Les Médailles d’argile/L’Ile de Cranaé

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Les Médailles d’argileSociété du Mercure de France (p. 131-132).
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L’ILE DE CRANAÉ


Ils se tenaient la main et regardaient la mer
Côte à côte, debout tous deux sur le ciel clair ;
Une même langueur les tournait sans rien dire
L’un vers l’autre, et parfois je voyais se sourire
Le profil de l’amante et celui de l’amant,
L’un charmant et viril, l’autre tendre et charmant.
J’étais pâtre, et, marchant pieds nus dans l’herbe rase,
Je me glissai près d’eux sans troubler leur extase.
Ils s’aimaient ; et moi, jeune et rustique berger
De l’Ile, je pensais que ce bel étranger
Silencieux au bord de la mer murmurante
Etait l’Amour menant quelque Déesse errante,
Et j’adorai tout bas le beau couple divin.
L’ombre grandit du promontoire ; la nuit vint.
Et quand l’aurore au ciel eut fait pâlir l’étoile,
Je vis à l’horizon fuir une blanche voile…
de n’ai plus retrouvé mon songe disparu,

Et, chaque soir, j’apporte à la place où j’ai cru
Voir les divins amants s’étreindre bouche à bouche
Quelques branches de myrte ou quelque lourde souche,
Et j’allume, en l’honneur de leur baiser sacré,
Un grand feu qui pétille et qui flambe empourpré,
Et qui monte, grandit et, radieux, éclate
En la haute fureur de sa flamme écarlate,
Et qui, splendide, et tel que leur tragique amour
Ne laisse chaque fois de lui-même et toujours
Qu’une cendre stérile, une vaine fumée…
Et maintenant, par toi, je sais ô Renommée,
Que ce couple entrevu jadis sur le ciel clair,
Se tenant par la main et regardant la mer
Du haut du promontoire où la flamme rougeoie,
Fut Hélène de Sparte avec Pâris de Troie.