Les Mémoires du Diable/Édition 1858/06

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Michel Lévy (tome Ip. 79-91).


VI

VISION.


Luizzi, en quittant Toulouse, avait donné l’ordre qu’on lui envoyât à la campagne les lettres qui arriveraient en son absence : il supposait que par ce moyen il serait exactement informé de ce qui adviendrait de son indiscrétion, et il se tint prêt à repartir à tout événement, soit pour démentir, soit pour soutenir ce qu’il avait avancé. Car l’homme est ainsi fait… l’homme, du moins, a été fait ainsi par la société. Si madame Dilois était venue demander grâce à Armand. Armand se serait battu pour prouver que madame Dilois était une honnête femme ; si M. Charles avait exigé que M. le baron de Luizzi rétractât une parole calomnieuse, M. de Luizzi se serait battu pour prouver que madame Dilois avait un amant ; et si vous demandez aux hommes de cœur ce qu’ils disent de cette conduite, ils répondent qu’ils en feraient autant, ils appellent cela du courage et de la dignité. Si vous y regardiez de près, vous verriez que ce n’est qu’un petit courage et une épaisse sottise. Du reste, après y avoir longtemps réfléchi, Luizzi avait pensé que ce qu’il avait dit de madame Dilois serait un de ces propos sans conséquence qui murmurent un moment et se perdent bientôt dans les mille bruits d’une ville aussi médisante et aussi tracassière que Toulouse. D’un autre côté, Luizzi s’était laissé dominer par le récit que lui avait fait le Diable. Possesseur pour la première fois d’un secret à travers lequel il pouvait, pour ainsi dire, regarder une femme et la voir sous son véritable jour, il se décida à étudier madame Buré. Il essaya de retrouver sur sa physionomie une ombre de rêverie ou de remords, un de ces retours soudains vers le passé où, l’œil et l’âme attachés à un fantôme invisible, on demeure immobile et tremblant jusqu’à ce qu’une voix qui vous appelle, une main qui vous touche, vous avertisse qu’on observe votre préoccupation et vous fasse jeter sur ce remords, dressé devant vous comme un spectre, un sourire qui le voile, une parole joyeuse qui le cache, linceuls roses et gracieux sous lesquels dorment un cadavre et un crime.

Mais Luizzi ne vit rien de pareil dans madame Buré. La sérénité inaltérable de son visage ne se troubla pas un moment durant les jours pendant lesquels il l’observa. Cette femme était si également calme, bonne, avenante, que Luizzi se prit à douter quelquefois de la véracité de Satan. D’autres fois, cette assurance l’indignait, et au point qu’il fut tenté de jeter à madame Buré le nom de M. de Labitte. Il pouvait en parler comme d’un homme qu’il avait connu, témoigner des regrets sur sa mort malheureuse, et dater ses relations d’une époque qui pouvait faire trembler la coupable. Luizzi résista à cette tentation : le motif qui lui donna cette force, s’il l’avait expliqué comme il croyait le sentir, eût été fort honorable ; mais le Diable n’était pas disposé à lui laisser d’illusions sur son propre compte, pas plus que sur le compte d’autrui, et cela valut au baron une rude leçon sur ce qu’il appelait sa noble discrétion. Voici à quelle occasion il la reçut :

Trois ou quatre jours après son arrivée, il trouva la famille Buré assemblée à l’heure ordinaire, mais un air de mécontentement régnait sur tous les visages. Luizzi craignit d’en être la cause ; la prétention d’être une influence possède tellement certains hommes, qu’ils s’emparent de tout, même des incidents désobligeants, pour se les attribuer. Luizzi supposa qu’une famille où se trouvaient une femme et deux jeunes filles charmantes pouvait s’alarmer de la présence d’un beau jeune homme comme lui. Les premières paroles qu’il entendit lui ôtèrent cette flatteuse opinion.

— Je suis forcé de vous quitter, lui dit M. Buré. Je pars dans une heure ; je reçois à l’instant la nouvelle d’une faillite qui peut me faire perdre cinquante mille francs ; ma présence à Bayonne peut sauver une bonne partie de cette somme, je n’ai pas un instant à perdre.

Il laissa Luizzi dans un coin du salon et reprit sa conversation avec sa femme et son père. Tout à coup le frère de madame Buré, le capitaine Félix, entra, le visage pâle et l’air hagard.

— Est-il vrai, s’écria-t-il, que ce misérable Lannois ait suspendu ses payements ?

— Oui vraiment, dit madame Buré.

— Enfin ! reprit le capitaine avec une joie cruelle. Je pars pour Bayonne, entendez-vous ; c’est moi que cette affaire regarde.

— C’est moi avant tout le monde, dit M. Buré.

— Toi ! reprit le capitaine.

M. Buré lui fit signe qu’un étranger les écoutait, et tous deux sortirent. Madame Buré était tremblante, les grands-parents troublés ; les jeunes filles semblaient seules étonnées. À peine les deux hommes étaient-ils sortis que l’on entendit l’éclat de leur voix. Madame Buré quitta le salon, les grands’parents la suivirent. Luizzi resta seul avec mesdemoiselles Buré.

— C’est un grand malheur, dit-il, et je conçois la colère de monsieur votre oncle : il est si cruel, quand on est honnête homme, de se voir trompé, que je partage son indignation.

— Pour une si faible somme ! dit l’un des enfants.

— Que dites-vous, Mademoiselle ? cinquante mille francs !

— Oh ! Monsieur, notre maison a subi de bien plus grandes pertes sans que j’aie jamais vu mon père et mon oncle dans cet état.

— D’ailleurs mon oncle devait s’y attendre, dit l’autre jeune fille ; je l’ai entendu dire souvent que M. Lannois finirait par faire de mauvaises affaires, et c’était lui pourtant qui poussait toujours mon père à en entreprendre de nouvelles avec lui.

— Oui, c’est étonnant ! reprit sa sœur.

Et Luizzi se répéta à lui-même ce mot : C’est étonnant !

La conversation en demeura là, et, le dîner ayant été servi, tout le monde y prit place. La sérénité commune était revenue. Le dîner fut court, parce que M. Buré partait immédiatement. Au moment de s’éloigner, il prit Luizzi et Félix dans une embrasure de fenêtre, et il dit au baron :

— Puisque je pars pour terminer une affaire à laquelle mon frère se croyait bien plus intéressé que moi, il finira pour moi l’affaire que j’avais entamée avec vous, monsieur le baron.

Les deux hommes s’inclinèrent, mais tous deux semblaient répugner à avoir à traiter ensemble.

Quoiqu’on fût en plein hiver, Luizzi sortit après le dîner pour se promener dans le parc. Il vit bientôt passer un domestique avec un cheval qu’il conduisait par la bride. Cet homme dit à Luizzi qu’il allait attendre son maître à la porte d’un petit pavillon ouvrant sur un chemin de traverse qui abrégeait la distance de la forge à Quillan. Cette indication rappela à Luizzi le souvenir du récit du Diable, il pensa que c’était le pavillon au pied duquel avait dû être assassiné M. de Labitte. Quoique nulle trace de ce crime ne dût exister, Luizzi fut pris de l’envie de voir le lieu où il avait été commis. C’est une curiosité si commune qu’il est inutile de la justifier. Tous les ans les châteaux royaux sont encombrés de bourgeois qui se font montrer les endroits où se sont passés les faits mémorables de notre histoire. Il y en a qui disent sentir l’immensité de l’abdication de Napoléon en voyant la misérable table sur laquelle elle a été signée ; ils se plaisent à observer ce cadre où fut posé un tableau qui n’existe plus ; ils le reconstruisent dans cette bordure vermoulue, s’imaginant qu’ils le comprennent mieux ainsi. Luizzi était de cette nature, et, lorsqu’il arriva au pavillon, il sortit, traversa la route, puis, se plaçant en face, il se mit à examiner la fenêtre où l’aventure de madame Buré s’était dénouée par un meurtre.

Luizzi s’était enfoncé de quelques pas dans le bois qui était de l’autre côté du chemin ; il s’était appuyé à un arbre, et, de cet endroit, il philosophait en grandes phrases mentales sur cette lamentable histoire. C’est donc là, se disait-il, qu’une femme a osé commettre froidement un crime que le plus résolu des hommes n’aborde qu’avec terreur ! Le sentiment de son honneur, l’orgueil de sa considération, sont donc bien puissants chez elle ! Ces sentiments réfléchis, et qui semblent ne devoir agiter l’âme d’aucun mouvement violent, peuvent donc arriver aux mêmes résultats que la haine, la vengeance et la jalousie !

Luizzi eût sans doute bâti une théorie complète sur ces données, s’il avait eu le temps de continuer son monologue ; mais il entendit s’approcher le capitaine et M. Buré. À peine furent-ils arrivés à la porte qu’ils renvoyèrent le domestique. M. Buré passa la bride de son cheval dans son bras, et lui et son frère s’éloignèrent lentement.

— Ainsi, disait le capitaine, tu me le jures ! point de grâce ! point de pitié !

— Fie-toi à ma haine.

— Il faut qu’il meure aux galères !

— J’ai de quoi l’y envoyer.

— Quand Henriette verra sa condamnation dans les journaux, peut-être finira-t-elle par nous croire.

— Je l’espère, dit M. Buré ; car son supplice est bien affreux, et si jamais on découvrait…

Un geste du capitaine arrêta sans doute M. Buré ; car il se tut tout à coup, et bientôt Luizzi les perdit de vue et n’entendit même plus résonner les pieds du cheval sur le chemin. Il profita de cet instant pour rentrer dans le parc.

Évidemment il y avait sous cet événement, sous ces projets, une histoire cachée et terrible. Ces gens de mœurs si patriarcales, et qui méditaient le déshonneur d’un homme qui n’avait peut-être que le tort d’être malheureux ; cette femme d’une si vertueuse apparence, et qui avait deux crimes si abominables à se reprocher ; ce nom d’Henriette mêlé à la conversation, tout cela inspira à Luizzi un vif désir de connaître les secrets les plus intimes de cette famille. Ainsi, au lieu de rentrer dans le salon commun, il prit un long détour pour arriver à la maison par une porte qui lui permît de monter chez lui sans être aperçu. L’allée qu’il suivait le conduisit à l’autre extrémité du parc et près d’un pavillon semblable à celui qu’il venait de quitter : c’était le logement du capitaine, de M. Félix Ridaire. Ce pavillon fut un nouveau sujet de méditations pour Luizzi ; en effet, il avait remarqué que jamais personne n’allait y visiter le capitaine : celui-ci s’y retirait toujours d’assez bonne heure et s’y faisait apporter son souper. Une idée assez bizarre fit présumer à Luizzi que ce pavillon, qui dans le parc faisait pendant au premier qu’il avait vu, devait avoir un secret qui, dans l’histoire de la famille, fît pendant à celui de M. de Labitte. Cette idée s’empara tellement de Luizzi, qu’il s’approcha du bâtiment et en fit le tour, écoutant comme si quelque voix accusatrice et plaintive allait s’en échapper. Il n’entendit rien et il se retirait assez désappointé, lorsqu’il se trouva en face du capitaine Félix.

— Vous ici ! monsieur le baron, dit le capitaine assez brusquement, et après avoir laissé échapper une sourde exclamation de surprise.

— Oui, répondit celui-ci très-troublé, je souffre un peu, et j’ai espéré que le grand air me ferait du bien.

— Le grand air est un pauvre remède, répliqua le capitaine, qui s’efforça de sourire et de parler avec volubilité pour cacher sa décontenance.

— Pour vous peut-être, dit Luizzi : pour les hommes habitués à vivre sans cesse au milieu des bois et des campagnes, ce remède n’en est plus un, c’est votre état normal, c’est comme la bonne chère pour l’homme riche ; mais pour nous autres citadins, qui passons notre vie dans des appartements soigneusement clos dont nous absorbons l’air en quelques minutes, un grand espace libre, où le corps se baigne dans une atmosphère toujours pure, est comme une nourriture salubre pour le misérable. L’air, c’est, après la liberté, la première espérance du prisonnier haletant parmi les miasmes délétères d’un cachot ; et l’habitant des maisons basses et des rues étroites de nos grandes villes se promenant à la campagne, c’est le pauvre admis par hasard à la table du riche.

Le capitaine avait écouté Luizzi avec un regard plein d’une sombre défiance ; puis, à mesure qu’il parlait, Armand crut remarquer qu’il se troublait. Enfin, à cet éloge outré de la promenade et du grand air, l’expression soupçonneuse des traits du capitaine s’était encore assombrie, et il avait répondu d’un ton amer :

— Sans doute, mais le pauvre admis par hasard à la table du riche se défend rarement d’un excès. Prenez donc garde, monsieur le baron ! l’indigestion s’assied à côté du pauvre, et le rhumatisme flotte dans l’air ; il est temps, je crois, de quitter le banquet : il fait froid.

— Vous avez raison, reprit Luizzi ; je sens que l’humidité me gagne.

Et, sans attendre davantage, Luizzi s’éloigna et rentra dans son appartement. Une fois seul, il réfléchit longtemps sur ce qu’il avait à faire. La première fois qu’il avait consulté le Diable, le récit de celui-ci l’avait passablement amusé, mais il avait dérangé sa vie. Le calme charmant qu’il avait trouvé au sein de cette famille avait réjoui le cœur de Luizzi ; puis cette douce sensation d’un moment avait disparu, et, malgré lui, son séjour à la forge était devenu une espèce d’inquisition tacite qui l’avait obsédé.

Cependant l’affaire qu’on lui proposait était assez avantageuse pour qu’il ne la refusât point, et, tout considéré, il pensa qu’il traiterait avec d’autant plus de certitude qu’il saurait mieux avec qui il allait s’associer. Après de mûres réflexions, Luizzi, ayant donné cette raison plausible à la curiosité dont il était dévoré, fit retentir l’infernale sonnette ; mais le Diable ne vint pas. Luizzi attendit quelques minutes et recommença. Aussitôt la fenêtre s’ouvrit avec fracas, et un homme d’un aspect hideux se présenta. Il était couvert de haillons, non point de ces haillons du peuple qui dénotent la misère, mais de ces haillons de l’élégance qui sont toujours la livrée du vice. De longs cheveux gras encadraient un visage livide, où l’inflammation d’un sang vineux perçait sur les pommettes rougies ; cette chevelure huileuse avait déposé sur le collet d’un frac bleu à boutons de métal une couche de crasse luisante et solide. Cet homme portait un chapeau lustré par une brosse mouillée, qui était parvenue à dissimuler passablement l’absence des poils du feutre, mais qui n’en déguisait point les nombreuses cassures. Un col de velours noir râpé s’unissait à l’habit boutonné de manière à faire douter de l’absence de la chemise ; un pantalon, noir aussi, prodigieusement tiré sur une hanche et descendant sur l’autre, laissait voir qu’il n’était soutenu que par une seule bretelle, et les sous-pieds qu’il avait conservés servaient bien plus à maintenir dans ses pieds les souliers éculés du misérable qu’à tendre les plis du pantalon ; ce vêtement était tigré de taches profondes ; l’encre avait tenté vainement d’en noircir les coutures blanches, et l’aiguille n’avait pas fait rentrer ses bords défaufilés. Cet homme était armé d’un bâton, portant à son extrémité un nœud énorme, rendu encore plus lourd par la multitude de petits clous dont il était orné.

Luizzi recula à son aspect, et un sourire féroce et bas parut sur les traits de l’être qui était devant lui.

— Tu abuses, Luizzi, lui dit-il ; je t’avais dit dans huit jours, et voilà que tu me rappelles déjà. Tu ne sauras cependant rien de la marquise ni de la marchande avant cette époque.

— Ce n’est point d’elles que j’ai à te parler.

— De qui donc ?

— Il faut que je sache l’histoire du capitaine Félix, celle de ce Lannois qu’il veut poursuivre avec tant d’acharnement.

— Eh bien, demain.

— Non ! sur l’heure.

— Luizzi, accepte mes confidences comme je te les fais, et ne m’oblige pas à te raconter ce que plus tard tu ne voudrais pas savoir. Tous les secrets ne sont pas si faciles à porter que celui de madame Buré. Tu as encore une conscience, prends garde à ce qu’elle te fera faire.

— La conscience se tait quand on veut, et madame Buré m’en donne un exemple puissant.

— À propos, que penses-tu de cette femme ?

— Que c’est un fanatisme de considération qui l’a poussée au crime.

— Non, c’est un sentiment bas et méprisable.

— Lequel ?

— La peur.

— La peur ! la peur ! Après m’avoir détrompé sur la vertu de cette femme, tu me désillusionnes jusque sur son crime. Ne me feras-tu voir toujours que les côtés hideux de la vie ?

— Je te montrerai la vérité comme elle sera.

— Ainsi, c’est véritablement la peur qui l’a rendue criminelle ?

— Oui, la même peur qui a fait que tu n’as pas osé laisser échapper un mot devant cette femme, qui s’assure si bien de la discrétion de ceux qui peuvent la compromettre ; la même peur qui t’a fait te retirer si vite devant le capitaine, lorsqu’il t’a rencontré auprès du pavillon qu’il habite.

— Maître Satan, répondit Luizzi avec mépris, je ne suis point un lâche, je l’ai prouvé !

— Tu es un brave Français, voilà tout ; une épée ou un pistolet dans un duel, un canon dans une bataille, ne te feront pas reculer, je le sais. Mais hors de là, toi comme tant d’autres, vous trembleriez devant mille autres dangers. Vous avez le courage de la mort prompte et en plein soleil ; mais le courage contre une mort lente et ignorée, mais le courage contre la souffrance de tous les jours, le courage qui fait dormir dans une tombe ouverte qui peut se fermer sur votre sommeil, ce courage tu ne l’as pas.

— Et qui donc peut se flatter de l’avoir ?

— Ceux qui n’auraient peut-être pas le tien.

— Un prêtre fanatique ?

— Ou un enfant qui aime : la religion et l’amour, les deux grandes passions innées de l’humanité !

— Ce n’est pas de la métaphysique que je te demande, mais une histoire.

— Je te la dirai demain.

— Tout de suite ; je veux la savoir.

— Je n’ai pas le temps.

— Je veux la savoir, repartit Luizzi en saisissant la sonnette.

— Eh bien ! dit le Diable, ose donc la regarder.

À ce moment, la fenêtre, qui était restée ouverte, sembla devenir la porte d’une autre chambre donnant de plain-pied dans la sienne. Luizzi ne vit rien au premier abord, car la chambre était faiblement éclairée par une lampe ; mais peu à peu il distingua les objets, et bientôt il aperçut dans cette enceinte une femme assise dans un large fauteuil et un enfant endormi sur ses genoux. Luizzi avait vu souvent de ces êtres pâles et maladifs dont l’aspect attriste et fait pitié, il en avait vu qui portaient en eux le principe d’une mort prochaine et qui traînaient un corps en dissolution ; mais jamais spectacle pareil à celui qui était sous ses yeux ne l’avait frappé. Cette femme posée devant lui était blanche comme ces statues de cire qu’on n’a pas encore coloriées des teintes roses qui doivent imiter la vie ; sur son visage aux contours jeunes et purs une teinte bleuâtre interrompait seulement autour des yeux cette pâleur mate et immobile ; l’enfant qu’elle tenait, pâle comme elle, chétif, maigre, affaissé, eût semblé mort (si la mort elle-même peut paraître si inanimée), sans le mouvement lent et doux de sa respiration. La jeune femme ne bougeait point, l’enfant dormait ; de façon que Luizzi les contempla à loisir. Ses yeux s’habituèrent bientôt à la clarté sombre de cette chambre, et il vit qu’elle était tendue d’épais tapis sur le sol, aux murs et jusqu’au plafond ; du reste, il n’y avait trace ni de fenêtres, ni de cheminées, ni de portes, et cependant il voyait vaciller la lumière de la lampe, comme si un courant d’air assez vif l’avait rencontrée ; il reconnut que ce souffle provenait d’une ouverture pratiquée à ras du sol, et qui jetait dans la chambre un air qui s’échappait par une autre ouverture pratiquée dans le plafond. Un lit et un berceau existaient dans un coin de cette chambre ; elle était garnie de meubles en bon état, et toutes les précautions semblaient prises pour que le séjour en fût le moins cruel possible.

Luizzi regardait attentivement, et, malgré le peu de clarté répandue dans cette sombre retraite, il en voyait les détails les plus imperceptibles, comme s’ils eussent été illuminés d’une façon particulière ; il lui semblait que son œil, en se dirigeant vers un objet donné, y portait une lumière pénétrante et qui le dessinait nettement à ses yeux. C’était une vision surhumaine, car il voyait même à travers les objets qui auraient pu lui faire obstacle.

Étonné de ce qui lui arrivait, il voulut se retourner pour demander à Satan l’explication de ce douloureux tableau ; mais Satan avait disparu, et Luizzi, irrité de voir lui échapper celui qui s’était fait son esclave, allait ressaisir son talisman souverain, lorsqu’un long soupir, poussé par la jeune femme, ramena son attention dans l’intérieur de cette chambre. Elle s’était levée, avait déposé son enfant dans le berceau, et, après avoir longuement écouté l’horrible silence qui semblait comme un rempart impénétrable entre elle et le monde vivant, elle leva un pan de la tapisserie et en tira un livre ; elle vint ensuite s’asseoir auprès d’une table sur laquelle elle posa sa lampe, et ouvrit le volume ; elle appuya douloureusement son front sur sa main, se pencha vers le livre ouvert et sembla le lire avec attention.

Luizzi, grâce à cette puissance de vision surnaturelle qui lui montrait les moindres objets, put lire le titre de l’ouvrage ; mais il fut plus étonné de ce titre qu’il ne l’avait encore été jusque-là. Ce titre était Justine, l’ouvrage immonde du marquis de Sade, ce frénétique et abominable assemblage de tous les crimes et de toutes les saletés. Une pensée douloureuse vint à l’esprit de Luizzi. Cette jeune fille serait-elle un de ces êtres fatalement marqués pour l’infamie et le désordre ? N’était-elle ensevelie dans ce cachot que pour y enfermer avec elle les féroces lubricités d’une nature effrénée ? Avait-elle soustrait ce livre aux regards de ses gardiens pour s’en repaître en secret dans les délires de son imagination, après avoir fait craindre à sa famille de la voir réaliser les épouvantables fureurs versées dans cet ouvrage par une âme où le sang et la boue bouillonnaient comme la lave d’un volcan ? Tant de corruption pouvait-elle s’allier à tant de jeunesse ? Sous l’impression de cette pensée, Luizzi regarda cette jeune femme, et, dans ses traits purs et décorés du calme d’une secrète douleur, il ne vit rien qui pût justifier sa supposition. Elle continuait de lire avec attention ces pages obscènes, et cependant il y avait tant de souffrance dans tout son être, que Luizzi n’osait l’accuser sans la plaindre. Malheureuse ! pensa-t-il, si elle est née avec ce frénétique délire que la science médicale explique, mais que notre langue ne peut décrire, elle est la victime de ce besoin d’honneur et de considération qui possède cette famille ; si, entraînée par cette fureur amoureuse…

Luizzi pouvait penser à son aise ; mais nous qui écrivons, nous n’avons pas la même liberté ou nous n’avons pas la puissance nécessaire. C’est une si pauvre interprète de nos pensées que notre langue ! elle manque tellement de mots honnêtes pour les choses les plus vulgaires, qu’il faut proscrire du récit bien des passions qui nous touchent, bien des événements qui nous atteignent de toutes parts. Si la femme qui était là, sous les yeux de Luizzi, eût été une fille de la Grèce, un poëte aurait traduit en vers faciles et harmonieux la pensée de notre baron. « C’est la Vénus de Pasiphaé, de Myrrha et de Phèdre, eût-il dit ; c’est la Vénus ardente et courtisane, pour laquelle se célébraient les aphrodisées furieuses de Corinthe et de Paphos ; c’est Vénus Aphacite qui a soufflé son haleine enflammée dans la poitrine haletante de la jeune fille ; c’est Vénus qui lui a jeté au flanc ce trait empoisonné et brûlant qui l’irrite, la harcèle, l’égare et la précipite dans les amours insensées, comme le taon attaché aux naseaux du noble coursier le rend bientôt indocile, emporté, furieux, et le lance, avec des hennissements sauvages et douloureux, à travers les bois, les ravins et les torrents, jusqu’à ce qu’il tombe déchiré, meurtri, souillé de sang et de boue, se débattant encore en expirant sous l’insecte qui le mord, le brûle et le tue. » Mais nous qui n’avons point de mots français pour ces pensées, nous traduisons mal celles de Luizzi en empruntant ceux d’une nation qui avait une image poétique pour les plus misérables choses de la vie. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il considérait cette jeune femme avec une pitié mêlée d’effroi, lorsqu’il s’aperçut que de ses yeux épuisés tombaient encore quelques larmes chétives qui vacillaient au bord de sa paupière.

Certes, la lecture qu’elle faisait n’avait rien de bien attendrissant, et, si Luizzi avait été surpris du livre que cette malheureuse tenait dans les mains, il le fut encore bien plus de l’effet qu’il produisait sur elle. Cet incident ramena Luizzi sur les pages de cet odieux ouvrage, et à ses premiers étonnements vint se joindre un étonnement plus grand. Il découvrit, après chaque ligne imprimée, une ligne manuscrite ; l’écriture était d’autant plus distincte de l’impression qu’elle était de couleur rouge. Luizzi, tout plein de la supposition qu’il avait d’abord adoptée, voulut savoir quel commentaire une femme jeune et belle avait pu ajouter à cette production monstrueuse. Grâce à la puissance de vision que le Diable lui avait donnée, il put lire aisément ces caractères mal formés et imperceptibles, et voici la première phrase qu’il déchiffra :

« Ceci est mon histoire : je l’écris sur ce livre et avec mon sang, parce que je n’ai ni papier ni encre. Si je n’ai pas effacé ligne à ligne le livre abominable sur lequel j’écris et qu’un infâme a mis dans mes mains pour tuer mon âme après avoir tué mon corps, si je ne l’ai pas effacé, c’est que mon sang est devenu rare et qu’à peine il m’en reste assez pour raconter mes malheurs et demander vengeance… »

À cette phrase, toute l’âme de Luizzi tressaillit ; une pitié profonde et un remords désolé le remuèrent jusque dans ses entrailles. Sa pensée lui parut une torture ajoutée à l’incessante torture de cette malheureuse. Oh ! quel effroyable supplice infligé à cette âme obligée de verser de chastes pleurs entre ces lignes de boue, et de faire monter sa prière à Dieu entre les blasphèmes débauchés de ces pages dégoûtantes ! La voyez-vous forcée de tenir son œil tendu sur le mot, sur la lettre qui traduit son désespoir, sous peine de rencontrer à côté un mot hideux, infâme, turpide ? Oh ! comment cette blanche hermine a-t-elle traversé, dans son long et étroit dédale, ce bourbier fangeux ? Comment ce papier si sale de ce que la main d’un misérable y a imprimé est-il coupé de lignes pures et douces où s’est posée timidement l’âme d’une infortunée ? Et, pour qu’elle n’ait pas effacé cette vie souillée dont le récit marche à côté de sa vie malheureuse, elle n’a eu qu’une raison : son sang est devenu trop rare. Ô malheureuse ! malheureuse !

Ainsi pensa Luizzi, ainsi cria-t-il, emporté par la violente émotion qu’il avait éprouvée. Mais sa voix ne retentit qu’autour de lui ; la prisonnière resta immobile, et Luizzi se souvint que ce qu’il voyait était bien loin de lui et qu’une puissance surnaturelle seule l’en avait rendu témoin. Mais une puissance humaine pouvait sauver cette infortunée de cette horrible prison, et, pour y parvenir, Luizzi voulut connaître les causes de ce malheur. Pour les connaître, il fallait lire le manuscrit qu’il avait sous les yeux ; il s’y décida, et voici ce qu’il lut :