudes à l’égard du chauffage, et il avait donné les ordres les plus sévères de l’épargner autant que possible. On ne veilla pas au feu comme il aurait fallu y veiller. Pendant la nuit, les hommes du Vineyard reçurent l’ordre de se couvrir, autant qu’ils le pourraient de leurs habits, et, la cabine étant petite, un aussi grand nombre de personnes très-rapprochées y produisit, sans doute, un certain effet sur l’atmosphère.

Tel était l’état de choses, lorsque, se rendant à sa cambuse pour faire le déjeuner, le nègre trouva le feu éteint. Il n’y avait pas une étincelle même parmi les cendres, et la boîte d’amadou était égarée ; c’était le plus grand malheur qui, dans ce moment, pût arriver aux hommes du Vineyard. On aurait pu lutter quelque temps contre le froid avec des couvertures de lit, de l’exercice et d’autres moyens, si l’on avait eu des aliments chauds ; mais le froid pénétrait dans la cabine, et bientôt tout le monde sentit le danger de la situation. On passa un jour entier à faire d’inutiles efforts pour obtenir du feu. Le frottement ne réussit pas ; il ne réussit probablement jamais quand le thermomètre est à zéro. Qu’aurait pu obtenir des étincelles si tout n’avait pas été raide de froid, et la seconde nuit l’eau-de-vie elle-même, lorsqu’elle n’était pas bouchée, ne formait bientôt plus qu’un morceau de glace. Non-seulement l’intensité du froid augmentait, mais tout, jusqu’à l’organisme humain, semblait geler par degré et passer à l’état de glace. Plusieurs hommes d’équipage commencèrent à souffrir aux oreilles, au nez, aux pieds et aux autres extrémités, et bientôt l’on fut forcé de se réfugier dans les lits. En quelques heures, on avait envoyé trois hommes à la case pour se procurer du feu ou les moyens d’en allumer, ainsi que les autres objets qui étaient nécessaires au salut des gens du Vineyard. Le cuisinier avait été le troisième et le dernier de ces messagers. Il avait passé devant ses camarades de bord, tous deux étendus morts sur la neige, il le supposait au moins, car pas un ne donnait signe de vie. C’était en présence de ce terrible spectacle que le nègre avait appelé au secours. Il avait continué d’appeler ainsi, jusqu’à ce que lui-même, glacé de froid et de terreur, il s’évanouit et tomba sur la neige, dans un état de léthargie qui aurait été son dernier sommeil sans l’arrivée de Roswell.

Notre jeune capitaine sortit à minuit pour la seconde fois de cette soirée. Il était accompagné d’un de ses officiers mariniers, d’un matelot et de son vieux patron. Chacun d’eux prit un bol de café chaud avant de sortir. L’expérience prouve qu’il n’y a pas de meilleur moyen de lutter contre le froid que d’avoir l’estomac chaud. Roswell le savait bien, et il ordonna encore d’apporter une cafetière de café bouillant et deux lampes allumées, pour conserver quelque chaleur et avoir du feu tout prêt en arrivant au navire naufragé. L’huile d’éléphant de mer et des morceaux de voiles préparés pour la circonstance en fournissaient les éléments nécessaires.

Le froid était si rigoureux, que Roswell fut sur le point de revenir sur ses pas lorsqu’il fut à l’endroit où il avait trouvé le nègre. Mais l’idée de la situation dans laquelle était Dagget se présenta à lui, et il poursuivit sa route. Roswell et ses compagnons avaient pris les plus grandes précautions contre le froid, ils s’étaient surtout couverts de peaux de veaux marins. Tous portaient deux chemises. Grâce à ces sages mesures aucun d’entre eux ne fut saisi du froid, et ils continuèrent de marcher.

À l’endroit indiqué par le nègre, on trouva le corps d’un des meilleurs hommes d’équipage de Dagget, son patron. Il était mort, comme on le pense bien, et le cadavre était raide comme un morceau de bois. Cet homme, jeune et beau, n’était plus qu’une masse de glace inerte. Quelques degrés plus au sud, il est probable que ces restes humains auraient gardé leur forme jusqu’à la trompette du dernier jugement.

On ne perdit point de temps en consultations stériles devant le corps de cet homme, que les hommes de l’équipage d’Oyster-Pond avaient toujours beaucoup aimé. Vingt minutes après, on trouva l’autre corps : les deux cadavres gisaient sur la route qui existait entre la case et le navire naufragé. C’était le dernier qui était mort ; mais comme l’autre infortuné, il pouvait rester ainsi dix mille ans s’il n’y avait pas de dégel.

Roswell ne s’arrêta qu’une minute pour constater l’identité du cadavre, et il se hâta de se rendre avec ses compagnons là où il était possible de faire du feu, c’est-à-dire au navire naufragé. Au bout de dix minutes ils se trouvèrent tous dans les cavernes de glace, et ils entrèrent dans la cabine sans regarder, ni à droite ni à gauche, sans chercher aucun de ceux qui devaient être dans ce navire ; les nouveaux venus ne s’occupèrent que de faire du feu. On avait rempli de bois la cambuse, et il était évident que plusieurs personnes s’étaient efforcées d’y obtenir un peu de flamme. On avait mêlé des planches de pin au bois de chêne du vaisseau, et il ne manquait plus que les moyens d’allumer. Heureusement pour eux-mêmes, Roswell et ses compagnons s’en étaient munis.

Il n’y avait pas un homme, parmi ceux d’Oyster-Pond, dont l’esprit ne fût concentré en ce moment dans un seul désir, celui d’obtenir de la chaleur. Le froid avait pénétré lentement, mais cruellement, dans leurs habits ; et Roswell lui-même, dont la force morale avait été ce jour-là d’un si merveilleux secours, éprouva quelques frissons. Ce fut Stimson qui entra le premier dans la cambuse, d’autres le suivaient portant des lampes, de la toile imprégnée d’huile, et un peu de papier tout préparé. On trouva qu’il faisait plus chaud dans la cabine les portes fermées, et les voiles servant d’abri extérieur pour empêcher l’air de pénétrer ; cependant, lorsque Roswell regarda le thermomètre, il vit que tout le mercure était encore dans la cuvette.

L’intérêt avec lequel chacun suivait des yeux Stimson, au moment où il cherchait à faire du feu, était bien ardent, on le croira sans peine. La vie ou la mort dépendaient du résultat, et la manière dont tous les regards se portaient sur Stimson montrait à quel point la crainte de geler s’était emparée de l’esprit d’hommes robustes et généreux. Roswell seul se hasarda un instant à regarder autour de la cabine. On n’y apercevait que trois des hommes de l’équipage du Vineyard, quoiqu’il pût croire que plusieurs étaient couchés sous des amas de vêtements. Des trois qui se trouvaient levés, il y en avait un si près de la lampe qu’il tenait la main, que la lumière éclairait son visage et ce qu’on pouvait voir d’un corps enveloppé de peaux.

Cet homme était assis. Il avait les yeux ouverts et fixés sur ceux qui se trouvaient dans la cambuse ; ses lèvres étaient un peu ouvertes, et d’abord Roswell s’attendait à l’entendre parler. Mais les traits immobiles, les muscles raidis du marin, et l’expression étrange de ses regards lui eurent bientôt appris la triste vérité. L’homme était mort. Les sources de la vie étaient comme glacées dans son cœur. Frissonnant autant d’horreur que de froid, notre jeune capitaine se retourna vivement du côté de Stimson pour voir s’il réussirait à faire prendre le feu. Tous ceux qui ont pu faire l’expérience de climats très-rigoureux ont eu fréquemment l’occasion d’observer avec quelle difficulté on allume toute espèce de feu par un temps très-froid. En un mot, toutes les substances inanimées qui contiennent les principes du calorique semblent sympathiser avec l’état de l’atmosphère, et contribuer à rendre plus froide encore la froidure universelle. Il en était ainsi maintenant, malgré les préparatifs qu’on avait faits. Après avoir échoué deux fois, Stimson s’arrêta et prit une gorgée de café chaud. En le buvant il s’aperçut que ce liquide perdait de sa chaleur.

Il mit sous le bois beaucoup de toile, imprégnée d’huile, il plaça une lampe au milieu de tous les combustibles. Cet expédient réussit ; peu à peu, le bois qui se trouvait dans le foyer commença à dégeler ; une flamme faible d’abord commença à se montrer sur les morceaux de bois de chêne, seul chauffage sur lequel on pût vraiment compter. Il y avait encore à craindre que le petit bois ne fût consumé avant que le feu prît tout à fait. La glace s’était littéralement mise en possession de tous ces combustibles ; et on l’en chassa si lentement, elle s’attacha si opiniâtrement à sa conquête, que le résultat resta un moment incertain.

Heureusement oh trouva un soufflet, et, grâce à cet auxiliaire si utile, le chêne flamba enfin, et le feu donna quelque chaleur.

Puis on ressentit les frissons avec lesquels le froid abandonne le corps humain, et, par le nombre et la force de ces frissons, Roswell comprit combien lui et ses compagnons avaient été près de la mort. Lorsque le jeune homme vit le feu s’allumer lentement, un sentiment de reconnaissance s’éleva dans son cœur, et mentalement il rendit grâces à Dieu. La cabine était si petite, si étroite, si encombrée, qu’on remarqua presque aussitôt un changement dans la température. Comme il n’y avait rien de perdu de la chaleur, l’effet n’était pas seulement visible, mais agréable. Roswell jeta les yeux sur les vases de la cambuse, tandis que le feu s’allumait. Il y en avait un, le plus grand, qui était rempli, ou à peu près, de café gelé et formant une masse solide. Dans un autre vase on avait voulu faire bouillir du bœuf et du porc, et cette viande était également gelée. C’est quand toute cette glace commença à fondre que le feu parut avoir pris le dessus, et que l’espoir rentra dans le cœur des hommes d’Oyster-Pond. En jetant encore un regard sur le thermomètre, il vit que le mercure s’était assez dilaté pour quitter la cuvette. Il monta bientôt assez haut pour ne plus marquer que 40 degrés au-dessous de zéro.

Il est inutile de dire combien ceux qui se trouvaient autour du feu suivaient les progrès de la flamme, et combien leur satisfaction fut profonde quand ils virent que Stimson avait réussi.

— Que Dieu soit loué pour toutes ses miséricordes ! s’écria enfin Stimson en mettant le soufflet de côté, je sens la chaleur du feu, et cette chaleur sauvera tous ceux d’entre nous qui vivent encore.

Il souleva alors les couvercles, et il regarda dans les différents vaisseaux qui se trouvaient sur le feu. La glace fondait vite, et l’on pouvait sentir la vapeur du feu. C’est en cet instant qu’une faible voix se fit entendre d’une des couchettes.

— Gar’ner, disait cette voix d’un ton suppliant, si vous ayez quelque pitié d’une créature humaine dans la dernière détresse, donnez-moi une gorgée de café pour me réchauffer ! Ah ! que l’odeur en est agréable, et combien cela doit être bon pour l’estomac ! Il y a trois jours que je n’ai rien pris, pas même de l’eau.

C’était Dagget, le marin si longtemps éprouvé, l’homme aux nerfs de fer, l’homme livré à l’amour de l’or, qui avait depuis si longtemps concentré en lui-même toute l’énergie nécessaire à celui qui est par-dessus tout animé de la passion du gain. Combien il était changé maintenant ! Il ne demandait que les moyens de sauver sa vie, et il ne pensait plus aux peaux, aux huiles et aux trésors des plages désertes.

À peine Roswell fut-il instruit du sort de Dagget, qu’il vint à son secours. Heureusement il y avait du café chaud, aussi chaud que l’estomac humain peut le supporter. On donna à Dagget, deux ou trois gorgées de ce liquide, et le ton de sa voix montra aussitôt l’effet que le café avait produit.

— Je suis bien mal, Gar’ner, reprit le capitaine Dagget, et j’ai peur, que nous tous qui sommes ici, nous nous trouvions dans le même état. J’ai lutté contre le froid aussi longtemps que la nature humaine a pu l’endurer ; mais il m’a fallu céder.

— Combien reste-t-il encore de vos gens, Dagget ? Dites-nous où nous les trouverons.

— J’ai peur, Roswell, qu’ils n’aient plus besoin de rien dans cette vie. Le second officier marinier et deux des matelots étaient assis dans la cabine, lorsque je me suis jeté sur cette couchette, et j’ai peur qu’on ne les trouve morts. Je les ai exhortés à se coucher aussi, mais le sommeil s’était déjà appesanti sur eux, et quand cela arrive, on est bien vite exposé à geler.

— Il y a dans la cabine trois hommes qui n’ont plus besoin de secours, car ils sont tout à fait gelés ; mais il doit y en avoir d’autres encore. J’en vois deux dans les couchettes. Ah ! que dites-vous de ce pauvre garçon, Stimson ?

— L’âme n’a pas quitté le corps, Monsieur, mais elle est prête à partir. Si nous pouvons lui faire avaler un peu de café, l’ange de la mort l’épargnera peut-être.

Dès que cet homme eut pris un peu de café, il fut rappelé à la vie. C’était un jeune homme nommé Lee, un des plus beaux et des plus vigoureux de l’équipage. En examinant ses membres, on trouva qu’aucun n’était tout à fait gelé, quoique la circulation du sang fût si près d’être entièrement interrompue qu’il aurait suffi d’une heure de ce grand froid pour lui donner la mort. En examinant les membres de Dagget, Roswell fut effrayé de la découverte qu’il fit ; les pieds, les jambes et les bras de l’infortuné capitaine du Vineyard étaient aussi raides que des glaçons. Roswell envoya aussitôt chercher de la neige pour frictionner les malades : c’est le moyen auquel les chasseurs de veaux marins ont toujours recours. Ou enleva les corps morts de la cabine, et on les déposa sur la glace en dehors ; la chaleur toujours croissante rendait cette mesure opportune. En regardant le thermomètre qui était suspendu au fond de la cabine, on vit que le mercure se trouvait deux degrés au-dessus de zéro, c’était une température très-supportable ; les hommes commencèrent à se débarrasser des vêtements dont ils s’étaient couverts pour résister au froid. L’équipage du Lion de Mer du Vineyard était composé de quinze marins, un de moins que l’autre schooner. Trois d’entre eux avaient perdu la vie entre le navire naufragé et la maison ; on trouva trois corps assis dans la cabine, et l’on en retira encore des couchettes deux qui étaient morts.

Le capitaine Dagget, le cuisinier et Lee, ajoutés aux autres, faisaient douze ; il ne restait plus ainsi que trois hommes d’équipage dont on eût se rendre compte. Lorsqu’on demanda à Lee ce qu’ils étaient devenus, il dit que l’un des trois avait été gelé dans les cavernes quelques jours auparavant, et que les deux autres étaient partis pour la case pendant le dernier orage de neige, ne pouvant plus supporter le froid dans le navire naufragé. Comme ces deux hommes n’étaient pas encore arrivés à la case au moment où Roswell en sortait, on ne pouvait douter qu’ils fussent morts. Ainsi, des quinze hommes qui avaient mis à la voile du Vineyard, pour affronter tous les périls par amour du gain, il n’en restait plus que trois ; et il y en avait deux qu’on pouvait regarder comme dans une position critique. Lee était le seul homme de tout l’équipage qui fût en bonne santé et capable de rendre des services.



  1. Le thermomètre dont veut parler M. Fenimore Cooper est celui de Fahrenheit, dans lequel le zéro de Réaumur, qui marque la glace fondante, est à 52 degrés au-dessous de zéro ; un degré de Reéaumur équivaut à 2 degrés 1/4 de Fahrenheit.