Les Mémoires d’un veuf/D’après Greuse, gravé par Henri Legrand

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D’APRES GREUSE

gravé par henri legrand


Au mur du lit où le clouait depuis six mois et plus le plus abrutissant des moins dangereux rhumatismes chroniques, sa puérile fantaisie de malade avait collé à l’aide de pains à cacheter des images soit découpées dans les journaux illustrés, soit arrachées de livres, soit détachées de sa correspondance avec des amis dessinateurs ou simplement gribouilleurs tels que lui-même. C’étaient des têtes d’inconnus, ou des reproductions vulgaires de gravures rares, ou des pochades bêbêtes. Seul un dessin japonais très fané et le buste d’un Mercure antique représentaient la Beauté dans ce fouillis formé pour remplacer les fleurs trop connues de grands rideaux rouges et vert foncé. Il avait en commençant plaqué ses machinettes au niveau de son corps, à ras de drap pour ainsi parler, puis à mesure que ses douleurs le laissaient plus libre en se localisant par degrés il s’était peu à peu dressé et étendu pour agrandir son lilliputien musée en hauteur aussi bien qu’en largeur, ce qui fit qu’un jour qu’il accrochait à un clou de hasard un petit passe-partout pour photographie contenant sa silhouette à lui, faite jadis pour six pence, à l’Aquarium à Londres, assez hideuse ressemblance avec chapeau haut de forme et col de chemise obtenu blanc par un minutieux déchiquetage , ses yeux remarquèrent pour la première fois, pendant de très haut dans un cadre dédoré sous un verre poussiéreux, une gravure figurant une fillette dodue qui pressait sur un arc de son sein, oh ! ah ! une colombe blanche aux ailes battantes, au bec humide. C’était intitulé Le Trouble inconnu et çà portait écrit dessous en magnifique anglaise, d’après Greuze par Henri Legrand. Le dessin est flou. On dirait que l’estompe d’une institutrice a joué là le principal rôle. Nulle toilette. Le tendron est en chemise et le cordonnet de la chemise se dénoue sous les trémoussements de l’oiseau. Un vague châle montre à demi de ces bras qui vous mettent l’eau à la bouche. L’une de ces têtes de Greuze impassible dans sa candeur qui se perd sous la caresse innocente. Des yeux et une bouche pour qu’on les baise dans tous les coins, tant l’une est divine et tant les autres sont adorables. Petit nez droit aux narines plutôt rondes, qui appelle les bouquets à Chloris, des frisons partis de dessous des bandelettes grecques pouvant bien être mises, tant elles sont relâchées, sous le nom de rubans tout bonnement, accompagnent cette tête friande. Et il voyait et il sentait quand le trouble inconnu sera devenu familier, le beau, le bon ragoût aux petits pois que fera de la colombe passée pigeon, commandé à sa cuisinière, la chère enfant promue belle dame, idole des robustes officiers de la garde impériale et des fournisseurs aux armées bien opulents.

Tels nous, se disait-il, troubleurs aussi de petits cœurs vifs, éveilleurs de sens, tout prêts charmeurs de virginités délurées, tels nous que mangent, dondons ou squelettes, matrones ou gotons, ces compagnes habitueuses de nos nuits, presque toutes les épouses, empouses plutôt, légales ou non, sur le tard de nos illusions, gavés de sceptiques paresses, gras de flemmes désabusantes, lourds de notre chair repue que nous voilà, et qui disons encore merci après l’avoir crié !