Les Lunettes de grand’maman/Jeanne-des-Harengs
JEANNE-DES-HARENGS
Je retenais l’autre jour, après une longue absence, dans le petit village où j’ai été élevé.
Emu, comme on doit l’être au retour de l’exil, je cherchais du regard quelques-uns des chers souvenirs éparpillés jadis.
Hélas ! j’avais compté sans le temps et le progrès.
L’un avait renversé le vieux mur croulant, le bâtiment au toit de « lave » ; l’autre avait édifié sur ces ruines une maison toute neuve, bien jolie, mais qui ne pouvait rien me dire… nous ne nous connaissions pas.
Quand je débouchai sur la place, je la trouvai belle, agrandie, ornée d’un square… oui…, mais la petite rivière, qui courait libre et joyeuse autrefois, se cache maintenant sous un tunnel sombre.
Et, à mesure que j’avançais, mon cœur se serrait davantage.
réprouvais l’amer désenchantement d’un homme qui croit venir chez des amis et qui se trouve en face de visages inconnus, indifférents, glacés.
Mais tout à coup, comme je montais la rue escarpée, rocailleuse qui aboutit à l’église, je poussai un cri de joie. Enfin ! je retrouvais dans mon pauvre Rully une épave, un coin, que le temps avait respecté, sur lequel la civilisation n’avait pas eu de prise : la boutique de Jeanne-des-Harengs.
La vieille fille portant ce nom bizarre était une humble marchande qui nous vendait, à la sortie de l’école, des toupies et des sifflets.
Sa pauvreté allait alors jusqu’à la détresse.
Toutes ses marchandises tenaient à l’aise dans cinq ou six boîtes alignées sur un rayon, derrière un comptoir vermoulu.
Pour n’avoir pas à payer le loyer de deux chambres, elle avait installé son lit, à rideaux de serge brune, dans un angle du magasin.
Quant à son étalage, placé derrière les carreaux verdâtres d’une étroite fenêtre, il présentait à l’œil rassortiment le plus hétéroclite.
On voyait, d’un côté, trois harengs saurs, un almanach, deux écheveaux de fil bis, un plumeau d’oie, un sifflet et un petit paquet de vermicelle.
L’autre vantail, réservé à la confiserie, était orné de deux bonshommes de pain d’épice, fortement piqués par les mouches, et d’un bocal, plein mi-partie de dragées, mi-partie de sucres d’orge.
Ce naïf et singulier assemblage de choses, qui m’était resté dans l’esprit, je le retrouvais tel après vingt ans.
Deux larmes — pourquoi le cacherais-je ? — deux larmes me montèrent aux yeux.
Il me semblait voir passer mon enfance, entendre notre bruyante sortie de l’école, les poussées, les disputes, les batailles… Et, immobile, pensif, rajeuni, je restais a rêver en considérant un sifflet de deux sous.
J’étais là depuis quelques minutes, lorsqu’un jeune homme pouvant avoir mon âge, et qui montait lentement, s’arrêta à deux pas de moi.
11 me regardait avec une obstination bienveillante qui finit par attirer mon attention.
Je l’examinai à mon tour. Le cœur me battit… il me semblait connaître ce visage. Je me nommai en saluant.
Il me tendit les deux mains.
C’était bien un camarade d’enfance. Quelle joie !
Les premières questions échangées, il me parla tout de suite de l’embellissement du village. Il s’en montrait tout fier.
Je l’appelai Vandale, ce qui le fit beaucoup rire.
« C’est donc pour cela que je t’ai trouvé en admiration devant l’étalage de Jeanne-des-Harengs ! s’écria mon ami. Il n’a pas changé, celui-là.
— Dieu merci !
— Jeanne pourrait cependant faire mieux. C’est aujourd’hui une grosse marchande, et les clients ne lui manquent pas. Mais elle dit qu’ayant toujours vu sa maison ainsi, elle ne la veut pas autrement.
— Elle a, parbleu ! bien raison. Et comment lui est venue tant de prospérité ?
— Oh ! d’une façon curieuse : tout d’un coup, en un jour ! Et, tiens, l’aventure a eu son dénouement le mois dernier.
— Quelle aventure ?
— Voici : Jeanne, qui maintenant va toutes les semaines à Chalon pour renouveler ses marchandises, qui a deux chambres, et qui, luxe effréné, raccommode ses vieilles robes avec des pièces de la même couleur, Jeanne était pauvre encore, comme tu te le rappelles, il n’y a pas plus d’une dizaine d’années.
« Un matin, une fillette de dix ou onze ans, Mlle Thérèse Louvet, vint acheter deux sucres d’orge.
« Jeanne-des-Harengs n’était pas à sa place habituelle. Croyant la marchande sortie, la petite s’arrêtait indécise, lorsqu’une voix grêle et cassée, partant du fond de la chambre, l’engagea à s’approcher.
« Je suis malade, mademoiselle, disait Jeanne. Voulez-vous être assez bonne pour vous servir vous-même ? »
« Thérèse prit deux sucres d’orge et glissa dix centimes dans le tiroir. Puis, au moment de s’en aller :
« Si je pouvais vous être utile, Jeanne ? Désirez-vous quelque chose ?
— Ah ! chère enfant du bon Dieu, donnez-moi à boire, s’il vous plaît. J ai la fièvre, je meurs de soif. »
Thérèse était une fillette adroite et entendue. Elle eut bientôt fait de ranimer le feu et de mettre chauffer de la tisane. Mais, pendant qu’elle était absorbée par ces soins, la porte s’ouvrit de nouveau, et un beau garçon d’environ quatorze ans, soulevant son képi de lycéen, demanda de la ficelle.
« Je vais vous servir, monsieur Edme, dit Thérèse, en reconnaissant le fils de leur voisin, M. Savry. C’est moi qui suis la marchande aujourd’hui : Jeanne a la fièvre. »
« Tout en parlant, elle tendait au jeune garçon l’article demandé.
« Il lui remit cinquante centimes, ajoutant à voix basse :
« Gardez tout. Elle a l’air si pauvre !
— Ah ! fit Thérèse, il lui faudrait beaucoup de clients comme vous. »
« Que se passa-t-il alors dans ces deux jeunes cœurs ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils s’étaient compris, car Edme sortit bientôt, en disant :
« Je vais vous en chercher. »
« Il tint parole.
« Un quart d’heure après, commençait une interminable procession d’acheteurs.
« Thérèse se hâtait, gracieuse, active, engageante. Elle demandait à Jeanne :
« Combien vendez-vous le riz ?
— Six sous la livre, mademoiselle ; mais vous pouvez le laisser pour cinq. »
« Et la gentille marchande, retournant la proposition, disait gaiement :
« Il vaut six sous, mais je vous le laisse à sept et même à dix, si vous voulez. »
« Et, pour chaque objet, c’était la même scène« On riait et on payait.
« Jeanne-des-Harengs, dont tu connais la surdité, n’entendait pas de quelle façon singulière et inaccoutumée Thérèse faisait l’article ; mais, en voyant se vider rapidement ses vieilles boîtes, elle était près de croire à un miracle.
« Vers onze heures, Edme reparut.
« Il avait fait le tour du village et avait des promesses pour toute la journée.
« Et maintenant, dit-il à sa petite amie, vous devriez aller déjeuner.
— J’ai peur de manquer la vente, répondit gravement Thérèse. Si vous vouliez prier maman de m’envoyer mon repas ici ? Je suis sûre qu’elle serait très contente d’apprendre notre succès. Elle est si bonne ! »
« Au bout a un moment, Edme rentrait de nouveau, un grand panier à la main.
« Madame votre mère m’a invité à déjeuner avec vous ; de plus, ajouta-t-il, j’ai la promesse qu’elle et ma mère viendront cette après-midi nous acheter quelque chose. »
« On mit le couvert, et la malade elle-même mangea un blanc de poulet.
« La soirée s’écoula comme la matinée. Vers cinq heures, il ne restait que le petit paquet de vermicelle suspendu à la devanture, et un peu de semoule gisant au fond d’une boîte.
Thérèse avait même revendu ses deux sucres d’orge, la pauvre mignonne ! et ce n’est pas, à mes yeux, son moindre mérite, car elle les adorait dans ce temps-là.
« Enfin il se présenta une dernière cliente. Elle voulait du savon… L’espiègle lui persuada que le vermicelle et la semoule feraient bien mieux son affaire, et la bonne femme, convaincue, emporta ces antiques débris.
« On n’avait plus qu’à faire la caisse.
« Pendant que je compte tout cet argent, vous devriez aller demander ma bourse à maman, monsieur Edme, dit Thérèse. J’ai peur que notre recette ne fasse pas une bien grosse somme.
— J’y vais, » répondit l’infatigable commissionnaire. « Il rapporta en même temps son petit avoir. Le tout, réuni au produit de la vente, formait un total d’environ deux cents francs.
« Le lendemain, Jeanne-des-Harengs, guérie par la joie s’en allait à Chalon remplacer ses marchandises.
« Les clients de la veille lui revinrent, soit par curiosité, soit par intérêt.
« Puis comme les provisions, sans cesse renouvelées, étaient de premier choix, on apprit peu à peu le chemin de sa boutique.
« Et voilà comment elle a fini par acquérir une petite aisance.
— Mais ce dénouement dont tu me parlais, demandai-je, quel est-il ?
— Le dénouement, reprit mon ami avec un sourire, en étendant la main, regarde, le voilà qui fait ses visites de noce.
« Edme a épousé Thérèse ? Ce sont eux qui viennent à nous ? Mon Dieu, oui. Ces enfants avaient gardé l’un de l’autre un bon souvenir. Cela se comprend. Plus tard, ils se sont aimés. Quel joli couple, hein ? »
C’est vrai : ils étaient charmants tous les deux.
Thérèse, blonde, mignonne, avec des yeux noirs qui lui donnaient un air étrange et doux ; Edme, personnifiant, dans toute sa mâle beauté, le type hardi et superbe des anciens habitants de notre vieille Bourgogne : les Gaulois, aux blonds cheveux, aux yeux bleu clair, à la moustache fauve.
Et je les suivais du regard, en songeant combien le fil mystérieux qui relie les destinées est ténu, délicat, fragile, bien souvent.
Plus indifférents à la misère de la pauvre marchande, ces heureux qui passaient fussent peut-être restés des étrangers l’un pour l’autre… Leur bonté les avait réunis. La vie semble parfois nous refuser le bonheur ; bien souvent, c’est nous, fous et aveugles, qui l’avons côtoyé sans le voir.