Les Lions de mer/Chapitre 24

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 273-282).


CHAPITRE XXIV.


Mon pied s’est posé sur la montagne de glace, tandis que le vent souffle avec force autour de moi ; mon œil, quand la nuit est venue, vit s’éteindre la lumière du fanal. Je suis l’oiseau de la mer, l’oiseau de la mer, l’oiseau de la mer, seul avec le désespoir ; l’oiseau de la mer, l’oiseau de la mer, l’oiseau de la mer, seul témoin ici.
Brainiard



Lorsqu’on eut enlevé les corps de la cabine et que les membres de Dagget furent couverts de neige, Roswell regarda le thermomètre. Il s’était déjà élevé à vingt degrés au-dessus de zéro. C’était la chaleur, comparé à la température qu’on avait eu à supporter, et l’on put s’en apercevoir. Le feu n’était pas la seule cause de ce changement. Des hommes qui étaient sortis, revinrent bientôt et annoncèrent que le temps s’était beaucoup amélioré. Une heure plus tard, on put voir qu’un autre thermomètre qui se trouvait en dehors indiquait dix degrés au-dessus de zéro ! Ce changement venait du vent qui soufflait un peu du midi. Les marins se débarrassèrent de leurs peaux et on laissa tomber le feu, quoiqu’on eût soin de le tenir allumé.

Nous ne trouvons que peu de plaisir à retracer le tableau des souffrances humaines, et il nous suffira de dire que le pauvre Dagget ne put s’empêcher de crier pendant qu’on le dégelait au moyen de frictions froides. C’était le seul moyen cependant de le traiter, et, comme il le savait, il supporta ses souffrances avec un véritable courage.

L’activité à laquelle il s’était livré et la responsabilité du commandement avaient empêché Roswell de réfléchir beaucoup à ce qui venait de se passer, avant qu’il lui fût possible de se coucher pour prendre quelque repos. Alors le plus terrible des tableaux vint se dérouler devant lui, et il comprit tous les dangers auxquels il avait échappé, aussi bien que la miséricorde de la Providence.

Entouré de morts, on peut le dire, et doutant encore du sort des vivants, il était devenu lui-même plus humble, moins confiant dans l’avenir. La majesté et la puissance de Dieu prenaient dans son esprit une plus grande place, tandis que son opinion de lui-même devenait plus modeste. Il y avait cependant une image qui restait toujours la même dans sa pensée : c’était celle de Marie. S’il pensait à Dieu, il voyait les yeux de Marie levés vers le ciel ; s’il songeait à partir, le sourire de Marie l’encourageait ; s’il arrivait sain et sauf, les yeux baissés de Marie trahissaient toute la joie de son cœur. C’était au milieu de ces tableaux que Roswell s’endormit.

Quand on se leva le matin, il y avait encore plus de changement dans le temps. Un coup de vent avait amené des torrents de pluie. Le dégel était aussi complet que la gelée avait été excessive. Dans cette région, le temps est toujours extrême, et il passe de l’hiver au printemps aussi vite que de l’automne à l’hiver. Nous employons ces termes, printemps et automne, pour nous servir des expressions ordinaires ; mais dans le fait, ces deux saisons existent à peine dans les mers antarctiques. Ordinairement l’on passe de l’hiver à l’été, tel que l’été peut être.

Malgré le changement favorable du temps, Roswell, lorsqu’il sortit le lendemain matin, vit bien que l’été n’était pas encore venu. Il fallait que plusieurs semaines se passassent encore avant que la glace disparût de la baie et que même on pût mettre une chaloupe à la mer. Sous un rapport, les hommes qui se trouvaient encore dans l’île avaient gagné aux terribles pertes que venait de faire l’équipage de Dagget : les provisions des deux vaisseaux pourraient maintenant servir à un seul équipage, et Roswell, lorsqu’il vint à réfléchir aux circonstances, reconnut que la Providence avait épargné peut-être aux survivants de grandes privations, sinon toutes les tortures de la faim.

Cependant c’était un dégel, et tel qu’on peut se l’imaginer dans un climat où l’on rencontre tous les extrêmes. Les neiges qui se trouvaient sur les montagnes commencèrent bientôt à descendre par torrents dans la plaine, et tombant de différents pics, à former de magnifiques cascades. Il y avait tout un mille de rochers qui formaient une cataracte continuelle, cette nappe d’eau n’offrant presque aucune interruption à travers toute cette distance. L’effet de ce déluge était aussi grand qu’extraordinaire. Toute la neige qui se trouvait sur le rocher disparut, et les fragments de glace commencèrent à perdre rapidement de leur grosseur. D’abord, Roswell craignit pour le navire naufragé, car il avait toujours pensé qu’il serait emporté par les eaux de la mer. À cette appréhension en succéda bientôt une autre, c’était qu’il ne fût brisé par les énormes blocs de glace qui forment les cavernes au milieu desquelles il se trouvait, et qui maintenant commençaient à changer de position à mesure que l’eau en détruisait les bases. Roswell pensa un moment à braver l’orage, et à transporter Dagget à la case sur une charrette à bras ; mais lorsqu’il vit les torrents d’eau qui traversaient les rochers, il renonça à cette idée comme impraticable. Il fallut donc passer une seconde nuit à bord du navire naufragé.

Le vent de nord-est, la pluie et le dégel enveloppaient toute l’île, lorsque nos aventuriers sortirent pour voir le temps qu’il faisait. Les cavernes étaient, en ce moment, toutes ruisselantes d’un millier de petites cascades, et tout annonçait le dégel le plus rapide. Lorsqu’on exposa le thermomètre à l’air, il était à soixante-deux degrés, et les marins ôtèrent leur seconde chemise et leurs vêtements les plus lourds. La neige avait presque disparu de partout, et la glace avait beaucoup perdu de ses vastes proportions. Ce changement était si agréable, après le froid extrême qu’on venait d’avoir à supporter, que les marins ne songèrent même pas à la pluie, et qu’ils l’affrontaient comme si elle n’était pas tombée par torrents ; quelques-uns grimpaient sur les pics des montagnes et gagnaient une élévation d’où ils pouvaient apercevoir la maison. On attendit avec anxiété le retour de ces marins que Roswell n’avait point accompagnés ; ils rapportèrent quelques nouvelles importantes. La neige avait disparu de la plaine et de la montagne, à l’exception de quelques endroits, où il y en avait eu des amas extraordinaires. Quant à la maison, elle était debout, et l’on ne voyait plus de neige dans le voisinage. On pouvait apercevoir les marins se promenant sur les rochers nus, et tous les symptômes du printemps.

C’étaient là de bonnes nouvelles et les torrents ayant beaucoup diminué, quelques-uns ayant presque disparu, Roswell partit pour le cap, après avoir confié le navire naufragé à son second officier marinier. Lee, le jeune marin du Vineyard que Roswell avait arraché à la mort, l’accompagna, ayant demandé à faire partie de l’équipage d’Oyster-Pond. Tous les deux arrivèrent à la maison avant la nuit, où ils trouvèrent Hasard et ses compagnons très-inquiets du sort de ceux qui étaient sortis. Le récit de ce qui était arrivé à l’autre équipage produisit une impression profonde sur nos marins, et Roswell dit ce soir-là les prières devant une congrégation aussi attentive que si elle avait été réunie autour d’un foyer domestique.

Il n’y avait plus de feu, excepté à la cuisine, quoique l’on fût prêt dans le cas où le froid viendrait à reparaître car on savait qu’il ne fallait qu’un changement de vent pour ramener l’hiver avec toutes ses fureurs.

Le lendemain matin, le vent qui venait du nord continuait d’être doux et balsamique. Les chasseurs de veaux marins n’avaient point vu un pareil temps depuis qu’ils étaient arrivés dans l’île, et l’effet qu’il produisit sur eux fut de leur rendre vie et courage. Avant de déjeuner, Roswell descendit jusqu’à l’anse pour examiner l’état de son vaisseau, ou plutôt de ce qui en restait. Il s’y trouvait un grand amas de neige, et il donna à quelques-uns de ses hommes l’ordre de la balayer. Avant midi, toute cette neige avait disparu.

Aussitôt qu’on eut ainsi débarrassé le navire, Roswell fit retirer tout ce qui s’y trouvait, les restes de la cargaison, des tonneaux d’eau et quelques provisions gelées, afin qu’il pût flotter aussi légèrement que possible. La glace remplissait tout le fond du schooner, elle avait plusieurs pieds d’épaisseur, ayant pris comme le moule du navire, ce qui avait empêché ce navire de s’enfoncer dans l’eau au-dessous de son bois ; mais comme, on ne pouvait pas prévoir quand la glace disparaîtrait en fondant, on crut prudent d’avoir recours à cette précaution. L’expérience réussit, car la coque du navire, soulagée de ce poids, se releva de quatre pouces.

Il y eut conseil ce soir-là entre Gardiner, ses officiers et les plus vieux marins. Il s’agissait de savoir si l’on quitterait l’île dans les chaloupes ou si l’on ferait quelque reconstruction sur la coque du navire, si l’on rétablirait le pont, et si l’on se servirait de ce navire ainsi réparé pour retourner au nord.

Il y avait beaucoup à dire aux deux points de vue. Si l’on se servait des chaloupes, on pourrait partir dès que le temps paraîtrait sûr et que la saison serait un peu plus avancée, entraînant les chaloupes sur la glace au moyen de traîneaux jusqu’à la pleine mer, qui devait être à dix ou vingt milles au nord, et l’on pourrait épargner ainsi une grande quantité de provisions. D’un autre, côté cependant, quant aux provisions, les chaloupes en contiendraient si peu, qu’on ne gagnerait pas beaucoup à s’embarquer de bonne heure et à laisser une partie de ces provisions derrière soi pour nourrir le reste de l’équipage deux ou trois mois. C’était une considération qui se présentait d’elle-même, et qui devait exercer son influence sur la décision ; puis l’hiver pouvait revenir et imposer la nécessité de brûler encore plus de bois. C’était une question de vie ou de mort. Quoique le temps fût devenu relativement agréable, il n’y avait pas de certitude qu’il continuât. Les chasseurs de veaux marins avaient devant eux tout un mois de printemps, et un simple coup de vent aurait pu ramener la température de l’hiver. Dans ce cas, il serait indispensable de brûler les matériaux dont on n’aurait pu se passer pour reconstruire le schooner. Il y avait donc beaucoup de points à prendre en considération, et la question ne fut pas résolue sans de longs débats.

Après avoir discuté tous ces points, on arriva à la décision suivante : c’était, au moins, un mois trop tôt pour se livrer à cet océan orageux, en pleine mer, et dans une chaloupe toute ouverte. Or, comme la prudence conseillait de passer encore un mois dans l’île, on pouvait aussi bien consacrer ce mois à la reconstruction du schooner. Si le temps froid revenait, on pourrait, à la dernière extrémité, brûler ces mêmes matériaux.

On se mit donc à l’ouvrage, et le temps n’entrava que rarement les travaux. Pendant trois semaines, le vent fut favorable au retour de la belle saison, allant de l’est à l’ouest, mais jamais au midi. Presque tous les deux jours, on envoyait deux marins sur les montagnes prendre connaissance de l’état de la mer.

La flotte des montagnes de glace n’était pas encore sortie du port, quoiqu’elle se fût déjà ébranlée vers le sud, comme des trois-ponts, qui ne demandent qu’à lever l’ancre. Roswell, qui voulait partir avant que ces formidables croisières fussent à flot, surveillait de près leurs plus légers mouvements.

Pendant ces trois semaines, qui suffirent presque à ramener l’été, on fit beaucoup de choses utiles. Pour la seconde fois, on transporta Dagget à la maison, dans une charrette à bras, et on le soigna le mieux possible. Roswell vit tout d’abord que l’état de Dagget était précaire, et que ses jambes gelées étaient menacées de la gangrène.

Roswell n’avait point l’idée de reconstruire son schooner absolument comme il était. Il ne pensait qu’à relever un peu son accastillage et à rétablir son pont autant qu’il était possible. Si les nouvelles œuvres hautes du Lion d’Oyster-Pond n’étaient pas sans défaut, elles se trouvaient très-bien liées et rendaient le schooner encore plus solide qu’il n’était auparavant.

Heureusement que le gaillard d’arrière du Lion du Vineyard était encore entier ; les planches en furent très-utiles, elles servirent à faire un gaillard d’arrière. Mais restaient encore le pont et le gaillard d’avant. On employa comme matériaux différentes parties des deux vaisseaux, et l’on parvint à refaire un pont parfaitement solide. Il est presque inutile de dire que la neige avait bientôt fondu sur les rochers de la côte. Les cavernes disparurent toutes pendant la première semaine du dégel. Enfin, les veaux marins commençaient à reparaître, ce qu’on regardait comme d’un bon augure.

Il y avait une partie lointaine de la côte qui était déjà couverte de ces animaux. Hélas ! cette vue n’excitait plus la cupidité dans le cœur des chasseurs de veaux marins. Ils ne pensaient plus au gain, mais tous leurs vœux se bornaient à sauver leurs vies et à reprendre l’humble place qu’ils avaient occupée jusque-là dans le monde avant ce funeste voyage.

Cette réapparition des veaux marins produisit une profonde impression sur Roswell Gardiner. Son esprit avait été de plus en plus porté à s’occuper de sujets religieux, et ses conversations avec Stimson étaient plus fréquentes qu’auparavant. Non pas que le patron pût offrir, sur des questions de cette nature, les lumières de la science, mais Roswell trouvait dans Stimson cette foi vive qui dissipe tous les doutes.

Jamais Stimson, pendant leurs épreuves, n’avait perdu courage. — Nous ne gèlerons, avait-il coutume de dire, et nous ne mourrons de faim, qui si telle est la volonté de Dieu et si Dieu le veut, croyez-le bien, mes amis ; ce sera pour notre bien. — Quant à Dagget, il paraissait ne plus penser au navire naufragé. Lorsqu’on lui dit que les veaux marins étaient revenus, ses yeux brillèrent, et sa physionomie trahit encore son ardente convoitise ; mais ce n’était plus cependant qu’une lueur de cette passion autrefois si violente, lueur qui s’éteignait dans la nuit dont les ténèbres s’étendaient déjà sur celles de ses idées qui appartenaient encore à ce monde.

— Il est malheureux, Gar’ner, dit Dagget, que nous n’ayons pas de vaisseau prêt à recevoir une autre cargaison à cette première époque de la saison, on pourrait remplir un grand vaisseau !

— Capitaine Dagget, lui répondit Roswell, nous ayons d’autres affaires dont il faut d’abord nous occuper. Si nous réussissons à quitter l’île et à retourner sains et saufs auprès de ceux qui doivent nous pleurer comme morts, nous aurons grande raison de remercier Dieu.

— Quelques peaux de plus, Gar’ner, ne feraient point de mal, même à un navire amoindri.

— Nous avons déjà une cargaison plus considérable que nous ne pourrions l’emporter. Il nous faudra abandonner la moitié de nos peaux et toute notre huile. La cale du schooner est trop étroite pour renfermer la cargaison complète d’un voyage. Je formerai le lest du navire avec de l’eau et des provisions, et je remplirai de nos meilleures peaux ce qu’il y aura de place ; il faut abandonner tout le reste.

— Pourquoi l’abandonner ? Laissez ici un ou deux hommes d’équipage pour le garder, et envoyez un vaisseau le chercher dès que vous serez de retour. Laissez-moi ici, Gar’ner, je suis prêt à rester.

Roswell pensait que le pauvre homme resterait dans l’île, bon gré mal gré, car les symptômes qui sont reconnus comme funestes dans l’état où se trouvait Dagget, devenaient tellement significatifs qu’ils rendaient le doute à peu près impossible. Ce qui faisait encore ressortir cette puissance qu’une passion dominante exerçait jusqu’au dernier moment sur le malade, c’est que Roswell avait causé plusieurs fois avec lui sans lui cacher sa position, et que Dagget avait reconnu le danger de mort où il se trouvait ; Stimson avait souvent prié pour Dagget, et Roswell lui avait lu des chapitres de la Bible à sa propre demande ; ce qui devait donner à penser que l’homme du Vineyard pensait plus à sa fin prochaine qu’à aucun intérêt de cette vie. Il en avait été ainsi tant qu’on ne lui avait point parlé du retour des veaux marins.

Mais la grande préoccupation qui absorbait toutes les pensées était la reconstruction du Lion de Mer. Quoique ce long dégel fût très-favorable à nos marins, il ne faudrait pas que le lecteur le regardât comme un gage de cette chaleur dont on jouit au mois de mai dans une zone tempérée. Il n’y avait point de fleurs, point d’indices de végétation, et dès que le vent du nord cessait de souffler, il y avait gelée. Deux ou trois fois, le froid mordit assez fort pour que l’on pût croire au retour de l’hiver, et, à la fin de la troisième semaine de beau temps, un coup de vent, qui venait du sud, amena de la neige et de la glace. L’orage commença à une heure du matin, et, avant le coucher du soleil, les jours étant alors très-longs, tous les passages qui se trouvaient autour de la maison furent bloqués par des amas de neige. Plusieurs fois les hommes de l’équipage avaient demandé à enlever les voiles qui recouvraient le fenêtres ; mais on vit alors que ces espèces d’écrans étaient encore aussi utiles qu’ils l’avaient été pendant l’hiver. Tout travail fut suspendu pendant cet orage, qui pouvait réduire les malheureux chasseurs de veaux marins à la triste nécessité de briser encore une partie de leur schooner, qui était déjà presque terminé, pour ne pas périr de froid. Ce fut alors qu’on vint annoncer à Roswell, au plus fort de la tempête, et quand le thermomètre était le plus bas, qu’il ne restait pas assez de bois des deux vaisseaux en dehors de ce qui avait servi à la reconstruction du schooner, pour faire aller les feux quarante-huit heures de plus.

On eut recours à tous les expédients, on alluma beaucoup de lampes, qui étaient comme ces énormes torches qu’on fait brûler dans les cours des grandes maisons les jours de fêtes princières. De la vieille toile et de l’huile d’éléphant servaient à alimenter ces lampes. On obtint ainsi un peu de chaleur.

Ce fut au milieu de cette tempête que l’âme de Dagget s’envola vers un autre monde pour y attendre l’heure où elle aurait à comparaître devant Dieu. Avant sa mort, il se montra franc avec Roswell ; ses erreurs et ses méprises venaient enfin le frapper lui-même. Ce fut alors que l’univers entier ne lui parut pas offrir l’équivalent d’une heure sincèrement consacrée au service de Dieu.

— J’ai peur d’avoir trop aimé l’argent, dit-il à Roswell, moins d’une heure avant d’exhaler le dernier soupir ; mais j’espère que ce n’était pas autant pour moi que pour les autres. Une femme et des enfants, Gar’ner, sont le lien le plus fort qui attache un homme à la terre. Les compagnes des chasseurs de veaux marins sont habituées à apprendre des catastrophes, et les femmes du Vineyard savent que bien peu d’entre elles voient un mari à côté d’elles dans leur vieillesse. Cependant il est dur pour une mère et pour une femme d’entendre dire que l’ami qu’elle avait choisi lui a été enlevé dans la force de l’âge et sur une terre lointaine. Pauvre Betsy ! Il aurait mieux valu pour nous deux que nous nous fussions contentés du peu que nous avions car, maintenant il faudra qu’elle suffise à tout.

Dagget garda ensuite le silence pendant quelque temps, quoiqu’il remuât les lèvres, probablement pour prier. Le spectacle de cette agonie était triste, mais aucun secours humain n’aurait pu rendre le malade à la vie. Bientôt après que Dagget eut ainsi exprimé ses regrets, le mal fit les derniers progrès, et cette machine d’argile, qu’on appelle le corps humain, cessa de fonctionner.

Pour éviter les inconvénients qui auraient pu survenir si l’on avait gardé le corps dans un endroit chaud, en l’enterra dans la neige, à une petite distance de la maison, une heure après qu’il eut cessé de respirer.

Lorsque Roswell vit cet homme, qui s’était depuis si longtemps attaché à lui comme une sangsue, par amour de l’or, devenu maintenant un corps insensible au milieu des glaces des mers antarctiques, il trouva dans le sort de Dagget une nouvelle preuve de la vanité des choses humaines. Combien peu avait-il pu prévoir ce qui arrivait, et combien s’était-il trompé dans ses propres calculs et ses espérances ! Qu’était-ce donc que cette intelligence humaine dont il avait été si fier, et quelle raison avait-il de se regarder comme juge de questions qui étaient également en deçà de son berceau et au delà de sa tombe, de ce passé incompréhensible et de cet avenir imprévu vers lequel se précipitent tous ceux qui appartiennent la vie ?