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Les Mémoires d’un veuf/Scénario pour ballet

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SCENARIO POUR BALLET


I


Un tout jeune homme robuste et de bonne mine arrive sur la place principale d’une grosse ville d’Allemagne.

C’est du temps des houppelandes à huit pèlerines et des derniers manchons pour messieurs d’âge.

Bien entendu, il y a kermesse. Sortie d’église ; chant d’orgue à la cantonnade. Puis pas de deux successifs signifiant l’allégresse publique, d’honnêtes amours, et une pointe de bonne chère qui va s’émousser en crevailles. La ribote déjà lourde ne tardera pas à dégringoler jusqu’à l’ivresse pure et simple. Parallèlement, l’amour dégénère, et ce sont bientôt les Filles et des gamins dissolus qui brûlent les planches de trépignements immodestes.

Comme de juste, c’est vers eux que se dirige l’étranger.

Comme il tient un papier à la main, plus d’une danseuse et d’une marcheuse croit que c’est un billet (de combien ?) à son adresse. Et moues adorantes, et gestes enguirlandeurs. L’une d’entre elles — le premier sujet s’élance sur les pointes et la main droite en poire avec l’auriculaire dressé, chipe le papier puis se sauve en trois bonds et rit sans bruit aux éclats après lecture faite, en multipliant, à travers un éblouissement de ronds-de-jambe, le geste de donner à lire à ses compagnons et compagnes et de leur souligner le texte à peu près suivant :

« Enfant abandonné. Parents trop pauvres. Ne sait rien de rien, pas même parler. Prenez pitié du pauvre Gaspard. »

Une pirouette polissonne des filles rassure l’un peu ahuri jouvenceau, sur l’épaule de qui frappent en cadence les garçons, cordiaux, — car il a de beaux yeux, l’innocent, et sa carrure promet un solide luron.

L’innocent sourit, rit, baise les garçons sur la joue, les filles sur la nuque — voyez-vous ça ? — et s’élance, premier sujet mâle, élégant, fort, plein de naïvetés grivoises, en tête à tête avec le premier sujet de l’autre sexe dans un ballet où toute la troupe donne. La toile tombe dans le sous-entendu d’une nuit de brutales amours et d’amitiés orgiaques qui ne peuvent que mal tourner.


II


Ce qu’il convenait de craindre arrive. Gaspard est un garçon perdu ! Ses mœurs plus que déplorables n’ont d’égales que les pires du monde.

Tout cela, par exemple, candidement. La chair et le sang sont seuls forts en lui, — mais très forts, et si logiques !

C’est pourquoi il se fait entretenir par le premier sujet de l’autre sexe (que nous nommerons Frédérique) une pas trop grosse blonde fraîche et ferme, — sans y entendre malice, ô non ! mais il trouve cela bien bon, bien bon, et d’autant meilleur que la belle n’a eu pour lui, dès la première rencontre, pas plus de rigueurs qu’elle n’avait fait de manières, et l’aime comme aiment ces femmes-là quand elles s’y mettent, sans pensée de derrière la tête ou d’autre part, les bras grands ouverts, à pleines lèvres, de tout corps.

Et pour comble de mauvaise conduite, Gaspard persiste à fréquenter les jeunes gens dépravés dont il a été question plus haut, tous jolis, gais, amicaux, mais joueurs comme les dés et coureurs comme des dieux.

Quelle mauvaise compagnie que cette bande joyeuse !

Chacun de ces petits débauchés a une maîtresse qu’il change contre celle du prochain sans plus de gêne ni de mystère que s’il s’agissait de se battre en duel. Et ce pauvre Gaspard, — outre la Frédérique qui est pour lui la soupe et le bœuf et un peu le dessert, pratique aussi largement et plus que ses camarades la promiscuité des cœurs. C’est du propre.

De leur côté les filles, tout en chérissant leurs hommes, comme si chacun d’eux était un gentil pain au lait, les trompent, eux le sachant parfaitement et y consentant très volontiers, avec de riches imbéciles dont le principal est un milord anglais qui protège Frédérique. Le hasard providentiel des ballets fait se rencontrer ce haut insulaire et Gaspard, et le premier, reconnaissant dans le second le vague fruit d’anciennes amours, adopte celui-ci, qu’il ne peut reconnaître légalement , étant très marié dans « l’île aux Cygnes », en lui offrant son héritage pécuniaire avec cent mille livres sterling de rente pour attendre sa mort prochaine. Gaspard accepte, sur un signe de Frédérique, en dépit des conditions fâcheuses qu’on va voir, et qui amèneront le funeste dénouement que l’histoire rapporte.

L’illustre chorégraphe qui parfera cette humble esquisse rendra sensibles et agréables aux yeux les péripéties que voilà indiquées. Une mise en scène splendide, de nombreux et contrastés changements à vue devront encore dramatiser l’action qu’accompagnera de l’excellente musique.

Mêmes éléments d’un succès sérieux pour ce qui suit.

III


Ne voilà-t-il pas que ce milord libidineux se trouve être membre et « preacher » d’une secte moralisatrice à outrance ? Et alors il exige de Gaspard des choses ! Renoncer à Frédérique, être vertueux dans le sens le plus con-gré-ga-ti-on-na-liste et le plus bête qui puisse être, des horreurs quoi.

Mais avec l’impétuosité, le jarret et la spontanéité de sa nature (vierge tout de même après tout), Gaspard se reflanque dans la Vertu.

Une seconde après (gambade solitaire très nuancée) il en a bien assez et retourne au Vice.

Mais cette fois celui-ci l’empoigne pour de bon. Il y a du souvenir dans son nouvel entraînement, des parfums connus, des caresses dont il a savouré la douceur, des yeux où les siens se mirèrent en un mot le charme paresseux de se retrouver dans des habitudes déjà délicieuses par elles-mêmes : vins, femmes, jeu, des bagarres et des alertes, sa force jeune employée à de jeunes fatigues, son sang qui s’en donne, et ses muscles exaspérés jamais las, et ses cheveux où passent des mains blanches, le train enfin de l’amour sans scrupules, de la boisson sans peur, de toutes les passions belles et folles !

Et cette haine de la Vertu telle qu’il a eu le rêve de vouloir la pratiquer ! Comme il rougit de la velléité, et qu’il abhorre la chose et les gens de la chose ? Il en arrive, de complicité avec la Frédérique, ce qui doit amener des nœuds dans les derniers mouvements du fil de l’action, à tuer son riche bienfaiteur et père naturel, parce que l’infortuné lui démontrait un tas d’et cœtera.

Entrechats furibonds sur des airs d’une indécente gaîté.


IV


Le crime ineffable une fois bien accompli, Gaspard, l’innocent qu’il est, l’affirme et le confirme, encore aidé de la collante Frédérique, en s’insurgeant de compagnie avec les beaux jeunes gens ses amis (en travesti tout le monde) contre la SOCIÉTÉ.

Retraites, parbleu ! vers des montagnes neigeuses (pas ?), attaques de diligences meublées de Perrichons un peu plus vagues , grimaces , frimousses, tromblons, sons d’écus (à la vache), gendarmes immémoriaux mis en déroute, que de prétextes à ballabiles ! Finalement capture d’Elle et de Lui étonné. Elle bonne fille en pleurs.

La Justice. Formalités. Joli motif noir, puis rouge. Défense amusante : personne (dame ?) ne parlant, tous dansottent, témoins, accusés, avocats. Les Caboches dodelinent du cul et condamnent, dormitantes, les deux principaux accusés ronflotants, — à mort, les autres à des perpétuités sans importance.

Cris de joie dans l’auditoire et pas d’ensemble. (Tutti exprimés par les violons et la clarinette, instruments tristes.)

Soudain, irruption des jeunes gens amants, des filles maîtresses, de Gaspard et de Frédérique. Guet rossé. Enlèvement vrai, bien qu’impossible, des condamnés.

Re-montagnes — c’était donné.

Un Harz quelconque ou n’importe quoi d’allemand. Bandits (roses), gourgandines. Après « prodiges », succombent. Nul trémolo à l’orchestre, la plus simple pudeur l’exigeant, enfin !

. . . . . . . . . . . . . . . .

On va prendre Gaspard. Frédérique a succombé dans la lutte plus haut.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Philanthrope de la secte paternelle dans la prison filiale. Se fait d’autant moins comprendre que Gaspard, sourd, ne l’entend point et, muet, ne lui peut rien objecter.

Aumônier (« chapelain ») du même saucisson, — partant disert, ô disert ! (immensément de clowneries, puisque tout en noir et maigre à point (travesti !) le ministre. Après bien des croisements de bras (gigue) Gaspard soufflette le consolateur.

On pend Gaspard.

Il n’y voit pas de mal : si gentils les bourreaux et geôliers ! (parties de cartes, cigares, brandwïne et « des femmes » — moyennant petites pièces d’or gardées entre ses doigts de pieds. (Bourrée.)

Potence. Place publique, la même qu’auparavant ou bien une autre.

Tous complices pendus avant lui, ça c’est du théâtre. Juges proclament jugement en réopinant du bonnet. Gavotte.

Opération du pendage (pendaison serait plus français, mais nous sommes en Allemagne) ; compliquée et claire, l’opération. Foule applaudit, — n’est-ce pas çà ? et forme une ronde.

Gaspard est pendu.

Son supplice lui rappelle des choses, et cette dernière secousse évoque à ses sens les meilleures encore de ses nuits. Il gigote gentiment et ses pieds extatiques exterminent un à un les spectateurs en manchons bien chauds et en fauchons si ouatées de cette expiation.

Il finit, après tout, par mourir et demeure raide comme la justice, lui aussi.

Divertissement trop long d’un populaire survenu on ne saura jamais comment.

Quant à Gaspard Hauser, Dieu A son âme.

Tiens ?