Les Lunettes de grand’maman/04

La bibliothèque libre.
J. Hetzel et Cie (p. 57-68).



CHAPITRE IV


Le lendemain fut une belle journée, pleine de soleil, malgré la saison.

Je m’en suis toujours souvenu, parce que cela m’avait été particulièrement désagréable. J’aurais voulu qu’il fît nuit pendant quinze jours au moins. Et avec cela c’était un dimanche ; grand’mère recevait trois personnes : une vieille dame avec son mari, et un autre monsieur qui était veuf, M. Salmont.

Les petits-enfants de ce dernier, Jean et Marguerite, venaient quelquefois jouer avec moi, quand leur mère les amenait passer quelques jours chez leur grand-papa. Marguerite était même la filleule de ma grand’mère.

M. Salmont était très bon pour moi. Quant aux deux autres, ils ne pouvaient pas souffrir les enfants, — la dame surtout.

Dès que j’approchais, c’étaient des cris d’effroi. J’allais salir sa robe, lui marcher sur les pieds, déranger sa toilette…

Son mari me gratifiait régulièrement d’un « bonjour, petit » accompagné d’une tape sur la joue ; et nos rapports se bornaient là.

J’allais donc me réfugier près de M. Salmont, qui m’asseyait sur ses genoux et vidait ses poches, toujours remplies de friandises à mon intention.

Mais, ce jour-là, on pense bien que je n’avais pas même voulu demander pardon à ma grand’mère, et j’étais déjà couché vers sept heures et demie, quand les habitués arrivèrent.

« Où donc est Maurice ? demanda mon vieil ami.

— Il est au lit, répondit ma grand’mère.

— Serait-il malade ?

— Non, mais laissez-le s’endormir. Je vous raconterai plus tard toute l’histoire. J’en suis encore bouleversée. »

Après ces préambules, on aurait eu tort de compter sur mon sommeil. Je ne fis plus un mouvement, mais je me pinçai deux ou trois fois pour me tenir éveillé.

Au bout d’un moment, lorsque la table fut rapprochée du feu et le jeu installé, j’entendis M. Grassay qui demandait de sa voix aigrelette :

« Et votre histoire, ma chère amie ? »

Ce furent alors des chuchotements auxquels je ne comprenais rien du tout. Cela ne faisait pas mon affaire, car je tenais absolument à connaître le jugement porté sur ma conduite.

Je grimpai donc à mon observatoire. De là, quoique ma grand’mère parlât à voix basse, je ne perdis pas un mot.

Lorsqu’elle eut fini :

« Mais c’est un monstre que cet enfant, s’écria Mme Grassay avec indignation.

— Le fait est… » ajouta son mari.

Un monstre, rien que ça ! J’étais furieux. Je fis à ces deux malveillants personnages une de mes grimaces les mieux réussies, et Dieu sait qu’à cette époque mon répertoire était riche et varié.

Mais, juste à ce moment, M. Salmont leva la tête et m’aperçut. Il faut croire que ma figure était joliment drôle, car il partit d’un éclat de rire qui arrêta net les trois joueurs de boston.

Bien sûr, ils allaient suivre la direction de son regard et me voir aussi. Je rentrai ma tête comme un diable dans sa boîte, ne laissant plus dépasser que mes deux mains par lesquelles je me cramponnais.

Quelques secondes pleines d’anxiété s’écoulèrent… Mais tout à coup j’entendis M. Salmont répondre à ma grand-mère :

« Ce qui me fait rire, chère madame, le voilà… grande misère à cœur. Vous serez tous battus. »

Mon vieil ami ne sut jamais tout ce qu’il entra de reconnaissance dans mon baiser du dimanche suivant.

Les jours se passèrent sans que ma rancune s’éteignît.

Chaque fois que mes yeux rencontraient la place où avait eu lieu l’exécution, je tressautais malgré moi. Je ne pensais qu’à effacer l’affront par quelque chose de terrible… Mais quoi ? Je n’avais pas encore trouvé.

Je me répétai si souvent que, pour réussir, il aurait fallu avoir à mon service les lunettes-fée, que, malgré les difficultés que présentait l’entreprise, je finis par me résoudre à la tenter avant tout.

Un soir que, depuis deux heures déjà, tout dormait dans la maison, excepté moi que mes projets tenaient éveillé, je m’assis sur mon lit, et, frottant doucement une allumette que je m’étais procurée dans le jour à la cuisine, j’allumai ma bougie. Je me levai, et, vêtu seulement de ma grande chemise de nuit, pieds nus, pour faire moins de bruit, j’ouvris ma porte. Elle cria. Jamais, avant cette nuit, je n’avais remarqué le tapage désagréable que faisait cette maudite porte en tournant sur ses gonds… Néanmoins, j’entrai, et bientôt je me trouvai à quelques pas des rideaux baissés derrière lesquels reposait ma grand’mère.

J’avançai encore en retenant mon souffle et je posai mon bougeoir par terre avant de commencer mes investigations.

Je cherchai d’abord dans les poches de grand’mère. Oh ! mon Dieu oui, je l’osai, comme l’eût fait un vrai voleur. Je n’y découvris rien. Sur la table de nuit, pas davantage, ni même dans le tiroir. Il ne restait plus qu’une chance : le dessous de l’oreiller. Mais cela, c’était une terrible affaire. Mon cœur battait à se rompre. Néanmoins, j’allais y glisser la main, quand, en m’approchant, j’aperçus le grand ruban de moire qui restait tout le jour autour du cou de grand’mère, soutenant une sorte d’étui qu’elle glissait entre les plis de son fichu.

Bien certainement, les lunettes devaient y être. Ainsi elle ne les quittait jamais. A-t-on de telles précautions pour un objet sans valeur ?

J’avançai la main, et, soulevant doucement l’étui dont la couleur sombre se détachait sur la blancheur du drap, je l’ouvris.

Ô bonheur ! il contenait bien les lunettes. Je m’en emparai vivement ; mais je restai stupéfait en sentant leurs branches enfermées dans leurs gaines de soie, épaisses à tel point que j’eus peine à les faire tenir sur mes tempes et derrière mes oreilles.

C’est égal, j’avais réussi ! J’étais enfin maître du talisman de grand’mère.

Je regardai dans les gros verres bleus, mais je ne vis absolument rien au travers, que des ombres flottantes, grossies et d’aspect tourmenté.

On me croira sans peine si je dis que ma conscience était encore plus troublée que mes yeux.

Tout à coup, derrière moi, il me sembla entendre comme le bruit léger d’un rideau qu’on soulève. J’eus une belle peur, mais je n’osai pas me retourner.

bien certainement les lunettes devaient y être.

J’ôtai un instant les lunettes, je les remis, et j’aperçus, sans m’y reconnaître, la silhouette, l’ombre agrandie de ma tête sur le mur.

« C’est l’ombre de la fée », me dis-je…

Je lui trouvais une bien drôle de figure. Seulement, sachant que ces êtres-là lisent fort bien dans notre pensée, j’osais à peine me faire à moi-même cette réflexion, dans la crainte de l’offenser.

Enfin, d’une voix qui n’était pas très rassurée encore, je me décidai à dire, pendant que mes deux mains tenaient les lunettes sur mon nez :

« Fée, j’ai le talisman en mon pouvoir, obéis-moi. »

J’aurais juré que les lèvres de ma grand’mère avaient fait un mouvement. Mais, sûr de ma puissance, je n’en pris pas souci, et je continuai :

« Je t’ordonne de changer tout de suite ma grand’mère en un petit garçon qui ait fait des sottises, et de me transformer en une grand’mère très sévère avec des grands bras et des mains très dures. »

Alors ?… le croira-t-on ?

J’entendis une voix étouffée, parlant je ne sais d’où, me demander :

« Pourquoi faire ?

— Pour me venger, » répondis-je.

Me doutant pas qu’à l’instant même mon souhait se réalisât, je regardais ma grand’mère pour voir si déjà elle se rapetissait. Mais elle n’avait nulle idée de sa transformation prochaine, ni de ce qui l’attendait ensuite, c’est certain, et même elle devait rêver à quelque chose de gai, car je la vis positivement sourire, quoique ses yeux restassent clos.

Ce qui se passa alors fut aussi loin que possible de ce que j’attendais, et je mis bien des jours à pouvoir le comprendre.

Une main invisible m’avait arraché violemment les lunettes, un souffle puissant comme un vent d’orage avait éteint ma bougie, et je sentis deux bras, des bras qui me semblèrent gros comme des arbres, m’enlever de terre et m’emporter… où ? je l’ignore, car je m’étais évanoui.

Lorsque je revins à moi, j’étais couché dans mon petit lit.

« Comment suis-je là ? » me demandai-je.

Alors j’entendis très distinctement un éclat de rire étouffé. Ma maudite fée se moquait de moi, probablement.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit. Quelle figure allais-je faire le lendemain, en face de ma grand’mère, à qui sa protectrice ne manquerait pas de tout raconter ? Me me serais-je pas attiré quelque effroyable châtiment par cette équipée dont, au fond du cœur et à la réflexion, j’étais loin d’être fier ?

Mais personne dans la maison ne parut soupçonner quoi que ce soit.

La fée, je dois lui rendre cette justice, fut très discrète, car ma grand’mère me parla aussi doucement que les jours où j’étais sage.

Cette aventure eut pour résultat inattendu d’apaiser un peu mon ressentiment. Nous nous disions, mon petit orgueil et moi, qu’avoir voulu venger l’offense c’était presque l’avoir effacée.

Seulement il me revenait de cette nuit des impressions, des souvenirs qui m’avaient laissé l’esprit fort inquiet… La voix qui m’avait parlé m’avait semblé avoir une vague ressemblance avec la voix de…

Enfin, un soir, toutes mes réflexions se traduisirent ainsi :

« Où donc couches-tu, Gertrude ? »

Elle se mit à rire.

« Vous savez bien que ma chambre est au grenier.

— Oui, mais j’ai regardé le lit ce matin, il n’y avait point de draps dessus. »

Elle continua de rire sans vouloir me répondre. Seulement, à quelque temps de là, un jour que la table était au milieu de la chambre, ayant ouvert la porte du second cabinet, je me trouvai près d’un lit garni de draps, et sur l’oreiller était posé le bonnet de nuit de Gertrude. Il s’y tenait comme à une place dont on a l’habitude et qui ne peut être disputée.

Je finis par en conclure que c’était Gertrude qui avait éteint ma bougie, qui m’avait parlé et qui m’avait emporté. Cependant ma foi au pouvoir des lunettes ne lut pas ébranlée complètement.