Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre IX

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Pierre Lafitte et Cie (p. 87-96).


CHAPITRE IX

Quelques Numéros sensationnels



Un beau soir, réalisant l’ingénieuse conception de Footit, Chocolat parut au Nouveau-Cirque, dans le galant équipage d’un mondain qui s’apprête à aller conduire le cotillon à la soirée de l’ambassade : souliers vernis, bas de soie, culotte de satin, habit rouge, — entre les habits de couleur, on avait choisi l’habit rouge, le mieux propre à faire ressortir le noir du visage, habit rouge ) la boutonnière fleurie, et sur la tête, un magnifique chapeau qui brillait comme un phare, de tout l’éclat de ses huit reflets !…

Et dire que ce monsieur si comme il faut, si « chic », était la proie destinée aux gifles impertinentes du clown au maillot bariolé, au visage enfariné et au petit bonnet en cône !…

Car telle est la conclusion nécessaire, l’aboutissement inéluctable des dialogues entre Footit et Chocolat :

— Monsieur Chocolat, je vais être obligé de vous gifler !…

Footit, méfiant et sombre, s’approche de Chocolat :

— Je vous préviens, Monsieur Chocolat, si vous m’avez pris quelque chose, je vais être obligé de vous gifler !

Et, gravement, il fouille dans ses poches à lui — Footit — il explore les profondeurs de sa poche droite dont il ne retire que la doublure ; après quoi, d’un geste semblable, il tire la seule doublure de sa poche gauche ; et ayant ainsi constaté et fait constater qu’il n’y a absolument rien, ni dans sa poche gauche, ni dans sa poche droite, Footit conclut, d’un petit ton satisfait :

— Allons, Monsieur Chocolat, je vois que vous ne m’avez rien pris, mais je vais vous gifler, parce que je croyais que vous m’aviez pris quelque chose !…

Il est malaisé de raconter les mille inventions par lesquelles Footit se classe, non seulement comme un artiste, mais même comme un auteur dramatique de premier ordre ; car c’est lui-même qui, pour la plupart, a composé les petites scènes d’un comique aussi violent que rapide dans lesquelles nous l’avons tant de fois applaudi.

Mais comment écrire le « Théâtre de Footit et Chocolat » ?

Il y manquera le ton, d’abord, cette voix admirable, aiguë et mordante de Footit, cette voix qui détache les syllabes avec la même précision que ses jarrets détachent les coups de pied.

Et l’accent, cet accent anglais qui donne aux paroles un charme tout particulier, et comme une saveur nouvelle ; de même qu’en Angleterre, l’amusement du public sera d’entendre Chocolat écorcher l’anglais ; car c’est l’avantage de Chocolat qu’aussi bien l’anglais que le français, il parle l’une et l’autre langue comme un nègre espagnol.

Mais Chocolat n’a pas l’organe claironnant de Footit ; il n’a pas non plus sa mimique si extraordinairement expressive.

Comment retracer les jeux de physionomie de Footit : je ne sache pas de comédien dont le masque apparaisse aussi mobile, et cela avec le maquillage incomplet et sous la lumière crue du cirque.

Il est deux sentiments dont Footit excelle, entre tous, à exprimer l’excès : c’est la colère et c’est la terreur.

Quiconque a vu Footit, dans la scène fameuse où il est contraint de se battre en duel avec Chocolat, ne saurait oublier son visage blême, claquant des dents, les yeux agrandis, les épaules tremblantes, les genoux qui s’entrechoquent, et tout son corps, comme une loque, le dos voûté, et les épaules comme rapetissées du poltron…

Mais quand Footit est en colère, ah ! l’on comprend que Chocolat n’en mène pas large !…

Le visage de Chocolat est plus impassible ; c’est que sa psychologie est peu compliquée, et les sentiments peu variés de sa cervelle bornée :

— Monsieur Chocolat, vous êtes un imbécile !…

— Vous dites ?…

— Je dis : Vous êtes un imbécile !

— Non !

— Imbécile !…

— Ne répétez pas, ou je…

— Vous êtes un idiot !

Chocolat se rassérène.

— À la bonne heure ! Je veux bien « un idiot », mais je ne veux pas que vous disiez « un imbécile » !…

Parfois, cependant, Chocolat prend sa revanche.

― Monsieur Chocolat, vous savez ce que c’est qu’un téléphone ?

Et Footit, empruntant la chambrière de l’écuyer, l’allonge à terre, s’installe à genoux près du manche et enjoint à Chocolat de coller son oreille à l’autre extrémité, contre la mèche du fouet :

― Allô ! allô !… vous m’entendez ?

― J’entends !

― Allô ! allô ! Monsieur Chocolat ?

― Monsieur Footit ?

― Allô ! Voulez-vous me prêter cinq francs ?

― Allô ?

― Me prêter cinq francs ?

― Quoi ?

— Monsieur Chocolat, si vous n’entendez pas, je vais être encore obligé de vous gifler !…

— Je n’entends pas, parce que votre téléphone ne marche pas.

— Venez à ma place, vous allez téléphoner, nous allons bien voir ; et je vous préviens, Monsieur Chocolat, si le téléphone marche, je vous donne une gifle !…

Chocolat prend la place de Footit, Footit la place de Chocolat, — et Chocolat téléphone :

— Allo ! allo ! vous m’entendez ?

— J’entends très bien.

— Voulez-vous me prêter cent sous ?…

Alors Footit, se relevant prestement :

— Vous avez raison, Monsieur Chocolat, le téléphone est cassé !…

Mais, le plus souvent, Chocolat fait preuve d’une intelligence moins déliée :

— Écoutez, Chocolat, et devinez : connaissez-vous quelqu’un qui est né de mon père et de ma mère, et qui n’est pas mon frère, et qui n’est pas ma sœur ? Vous ne devinez pas ? Quelqu’un qui n’est ni mon frère, ni ma sœur, et qui est le fils de mon père et de ma mère, — c’est moi !

Chocolat trouve cette devinette admirable ; et, tout fier et désireux d’en étonner les autres, il se précipite vers un écuyer :

— Ce n’est pas mon frère, ce n’est pas ma sœur, et pourtant c’est l’enfant de mon père et de ma mère, qui est-ce ?

— C’est vous, répond l’écuyer.

— Mais non, c’est Footit !…

Chocolat a une grande confiance dans Footit, dans la science et les capacités intellectuelles de Footit ; n’est-ce pas Footit qui lui a donné cette définition de la pensée, qui ne déparerait pas, sans doute, un manuel de philosophie :

« Penser, c’est laisser monter des paroles jusqu’à sa bouche, et — fronçant les sourcils, en serrant les dents, en pinçant les lèvres, — les retenir. »

Aussi l’autorité de Footit sur Chocolat est considérable, impérieuse, tyrannique :

— J’ai soif ! dit Chocolat.

— Avez-vous de l’argent ? s’informe Footit.

— Je n’ai pas d’argent…

Alors Footit, péremptoire :

— Vous n’avez pas d’argent ? vous n’avez pas soif.

Il est naturel, et l’on s’y attend un peu, que Footit abuse parfois de son ascendant sur Chocolat jusqu’à tenter d’en faire sa dupe ; ce n’est peut-être pas très moral, mais encore une fois — étant donnés le personnage de Footit et le personnage de Chocolat, — encore une fois, cela ne laisse pas d’être bien naturel.

Donc Footit propose à Chocolat ce petit jeu : il cache ses mains derrière son dos, et Chocolat va deviner si Footit tient les paumes ouvertes, ou les poings fermés.

Un coup pour rien :

— Comment les poings ?

— Fermés, dit Chocolat.

Et Footit de présenter ses poings, fermés en effet.

— Vous voyez, vous auriez gagné. Encore pour rien ?

Le même manège recommence :

— Ouverts, dit Chocolat.

Et Footit s’empresse de montrer que, pour la seconde fois, Chocolat aurait gagné cent sous.

Cette fois, on va jouer pour de bon :

— Fermés, dit Chocolat.

Et bien entendu, Footit, qui tenait ses poings fermés derrière son dos, montre triomphalement ses mains ouvertes : Chocolat a perdu.

Et lorsque, après deux ou trois expériences également néfastes, Chocolat qui, tout de même, finit par se douter de quelque chose, veut être, à son tour, celui qui fera deviner, Footit s’y refuse avec énergie, et conclut par cet apophtegme plein de sagesse :

— Le bon sportsman est celui qui gagne toujours.

À travers le grossissement comique, cette petite scène, c’est tout simplement celle que les bonneteurs, au retour des courses, jouent, à peu de chose près, aux parieurs malheureux à qui ils offrent la partie dite de « consolation ».

Footit, joueur enragé comme on sait, était payé, — ou, plus exactement avait payé souvent, — pour la connaître, cette petite scène !…

Et nous constatons ici l’utilisation fréquente, faite par le talent de Footit, des traits que l’observation aura pu lui fournir.