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Les Lunettes de grand’maman/03

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J. Hetzel et Cie (p. 39-56).



CHAPITRE III


Mon accès de fièvre avait encore attendri Gertrude, qui, décidément, éprouvait un faible pour moi. J’en eus la preuve quelques jours après.

Comme je faisais la grimace devant mon inévitable soupe et que ma grand’mère, ayant fini la sienne, partait pour la messe, la bonne fille appela Prudence, Rapine, leur donna mon déjeuner et me fit une immense tartine de confitures.

« Seulement, cette fois, dit-elle, dépêchez-vous, monsieur Maurice, et je vous laverai bien le visage pour que madame ne devine rien. »

J’acceptai ; et, aussitôt ma tartine finie, j’apportai docilement ma petite frimousse toute barbouillée.

« Frotte, frotte bien, Gertrude, insistais-je, en tendant alternativement l’une et l’autre joue. Ce n’est pas assez, encore… »

Elle frotta tant et si bien qu’en me regardant dans la glace je me trouvai rouge comme une tomate et luisant comme le parquet.

« Pour le coup, pensai-je, je ne risque rien. »

Aussi je fus stupéfait lorsqu’en rentrant ma grand’mère, au premier coup d’œil jeté de mon côté, s’écria :

« Qu’as-tu mangé au lieu de soupe ? »

Je baissai la tête, suivant ma coutume.

« Veux-tu répondre ? dit-elle sévèrement.

— Non, dis-je, je ne veux pas répondre. »

Je gagnai à cela une semaine de pain sec au goûter.

J’étais furieux et encore plus intrigué.

« Elle devine tout, pensais-je. Pas moyen de rien lui cacher… J’étais si propre ! »

Et je passais mes mains sur mes deux joues qui me cuisaient à force d’avoir été frottées.

« Il n’y a que les fées qui savent tout, me disais-je en errant à travers les allées du jardin… aussi loin que possible du tonneau d’arrosage. Est-ce qu’elle le serait ? Une vieille fée méchante, oh ! bien méchante, par exemple ! »

Une fois cette pensée éclose dans mon cerveau, elle y fit des progrès extraordinaires. Je me mis à examiner attentivement ma grand’mère, à tourner autour d’elle, cherchant la baguette dont toute fée est pourvue.

Mais j’eus beau regarder partout, je ne découvris rien.

Enfin, un soir qu’après m’avoir mis au lit, Gertrude était venue, comme d’habitude, travailler près de sa maîtresse, je l’entendis qui lui disait ;

« Je n’ai plus d’argent, madame, et c’est demain jour de marché. »

Ma grand’mère se leva, car je distinguai son pas un peu traînant, puis elle ouvrit l’armoire dont je reconnus le petit grincement particulier, et elle revint vers son fauteuil.

« Hélas ! dit-elle, me voilà au bout. Ces deux voyages ont coûté si cher ! Malgré toutes nos réformes, nous dépensons encore trop, ma fille. »

Gertrude soupira sans répondre.

« Allez vous coucher, reprit ma grand’mère, il est neuf heures.  »

J’entendis le bruit de la porte qui s’ouvrait, puis celui du rouet heurtant le chambranle, et des allées et venues dont je ne me rendais pas bien compte.

Cela dura un quart d’heure environ.

Lorsque tout fut devenu silencieux autour d’elle, ma grand’mère poussa un gros soupir.

« Allons, mes chères lunettes, dit-elle à demi voix, venez à mon secours. »

Cette invocation fut pour moi un trait de lumière… Ses lunettes ?… Voilà la fée à son service. Étais-je nigaud de n’y avoir pas songé ?… C’était donc de là que lui venait cette puissance mystérieuse qui l’aidait à lire dans ma pensée et à deviner toutes mes sottises ?…

Je me levai tout doucement, et, grimpant sans bruit le long de ma porte dont les bandes entrecroisées me servaient d’échelons, j’arrivai à la hauteur de l’œil-de-bœuf, d’où mon regard pouvait facilement plonger dans une partie de la chambre.

Mais j’en fus pour mes frais de curiosité : ma grand’mère me tournait le dos.

Je l’entendis soupirer, tout en continuant de parler à ses lunettes. Tout à coup elle se leva. Je faillis lâcher prise, car elle ne pouvait manquer de m’apercevoir… Mais non, sa préoccupation l’empêcha de lever la tête. Elle avait déposé ses lunettes sur la cheminée. C’est étonnant comme son visage me parut beau ainsi, malgré ses rides, et comme ses yeux bleus me rappelèrent ceux de ma chère petite maman.

Munie de ciseaux et d’un écheveau de laine blanche, elle regagna sa place.

À quelle opération se livrait-elle ?… Il me fut impossible de m’en rendre compte. Une voix soupirait… la sienne ou celle de la fée, je n’en sais rien.

Un moment après, tout retomba dans le silence, et je me glissai dans mon lit, vivement ému de ma découverte.

Le lendemain, en rentrant de la messe, ma grand’mère avait dans sa bourse une grosse somme d’argent. Un présent de sa fée sans doute. Je pensai qu’il devait être bien agréable d’en avoir une à son service… Ah ! si je pouvais donc lui emprunter ses lunettes, me disais-je. Combien j’aurais de choses à leur demander !

D’abord du chocolat tous les matins, puis des habits de velours bleu, pareils à ceux que je portais autrefois ; ensuite de savoir lire et écrire sans avoir la peine d’apprendre, et enfin des jouets de toute sorte : toupies, cheval de bois… Mais, dans cette antique maison, jamais un moment d’oubli, une distraction dont j’aurais pu profiter. Le lendemain ramenait fatalement, aux mêmes heures que la veille, les mêmes occupations, et ce que ma grand’mère oubliait le moins, c’était de mettre ses lunettes.

Après le premier déjeuner, elle me faisait lire, apprendre quelques fables de La Fontaine, écrire. Cela durait deux heures qui me semblaient deux ans ; ensuite j’allais jouer jusqu’à midi ; on se mettait à table, et, aussitôt la fin du repas, ma grand’mère s’installait dans son fauteuil, prenait un journal, et, presque toujours, après l’avoir lu, sommeillait une demi-heure.

Pendant ce temps-là, Gertrude lavait sa vaisselle, nettoyait sa cuisine avec tant d’attention, qu’elle oubliait de me surveiller.

Je n’avais pas tardé à observer tout cela, et, généralement, quand je projetais quelque escapade, c’est à ce moment que je l’exécutais.

Un jour je montai au grenier. J’en avais déjà fait le tour pas mal de fois, furetant, espérant toujours découvrir quelque chose d’amusant.

Mais c’était si propre et si bien rangé chez nous qu’il n’y avait aucun de ces recoins où s’entassent ces objets disparates qui dans toutes les maisons sont mis au rebut.

Cette fois-là, je m’étais promis d’ouvrir une grande caisse que j’avais remarquée, et j’allais bien doucement en montant l’escalier, afin de ne pas attirer l’attention de ma grand’mère, si elle venait à se réveiller. J’étais déjà sur le palier du premier étage, lorsque je m’arrêtai tout intrigué : la porte d’une des chambres était entre-bâillée.

Le gros trousseau de clefs, ce trousseau que Gertrude ne quittait jamais, pendait à la serrure… Quelle aubaine !…

J’entrai. Comme ameublement, ce n’était pas joli. Du reste, les volets fermés ne permettaient guère de bien distinguer les choses. Le jour ne filtrait que par des fentes étroites pratiquées dans le haut : de ces fentes semblables à des yeux de Chinois qui rient.

J’aperçus vaguement un grand lit avec des rideaux bleus à fleurs grises ; mais mon regard fut presque tout de suite attiré vers un coin où justement un petit rayon de soleil, passant par les yeux des volets, allait caresser un tas énorme de choses rouges, dorées, verdâtres. Et puis mon odorat était sollicité par un parfum étrange, fait de toutes sortes de bonnes odeurs, mais qu’il m’était impossible de bien définir…

J’approchai. La montagne aux couleurs variées, c’étaient des pommes ! À côté d’elle, une claie pleine de pruneaux qui finissaient de sécher…

À mesure que mes yeux s’habituaient à la demi-obscurité de la chambre, je faisais quelque découverte nouvelle.

Ce fut d’abord, sur la cheminée, une quantité de pots de confitures, de toute taille et de toute couleur. Puis, sur la table, des noisettes et des amandes. Enfin, en me reculant pour admirer tout cela dans son ensemble, je me heurtai contre une grande perche, qui, appuyée sur des chaises, soutenait une belle rangée de grappes de raisin, attachées deux à deux par des fils.

Un vrai paradis terrestre pour un gourmand de ma sorte !

J’étais entré dans la chambre aux provisions.

Je m’en réjouis en pensant aux excellents desserts que ces bonnes choses me promettaient… puis, je songeai qu’en attendant… je pourrais bien m’offrir quelques échantillons de chacune…

Je n’éprouvai pas le moindre scrupule. Ce qui était à ma grand’mère était à moi ! Et cependant, comme j’étais peu logique ! Je tâtai les poches de mon pantalon afin de m’assurer qu’elles pouvaient recevoir un supplément ; mais je me gardai bien d’avoir recours à celles de mon tablier, les trouvant trop en vue. Je mis deux jolies pommes d’un côté, bourrant un peu pour les faire tenir, car ce jour-là précisément, par un concours de circonstances particulières, il y avait déjà dans mes poches de culotte un tas de choses.

L’autre côté, moins encombré, put recevoir une douzaine de pruneaux, une poire un peu trop mûre qui s’affaissa complaisamment quand j’appuyai dessus, un tout petit raisin et quelques noisettes.

Ainsi lesté, je regagnai sans bruit la porte, non sans avoir fait aux richesses que je venais de découvrir un signe d’amitié et la promesse de nouvelles visites ; puis, je descendis l’escalier à pas de loup.

J’étais légèrement inquiet, et, sans trop bien savoir pourquoi, j’aurais donné beaucoup pour me trouver dans le jardin. J’en tenais déjà la porte après avoir franchi rapidement le vestibule, lorsque la voix de ma grand’mère, s’élevant tout à coup, me cloua à ma place ; elle m’appelait…

Ici j’éprouve quelque hésitation, je l’avoue, et, si je n’étais lié par une promesse qui doit m’être sacrée, je passerais sous silence ce qui va suivre.

Ah ! c’est que c’est joliment dur à raconter.

On dit que, suivant la nature des gens, ils apaisent ou renouvellent leur chagrin lorsqu’ils en parlent… Chez moi, ce n’est pas l’apaisement qui s’opère, et… et…

Enfin voici la chose :

En m’entendant nommer, j’entrai bien vite ; mais, pris de peur, j’eus l’idée naïve de placer mes deux mains sur les poches de mon pantalon pour en diminuer le volume. Il se passa alors quelque chose de singulier. Les objets fondants cédèrent sous la pression, et je sentis mon caleçon de toile s’imbiber d’une sorte de jus… fait de quoi ? Moi, qui savais le contenu de mes poches, je n’osais pas y songer.

J’avançai cependant, mais avec l’air préoccupé, la démarche hésitante.

« Qu’est-ce que tu veux, grand’mère ?

— Savoir ou tu allais, mon ami.

— Mais… au jardin… Il n’est pas trois heures.

— Et d’où viens-tu ? »

En posant cette question, elle assujettit ses lunettes sur son nez.

« Là, pensai-je, voilà encore la maudite fée qui l’aura avertie. Je parie qu’elle sait tout.

— Je viens… je viens… »

Je l’ai dit. Mon gosier était absolument récalcitrant à laisser passer un mensonge. Ça m’étranglait. Je rachetais cette qualité unique par un assez joli assortiment de défauts, j’ai bien le droit de ne pas faire le modeste à son égard.

Ma grand’mère, qui me connaissait à fond, attendait ; les deux mains paisiblement croisées sur son journal.

Enfin je trouvai quelque chose qui me parut admirable de présence d’esprit.

« Je viens de là-haut », répondis-je.

Là-haut ! C’était si vague. Il y a le grenier, les mansardes, le toit…

« Ah ! alors tu as dû voir, en passant, la porte de la chambre bleue entr’ouverte. Tu n’es pas entré ? »

Je ne répondis rien, et je me sentis devenir rouge jusqu’aux oreilles.

« Vide tes poches, » me dit sévèrement ma grand’mère.

C’en était fait !… J’étais pris. Je voyais s’aligner devant moi la ribambelle des morceaux de pain sec qui formeraient le menu de mes goûters pendant quinze jours au moins.

Je voulus cependant me défendre jusqu’au bout et j’essayai d’une dernière ruse.

Je commençai par les poches de mon tablier dont je connaissais la complète innocence.

Mais, ayant vu apparaître successivement mon mouchoir de poche, un petit couteau et ma toupie :

« Après, » me dit-elle froidement.

Il fallut m’exécuter.

Alors, baissant la tête, je glissai ma main dans la poche droite de mon pantalon, celle qui renfermait les deux pommes, tâchant par les interstices de faufiler mes petits doigts jusqu’à quelque objet que j’eusse le droit d’avoir en ma possession.

J’amenai triomphalement un petit couteau… seulement, pour le faire sortir, j’avais chassé devant lui une des pommes qui s’en alla rouler bruyamment sur le parquet.

Alors… oh ! alors, ce fut fini. Je perdis la tête. Je lâchai le couteau pour courir après la pomme… Mais, avant de l’avoir ramassée, je me retournai vivement.

« J’aurais tout supposé, excepté que le fils de ton père et de ta mère pût être un voleur, disait ma grand’mère avec une expression de mépris qui me rendit furieux.

— Voleur ? tu m’appelles voleur !… m’écriai-je.

— Oui. Ne t’es-tu pas caché pour dérober ces fruits ? N’essayais-tu pas de me dissimuler ton larcin ? Tu vois donc bien que tu connais ta faute, et que le mot que j’emploie ta conscience te l’a déjà dit.

— Ce qui est à toi est à moi… »

J’étais d’autant plus exaspéré que je me sentais dans mon tort.

les mains crispées dans mes cheveux, je piétinais le tout.

« Nullement. Tout ce qui est ici m’appartient, et n’appartiendra qu’à moi tant que je vivrai. Tu as donc volé. Et souviens-toi bien de ceci, Maurice : qui ne s’habitue pas dans son enfance à respecter le bien de ses parents a de grandes chances pour ne pas respecter plus tard le bien d’autrui. »

Maintenant que je vois cela de loin et que je réfléchis, je reconnais que ma grand’mère avait cent fois raison ; mais, sur le moment, je ne voulus rien entendre. Je me mis à pousser des cris, et, fou de rage, je sortis de mes poches tout ce que j’y avais fait entrer.

Quel travail !

La seconde pomme alla rejoindre en courant la première sur le parquet ; puis, j’y lançai successivement de la ficelle, des pruneaux, du raisin à l’état de compote et la poire molle devenue marmelade, etc.

Mes deux mains fouillaient à la fois chacune de son côté.

La vue de tous mes trésors acheva de me rendre furieux. Je pris mon chapeau, je le lançai au travers du reste, et, redoublant mes cris, les mains crispées dans mes cheveux, je piétinai sur le tout.

Quelle bouillie !…

Grand’mère se leva. Elle me prit les deux bras. Son visage avait pâli, sa main tremblait un peu.

« Tais-toi, me dit-elle.

— Non, non, non ! »

Et je recommençai à piétiner. Mes cris étaient devenus des hurlements. Tout à coup je sentis ma tête prise dans un étau : c’était le bras de ma grand’mère… et puis… quoi ? Mon pantalon sur mes souliers, et avant que j’aie pu deviner, prévoir, me défendre., cinq ou six claques, appliquées de main de maître, je n’ai pas besoin de dire sur quelle partie de ma personne.

Comprend-on maintenant que j’aie eu quelque peine à raconter cela ?

La correction fit sur moi un singulier effet. Elle me stupéfia au point de me rendre muet.

Jamais jusque-là je n’avais reçu la moindre chiquenaude. Bien au contraire, c’était toujours moi qui avais battu les autres. La menace du fouet m’eût été aussi incompréhensible que du grec.

Ma grand’mère le savait bien. C’est pourquoi, je pense, elle s’était épargné la peine de m’avertir.

Lorsque je repris connaissance de moi-même, j’étais libre, et mon bourreau avait repris sa place.

Je ramassai à la hâte mes vêtements, je m’enfuis dans mon cabinet et refermai la porte sur moi. Puis, ne trouvant pas encore mon lit assez sombre pour y cacher ma honte, je me fourrai dessous.

Là, je criai jusqu’à ce que mon gosier épuisé me refusât le service. Alors, qui le croira ?… Je m’endormis.

Lorsque je m’éveillai, j’aperçus une petite lumière dans mon cabinet. Je sortis de mon coin à quatre pattes, et ayant exploré mon domaine pour m’assurer que j’y étais bien seul, je me décidai à me mettre debout à côté de mon lit.

On avait placé sur ma table, auprès de la bougie allumée, un gros morceau de pain sec et un verre d’eau… mon souper, sans doute.

J’allai vers la porte. Elle était fermée en dehors. J’étais prisonnier. Avec cela, une bonne petite odeur de rôti et le cliquetis du couteau et de la fourchette m’arrivaient par l’œil-de-bœuf.

Ma grand’mère dînait !…

Je mordis dans mon pain sec en ruminant d’affreux projets de vengeance.