Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre VIII

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Pierre Lafitte et Cie (p. 77-83).


CHAPITRE VIII

L’Association Footit-Chocolat



Sur ces entrefaites arriva à Paris le fameux Tony Greace qui, au cours d’une tournée d’Europe, avait été engagé au Nouveau-Cirque pour une série de représentations.

Le soir où il débuta, Footit vint, après son « numéro », le féliciter en bon camarade.

Tony Greace avait présenté la parodie du maître de manège, exercice où Footit lui-même devait, par la suite, faire preuve d’une si prodigieuse drôlerie ; et, dans un coin de la loge, l’étonnant cheval se « déshabilla ».

Des pattes de devant sortit Tonitoff, l’élève de Tony Greace que Footit connaissait déjà.

Et puis, ce fut un nègre qui, débarrassé des pattes et du train de derrière de l’animal postiche, pour le compte duquel il venait de cavalcader, ce fut un nègre qui parut devant Footit :

— Un nègre, et vous le cachez ? dit Footit à Tony Greace ; alors, à quoi bon avoir un nègre ? Et il a une très bonne figure !…

Et après avoir serré la main de Raphaël, car c’était lui, — et Raphaël n’était pas médiocrement fier que le grand Footit, qu’il avait tant admiré et applaudi à Madrid, lui trouvât une bonne figure, — Footit se retira tout pensif, car il songeait qu’un nègre eût été pour lui, vraiment, le comparse rêvé, la face noire du nègre à côté de son masque enfariné de clown, — et puis tout ce qu’un nègre évoque immédiatement de gaîté communicative, et d’ahurissement joyeux…

Mais Raphaël était à Tony Greace, et Footit se fût fait scrupule de chercher à priver de ses services un confrère. Raphaël était encore plus au service de Mme Tony Greace qu’à celui de son mari. Paris l’amusait, surtout, depuis qu’il avait découvert les Tuileries, et, aux Tuileries, le Guignol, dont il était devenu un spectateur, — spectateur « à la corde », bien entendu, — mais qui n’en était que plus assidu et enthousiaste.

Tant qu’il avait fini par être déjà populaire parmi le petit public d’habitués, et que c’est pour la joie de ces habitués, — des vieux habitués de cinq ans et demi, — que Guignol s’avisa, un jour, d’interpeller le nègre qu’il apercevait toujours fidèlement posté derrière la corde :

— Eh ! là-bas, le Chocolat !

Et telle est l’origine du nom qui, ayant fait fortune parmi les enfants du quartier, fut répété de la rue de Rivoli à la rue Saint-Honoré, et finit par franchir les portes du Nouveau-Cirque.

Raphaël ne s’arrachait qu’à contre cœur aux délices de ces spectacles, et il ne se passait guère de jour sans que Mme Tony Greace ne protestât auprès de son mari contre l’inutilité d’un domestique qui n’était jamais là.

Pourtant Tony Greace hésitait à se séparer de ce garçon.

Et sans doute l’aurait-il, sa série de représentations terminée, emmené avec lui en Allemagne, et peut-être ainsi ne se fût jamais créée l’admirable raison sociale, — folie serait ici plus juste que raison, — la raison sociale Footit et Chocolat, — sans l’incident du dîner de baptême.

Les Tony Greace, qui avaient un jeune bébé, avaient voulu le faire baptiser avant de quitter Paris, et ce baptême leur fut un prétexte à convier à dîner tous leurs amis.

Le soir du dîner, Chocolat, qui devait servir à table, arrive en retard comme d’habitude, s’empare aussitôt d’un plat que la cuisinière faisait passer à sa place, et, dans son zèle, et dans sa hâte, renverse sur Mme Tony Greace tout le contenu d’une saucière…

— Admirable ! ne peut s’empêcher de murmurer Footit, qui, assis en face, voit le jeu de physionomie de l’infortuné garçon, après sa maladresse.

Mais Mme Tony Greace, elle, n’était pas d’humeur à apprécier des jeux de physionomie, fussent-ils encore cent fois plus plaisants : sa robe, cette robe de Paris qu’elle avait fait faire pour étonner l’Allemagne, sa robe neuve perdue, et toujours par la faute de ce damné Raphaël !

— Tony, s’écria-t-elle, et l’on sentait que son exaspération était à son comble, Tony, jurez-moi de me débarrasser enfin de ce sale nègre.

Et Tony Greace jura.

Au moment de partir, Footit prit Raphaël à part, et lui dit :

— Allez donc trouver demain le directeur du Nouveau-Cirque ; nous avons souvent parlé de vous ensemble, et je crois qu’il vous emploiera…

Et de fait, le lendemain, dès les premiers mots, le directeur offrait au nègre un engagement à cent sous par jour, — la fortune !…

Mais tandis que Raphaël exprime sa gratitude, et que le directeur lui explique ce qu’il attend de lui, tout à coup, au milieu d’une phrase, il s’arrête, il fait visiblement un effort pour ne pas éclater de rire… il se contient… il reprend… s’arrête encore.

Le directeur est étonné, ce qui est assez naturel, lui qui ne voit pas Footit, Footit qui s’est approché à pas de loup, et qui, derrière son dos, fait mille grimaces à Raphaël, imitant l’attitude du directeur, mimant ses paroles, répétant ses mouvements :

— Ah çà ! qu’est-ce que vous avez, mon garçon ? finit par demander le directeur.

Et Raphaël, malgré ses efforts surhumains, n’arrive plus à se contenir, il pouffe… — et peut seulement, d’un geste d’excuse, montrer, là, derrière le directeur, quelque chose… quelqu’un… et balbutier, de sa voix étranglée par le rire : C’est lui !…

Et telle fut ainsi, tout de suite, — avant la lettre, — la première « entrée comique » de Footit et Chocolat.

Un premier soin de Footit, lorsqu’il eut été décidé que Chocolat devenait un collaborateur ordinaire, fut de l’habiller ; non que la garde-robe de Chocolat fût demeurée aussi sommaire qu’au temps où Mme Tony Greace lui faisait revêtir les vieux pantalons de son mari.

Mais il importait de trouver pour lui un costume approprié à son nouveau rôle, un costume qui, dès l’abord, disposât favorablement le public, et ajoutât au comique de ses entrées, et des scènes auxquelles il allait prendre part.

On était alors tout à la réjouissante invention du personnage d’Auguste, qui venait de triompher sur la piste de l’Hippodrome de l’avenue de l’Alma.

Or, Footit, observateur sagace et véritable psychologue du rite et de ce qui fait rire, Footit, devant les créations de l’Auguste de l’Hippodrome, avait eu cette conception ingénieuse : ce qu’il y avait de plaisant chez Auguste, n’était-ce pas de voir un monsieur grave, un monsieur en cravate blanche et en chapeau haut de forme, se mêler aux facéties des clowns, échanger avec eux des gifles et des coups de pied, participer à leurs sauts périlleux et à leurs culbutes les plus folles ?

Mais la cravate d’Auguste lui remonte ridiculement dans le cou, mais son chapeau a des ailes absurdes, et, lustré à rebrousse-poil, défie le coup de fer — rien à faire !

Et son habit noir est, volontairement, de la coupe la plus grotesque…

Or, ne serait-il pas, au contraire, infiniment plus drôle, et d’un comique bien plus direct, bien plus intense, que les gifles et les coups de pied fussent reçus par un impeccable gentleman, et que ce fût ce même impeccable gentleman, toujours impeccable et toujours gentleman, que l’on verrait tout à coup faire la roue, sauter en arrière ou marcher sur les mains ?

Et combien plus original encore, et d’un effet plus sûr, irrésistible, si ce gentleman impeccable était un nègre !…

Le seul obstacle eût été, peut-être, que l’habit noir, pour un nègre, n’est pas très seyant, pas assez éclatant, ne tranche pas assez — noir sur noir.

Mais précisément, c’était le temps où, dans les bals et les réceptions, quelques élégants, donnant le ton, s’efforçaient de mettre à la mode l’habit de couleur et les culottes courtes.