Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre VII

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Pierre Lafitte et Cie (p. 63-73).


CHAPITRE VII

Au Cirque Tony Greace



Un beau dimanche, alors que Raphaël, pour la plus heureuse aubaine des gosiers présents, exécutait un semblable tour, un gros monsieur, qu’accompagnait une dame de mise assez remarquable, s’arrêta, pour regarder, devant la porte du cabaret grande ouverte…

— Il nous en faudrait un comme ça, dit le gros monsieur à sa compagne, lorsque Raphaël eut terminé, aux applaudissements de tous.

La dame approuva, et convint de bonne grâce « qu’il leur en faudrait un comme ça ».

— En somme, reprit le gros monsieur, il n’a pas l’air d’un capitaliste, et il accepterait peut-être. Si nous lui demandions ?

— On peut toujours lui demander, acquiesça la dame.

Ils pénétrèrent dans la salle, et, d’abord, le gros monsieur dit ces simples mots :

— Je suis Tony Greace !

Tony Greace, le clown fameux dont les affiches, depuis une semaine, couvraient les murs de Bilbao !

Et, sans paraître attacher d’importance à l’émotion flatteuse que cette déclaration solennelle n’avait point manqué de produire, comme bien on pense, il reprit :

— Je suis Tony Greace ; — et, dit-il, en présentant sa compagne, voici la femme de Tony Greace ; — et il ajouta, désignant Raphaël, qui s’était approché avec admiration du célèbre clown.

— Et voilà, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Raphaël, et voilà l’élève de Tony Greace, s’il plaît à ce vaillant jeune homme d’embrasser la carrière artistique et d’entrer dès aujourd’hui à mon service !

Et emmenant près d’une table, à l’écart, Raphaël étourdi, bouleversé, muet, et l’asseyant entre sa femme et lui :

— Vingt sous par jour, nourri, logé, blanchi, — tu m’entends, jeune nègre, blanchi, — et Tony Greace éclata de rire, trouvant cette allusion infiniment piquante et plaisante ; et Raphaël, avec complaisance, se mit à rire, lui aussi :

— Hi ! hi ! blanchi !…

— Allons ! dit Tony Greace, je vois que tu es intelligent ; je ferai quelque chose de toi ; je t’apprendrai à devenir un véritable artiste, — je t’apprendrai à recevoir des gifles !…

— Je sais déjà, dit modestement Raphaël.

— Je t’apprendrai à en donner !…

— Je sais aussi, murmura à nouveau Raphaël, encore plus modeste.

— Alors, c’est dit ? Je t’emmène. Ta garde-robe me semble un peu sommaire… Madame Tony Greace, vous allez donner, tout de suite en rentrant, un de mes vieux pantalons au jeune homme. Le pantalon sera, sans doute, un peu large de ceinture, mais il suffira de le faire tourner deux fois autour de la taille du jeune homme, c’est plus confortable, et on attache avec une ficelle.

Tony Greace avait prévu juste, le pantalon était un peu large : pour les personnes qui désireraient fixer ce point d’histoire, il n’est pas inutile de rappeler, en effet, que Raphaël alors n’avait pas seize ans, et que Tony Greace pesait environ deux cent cinquante livres.

Tout de suite, on mit le néophyte au courant de ce qu’il avait à faire ; peu à peu, plus tard, Tony Greace, avec son collaborateur fidèle, Tonitoff, l’initierait à des besognes plus délicates, comme de figurer les pattes de devant ou d’arrière de l’éléphant ou du taureau…

Pour le moment, sa mission se bornerait à tenir à la disposition de Tony Greace les différents accessoires dont il pouvait avoir besoin, quand il l’appellerait, à l’entrée de la piste…

— Au fait, comment t’appelles-tu ? demanda Tony Greace.

— Raphaël !…

— Raphaël ? Ce n’est pas un nom !

Raphaël reprit bien vite :

— On m’appelait aussi, quelquefois, « le Rubio »…

— Ah ! ah ! le rouquin, « le joli blond », à la bonne heure, voilà des noms !

Et maintenant, mon vieux rouquin, lorsqu’on a la chance, comme toi, d’être un nègre pour de bon, le vrai comique, le fin du fin, c’est de se faire passer pour un faux nègre.

Et, sur l’ordre avisé du sagace Tony Greace, dorénavant chaque soir, au moment de paraître en public, Raphaël le Rubio dut se frotter le plus maladroitement possible les mains et la figure avec un bouchon noirci…

En dépit de ses succès, de son nom déjà populaire, et du très bel engagement qu’à son retour de Madrid on lui avait offert et fait signer au Nouveau-Cirque, Footit était mécontent, inquiet : mécontent de lui-même, s’entend, et pure inquiétude d’artiste !

Eh ! oui, dans ce métier de clown, qu’un coup de fortune lui avait imposé, et où, du premier jour, il s’était révélé un maître, il s’en voulait de ne point chercher à réussir par d’autres moyens que les anciens et les vulgaires, il sentait qu’il y aurait autre chose à trouver et mieux à faire que les classiques grimaces et ces cabrioles surannées ; et si vraiment l’essence du comique, pour les clowns, est de donner des gifles et d’en recevoir, c’est là surtout que devrait se vérifier l’axiome que « la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne » —, et ce n’est pas tout de recevoir les gifles, mais, comme dit l’autre, il y a « la manière » !…

Et Footit cherchait du nouveau, combinait, et s’ingéniait ; et il s’attristait, s’irritait, à voir que ses efforts n’aboutiraient à rien, qu’il lui fallait, en fin de compte, se résigner aux farces traditionnelles, en revenir à de sempiternelles calembredaines, faute de quelqu’un qui cherchât avec lui, qui dans le même mouvement et à point nommé, fût en mesure de lui donner la réplique.

Sans doute, il y a bien les écuyers, les messieurs en habit bleu qui font la haie à l’entrée de la piste, et que le clown peut prendre à partie, qui lui serviront de compères, de mentors ou de dupes…

Mais n’avez-vous pas remarqué avec quelle mauvaise humeur évidente, l’homme interpelle « Monsieur Alfred », ou « Monsieur Lucien », répondra à l’invitation du clown, et combien il se prêtera peu volontiers, et gauchement, et visiblement à contre-cœur, au rôle indiqué ?

Il semble que Monsieur Lucien, ou Monsieur Alfred, tiennent à marquer les distances, et à établir que s’ils daignent s’intéresser à l’entrée de ce paillasse, c’est par pitié, par condescendance, — mais qu’on le voie bien et qu’on ne l’oublie pas — que ce n’est pas la leur métier.

Évidemment, on ne demanderait pas à Monsieur Alfred, ni à Monsieur Lucien, d’y mettre de la fantaisie, — mais le pis est qu’ils manquent totalement de bonhomie et de cordialité.

Il faut ajouter que ce personnel d’écuyers se renouvelle constamment, que les attributions de chacun peuvent se trouver à tout instant modifiées, en sorte que le clown qui, la veille, avait tant bien que mal réglé une entrée avec Monsieur Lucien, arrive en piste au moment où Monsieur Lucien est aux écuries, et ne trouvera pas davantage à se rabattre sur Monsieur Alfred, qui n’a que cette minute pour se préparer aux jeux icariens…

Quant à faire appel à la collaboration d’un autre clown, c’est une entreprise bien délicate et à laquelle, selon toute apparence, il sera plus raisonnable et plus sage de ne pas songer.

Les clowns ne seraient pas des artistes, si leur âme ne connaissait pas la jalousie professionnelle ; et les clowns sont des artistes, quelques-uns même de très grands artistes…

Je dois dire, pour être exact et pour être juste, je dois dire qu’à la ville, et jusqu’à la représentation exclusivement, les clowns, plus que d’autres peut-être, se montrent entre eux serviables et bons camarades, volontiers, l’un à l’autre, ils s’enseigneront un tour difficile.

Et dans ces répétitions étonnantes que sont les répétitions de clowns, — car chaque jour il est indispensable que les clowns viennent « répéter », c’est-à-dire, pour le moins, se rouler sur la piste, marcher quelque peu sur les mains, exécuter deux ou trois sauts périlleux, bref ne pas laisser s’endormir et s’engourdir leurs muscles, — donc, à la répétition, il n’est pas rare de voir un clown expliquant à un camarade le mécanisme d’un tour, et tous se piqueront d’émulation, et, de la meilleure grâce, révéleront leurs secrets, s’entr’aideront pour la réussite d’un exercice, indiqueront, en décomposant les mouvements, « comment ils font ça… »

Mais, dame, une fois devant le public !

Devant le public, c’est chacun pour soi ; et, ma foi, chacun pour soi, cela finit toujours par signifier que l’on est contre les autres, et qu’on se laissera aller, par exemple, à « abîmer » leurs effets.

« Abîmer les effets », cela consiste, de la part du clown qui paraîtra le premier, à faire un peu de tout ce qui constitue le répertoire général et ordinaire des clowns, équilibre avec les chapeaux, chute comique le long des banquettes, excès d’un zèle inutile et grotesque, parodie de l’écuyer…

En sorte que, lorsque viendra l’entrée suivante, le clown qui comptait sur l’un de ces « numéros » pour faire son « effet », trouvera cet effet déjà brûle, ou du moins diminué, « abîmé ».

Certes, on n’abîme pas les effets d’un clown comme Footit ; les « maîtres » inspirent un certain respect, respect qui a d’ailleurs besoin d’être soigneusement surveillé et entretenu, par celui qui veut en bénéficier, et pour cela, doit toujours s’en montrer digne.

Footit en avait fait récemment l’épreuve : un directeur de cirque russe, par des promesses magnifiques, l’avait entraîné assez brutalement à rompre son engagement au Nouveau-Cirque, et, une fois à Saint-Pétersbourg, Footit avait constaté qu’a beau promettre qui promet de loin, et, qu’en tous pays d’Europe, promettre et tenir font deux.

Il avait donc dû repartir presque aussitôt et plutôt piteusement, et, assez penaud, solliciter sa réintegration dans ce Nouveau-Cirque qu’il avait quitté en faisant claquer les portes.

Naturellement, à la première répétition, après sa fugue malheureuse, Footit fut accueilli par mille clignements d’yeux sournois, et des airs entendus, et des quolibets, et des ricanements sans nombre. Il comprit qu’il lui fallait à toute force, — et de préférence par la force, — affirmer à nouveau sa supériorité, reprendre sa place.

Le plus hardi parmi les railleurs s’approchait de lui en se dandinant, et prononçait d’une voix gouailleuse :

— Eh bien, monsieur Footit, monsieur Footit est donc revenu ?

En silence, très flegmatique, Footit enleva son veston.

Après quoi, toujours flegmatique, toujours silencieux, il flanqua, — c’est la véritable expression, — il flanqua, par principes, un tel coup de poing dans le creux de l’estomac, à son interpellateur, que ledit interpellateur s’assit par terre, sans avoir pu se préoccuper de savoir s’il y avait un siège derrière lui pour le recevoir.

Puis, avec le même flegme, Footit remit son veston.

Et, seulement alors, rompant le silence, il dit à l’interpellateur, qui, légèrement étourdi, était demeuré assis :

— Vous voyez, donc M. Footit est revenu.

Et là-dessus, la répétition reprit comme si de rien n’était, tout tranquillement et le plus cordialement du monde : Footit avait reconquis son prestige, et nulle crainte que l’on se risquât, plus que précédemment, à « abîmer ses effets ».

Mais Footit savait bien que c’est le maximum de ce qu’un clown peut attendre de ses confrères ; ils ne l’empêcheraient pas d’avoir du succès, son succès, c’est entendu, mais pour ce qui serait de s’y associer, d’y aider, d’y contribuer, il n’y fallait pas songer.

Et Footit se désespérait à la pensée de tout ce qu’il y avait là, pourtant, dans sa tête de clown novateur, de tant d’idées comiques que rendait irréalisable l’impossibilité de trouver une collaboration, quelqu’un qui voulût bien, et de franc jeu, « jouer avec lui »…