Les Mémoires d’un veuf/Motif de pantomime

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Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 309-315).

MOTIF DE PANTOMIME

pierrot gamin


I


Pierrot est né dans un quartier populaire de Paris, de parents tout petits marchands. C’est un enfant chétif, trop souvent dans la rue où il ne joue guère, faible qu’il est et d’ailleurs flâneur déjà. Comme tous les enfants possibles mais sensiblement plus que beaucoup d’entre eux il est gourmand.

Douze ans, pâlot, grandelet, maigrichon.

Une blouse grise, long tablier de lustrine noire boutonné derrière les épaules, autour du buste une large ceinture noire et rouge de gymnastique, pantalon à mi-jambes, chaussettes grises, gros souliers aux cordons sans cesse dénoués. Son jeu principal consiste à marcher dans le ruisseau quand celui-ci est à demi sec pour en faire monter la boue autour de ses pieds lentement avec un bruit doux, ce qui lui attire des calottes à la maison, la figure longue, des traits vagues sur un cou mince, nez quelconque montrant des narines en disproportion. la bouche toute appétits et ces yeux bridés qui s’épanouissent subits !

II


Les gâte-sauces vont et viennent rares mêlés à la foule pauvre, des paniers recouverts d’une serviette si blanche sur leurs têtes, et que çà sent donc bon derrière eux ! Ainsi exclame à part soi Pierrot chaque matin, chaque soir et chaque après-midi en s’en allant à l’école et en s’en évadant à pas pressés, sa boîte à livres pendue à deux bandes de lisière pardessus une épaule lui battant sur son derrière. Aujourd’hui il n’y tient plus, les godiveaux embaument trop, c’en est fait. Il bouscule l’un de ces gamins célestes, anges des bons dîners, qui tombe et son panier avec. Blanc par ci, blanc par là. La belle toque du pauvre petit bougre vole au vent sans calembour, puis nage dans le ruisseau. Ses coudes, ses omoplates de coutil neigeux, baisent rudement le dur pavé fangeux, et le pantalon bleu à petites raies blanches a dans sa partie postérieure proprement dite reçu la même caresse dont son contenu et lui se fussent bien passés, tandis que le dolent jean-bout- d’homme voit trente-six chandelles et plus encore. Panier par ci, serviette par là, sauce en haut, croûte en bas, quenelles à droite, crêtes à gauche, désordre et désastre partout. On s’assemble. On relève le gosse, de bonnes âmes l’épongent, le brossent, le recoiffent, lui tapent dans le dos, dans les mains, sur les fesses, on ramasse croûte et panier, serviettes et quenelles et crêtes, et tout, un poète décadent donne au mion dix sous sur trente qui lui restent, ayant trempé dans la sauce répandue un doigt en i sans point qu’il avait léché derrière une main en boule.

Lui Pierrot, l’auteur de l’avarie, y a trempé ses dix de doigts dans la dive sauce et court encore.


III


Dix minutes avant la grand’messe. Le cortège s’organise dans l’étroite sacristie. Pierrot qui est enfant de chœur guigne les burettes et met la main sur celle au vin blanc luisant jaune, dans l’ombre projetée par les chantres occupés à revêtir la soutane et le surplis. Le sacristain s’amène pour enlever le plateau où sont les burettes et perçoit le geste de Pierrot qu’il décourage d’une bonne claque. M. le curé survient au bruit et, mis au courant, frappe le malavisé d’une amende de dix sous sur son mois. Pierrot jure de se venger. La messe se passe. Pierrot a chanté sa partie comme un ange dans le Kyrie en faux bourdon, le Credo de mont, l’Agnus Dei, le Sanctus et le Domine Salvam. Le dimanche se passe. Vêpres et salut où Pierrot a excellé comme jamais de sa voix troublante de « petite écrevisse rouge qui chanterait fin comme un cheveu ». Mais il n’a point pardonné à M. le Curé. Au sacristain si. Pourquoi ? Oui, pourquoi. Et dans l’ombre des quatre heures de cette après-midi d’hiver, parmi le hourvari de cette foule de types se déshabillant dans les demi-ténèbres de l’étroite sacristie, il a chipé la calotte de soie et le surplis de M. le curé, négligemment jetés sur une des commodes aux ornements, aux soins du sacristain, par le vénérable ecclésiastique endossant sa douillette, en a fait un paquet vraisemblable et s’est inaperçu trotté, faut voir. Çà c’est mal et le bon Dieu l’en punira pour sûr alors.

Ce qu’il y a de bien plus pire encore, c’est que le surlendemain, mardi gras, notre brigand qui se promène en chienlit, une trompe au bec, avec la calotte si vilainement acquise sur sa tête coupable qu’elle couvre, trop grande, cheveux, oreilles, de façon à ne laisser paraître qu’une méchante grimace bien risible pourtant, avec, aussi, ah fi donc ! le surplis tombant presque jusqu’aux pieds du gredin, le beau surplis amidonné ! où le résidu trop copieux encore d’un pot de moutarde étale vers l’endroit vraisemblable d’une chemise portée à la place, un infâme simulacre. Et s’étant regardé dans la glace d’un charcutier, le pâle déguisé, ni plus ni moins que son Dieu, le vôtre et le mien, lors du soir de chaque journée de la Création, s’applaudit de son costume et la trouve bien bonne celle-là.


IV


Pierrot a, outre la gourmandise reine de son être, et bien d’autres défauts, des habitudes particulières sans plus insister. Son camarade Arlequin, fils du coiffeur d’en face, treize ans qui en paraissent quinze et seize et les valent est la coqueluche des tendrons et des trottins des alentours. Jolie figure forte à fossettes, teint frais et chaud, des yeux d’homme, satané môme, va ! tournure luronne et corps mignardement précoce, il plaît surtout à Colombine l’aînée des trois charmantes fillettes (quatorze ans) de la marchande de marée du coin, et dame ! Dame aussi, Pierrot qui en tient sans espoir pour l’infante, s’esquinte en gestes vains et vains soupirs. Mais une honte le retient, juste rémunération de son, comment dire ? égoïsme.

Il tourne autour, néanmoins, comme on dit, du pot. Colombine accepte tout, sans rien donner ni rien promettre à ce Pierrot-là qui offre des pralines volées aux étalages, préalablement sucées, et des pruneaux de provenance non moins suspecte et non moins supportés. Un jour Arlequin, à qui au contraire c’est Colombine qui donne douceurs, menus cadeaux et tous et cœtera avec le vrai reste, surprend mon Pierrot en ce piteux manège et te vous lui flanque une de ces tripotées !

Prestement Pierrot, fait du coup philosophe, revient à l’essentielle gourmandise ainsi , — mais cette fois il n’en mettrait pas sa main au feu, non, mais en jurerait son grand serment, — qu’à ce gnoti seauton de surérogation.


V

épilogue


Ils ont, Pierrot, Arlequin, Colombine, vingt ans, l’un un an de plus, l’autre un an de moins ou des mois de plus et de moins, mais cet âge glorieux, Vingt Ans ! rayonne tellement qu’on a vingt ans quelque temps de plus qu’aucun autre âge. Chacun d’entre eux s’est confirmé. — Arlequin est un superbe jeune homme qui a dépouillé la chrysalide du gamin pour le luxurieux costume serpentin bariolé qu’on sait, bien rempli. Colombine est grasse, désirable, délicieusement animale, la saveur même ! Ses toilettes éclatent comme son rire. Ils forment à eux deux un vraiment exceptionnel couple tout d’ amour sans tendresse, violent dans ses sens, tentant au possible. Il est clair que la vie les a pris, les rend et les quittera heureux, bien portants, beaux et riches de leur rouge bohème étincelante.

Pierrot est leur ami vaguement serviteur. Lui aussi est heureux, n’ayant pas d’envie et mangeant de tout, buvant de tout, poltron mais prudent, libidineux mais extérieurement continent. Ah ! ses jouissances à lui, des farces qu’il leur fait dures parfois et corrigées d’un coup de pied pointu, d’un soufflet armé de bagues ! N’importe, il a joui, ri, souri. Et puis nul souci. Eux encore doivent ruser parfois pour la victoire sur l’existence. Lui vit dans leur sillon comme un poisson dans l’eau. Nul remords, nul regret de rien de rien. C’est le Sage et c’est le Fou, c’est l’Enfant gâté de la Lune ! Languide amoureux du Soleil, qui rêve debout, s’envole assis et souvent meurt d’un tas de bonnes morts.

Vive Pierrot !