Les Lunettes de grand’maman/06

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J. Hetzel et Cie (p. 83-93).



CHAPITRE VI


Je suis arrivé ainsi à l’âge de quatorze ans. Depuis trois années déjà j’ai quitté la petite école pour suivre les cours du collège, et, l’été dernier, il était question de m’envoyer terminer mes études à Paris.

Mais depuis… depuis, ma pauvre bonne grand’mère est morte.

Un soir elle me dit, il y a de cela deux mois :

« Je me sens bien fatiguée. En allant demain matin au collège, passe chez le docteur et prie-le de venir me voir. »

Je fis la commission ; mais, comme je revenais à midi, je rencontrai M. Salmont.

« Vite, mon enfant, dit-il, elle est très mal et te demande. »

Nous nous sommes mis à courir tous les deux. Quand je mis entré dans la chambre, ma grand’mère, soulevée sur ses oreillers, semblait attendre.

« Mon cher enfant, me dit-elle, je vais retrouver ta mère et ton père. Embrasse-moi. Quand je ne serai plus là, M. Salmont, qui devient ton tuteur, te conduira à Paris, où tu dois rester jusqu’à la fin de tes études. Tu ne reviendras dans cette maison que lorsque tu auras choisi une carrière qui te permette d’y vivre tranquille. »

Et, comme je fondais en larmes :

« Mon pauvre Maurice, me dit-elle, laisse-moi la force de te parler raison. J’ai une idée sur ton avenir, un désir Je voudrais que tu te fisses médecin. Ton grand’père l’était Peu de carrières offrent à l’homme de cœur autant d’occasions d’être utile aux autres. Et nous sommes en ce monde pour faire le plus de bien possible. Ne l’oublie jamais. »

Sa voix devenait faible. Il me fallait approcher mon oreille de ses lèvres pour l’entendre.

Elle ôta ses lunettes. Je revis les yeux bleus si doux que j’avais aperçus un soir… Je me sentais tout prêt à aimer beaucoup celte grand’mère-là.

Un petit coffret élan posé sur ses genoux. Elle v renferma les terribles lunettes et en tendit la clef à M. Salmont.

« Vous donnerez à Maurice ce petit coffret quand il sera reçu docteur et qu’il vous aura apporté son diplôme.

« J’ai une prière à te faire, reprit la mourante en se tournant vers moi. Avant de partir pour Paris, rappelle tous tes souvenirs, et ces souvenirs, écris-les, de façon que ta vie nouvelle n’en puisse rien effacer. Veux-tu me le promettre ? Je connais ta sincérité. H te sera utile un jour de les relire. Laisse le cahier dans mon armoire ; tu le reliras quand tes études seront finies et que tu reviendras retrouver cette maison, ta maison. »

J’ai promis. Ma pauvre grand’mère me prit alors la tête à pleines mains et me donna des baisers… quels tendres baisers !… Ah ! c’étaient bien des baisers de mère ! Il me semblait retourner de sept ou huit ans en arrière, et sentir encore sûr mon front les lèvres de mon père chéri et de ma pauvre petite maman.

« Tu m’aimais donc, grand’mère ? lui demandai-je très ému.

— Oui, Maurice, oui, mon enfant, je t’aime comme t’aimait ta mère, comme je l’aimais, hélas ! mais j’ai dû me retenir de te le montrer, pauvre petit, car on t’avait gâté, et il s’agissait de t’aimer comme on doit aimer un enfant qu’on veut corriger, qu’il faut redresser, et dont on a la ferme volonté de faire un homme de valeur. »

M. le curé entrait. M. Salmont sortit avec moi et Gertrude, puis, au bout d’un moment, tout le monde revint pour la dernière cérémonie.

Grand’mère me fit un signe. Je m’approchai de son lit et tombai à genoux. Elle eut encore la force de poser sa main sur ma tête. J’entendis mon nom, celui de ma mère, celui de Dieu, puis un soupir… Ce fut tout.

Je baisai cette main qui venait de me bénir, et je pleurai amèrement…

Je n’avais certes pas toujours été bon pour ma grand’mère… Je me le reprocherai toute ma vie.

Je pars demain. M. Salmont me conduira.


1er septembre 18..


Me revoilà. J’ai passé ma thèse. Rien que des boules blanches ! Je suis médecin, et je rentre, pour n’en plus sortir, dans la petite ville où j’ai été élevé.

Je viens de relire les souvenirs d’enfance que, pour obéir à ma grand’mère, j’avais écrits avant mon départ. Était-ce bien moi, ce petit garçon dont le portrait est fait dans ces mémoires, cet enfant égoïste, volontaire, mauvais, souvent sans cœur et toujours gourmand ?… Hélas ! oui, je le reconnais aujourd’hui, c’est grâce à toi, grand’mère, que j’ai un peu changé.

Pour accomplir ta dernière volonté, il me reste à ouvrir, en présence de M. Salmont, le coffret qui renferme tes lunettes, la terreur de mon enfance. C’est demain…

J’ai comme une émotion, une inquiétude ; réminiscence de celle que j’éprouvais autrefois, lorsque je m’avançais, ayant à rendre compte de quelque méfait, et que ces deux gros verres bleus avaient l’air de s’agrandir encore, pour mieux pénétrer ma pensée.

Depuis ta mort, grand’mère, j’ai, sans m’en être rendu compte, sans en avoir toujours eu conscience, suivi la direction que tu m’avais imprimée.

J’ai fait comme la balle élastique, qui, ayant reçu l’élan, ne peut plus s’arrêter en route, et marche droit au but. encore bien que la main qui l’a lancée se soit retirée d’elle…

Mes années de lycée n’ont point eu d’événements. J’ai travaillé, j’ai eu quelques succès… Le vieil ami à qui tu avais confié la somme mise par toi en réserve pour mon éducation a pourvu à toutes mes dépenses. Hier, il m’a rendu ses comptes. Il me reste trois cents francs que voilà, la maison, le jardin, et la vieille Gertrude qui, en onze ans, n’a pas changé, sinon qu’elle me paraît bien plus jeune qu’autrefois. Elle prétend que la clientèle doit venir bien avant la fin des trois cents francs ; et qu’avec ces trois cents francs, elle se charge de me faire vivre et bien vivre pendant six mois — cinquante francs par mois… Dieu l’entende ! Nous essayerons.

1er septembre 18..

Grand’mère, pardon… pardon à deux genoux !… Il est neuf heures du soir, et, en présence de M. Salmont, à qui j’ai remis triomphalement mon diplôme, je viens d’ouvrir le coffret fermé par toi le jour de ta mort.

Les lunettes étaient-elles vraiment fées ? Leurs branches dépouillées de leurs gaines de soie me sont apparues tout à coup… couvertes de diamants !!

En soulevant l’étui, j’ai trouvé une lettre pour moi…

« À mon bien-aimé Maurice », disait l’enveloppe. J’ai ouvert.
VI
les lunettes étaient-elles vraiment fées ?
j’ai lu… j’ai pleuré… j’ai relu et il pleure encore en

écrivant ces lignes que j’ajoute à mes souvenirs.

Ainsi c’est bien vrai, grand’mère, tu m’aimais aussi tendrement que mon père et ma mère… seulement, tu me voulais heureux, non pas tout de suite, comme ces chers parents trop faibles pour moi, mais toujours.

Et, pour cela, il fallait faire plier ma nature rebelle, orgueilleuse, égoïste ; m’armer pour la lutte de la vie, m’habituer à la pauvreté pour me forcer au travail, sans lequel une existence ne peut être ni utile ni bien remplie… Tu me dis tout cela ?

Tu t’es privée de toutes les petites douceurs auxquelles était habituée ta vieillesse, pour me donner l’exemple de la frugalité. Tu as condamné ton visage à paraître sévère, pour m’inspirer une crainte que mon caractère insoumis rendait indispensable, et, à ta dernière heure seulement, tu as laissé parler toute ta tendresse. Je ne la méritais pas, grand’mère, car alors j’étais un ingrat.

Ces diamants dont la présence me semblait, tout à l’heure encore, tenir du prodige… c’est la fortune que ta prévoyante affection m’a gardée. Lorsque tu as vu, me dis-tu, que la générosité de mon père l’entraînait à de folles dépenses, tu as tremblé pour mon avenir, et, au lieu de donner à ma mère, à l’occasion de ma naissance, ces diamants restés comme une dernière épave de la fortune de la famille, tu as fait mettre du strass à la place et tu as gardé pour nous ce petit trésor. Tu t’excuses presque d’avoir laissé ce capital improductif, me dis-tu. Qu’importe, va ! Ton but est ainsi bien plus sûrement atteint, car, m’étant toujours cru pauvre, j’ai pris l’habitude du travail, et maintenant j’en ai le goût.

Il y avait autour des branches de tes lunettes pour quatre-vingt mille francs de diamants… Pauvre grand’mère ! Je me souviens du soir où je te surpris appelant tes lunettes à ton secours… C’est la plus petite des pierres que tu as enlevée ce jour-là de leur singulier écrin. Deux autres ont pourvu à mon éducation. « Puisse le reste t’aider à être heureux comme je le souhaite ! » murmurais-tu.

Ah ! grand’mère vénérée, pourquoi m’as-tu été enlevée sitôt ? Pourquoi n’es-tu plus là, dans ce fauteuil que tu as occupé si longtemps ?… Pourquoi n’est-ce pas ta voix qui me dit tout ce que je viens de lire ? Ta lettre a ouvert mes yeux, obstinément aveuglés à ton égard. D’aujourd’hui seulement je t’aime autant que tu le mérites, et il me sembla que c’est tout à l’heure, en lisant ton adieu, que je t’ai perdue.


complément nécessaire de mon journal


Chère grand’mère,


Tu m’auras conduit comme par la main jusqu’à ce bonheur que tu avais rêvé pour moi… Tu avais tout préparé, tout prévu.

Grâce à toi, je suis arrivé au port, en plein bonheur !

J’ai la position que tu avais rêvée pour moi dans notre département.

J’ai pu écrire, entre temps, quelques mémoires et publier quelques travaux scientifiques qui ont été remarqués en France et même à l’étranger. Ces travaux m’ont valu d’être nommé membre correspondant de l’Académie de médecine.

Mais ce qui vaut mieux encore, grand’mère, je suis marié, et ma femme est ta petite filleule Marguerite, la petite-fille de mon tuteur, de ton ami Salmont.

Nous avons deux beaux enfants auxquels il ne manquerait rien et qui seraient parfaits, si tu étais là, chère grand’mère, pour nous empêcher de les gâter, et pour leur donner les leçons qui ont été si profitables à leur père.

Ah ! grand’mère, grand’mère ! je te dois tout !