Les Littératures de l’Inde/Partie I/Chapitre 4

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Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 62-76).

CHAPITRE IV

LA PHILOSOPHIE ORTHODOXE


Toute philosophie, dans l’Inde, est orthodoxe, à quelques hardiesses qu’elle s’emporte, pourvu qu’elle proclame l’autorité divine et infaillible du Véda, quitte ensuite à l’interpréter comme elle l’entend. Le bouddhisme lui-même aurait pu à ce prix échapper au reproche d’hérésie : c’est lui tout d’abord qui, volontairement, s’est exclu de la confession védique. Celle-ci, sans doute, a compté, comme toutes les confessions du monde, des zélateurs et des dévots, toujours prêts à qualifier d’athées (nâstikâs[1]) les philosophes que la lettre ne satisfaisait point ; mais, à la différence du bouddhisme, le brahmanisme n’eut jamais de conciles, partant point d’autorité suprême ni de dogmes définis ; il ne forma point, à proprement parler, une Église, les sectes les plus variées y prirent naissance, et l’on verra que, dans la suite, les brahmanes, bien loin de les excommunier, s’appliquèrent de tout leur pouvoir à les fondre dans le giron de leurs écoles. Aussi les systèmes philosophiques, si tardive qu’en émerge la documentation, nous apparaissent-ils, sinon comme aussi anciens que le Véda, du moins comme une de ses dépendances nécessaires. On sait, déjà que les Upaniṣads en font partie (p. 39) et que leur métaphysique abstruse est l’ultime aboutissant de la spéculation des Brâhmaṇas. De bonne heure, il y eut des théologiens, et aussi des princes amis du vrai, qui, maintenant à l’usage de la foule les vieux symboles sans lesquels elle ne saurait s’élever à la conception du divin, cherchèrent à en percer les voiles et à pénétrer jusqu’au cœur du mystère de l’univers. C’est vraiment l’originalité et la sagesse de cette pensée affranchie, d’être à la fois très libre et très conservatrice, de ne rien épargner et de tout laisser debout. Ne serait-ce pas l’union chrétienne des âmes et le commencement du règne de Dieu, qu’un Renan eût pu, sans hypocrisie ni concession, s’approcher avec sa mère de la Sainte Table ?

De cet enseignement ésotérique sont sortis six systèmes (çâstrâṇi, p. 51), qui se réduisent à trois, parce que chacun des trois principaux s’est dédoublé, ils nous sont connus dans leurs détails essentiels, soit par leurs documents originaux, de dates diverses, soit par les travaux d’un grand docteur dont le nom fait encore autorité dans l’Inde, Çaṃkara, l’orthodoxe et zélé adversaire du bouddhisme, qui vécut, selon toute apparence, vers le VIIIe siècle de notre ère.


1. Nyâya ei Vaiçêsika

Le système qui porte le nom modeste de nyâya, « règle, méthode », plus spécialement « méthode analytique », est attribué par la tradition à un chef d’école du nom de Gautama, patronymique extrêmement commun dès l’époque védique, qui ne saurait rien nous apprendre, ni sur le personnage lui-même, ni sur la date de son enseignement. Ce n’est, en effet, autre chose qu’une méthode d’investigation, une sorte de scolastique, à la fois très serrée et très diffuse, parce qu’elle ne fait point le départ de la logique et de la rhétorique, puis, en vraie fille de l’esprit hindou, les fait confluer dans la morale. Que l’on compare son syllogisme en cinq membres au formulaire sur lequel s’est exercée la minutie de notre moyen âge.

Proposition. — Cette montagne brûle.

Argument. — Car elle fume.

Démonstration. — Or ce qui fume brûle. Exemples : le feu du foyer, etc. Et ce qui ne brûle pas ne fume pas. Exemples…

Application. — Or cette montagne fume.

Conclusion. — Donc elle brûle.

C’est sur ce moule désormais que l’Inde façonnera, non seulement ses raisonnements, mais même ses développements littéraires ; comme aussi c’est sur la conclusion du Nyâva, « tout mal moral et toute souffrance physique procèdent de l’erreur », que le bouddhisme étaiera sa pierre d’assise, « la claire connaissance abolit le mal de vivre ».

Mais comment atteindre à la claire connaissance ? Le Vaiçêṣika, — « système des catégories », dérivé de viçêṣa « différence », — œuvre d’un nommé Kanâda, aussi ancien peut être, sinon davantage, que Gautama, avait déjà répondu à la question par l’aphorisme de Descartes : « diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. » À cet effet sont distinguées six ou sept catégories de l’entendement humain, dont la première est la substance ; et celle-ci, à son tour, se subdivisera en neuf espèces, — je ne dis pas « neuf modes », on va voir pourquoi : — terre, eau, l’eu, air, éther, temps, espace, âme, et l’entendement lui même.

Des trois premiers éléments il n’y a rien à dire. Mais la subtilité qui différencie air, éther et espace prêter à surprise : l’air, c’est le vent (vâyu), qui ne circule que très près de la terre ; l’éther (âkâça) s’étend jusqu’aux limites de l’univers visible, entre les deux valves que forment le ciel et la terre, et il serl de véhicule au son ; quant à l’espace, uniquement, comme le temps, l’objectivation d’une notion rationnelle, un postulat pris pour une substance, erreur dont la philosophie occidentale n’a guère le droit de faire grief à aucune autre. L’âme universelle (âtman « haleine » ) est un concept semi mythique semi métaphysique, qui apparaît déjà dans la poésie du Véda (p. 14) et se précise dans ses morceaux les plus récents. Pour l’entendement (manas, latin mens), c’est la conscience psychologique qui en a fourni directement la notion.

Ces distinctions posées, on voit que les quatre premières substances sont localisées et composées de parties, tandis que les quatre suivantes sont répandues partout, indivisibles, partant éternelles. Les éléments matériels étant divisibles et impermanents, il faut, dès lors, nécessairement que les parcelles qui les composent soient indivisibles et permanentes : l’atome est éternel, il n’a pas eu de cause, il n’aura pas de fin. De là donc une sorte de dualisme de « matière et esprit », analogue à notre spiritualisme, avec cette différence considérable, toutefois, que, si l’âme est éternelle et omniprésente, l’entendement ne saurait l’être ; car il ne saisit que ce que le corps perçoit, il est donc localisé, composé d’atomes, et ceux-ci seuls sont éternels.

De pareilles prémisses il semblerait devoir sortir un matérialisme presque aussi radical que celui d’Épicure et de Lucrèce, qui, eux aussi, ont des dieux, mais ne savent qu’en faire ; et, de fait, l’atome est incréé, ses combinaisons ne dépendent que d’un principe invisible (adṛṣṭa), et les différences constatées entre les substances résultent, non d’un arrangement divers des atomes, mais d’une différence primordiale (viçêṣa) entre les atomes de l’eau, ceux de la terre, etc. Pourtant le Nyâya passe pour un des piliers du théisme orthodoxe, et de son âtman les disciples de Gautama ont abstrait une Âme suprême, omnisciente et toute puissante, qui règle tout dans l’univers. Comment cela ? On ne saurait trop le redire : la logique, à elle seule, ne découvre rien ; le syllogisme n’est qu’un moulin à idées, et, si les philosophes de cette école ont trouvé Dieu dans leur mouture, c’est qu’à leur insu ils l’avaient introduit dans leur grain. Il n’est pas étonnant que tous les esprits ne se soient pas déclarés satisfaits de cette innocente pétition de principe.


2. Sâṅkhya et Yôga

C’est par l’athéisme que le Sâṅkhya échappe à la contradiction ; par un athéisme qui ne s’ignore point, et qui cependant aboutit à la contemplation mystique du Yôga. Ce « recensement synthétique » (dérivé de saṅkhyâ « computation » ) parait remonter fort haut ; mais il est probable qu’il a subi de notables changements, depuis son fondateur Kapila, jusqu’à l’état plus moderne où il nous apparaît : et c’est la une raison, entre cent, car il est extraordinairement dense, — de se borner à en effleurer les principes.

Au lieu de partir du particulier, comme les systèmes précédents, le Sânkhya pose au début une entité qu’il nomme la prakrti, disons « la Nature », composée à doses égales de trois éléments, dits « les trois qualités » (gunâs), savoir : bonté, passion et obscurité ; ces termes correspondent à peu près à ce que nous pourrions entendre par pureté impassible, activité incessante, et ignorance inerte. Ces éléments sont, dans la Nature, à l’état de parlait équilibre ; s’ils y restaient, rien ne deviendrait ; c’est ainsi que la physique contemporaine a été amenée à enseigner que, de par la loi d’équilibre de température, l’univers retourne lentement au chaos. Dès qu’un des éléments se trouve en excès ou en déficit, il émane de la Nature une entité nouvelle : le recensement en énumère 23, qui sont les bases de la création tout entière.

En face de la Nature, éternelle comme elle, mais au contraire absolument dépourvue de qualités (nirguna), se dresse une autre entité, « l’Homme » (purusa), c’est-à-dire « l’Âme » ; mais disons « le Moi », afin de lui conserver son genre masculin, qui plus tard a prêté à dire que l’univers était sorti de l’union sexuelle du Purusa et de la Prakrti. Le Moi, par définition, est transcendantalement indifférent, incapable de sentir, de penser, de vouloir, d’agir, ne fût-ce que pour faire osciller un brin d’herbe. Chaque moi — ils sont en nombre indéfini — est isolé, impuissant à entrer en communication avec les autres ou avec la Nature, simple témoin passif de la pantomine qu’elle lui joue. Seulement, de même qu’un pur cristal se teinte de la couleur d’un objet placé devant lui, le Moi, comme un miroir, reflète les images variées que déploie la Nature fertile en illusions. Elle est l’aveugle qui marche, il est le voyant infirme : à eux deux ils créent le monde ; et, en effet, y aurait il quelque chose, s’il n’existait une conscience pour s’en apercevoir ?

Dans une pareille doctrine, il n’y a évidemment point de place pour un Dieu, et, révérence gardée au Véda, elle s’en explique sans ambages : si Dieu était en équilibre, rien ne l’inciterait à créer ; sinon, il serait une des 23 entités secondaires, il ne serait pas Dieu.

Mais pourquoi faut-il que le Moi soit impassible et inerte, indifférent à toute action ? vue profonde, on vient de le dire, mais répugnante au premier abord. C’est apparemment, que, s’il n’était dépourvu des qualités, il évoluerait, lui aussi, et dès lors se développeraient deux créations parallèles. Mais l’hypothèse est susceptible également d’une démonstration a posteriori, dont le bouddhisme ultérieur ne se fera point faute : le premier sermon du Buddha, après son illumination, roule sur ce thème, varié à satiété dans l’école, que ni sensation, ni perception, ni fait psychique quelconque, n’est le moi ; car si la sensation était le moi, on pourrait à volonté éprouver ou ne pas éprouver telle on telle sensation ; et ainsi de suite. Enfin, la preuve, la grande preuve que le Moi est impassible, c’est qu’en effet il peut se rendre tel. Qu’il connaisse, une fois pour toutes, ce qui est de lui et ce qui est de la Nature ; qu’il ait pénétrée à fond l’illusion qu’elle lui fait refléter ; qu’il se dise : « Je ne suis pas cela, cela n’est pas moi, ce sont les qualités qui jouent avec les qualités[2] » ; et alors le spectacle s’évanouira soudain, la danseuse aura honte de faire chatoyer ses voiles sous l’œil qui les a percés à jour, et elle laissera le Moi à son repos ; ou mieux, l’aveugle aura ainsi, de lui même, transporté le paralytique hors de la forêt des chimères.

Le Yoga, que la tradition assigne au chef d’école Patañjali, est bien moins un système philosophique qu’un complément pratique du Sânkhya, une discipline destinée à réaliser l’indifférence absolue du Moi par rapport aux jeux de la Nature. À cet effet, rien ne saurait valoir la réflexion, la méditation profonde, la contemplation assidue et absorbée ; et c’est tout cela qu’exprime le mot yôga. L’immobilité absolue, effrayante, dans des postures contre nature, soit la tête renversée et les yeux fixant le soleil jusqu’à cécité, soit entre quatre brasiers ardents sous la chaleur torride du ciel tropical, soit les poings fermés à tant que les ongles en croissant pénètrent dans la chair : telles sont, avec bien d’autres, les austérités auxquelles se soumet le yôgî dont le nom est devenu l’expression de l’ascétisme farouche, de l’extase surhumaine et des pouvoirs miraculeux qu’on y croit attachés.

Jusqu’ici l’évolution du Sâñkhya en Yoga s’est déroulée en pleine logique. Mais voici où ils perdent brusquement contact : l’un est athée ; l’autre se donne pour théiste. Comment s’y est-il pris pour introduire un Dieu dans ce mécanisme serré et rigide ? On ne sait ; le plus probable est qu’il l’a emprunté tout fait aux cultes populaires qui l’entouraient. On verra plus loin (p. 113) que les ascètes sont essentiellement sectateurs de Çiva, le dieu extatique et sinistre qui ne fait qu’un corps avec celui de son épouse : ce personnage a pu aisément se confondre avec le couple du Puruṣa mâle et de la Prakṛti femelle, et de cette fusion d’une froide philosophie avec une religion ardente est sortie une théosophie étrange et mal connue.

Quoiqu’il en soit, le double vocable Sâñkhya a, très usité dans l’Inde, atteste à lui seul le lien étroit qu’elle a toujours admis entre les deux doctrines et l’influence qu’elles ont exercée sur sa pensée : les Lois de Manu en ont tout imprégnées, et ce sont elles qu’enseigne leur livre XII (p. 56) ; les rapports, depuis longtemps reconnus, entre le bouddhisme et le Yôga, ont été récemment mis en vive lumière par M. Senart ; et, quand un penseur doublé d’un grand poète entreprendra de concilier en une formule suprême les solutions des sectes adverses (p. 74), c’est le Sâñkhya qu’il combinera avec le système qu’il nous reste à étudier.

3. — Mîmâṃsâ et Vêdânta

Comme yoga, et même plus étymologiquement que lui, le mot mîmâṃsâ (dérivé de racine man « penser » ) signifie « méditation » ; mais ici la méditation s’exerce sur de tout autres objets, sur l’esprit des textes, et non sur la nature des choses. La pûrvamîmâṃsâ du maître Jaimini, — ainsi dite par contraste avec l’uttaramîmâṃsâ dont il va être question, — n’est, somme toute, qu’une spéculation ritualiste sur la « première partie » du Véda, c’est-à-dire sur les Védas propres et les Brâhmanas, et les tendances en sont bien suffisamment indiquées par les quelques pages que nous avons consacrées à ces derniers recueils (p. 38). La Mîmâṃsâ les retourne en cent façons, comme fait de la Bible la Kabbale, persuadée qu’ils recèlent toute vérité et qu’il n’est que de trouver la manière de l’en extraire. À ce compte, elle semble devoir être l’orthodoxie même, et elle l’est, nominalement. Mais, dans cette doctrine comme en toute autre. L’Inde a réalisé son tour d’adresse accoutumé et abouti à l’identité des contraires : à force d’orthodoxie, le mîmansiste a pu encourir le reproche d’athéisme.

Non pas qu’il nie l’existence d’un Dieu. À quoi bon ? il n’en a point affaire. Le Véda seul est autorité, non seulement en tant que révélation spirituelle, mais en tant que parole audible, incréée, immanente, de toute éternité : dès lors, il se peut qu’il y ait un Dieu, mais cela est indifférent ; ou plutôt, si on le préfère, c’est le Véda qui est Dieu, c’est le Véda qui est Tout.

« C’est Brahma qui est Tout », a poursuivi, poussant la pensée à ses ultimes conséquences, l’école de Vyâsa. Ce saint personnage est le compilateur mythique des Védas, dont la « dernière partie », l’Upanisad (p. 39), a servi de base à la « seconde méditation », plus communément nommée le Védânta, « la fin du Véda ». Matériellement, les deux formules ne diffèrent guère, puisque brahman, on l’a vu, signifie « formule magique, prière, service divin, sainteté, principe saint et éternel », et que l’essence de tout cela, c’est le Véda ; mais, tandis que le mimansiste chemine à mi-côte en suivant la lisière de ses textes, c’est d’un vol effréné que le védantiste — s’élance à l’empyrée ou plonge aux abîmes d’un nihilisme panthéiste aussi radical que jamais aucune conscience humaine en ait imaginé.

Il n’y a rien. Tout est Brahma : Brahma neutre, insexué, océan dont les êtres, dans leur diversité infinie, ne sont que les vagues, les écumes et les bulles ; ou Brahma masculin, incarnation mystique du Puruṣa védique, de l’Âme suprême, dans sa plus haute dignité, qui est la caste sacerdotale et savante. Son symbole est le mot « Oui », car il est l’Unité absolue, le seul être existant ; mais c’est aussi le mot « Non », car aucun attribut n’est vrai de cet ineffable, et l’esprit ne peut l’atteindre qu’en niant résolument toutes les qualités dont la variété constitue les apparences vaines du monde extérieur. Rien ne le limite, rien ne le contient : il est la fleur et l’insecte, l’arbre et l’oiseau, l’astre et le grain de sable, la terre et le ciel ; il est toi, il est moi. L’insensé croit exister : il se réjouit d’une naissance, il s’afflige d’une mort, comme si l’une ou l’autre ajoutait ou enlevait quelque chose à l’infini de l’Être. Le sage sait : « Je suis Brahma. » Il sait que rien ne naît ni ne meurt, parce que rien n’est que la vie, et que la vie ne peut mourir (p. 48). C’est la leçon que, dans le « Cantique du Bienheureux », admirable épisode du Mahâbhârata, redira le dieu Kṛṣṇa, déguisé en cocher de char, à son maître le guerrier Arjuna, pour l’inciter à faire son devoir dans la bataille imminente.

« … Le sage ne se soucie des vivants ni des morts. Jamais ne fut le temps où je n’existais pas, ni toi, ni les princes que voici ; et jamais ne sera le temps où nous tous n’existerons plus… Il n’est pas de naissance de ce qui n’est pas, ni de mort de ce qui est… Celui qui croit tuer, celui qui croit périr, tous deux sont victimes d’une chimère : rien ne tue, rien n’est tué, et ce qui est jamais n’adviendra qu’il ne soit point… De même qu’un homme quitte ses vieux vêtements pour en endosser de neufs, ainsi l’âme abandonne un corps vieilli et se revêt d’un nouveau corps… » (Bhagavad-Gîtâ, II = Mahâbhârata, VI, 26.)

Ici nous voyons poindre à la fois, et la vulgaire et tardive croyance à la métempsycose, et la doctrine de la multiplicité des âmes, qui nous avertissent que nous ne sommes point dans le Vêdânta pur ; car on sait que le poète s’efforce de le concilier avec le Sâñkhya. Pour le Vêdânta, l’âme individuelle n’est, encore une fois, qu’une illusion entre toutes celles qu’éparpille autour de soi Brahmâ le seul vivant.

Ce pouvoir d’illusion, un Vêdânta postérieur l’a hypostasié, lui aussi, et en a fait une entité femelle. Le Véda le plus ancien possède déjà le nom commun mâyâ, par lequel il désigne la puissance magique el miraculeuse de certains dieux naturalistes, celle qui, par exemple, recouvre de nuages le ciel limpide et en fait jaillir les ondées. C’est cette Mâyâ personnifiée que la doctrine plus moderne associe à son Brahmâ, comme créatrice incessante des apparences changeantes qui déçoivent les simples et leur voilent l’immuable Vérité. Ainsi, de par le parallélisme du Puruṣa et de Brahmâ, de la Prakṛti et de la Mâyâ, malgré la profonde différence de leurs origines, s’atténue encore la distance qui sépare le Sâñkhya du Vêdânta.

Mais, en dépit de cette intrusion syncrétique, celui ci demeure le monisme essentiellement cher à l’esprit hindou, et c’est lui qui domine en réalité la pensée des philosophes même d’éducation et de principes dualistes. Toutes leurs divergences semblent s’accorder et se fondre en cette négation et cette affirmation transcendantes : — Rien n’est ; l’Un est Tout. — Le platonisme n’a eu qu’un temps en Grèce ; le Vêdânta est vraiment la philosophie de l’Inde.

  1. Ce mot est dérivé de nâsti = na asti « il n’est pas ».
  2. C’est l’énergique formule de la Bhagavad-Gîta (cf. p. 74) : gunâ gunêsu kridanti (ou vartantê « entrent en relation avec » ).