Les Médailles d’argile/Le Bain

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Les Médailles d’argileSociété du Mercure de France (p. 125-128).

LE BAIN


Le doux fleuve indolent creuse de son eau lasse
Cette anse solitaire où tu viens vers le soir
Regarder longuement dans cette onde qui passe
L’image de ta vie et de ton jeune espoir.

Ton enfance pieuse a paré ta jeunesse
De la fleur qui s’entr’ouvre aux doigts de ton destin ;
Et, que le jour s’achève ou que l’aurore naisse,
Ton heure te sourit, toujours à son matin ;

Et, divin et royal en sa noble stature,
Ton corps est beaux deux fois de tes doubles aïeux ;
Car tu mêles en toi, comme les Dioscures,
Le sang clair des héros au sombre sang des dieux.


Tes pieds graves sont faits pour marcher dans la vie
Au son des flûtes d’or et des lyres d’argent,
Et pour fouler aux pas de leur plante polie
L’indestructible marbre et le sable changeant.

Et je te vois déjà comme si, dans un rêve,
Éblouie et fatale en ta haute beauté,
Riante, tu passais le seuil qui surélève
Le palais vaste encore et plus tard dévasté,

Mais l’heure triomphale, amoureuse et lointaine,
N’est pas encor venue au-devant de tes pas,
Et l’écho doux qui vibre au chaste nom d’Hélène
Le répète à mi-voix et le redit tout bas ;

Le bruit des boucliers et le fracas des armes
Sommeille en l’avenir peut-être au loin grondant ;
Et la rosée encor pleure les seules larmes
Dont se mouillent ta joue et tes lèvres d’enfant.

Le murmure de l’eau fidèlement furtive
Berce ta solitude et charme ton repos,
Et les cygnes amis de l’onde et de la rive
Troublent seuls le sommeil des nénufars égaux.


Les oiseaux familiers, lorsque tu les appelles,
Accourent à ta voix et viennent jusqu’au bord
Enlacer de leurs cols et frôler de leurs ailes
La grâce de ton geste et l’attrait de ton corps.

Il semblent saluer en ta beauté divine
Le souvenir, déjà fabuleux et lointain,
De Celle qui pressa sur sa blanche poitrine
L’Un d’eux plus éclatant qui jadis fut divin.

C’est pourquoi, si tu viens vers la berge de l’anse,
Les blancs oiseaux sacrés s’empressent près de toi
Et la troupe orgueilleuse et flexible s’avance
En suivant le premier qui de son t’aperçoit.

Regarde-le, fendant de sa gorge renflée
L’eau qu’il coupe, divise, et pousse devant lui ;
Regarde. Il vient vers toi avec sa proue ailée
Le vaisseau de demain, cygne encore aujourd’hui.

Prends garde : la mer vaste au bout du fleuve calme
Étend sa verte houle à ses quatre horizons
Et la galère bat de son quadruple scalme
Le flot perfide et vert de l’antique Hellespont.


Crains la mer ! Le soleil est tombé sur la plaine
Parmi le sang du jour et la cendre du soir ;
Crains les dieux ! car je vois, Hélène, Hélène, Hélène,
Ton destin flamboyer au couchant rouge et noir.

Un grand nuage au ciel ouvre ses ailes d’ombre
Comme un funeste cygne éployé lentement
Qui d’un vol fatidique, inexorable et sombre
Grandit, s’étire, monte et plane à l’Occident

Où semble, chaude encore en sa pourpre qui brûle,
Faite d’airain qui fume et de braise qui lui,
Rougeoyer et s’éteindre au fond du crépuscule
Une Ville de feu qui croule dans la nuit.