Les Mémoires du Diable/Édition 1858/05

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Michel Lévy (tome Ip. 61-79).


V

TROISIÈME NUIT : LA NUIT EN DILIGENCE.


Et le Diable commença ainsi :

C’était en 1819, dans la cour des messageries de Toulouse, le 15 février, à six heures du soir ; la nuit était close, une foule de voyageurs attendaient l’heure de partir. Le conducteur arrive armé de sa liste et d’une lanterne, et appelle madame Buré. À ce nom, une femme s’avance et monte lestement dans le coupé d’une diligence qui partait pour Castres. Voilà qui est bien. Toutefois, en montant, elle laissa voir à un grand beau jeune homme qui la suivait une jambe d’une élégance parfaite ; puis elle se retourna pour recevoir un petit paquet que lui tendait le conducteur, et montra ainsi au jeune homme son visage potelé et rose, son sourire agaçant et ses dents d’une pureté admirable. C’est là que commença le malheur. D’un même geste le jeune homme ôta sa casquette de sa tête, son cigare de sa bouche, et le jeta par terre. Il demanda avec une politesse exquise à madame Buré si on lui avait remis tout ce qui lui appartenait, et, sur sa réponse affirmative, il prit place à côté d’elle et l’examina à la lueur des lanternes, comme pour s’assurer qu’on pouvait tenter en toute sécurité une pareille conquête. En effet, la nuit était parfaitement noire, et une fois en route, il eût été impossible au beau jeune homme de juger de sa compagne de voyage. Comme c’était un officier d’artillerie très-fort sur les principes de la tactique, probablement il n’eût pas fait un pas en avant s’il n’eût reconnu d’avance le terrain où il devait diriger ses batteries, et nul doute que la crainte de tomber dans une vieille femme ne l’eût sans cela rendu très-circonspect. Mais il avait vu de madame Buré qu’elle était jeune, qu’elle était jolie et qu’elle n’avait point l’air farouche. Aussi, dès que la voiture eut dépassé le faubourg et qu’elle roula sur la route isolée de Puylaurens, il commença à se rapprocher de sa voisine. D’abord elle n’était pas assez couverte, et il jeta par terre son beau manteau neuf pour lui envelopper les pieds ; puis il l’interrogea, et ne s’aperçut point que c’était lui qui répondait aux questions de madame Buré. En effet, ils n’avaient pas fait une lieue, qu’il avait dit qu’il s’appelait Ernest de Labitte, qu’il était en garnison à Toulouse, et qu’il comptait quitter bientôt cette ville pour aller dans le Nord. L’affaire qui l’appelait à Castres pouvait tout au plus le retenir une heure, et il devait revenir à Toulouse par la voiture de retour.

Toutes ces circonstances bien constatées, madame Buré, qui s’était d’abord montrée assez réservée, reçut les soins de l’officier avec un peu plus de négligence qu’elle n’en avait eu jusqu’alors, c’est-à-dire qu’elle les surveilla un peu moins. Le froid est un merveilleux auxiliaire en ces sortes d’affaires : Ernest de Labitte en profita assez simplement.

— Mon Dieu ! Madame, vous ne devez pas être habituée à voyager seule ; il est impossible de se mettre en route avec plus d’imprudence. Vous n’avez rien pour vous envelopper le cou. J’ai là quelques mouchoirs de soie que mon domestique a dû mettre dans les poches de la voiture, permettez que je vous en offre un.

— En vérité, Monsieur, on n’est pas plus galant.

— Vous vous trompez, Madame. Je fais peu de cas de cette galanterie qui met un honnête homme aux ordres de la première femme qu’il rencontre.

— Vos manières envers moi prouvent le contraire.

— Elles vous prouvent tout au plus que, lorsque je trouve une femme aussi parfaitement gracieuse et charmante que vous l’êtes, je tâche de lui montrer que je comprends tout ce qu’elle mérite d’hommages.

— Oh ! dit madame Buré en riant, si vous n’êtes pas galant, du moins êtes-vous très-flatteur.

— Flatteur ! moi ? Vous savez bien le contraire, Madame. D’autres vous ont dit sans doute combien vous êtes jolie ; ils vous l’ont dit assez souvent pour que vous n’en puissiez douter. Je ne suis donc pas plus flatteur que galant.

Madame Buré fut assez embarrassée de l’aisance avec laquelle cet inconnu lui faisait en face de si grossiers compliments, et elle ne répondit pas. Ernest attendit un moment, puis reprit :

— Mes paroles vous auraient-elles blessée, Madame, et ma rude franchise serait-elle sortie des bornes du respect ?

— Je ne puis le dire, et cependant je vous serai obligée de changer de langage.

— Madame, l’admiration pour la beauté est aussi involontaire que la beauté elle-même, et lorsqu’elle nous emporte…

— On ne sait plus ce qu’on dit, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Je vous demande pardon : on sait parfaitement ce qu’on dit, et, pour vous le prouver, j’ajouterai que je commence à soupçonner que vous n’êtes pas moins spirituelle que jolie.

— Ah ! répliqua madame Buré d’un ton sec, Monsieur me fait l’honneur de soupçonner cela ?

— Prenez garde de vous fâcher, ou j’en douterai.

— Vous conviendrez tout au moins que je suis bien bonne de vous écouter.

— Je vous prierai de remarquer que vous ne pouvez pas faire autrement.

— De façon que vous ne m’en savez aucun gré ?

— Je vous sais gré d’être là.

Il s’arrêta un moment, puis reprit d’un ton exalté :

— Je vous sais gré d’être là, comme je sais gré à un beau jour de luire sur ma tête, à un air parfumé de courir autour de moi, à une nuit pure de m’enivrer de son silence ; comme je sais gré à tout ce qui m’est étranger de me paraître sous un aspect heureux et céleste.

Tout le commencement de cette conversation avait été jeté d’un coin à l’autre du coupé avec l’intonation railleuse de gens qui font ou veulent faire de l’esprit ; mais Ernest prononça cette dernière phrase avec un si singulier enthousiasme, qu’il déplut à madame Buré. Un mouvement involontaire rapprocha Ernest de sa voisine ; mais elle ne jugea pas à propos de laisser l’entretien s’engager sur ce terrain, et, voulant le ramener à la familiarité ironique par laquelle il avait commencé, elle répliqua sans bouger de son coin et avec un accent de trivialité qu’elle crut nécessaire pour arrêter la poésie de M. Ernest :

— Je suis en vérité trop heureuse de partager votre reconnaissance avec le soleil et la lune.

La phrase ne manqua pas son effet. Ernest se rejeta dans son coin, et, après un moment de silence pendant lequel il se mordit les lèvres, il dit d’un ton assez peu gracieux à madame Buré :

— Madame, la fumée de tabac vous déplaît-elle ?

La question était si saugrenue que madame Buré se retourna pour regarder Ernest, quoiqu’elle ne pût pas le voir.

— Je ne crois pas, reprit-elle froidement, qu’il soit d’usage de fumer dans une voiture publique.

Ernest en fut pour sa sotte demande, et le silence recommença. L’action avait si vivement débuté, qu’Ernest était très-contrarié de la voir cesser si soudainement ; il cherchait tous les moyens possibles de renouer la conversation et n’en trouvait aucun. J’ai été un niais, se disait-il : je me suis laissé aller à parler à cette femme avec le sentiment de bonheur que sa rencontre m’avait inspiré, car on n’est pas plus jolie ; elle m’a répondu par une plate plaisanterie, et maintenant elle joue la dignité. C’est ma faute à moi, qui fais de la poésie à propos de tout ; si j’avais continué à la traiter cavalièrement, nous serions les meilleurs amis du monde. C’est quelque petite marchande de Castres, qui n’est si soignée de sa personne que parce qu’elle en profite. Il faut lui montrer que je ne suis pas un nigaud.

Dès qu’Ernest eut pris cette résolution, il jugea à propos de l’exécuter, et, se laissant glisser doucement sur le coussin, il s’approcha de madame Buré jusqu’à ce qu’il rencontrât ses genoux. Elle se retira vivement :

— Oh ! Monsieur ! dit-elle.

Qu’il y avait de choses dans ces deux mots ! que l’intonation triste et digne dont ils furent prononcés renfermait de reproches pour Ernest et de chagrin pour cette femme d’être ainsi traitée ! Cependant cette simple défense montrait aussi que madame Buré ne croyait pas en avoir besoin d’autre vis-à-vis d’un homme qui paraissait distingué. Ernest, honteux et désolé, reprit sa place en silence : il eût voulu parler, et, malgré l’obscurité, il regardait madame Buré d’un air de repentir, comme si elle eût pu le voir. En ce moment, il s’aperçut qu’elle faisait quelques légers mouvements ; mais il n’osa lui faire de questions, et se trouva trop de torts pour oser s’excuser.

Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent au premier relais. Tous les voyageurs des autres compartiments de la voiture descendirent. Madame Buré resta seule immobile ; elle paraissait dormir. Ernest n’osa pas remuer. Tout à coup le conducteur de la voiture introduisit sa lanterne par la portière pour prendre quelque chose dans une des poches, et Ernest put voir ce qui avait occasionné les mouvements de sa voisine : elle avait doucement dégagé ses pieds du manteau qui les enveloppait et l’avait repoussé jusqu’auprès d’Ernest. Le mouchoir de soie qu’il lui avait offert et dont elle avait entouré son cou était déposé à côté d’elle. Ernest en fut cruellement surpris. Dans cette liaison d’une heure, c’était comme une rupture, c’était comme des gages de confiance rendus. Ernest fut sur le point de s’écrier ; mais madame Buré dormait, et il n’avait pas le droit de s’excuser au prix de son sommeil. Il demeura immobile à la regarder jusqu’à ce que la voiture partît. Dès qu’elle fut en marche, Ernest ramassa doucement son manteau, et, pli à pli, il le posa si légèrement sur les pieds de madame Buré qu’elle avait bien le droit de ne pas paraître s’en apercevoir. La lune se levait à ce moment et jetait un peu de clarté dans la voiture. Ernest se replaça aussi loin qu’il le put de madame Buré ; puis, voyant le mouchoir de soie resté sur le coussin, il essaya aussi de le remettre autour du cou de la dormeuse ; il n’y put parvenir, et, craignant de l’éveiller, il reprit sa place. Comme il se désespérait dans son coin d’avoir forcé cette charmante femme à souffrir du froid, il vit la main de madame Buré qui cherchait sur le coussin. Il y posa doucement le mouchoir ; elle le rencontra, le prit et s’en enveloppa sans rien dire.

— Ah ! Madame, s’écria Ernest avec une véritable émotion, vous êtes un ange !

Madame Buré montra qu’elle n’avait point dormi, et achevant d’arranger tout à fait le manteau sur ses pieds, elle répondit avec un ton de reproche charmant :

— Mais pourquoi donc traiter comme une aventurière une femme que vous ne connaissez pas ?

Ernest ne répondit pas. Trop de sentiments étranges s’agitaient en lui. Il n’osait exprimer ce qu’il éprouvait, tant cela pouvait paraître extravagant et par conséquent injurieux pour madame Buré ! Il faut remarquer que, comme ils ne se voyaient ni l’un ni l’autre, l’expression des traits ne pouvait rien dire de ce qu’ils sentaient, et qu’il fallait, pour ainsi dire, tout parler. Enfin, Ernest reprit avec une sorte de gaieté en colère :

— Tenez, Madame, je me disais tout à l’heure, à part moi, que j’étais un maladroit, et je vois que je n’ai été qu’un brutal ; et maintenant, si je n’ose vous dire tout ce qui me passe par la tête, c’est de peur de vous fâcher encore.

— C’est donc bien étrange ?

— Oui, vraiment.

Il s’arrêta et reprit tout à coup :

— En vérité, je crois que je suis amoureux de vous.

Madame Buré se mit à rire aux éclats. Ernest lui répondit avec une bonhomie pleine de tendresse :

— Eh bien ! j’aime mieux cela. Moquez-vous de moi, persuadez-moi que je suis ridicule, ce sera plus raisonnable. Mais tenez, là, tout à l’heure, quand j’ai vu mon pauvre manteau et mon pauvre mouchoir que vous aviez repoussés !… c’est bien niais de l’avoir senti et bien niais de vous le dire, mais cela m’a fait de la peine, une peine sincère, je vous le jure. J’étais humilié, mais j’étais encore plus malheureux.

Il y avait dans la voix d’Ernest une émotion qui voulait rire et qui n’attestait que le trouble sincère du cœur. Quant à madame Buré, elle ne riait plus, elle répliqua doucement :

— Vous avez le cœur bien jeune.

— Et je vous remercie de me l’avoir fait sentir. Voulez-vous que je vous raconte mes pensées d’il y a une heure et mes pensées d’à présent ?

— Mais je ne sais pas…

— Oh ! vous avez trop de supériorité dans l’esprit et dans le cœur pour vous offenser de ce que je puis vous dire. D’ailleurs, je n’accuserai que moi.

— Eh bien ! donc, que pensiez-vous il y a une heure ?

— Je pensais… Vous comprenez bien que je ne le pense plus… Je pensais que vous étiez une femme qui n’aviez de compte à rendre de votre conduite qu’à vous-même ; une de ces femmes qui donnent un peu au hasard… au caprice… à l’occasion… à un moment d’imagination… qui donnent…

— En voilà assez, dit madame Buré d’un ton où il y avait autant de tristesse que de mécontentement, et c’est dans la catégorie de ces femmes que votre bonne opinion de moi m’avait placée ?

— Oh ! ne le croyez pas, Madame. Du moment que je vous ai vue, vous m’avez séduit. À quelque titre que ce soit, j’ai désiré sur-le-champ vous laisser un bon souvenir de l’homme que vous avez rencontré par hasard sur la route de Castres. Je dirai même que ce premier sentiment était presque indépendant de votre beauté et de votre jeunesse. Vous auriez eu soixante ans que je vous aurais entourée de soins comme ma mère ; mais il s’est trouvé que vous étiez si jolie que j’ai combattu cette première impression ; je vous ai descendue de cet autel improvisé, et j’ai espéré, pour oser tenter de vous plaire, que vous étiez moins parfaite que vous ne le paraissiez. Je l’ai essayé, mais votre charme m’a de nouveau dominé malgré moi, et, si vous étiez juste, vous vous rappelleriez qu’au moment où vous avez prétendu que je vous comparais au soleil et à la lune, je vous disais du fond du cœur que votre présence m’avait souri comme un beau jour, comme une belle nuit. Que sais-je ? Je parlais avec mon cœur, vous m’avez répondu avec votre esprit, j’ai été blessé ; je me suis senti furieux contre moi de m’être laissé prendre à votre grâce, et je viens de vous punir par une grossièreté de la folie de mon cœur. Voyez comme je suis franc ! je vous fais un aveu bien sincère, il l’est assez pour vous montrer que j’ai besoin de votre pardon.

Ernest se tut, et madame Buré ne répondit pas. Elle craignait sa propre voix. Il lui eût fallu plus d’art qu’elle n’en avait pour répondre naturellement. Cependant elle ne pouvait garder le silence, et, pour se donner le temps de se remettre, elle offrit encore à Ernest l’occasion de parler longuement.

— Vous m’avez dit vos pensées de tout à l’heure, mais vous ne m’avez pas dit vos pensées d’à présent.

— Oh ! celles-ci sont encore plus folles et plus coupables peut-être, mais tout ce que je vous dirai ne peut vous offenser, je le répète : c’est la confidence d’un de ces rêves d’un moment qu’on bâtit dans sa tête et qui ne s’excusent que parce qu’ils s’évanouissent au jour. Dans quelques heures le mien sera fini.

— Voyons ce rêve ?

— Imaginez-vous donc que, lorsque j’ai découvert que j’avais été si peu convenable envers vous, je n’ai pas perdu tout espoir, ou plutôt tout désir.

— Comment, vous croyez encore ?…

— Laissez-moi vous expliquer ce que c’est que ma tête et mon cœur. Dire que j’ai espéré, ce n’est point vrai ; mais dire que je n’ai pas désiré une chose impossible, ce n’est pas vrai non plus. Et cette chose impossible, c’est que j’ai souhaité en vous quelque folle idée ou quelque enthousiasme plus fort que vous-même et qui vous donnât à moi. Peut-être ne me comprenez-vous pas ? et tout ce que j’ai senti a été si fou, que je ne sais vraiment si c’est intelligible. Cette femme qui est près de moi, me disais-je, elle doit aimer quelque chose, elle a une passion ou un goût exclusif. Si elle aimait la poésie, si elle était de ces femmes qui jettent leur cœur à un art de peur de le perdre dans l’amour, si ce magnifique et saint langage de la poésie avait quelquefois endormi ses douleurs ou relevé ses espérances, qu’il serait doux de pouvoir lui dire tout d’un coup : Je m’appelle Byron ou Lamartine ; de me trouver en intimité depuis longtemps avec sa pensée ; de lui inspirer, dans une heure d’oubli, l’idée d’être un moment à celui qu’elle a rêvé ! Si elle était musicienne, me disais-je, je voudrais être Rossini ou Weber. Si elle était peintre, quel bonheur de m’appeler Vernet ou Girodet ! Enfin, que vous dirai-je ? j’ai bâti entre vous et moi les contes les plus extravagants pour penser que, si j’avais été un homme supérieur, je ne vous aurais pas rencontrée pour vous quitter et vous dire adieu comme à tout le monde. Tenez, Madame, je crois que je deviens fou ; mais j’ai pensé que si vous étiez dévote, j’aurais voulu être un ange.

— Oui, véritablement, vous êtes bien fou, et tous vos rêves auraient été bien inutiles ; car eussiez-vous été Weber, ou Byron, ou tout autre, vous n’eussiez pas trouvé en moi de passion ou de goût exclusif pour vous comprendre. Je ne suis qu’une pauvre femme bien simple et qui ai pris de bonne heure mon parti d’être heureuse de ma médiocrité. Vous le voyez, tous vos beaux rêves sont comme toutes vos mauvaises suppositions, ils s’adressent mal.

— Vous avez raison, Madame, et pourtant vous n’êtes pas une femme ordinaire. Je ne sais, mais il y a autour de vous une atmosphère de charme trop fine, trop subtile peut-être pour les gens qui vous entourent, mais qui m’a saisi au cœur. On vous ignore, et peut-être vous ignorez-vous vous-même… Avez-vous jamais aimé ?

— Oh ! non.

Cette réponse s’échappa du cœur de madame Buré, soudainement, sans réflexion, et avec un tel accent d’effroi, qu’on voyait que cette femme avait toujours eu peur de son cœur et l’avait gardé tout entier, ne pouvant pas le donner à un amour avoué et craignant de le donner à un amour coupable. Ce mot voulait dire : Je n’ai pas aimé, je m’en suis bien gardée, j’aurais trop aimé. Ernest le comprit ainsi.

— Ah ! vous n’avez jamais aimé ? s’écria-t-il. Ah ! tant mieux ! Vous m’aimerez, moi.

— Ceci est plus que de la folie.

— Oh ! vous m’aimerez, vous dis-je. Je suis jeune, je suis riche, je suis libre : ma carrière n’est pour moi qu’une occupation sans avenir, je puis la quitter comme je l’ai prise. Tout ce que j’ai donné d’activité à des études fastidieuses, à des plaisirs plus fastidieux que ces études ; tout ce que j’ai d’avidité dans le cœur pour la vie aventureuse, je le mettrai à vous chercher, à vous poursuivre, à vous adorer. Ne voyez-vous donc pas, Madame, que je vais changer ma vie insipide d’exercices, de mathématiques, de revues et de café, contre un beau roman chevaleresque, le seul roman chevaleresque de notre siècle ? Dans ce coupé de diligence, vous êtes la dame châtelaine inconnue qu’un pauvre chevalier errant rencontre par hasard dans une forêt, et à laquelle il se voue corps et âme. Dans quelques heures vous allez m’échapper, et je ne saurai où vous trouver. Je vous laisserai fuir, soyez-en sûre ; puis je m’orienterai et j’irai devant moi quêtant vos traces, non plus sur les pas de votre haquenée imprimés sur la route, mais au parfum de distinction et de bonheur que vous aurez laissé sur votre passage. Je ne sonnerai pas du cor à la herse de tous les castels, mais je frapperai à la porte de tous les salons ; je ne vous chercherai pas dans quelque beau tournoi, mais je vous attendrai dans toutes les élégantes réunions ; je ne demanderai pas votre belle présence à la fenêtre en ogive de quelque haute tourelle, mais il y aura un balcon chargé de fleurs, une fenêtre doublée de mousseline, derrière laquelle je vous verrai un jour après avoir longtemps cherché ; et alors il faudra arriver à vous. Vous avez un père, un mari, un frère, qui vous défendront, qu’il faudra tourner, miner, emporter. Herses, tourelles et mâchicoulis qui me séparez de mon héroïne, vous tomberez devant moi, et j’arriverai alors à ses pieds pour lui dire : C’est moi, je vous aime, je vous aime comme un fou, prenez ma vie et donnez-moi votre main à baiser.

— Que de folies ! que de belles imaginations !

— Oh ! ces folies, je les ferai ; ces imaginations, je les mettrai à exécution.

— Laissons cela. Ne pouvez-vous parler raisonnablement ?

— Peut-être n’est-ce pas raisonnablement que je parle ; mais, à coup sûr, je parle sérieusement.

— Vous ne prétendez pas me le persuader ?

— Aujourd’hui ? non. Mais bientôt, mais quand je vous aurai retrouvée, quand vous me reverrez à votre horizon aller sans cesse autour de vous comme le satellite esclave d’un si bel astre, alors vous reconnaîtrez que j’ai dit vrai.

— Mais, Monsieur, si j’étais assez folle pour vous croire, savez-vous que je pourrais trouver vos projets plus qu’extravagants ?

— Encore aujourd’hui vous avez raison. Mais alors, en voyant que je le fais, vous vous diriez que je ne pouvais faire autrement et que la passion m’a emporté.

— En vérité, Monsieur, nous voilà dans un monde qui m’est tout à fait inconnu. Il faudrait donc que, parce que j’ai eu le malheur de vous rencontrer, je fusse condamnée à voir ma vie persécutée par vous ? Et pour parler sérieusement, et à votre exemple, de quel droit, pour donner à votre vie un intérêt chevaleresque, pour procurer à l’oisiveté de votre opulence l’intérêt d’un roman, de quel droit serais-je troublée, moi, dans ma vie, dans mes habitudes, dans mes devoirs ? de quel droit serais-je insultée dans ma réputation ? car on ne supposerait pas qu’un homme à qui l’on n’a rien fait espérer fît tant d’efforts pour la seule nécessité de se créer un passe-temps qui lui manque. Vous comprenez donc bien que, si je vous écoute, c’est parce qu’il me semble que vous me lisez tout haut un roman que j’entends les yeux fermés.

— Pensez-vous que je le laisserai sans dénoûment ?

— J’y compte bien.

— Sur mon honneur, Madame, vous avez tort : il en aura un tôt ou tard.

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écria madame Buré en ouvrant une glace et en appelant le postillon.

— Que faites-vous, Madame ?

— Je veux quitter ce coupé, Monsieur. Il y a, je crois, dans l’intérieur de cette voiture une place vide entre un portefaix et une poissarde ; j’y serai plus convenablement qu’ici.

— Vous pouvez descendre, si vous le voulez ; mais mon parti est pris, et, je vous le jure encore sur l’honneur, je vous retrouverai tôt ou tard.

Madame Buré referma la glace, et, affectant un air d’aisance que le son de sa voix démentait, elle reprit :

— En vérité, je deviens aussi folle que vous. Je vous crois… Je m’alarme… Vous me faites peur… J’oublie que nous plaisantons… Allons, Monsieur, achevez votre conte de fée ; il est fort amusant.

— Oh ! ne raillez pas, Madame, je vous aime déjà assez pour supporter vos injures et vos moqueries. Ne voyez-vous pas que vous n’avez que cette nuit pour douter de moi, et que j’ai tout l’avenir pour vous forcer à reconnaître cet amour ?

— Encore, Monsieur ?

— Toujours, Madame, toujours, et partout où vous me rencontrerez, ce seront les mêmes sentiments et le même langage.

— Eh bien ! Monsieur, ajouta madame Buré d’un ton grave, je veux vous parler sérieusement aussi… quoique j’en aie honte. À supposer que vous disiez vrai, à supposer que vous m’aimiez, ou plutôt que vous soyez assez désœuvré pour faire tout ce dont vous parlez, pensez-vous que je ne saurais me défendre ? J’ai un mari, Monsieur, qui est un homme d’honneur ; j’ai un frère qui est un ancien soldat de l’empire : il y aurait peut-être imprudence à les forcer à se placer entre vous et moi.

— Oh ! Madame, demandez appui à vous-même, et ne m’opposez pas un obstacle qui, à mon âge, avec l’état dont je suis, ne pourrait être qu’une raison pour moi de persévérer. Menacer un amant d’un mari, un officier de la restauration d’un officier de l’empire, c’est appeler la lutte et le duel, ce serait me forcer à faire ce que j’ai avancé.

Ernest prononça cette parole d’un ton de vérité si modeste, que madame Buré comprit qu’il n’y avait point chez lui de fanfaronnade et qu’elle répondit :

— Ce n’est pas une menace, Monsieur, je n’en ai pas voulu faire. Vous me réduisez à me défendre, je le fais comme je peux ; je ne doute pas que vous ne soyez plein de courage et d’honneur et que vous ne sachiez exposer votre vie pour un mot, mais un si frivole amour que le vôtre n’en vaut pas la peine.

— Il en vaut plus la peine qu’un mot, assurément.

— Vous êtes habile et répondez à tout. Eh bien ! Monsieur, j’ai une question à vous faire. Me jurez-vous d’y répondre sincèrement ?

— Sur l’honneur, je vous le jure.

— Si je vous disais qui je suis, si je vous montrais qu’une folie de jeune homme peut compromettre à tout jamais une femme honorée, que votre apparition dans notre solitude serait un événement, que vos poursuites seraient un scandale où je succomberais assurément sous la calomnie et le ridicule, ne renonceriez-vous pas à vos projets ?

Ernest réfléchit longtemps et répondit :

— Non.

— Non ?

— Non, Madame ; en sortant de cette voiture, vous emporterez ma vie. J’ai droit à la vôtre, c’est la loi fatale de l’amour ; je souffrirai par vous, vous souffrirez par moi. Nous serons unis dans la douleur. La douleur est un lien aussi saint que le bonheur : je vous imposerai celui-là.

Madame Buré tressaillit, tant la voix d’Ernest avait de résolution inébranlable ; elle se sentit comme prise d’un vertige en pensant à ce qu’elle entendait ; elle mesura d’un coup d’œil tout l’avenir d’inquiétudes, de douleurs, que la folie de cet homme allait lui créer, et, arrivée ainsi à un désespoir réel, elle s’écria :

— Mais comment puis-je me sauver de vous, Monsieur ?

L’accent qu’elle mit dans cette question était si vrai et si profond qu’Ernest en fut ému ; mais ce ne fut que le trouble d’un instant.

— En vérité, lui dit-il, je ne puis vous expliquer le désir insensé qui m’a pris au cœur quand je vous ai vue ; mais ce désir est si implacable, qu’il est impossible qu’entre nous il n’y ait pas une prédestination. Vous devez être à moi…

— Monsieur !…

— À moi, parce que je vouerai ma vie à vous obtenir, ou parce qu’ici vous vous affranchirez à tout jamais de mes éternelles poursuites.

— Je n’ose vous comprendre.

— Écoutez, Madame, écoutez. De tous les souvenirs de la jeunesse qui, lorsque nous devenons solitaires et froids dans notre existence, nous jettent de si doux sourires et de si brûlantes chaleurs du passé ; de tous ces heureux enfants de notre bel âge qui dressent leurs têtes blondes près de nos cheveux blancs et qui appuient leurs mains tièdes sur les glaces de notre cœur, de tous ces souvenirs, les souvenirs les plus vivants et les plus enivrants ne sont pas ceux qui, mêlés de joie et de peine, nous ont demandé des années entières pour ne laisser qu’un mot après eux. Les plus puissants sont ces moments de bonheur inouï, qui éclatent dans la vie comme un incendie, qui l’éclairent et la brûlent durant quelques heures, et qui, lorsqu’ils sont éteints, se représentent à nous affranchis de tous les soins endurés pour les obtenir, libres du désespoir de les avoir perdus. Or, ne vous est-il pas arrivé, durant une chaude journée ou durant une nuit silencieuse, seule à l’abri d’une forêt ou assise sur le bord d’un lac, d’entendre passer au loin la mystérieuse harmonie du cor dans les bois ? Ce sauvage concert dont les acteurs vous sont restés inconnus, ces voix qui n’ont duré qu’un moment, ne vous ont-ils point plongée dans une extase plus profonde que toutes celles que vous ont données les musiques les plus parfaites dans des salons illuminés de bougies ou dans une salle comblée de spectateurs ? ne vous en êtes-vous jamais souvenue comme d’un bonheur complet demeuré entre le mystère et vous ? Eh bien ! si cela vous est arrivé, comprenez-moi maintenant. Je vous aime ; je vous aime assez pour vous poursuivre implacablement de mon amour ; je vous aime assez pour échanger la passion longue et obstinée que mon cœur vous a vouée contre une heure, un moment, un éclair de bonheur. Ou vous serez pour moi la fortune qu’on poursuit sans relâche jusqu’à ce qu’on l’ait atteinte, ou vous serez le trésor oublié que j’aurai rencontré par hasard sur une route où je ne repasserai plus.

Ernest s’arrêta, madame Buré ne répondit point.

— Vous vous taisez, vous vous taisez !…

— Eh ! que voulez-vous que je vous réponde, Monsieur ? Je vous laisse parler, je n’ai pas autre chose à faire ; vos discours, que j’ai traités de folie, sont devenus une insulte directe et une menace odieuse.

— Oh ! ne croyez pas…

— Que voulez-vous donc que je ne croie pas ? Vous trouvez une femme, et il vous prend fantaisie de désirer cette femme ; et parce qu’elle n’est pas ce que vous vous êtes imaginé, parce que vous croyez deviner qu’elle a quelque considération à ménager, vous la menacez dans cette considération et vous lui dites : Parce que vous êtes une femme qu’on peut perdre, donnez-vous à moi comme une femme perdue. Oh ! c’est odieux et méprisable !

Ernest se tut à son tour, et reprit un moment après :

— Vous avez raison, Madame, vous devez me trouver bien coupable, et il me faudra de longs jours d’épreuves, de longues années de persévérance, pour obtenir de vous cette estime qu’on donne malgré soi à toute passion sincère. Eh bien ! soit, Madame : le temps, le temps est à moi ; il me justifiera, il faut qu’il me justifie.

Il se fit un nouveau silence, et ce fut madame Buré qui le rompit.

— Vous n’avez pas besoin de justification, dit-elle assez froidement ; promettez-moi de renoncer à vos projets, et je vous pardonnerai. Je ne peux vous en vouloir, vous ne me connaissez pas.

— Mais vous me connaissez, Madame, et je vous ai assez offensée pour que ce pardon que vous m’offrez ne soit qu’un moyen de vous défaire d’un misérable…

— Oh ! quel mot !…

— Pourrez-vous me juger autrement après ce que je vous ai dit ? et puis-je vous laisser cette opinion de moi ?

— Mais mon opinion n’a pas la gravité que vous lui supposez. Voyons, Monsieur, vous m’avez dit que j’étais belle, spirituelle ; eh bien ! j’accepte vos éloges, je vous ai assez plu un moment pour vous faire perdre la raison, et je ne vous en veux pas. Redevenez ce que vous étiez d’abord, un homme poli et indifférent, et nous nous quitterons bons amis, je vous le jure.

— Je vous crois, mais je n’accepte pas le marché.

— Pourquoi ?

— Ne me faites pas vous le dire. Je recommencerais à vous insulter peut-être. Mais si demain, dans quelques jours, plus tard, vous me trouvez sur vos pas, partout où vous serez, ne vous en étonnez pas.

— Quoi ! Monsieur, vous ne renoncez pas…

— Non, Madame, non. Mais où vivez-vous donc, je vous prie ? Quels hommes vous entourent, qu’il n’y en ait pas un qui vous ait fait comprendre tout ce que vous pouvez jeter de folie dans la tête et dans le cœur d’un homme ? Vous croyez peut-être que je joue une comédie ? Tenez, mettez votre main sur ma tête et sur mon cœur : ma tête brûle et mon cœur bat avec violence.

Il avait saisi la main de madame Buré, et elle sentait le tremblement convulsif qui agitait Ernest. Elle lui arracha sa main et se prit à trembler aussi, mais d’un effroi insurmontable.

— Vous avez peur ? lui dit-il ; oh ! calmez-vous. Je puis contenir ma tête sans qu’elle éclate, mon cœur sans qu’il se brise, car j’ai une espérance. Je vous reverrai.

— Mais, Monsieur, s’écria madame Buré d’une voix si suppliante qu’on sentait qu’elle croyait à la sincérité des paroles de cet homme ; mais si je vous priais, moi, de ne pas le tenter, si je vous le demandais au nom même de cette folie que je vous ai inspirée ?

— C’est de l’amour, Madame !

— Eh bien ! soit, si je vous le demandais au nom de cet amour, ne me l’accorderiez-vous pas ?

— Non, Madame, non.

— Mais ce serait me perdre, je vous l’ai dit, Monsieur.

Elle s’arrêta, et reprit d’une voix tremblante et entrecoupée :

— Voyons, soyez généreux… Je vous crois, vous m’aimez ; une fatalité inexplicable vous a inspiré cette folle passion ; mais faut-il que moi je la subisse, ou que je devienne aussi insensée que vous pour m’y soustraire ?

— Ah ! Madame ! s’écria Ernest en se rapprochant de madame Buré.

— Allons, calmez-vous, réfléchissez. Que penseriez-vous demain de la femme qui s’oublierait à ce point ?

— Demain, Madame, ce sera un rêve fini, sinon oublié ; demain il y aura entre vous et moi un abîme infranchissable.

— Folie ! Et qui me l’assurera ?

— Ma parole que je vous engage, et ma vie dont vous pouvez disposer si je manque à ma parole.

— Écoutez, Ernest ! Tout ce que je viens d’entendre est si nouveau et si étrange, que ma tête se perd et que je ne sais plus ni ce que je dis ni ce que je fais. Ah ! jurez-le-moi, n’est-ce pas que jamais vous ne tenterez de me revoir ? il y va de mon repos, de ma vie, de mon bonheur. Ernest, jurez-le-moi.

— Oui, je vous le jure : jamais, jamais…

Ernest se rapprocha de madame Buré, qui murmura doucement :

— Jamais, n’est-ce pas, jamais ?

— Jamais ! dit Ernest.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi.

— Malheureusement, reprit le Diable, ce n’est pas Dieu qui était en tiers dans le coupé de la diligence, et je n’eus pas pitié de cette pauvre femme.

— Et que fit Ernest quand la diligence fut arrivée à Castres ? dit le baron de Luizzi.

— Il tint parole une heure, il laissa partir madame Buré sans la suivre, sans s’informer d’elle.

— Et plus tard ?…

— Plus tard, il savait que madame Buré était la femme d’un maître de forges des environs de Quillan ; il apprit que le gouvernement avait commandé une fourniture assez considérable dans cette forge, et il se fit nommer par le ministre pour en surveiller la confection. Chemin faisant, il apprit encore que la famille dans laquelle il allait s’introduire était nombreuse, qu’on la citait comme un modèle de ces mœurs patriarcales qui se rencontrent encore loin du monde, dans quelques demeures inconnues ; il sut que le frère et le mari de madame Buré étaient deux de ces sévères protestants du Midi qui ont gardé leur foi austère dans l’honneur de la famille. On lui parla même de malheurs étranges arrivés dans cette maison, et de la disparition d’une sœur de M. Buré, jeune fille trompée qu’on n’avait osé blâmer, tant on l’avait vue malheureuse, jusqu’au jour où on ne l’avait plus vue.

Si Ernest eût appris que la femme qu’il avait épouvantée de folles menaces n’était qu’une aventurière qui ne s’était pas plus compromise avec lui qu’avec un autre, certes il n’eût point sollicité du gouvernement d’aller à la forge dont elle était la maîtresse. Mais c’était une femme à perdre complétement, à qui il n’avait pas suffisamment à son gré appris l’oubli constant de ses devoirs, et il ne voulut pas laisser sa victoire inachevée. Cet orgueil de séducteur se trouva secouru encore par sa vanité de jeune officier. Un frère et un mari terribles ! mais c’eût été lâcheté que de renoncer à poursuivre la sœur et la femme de ces deux héros ; il y allait de l’honneur d’Ernest, il y allait de son bonheur. Je puis t’assurer qu’il se le persuada. Il se crut assez amoureux pour se pardonner à lui-même son manque de foi, et il compta que madame Buré accueillerait avec la même indulgence un amour assez vrai pour être devenu infidèle à l’amour.

Heureusement pour madame Buré, la nouvelle de la nomination de M. de Labitte arriva avant lui à la forge, de manière que, lorsqu’il se présenta, elle put le recevoir avec une tranquillité si bien jouée, avec une aisance si polie, qu’Ernest eut le droit de penser qu’il aurait eu grand tort de ne pas manquer à sa parole. Ernest logeait à Quillan, mais madame Buré l’invita à dîner. Le jeune officier se trouva tout de suite en présence de cette sainte et nombreuse famille que tu as vue, et où il venait porter le désordre. De vieux parents à cheveux blancs, bons et sereins, ayant derrière eux tout un passé d’honneur, des hommes faits, sérieux et confiants, de jeunes filles candides et discrètes, enfants timides et respectueux, et au milieu d’eux tous, comme le centre par où se touchaient toutes ces affections, madame Buré, bonne et noble, belle et calme. Quoiqu’elle n’eût pas l’air de vouloir faire de ce tableau respectable une leçon pour Ernest, celui-ci n’en fut pas moins touché, et la pensée de repartir immédiatement lui vint au cœur. Mais l’esprit discuta cette pensée et l’eut bientôt convaincue de niaiserie. Ernest fit même tourner toute cette sainteté de famille au profit d’un amour coupable et bien caché à l’ombre de cette pureté générale. L’intrigue en devenait plus piquante.

Le soir venu, les occupations des hommes et les habitudes de retraite des jeunes filles laissèrent Ernest seul avec madame Buré.

— Hortense, lui dit-il, ai-je obtenu ma grâce ?

— En doutez-vous ? répondit-elle. Cependant il est des précautions à prendre pour mon repos. Cette nuit, trouvez-vous à l’extrémité d’un petit chemin qui aboutit à un pavillon situé dans un angle de notre parc ; j’y serai, et je vous ouvrirai la porte. Maintenant retirez-vous ; et, sous prétexte de vous épargner une partie de la route, je vais vous montrer le pavillon et le chemin qui y conduit.

Son bonheur parut si facile à Ernest, qu’il se repentit presque d’avoir tant fait pour y trouver si peu d’obstacles. Cependant il promit d’être au rendez-vous. À minuit, il frappait doucement à la petite porte du pavillon. Une femme ouvrit une fenêtre et demanda :

— Est-ce vous, Ernest ?

— C’est moi !

— Il faudrait escalader cette fenêtre, car je n’ai pu retrouver la clef de la porte.

La fenêtre n’était qu’à cinq ou six pieds du sol, et Ernest en saisit le bord avec facilité. Mais au moment où il s’enlevait à la force des poignets pour achever de la gravir, il sentit comme un anneau de fer glacé s’appuyer sur son front, et il entendit ces seules paroles :

— Vous êtes un infâme, vous avez manqué à votre parole !

Le coup de pistolet partit, et Ernest tomba mort au pied du pavillon.

Dans ce pays de forêts, tout habité par des braconniers, un coup de feu dans la nuit n’étonnait personne. Les ouvriers qui surveillaient les fourneaux écoutèrent, et l’un d’eux s’écria :

— Nous pourrons peut-être bien en manger demain.

— De quoi ? dit M. Buré, qui faisait sa dernière tournée.

— Ma foi ! du lièvre ou du sanglier que sans doute un de nos camarades vient d’abattre dans la forêt.

— Prenez garde ! on finira par vous y prendre, et cette fois je ne payerai pas l’amende.

M. Buré acheva l’inspection de ses ateliers et retourna dans sa maison, où il retrouva sa femme couchée et dormant ou feignant de dormir d’un profond sommeil. On ne découvrit point les assassins, et la famille de madame Buré a grandi sous ses yeux sans que rien n’ait jamais troublé les saintes affections qui unissaient la sœur au frère, la femme au mari, la mère à ses enfants.

Le Diable s’arrêta et dit au baron de Luizzi :

— Et maintenant, qu’en pensez-vous ?

Luizzi se tut, et, après avoir longtemps réfléchi, il répondit :

— Cette femme a sauvé le repos et l’honneur de sa famille.

— Au prix d’un adultère et d’un meurtre ! Est-ce une honnête femme ?

— C’est une femme malheureuse.

— Tu trouves ? elle est pourtant bien calme et bien belle !

— La marquise et madame Dilois auraient-elles de plus terribles secrets dans leur existence ?

— Je te le dirai dans huit jours.

Le Diable disparut, et laissa Luizzi confondu d’étonnement et perdu dans ses doutes.