Les Mémoires du Diable/Édition 1858/07

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (tome Ip. 91-138).


MANUSCRIT.


VII

AMOUR VIERGE.


« J’ai déjà fait ce récit deux fois, mon bourreau me l’a enlevé ; je le recommence encore, et puisse Dieu me donner la force de l’achever ! car la vie de mon âme et de mon esprit s’en va comme celle de mon corps. Depuis longtemps je le relisais tous les jours, pour que le souvenir du monde vivant que j’ai connu ne s’effaçât pas entièrement en moi ; et cependant, malgré cet entretien constant avec mes souvenirs, je sens qu’ils se perdent et se confondent. Je me hâte donc, pour qu’il reste quelque chose de mon âme en ce monde, pour qu’on sache combien j’ai aimé, combien j’ai souffert. Ah ! oui, j’ai aimé et j’ai souffert ! Dans le passé perdu de ma vie et dans le présent, voilà les deux seules pensées qui brillent toujours pures au milieu de ce chaos de douleurs où ma tête s’égare : c’est que j’ai tant aimé et tant souffert ! Mon Dieu, mon Dieu ! si le long supplice auquel on m’a condamnée n’a pas tout à fait égaré ma raison et éteint ma mémoire, s’il est vrai que vos saintes paroles ont dit qu’il serait beaucoup pardonné à celle qui avait beaucoup souffert et à celle qui avait beaucoup aimé, prenez-moi en pitié, mon Dieu, et faites-moi mourir, mourir vite ! et que mon enfant…

« Tuerait-il mon enfant si je mourais ?… Oh ! oui, il le tuerait. Je vivrai. Faites-moi vivre, mon Dieu, quoi qu’il arrive ; car je sens que, dussé-je devenir folle, il y aurait toujours une pensée qui me dominerait : c’est qu’une mère doit mourir pour sauver son enfant. Voilà une chose que je vais écrire en gros caractères au haut de chaque page de ce livre, pour que mon œil le voie sans cesse et ne puisse l’oublier jamais : Une mère doit mourir pour sauver son enfant. »

Et cela était écrit véritablement ainsi, et la malheureuse tourna un regard douloureux vers la chétive créature qui dormait dans son berceau, puis elle posa la tête dans ses mains pendant que Luizzi continuait à lire ce manuscrit qui s’éclairait pour lui à travers les pages déjà lues, comme s’il l’eût tenu dans ses mains et en eût tourné les feuillets à sa volonté.

« J’ai vécu jusqu’à l’âge de dix ans sous la tutelle de mon père et de ma mère. À cette époque mon frère se maria avec Hortense, qui avait à peine quinze ans. Hortense, devenue ma sœur, a toujours été bonne et douce pour moi ; je ne crois pas qu’elle m’ait trahie, je n’ose penser qu’elle soit du nombre de mes bourreaux. Elle tremble cependant devant son frère Félix, et elle n’aura pas osé me défendre ; elle doit bien souffrir ! Elle m’aimait pourtant mieux qu’une sœur, elle m’appelait sa fille. En effet, mon père et ma mère se départirent de leur autorité pour la confier à Hortense, quoique nous fussions tous dans la même maison. Durant six ans, je ne me rappelle rien qui marque dans notre vie. Nous étions heureux. Le bonheur ne laisse pas de traces. Le bonheur est comme le printemps ; quand il est passé, rien ne montre plus comment il a été. L’arbre se dépouille de ses feuilles et reste nu ; mais quand l’orage et la foudre l’ont fracassé, la cicatrice reste toujours, même lorsque le printemps revient.

« J’étais heureuse en ce temps-là, oui, heureuse ; et maintenant je me rappelle comment je l’étais. Je priais Dieu avec foi ; je jouais entre ma sœur, si jeune femme, et mes deux nièces, si beaux enfants ; je voyais le passé et l’avenir de ma vie rire et chanter devant et derrière moi : enfants heureux et aimés comme je l’avais été, femme heureuse et aimée comme je le serais un jour ! Oh ! quel beau rêve adoré ils me faisaient de ma vie ! comme je l’accueillais avec un doux sourire ! comme je lui tendais mon cœur quand il venait me parler le soir tout bas, sous la longue allée de sycomores où je me promenais seule à la nuit tombante ! J’avais seize ans, tout mon être aspirait la vie. Oh ! que c’est beau et doux de se promener le soir, seule dans l’air, avec un rayon de soleil au bord de l’horizon, avec des oiseaux qui murmurent des chants qui fuient à l’unisson du jour qui s’éteint, et de sentir un être invisible et bon qui marche à côté de vous et qui vous dit : Tu es belle, tu seras heureuse, et tu aimeras, tu aimeras !

« Aimer ! aimer ! quelle joie de la vie, se donner tout âme à un noble cœur, le vénérer pour ce qu’il a de généreux, le chérir pour ce qu’il a de bon, l’adorer pour ce qu’il a de saint ! car celui-là qui vous aime est saint, il est le prêtre de notre cœur ; celui qui en a ouvert le tabernacle est un homme à part entre les hommes, et Dieu l’a touché de son doigt et couronné de sa gloire. Je le rêvais ainsi et je l’avais trouvé ainsi… Léon, Léon, m’aimes-tu encore ?… Mon Dieu ! m’aime-t-il ? Ils ont voulu m’en faire douter : c’est un grand crime, c’est leur plus grand crime !

« J’avais donc seize ans, et je m’enivrais de vivre. Oui, j’étais belle, oui, ma jeunesse était forte et grande. À présent que je suis morte, que mes membres flétris s’affaissent sous leur propre poids, je me rappelle comme un bonheur indicible ce bonheur inaperçu de sentir la vie dans tout son être. Que d’air j’aspirais ! À chaque soupir de la brise du soir, il me semblait que cet air m’enivrait comme le vin d’un festin qui s’achève, il me semblait que cet air m’apportait des espérances et des désirs et m’en inondait la poitrine. Et puis, lorsque j’étais restée immobile et penchée durant de longues heures sur une pensée languissante et secrète, je me mettais à courir, je courais vite, et mes cheveux volaient sous le vent ; mes pieds étaient fermes, je battais des mains, je poussais au ciel des chants joyeux comme ceux de l’alouette, j’écoutais mon cœur murmurer et bondir, je me regardais devenir belle, je me jurais d’être si bonne ! j’espérais, j’espérais. J’étais trop heureuse : cela devait finir.

« Un soir, tout changea. Ce soir-là se dresse devant moi comme si c’était le soir d’hier. Il n’y eut aucun malheur cependant ; mais il y eut une crainte dans mon cœur, une crainte que je n’ai pas assez comprise et que l’on a cruellement étouffée en moi. Oh ! la vanité de la raison égare les hommes ; car Dieu ne les a pas plus laissés sans défense contre leurs ennemis que les plus faibles et les plus grossiers animaux. Ceux-là ont un instinct qui leur dit qu’une plante est vénéneuse, ceux-ci qu’ils sont près d’un ennemi qui les menace : l’agneau se détourne de la fleur qui glace le sang ; le chien frémit à l’approche de la bête fauve qui flaire sa proie ; l’homme a aussi le pressentiment de l’infortune qui tourne autour de lui. Ce pressentiment, je l’éprouvai ; car moi, innocente et bonne, je détournai ma tête de cet homme ! quand il entra, je me sentis trembler quand il dit : Je suis le capitaine Félix, et j’arrive de l’armée. Oh ! que n’ai-je suivi cet instinct de mon âme ! pourquoi n’ai-je pas nourri et fait grandir en moi cette aversion qu’il m’inspira ? pourquoi, lorsqu’il nous parlait des grandes batailles de l’empire, des malheurs de sa chute, de toutes ces choses qui me le faisaient écouter, pourquoi ai-je raisonné mon cœur pour lui dire : Mais celui-là est brave ; il est fidèle à ce qu’il a aimé ; c’est l’honneur, la probité et la vertu ! Pourquoi, quand son regard sévère me pesait sur le front comme un rayon glacé, quand son visage dur et froid me rendait dure et froide pour lui, pourquoi me suis-je dit que c’était un enfantillage de croire à ces vaines apparences ? J’étais pourtant bien avertie, car, dès ce moment, l’espérance, cette vie de l’âme, ne vint plus à moi que voilée. Le bonheur ne me sembla plus un asile prochain et ouvert : c’était déjà un lointain pays vers lequel il me faudrait marcher à travers des précipices et de rudes sentiers ; et, lorsqu’en souriant, mon frère dit un jour qu’il fallait resserrer les liens de notre famille par mon mariage avec le frère d’Hortense, n’ai-je pas senti un frisson de mort me saisir des pieds à la tête ? Alors, Dieu me disait pourtant : Voilà le malheur ! Mais je ne l’ai pas cru.

« J’ai écouté toutes ces vaines raisons du monde qui me montraient cet homme comme vertueux, bon, honorable, qui me faisaient honte de mon effroi, qui semblaient m’accuser de méconnaître la vertu, l’honneur, la probité. J’étais folle. On me le disait, je me le répétais sans cesse, et je n’avais rien à répondre ni à moi-même ni aux autres, si ce n’est que cet homme avait fermé mon cœur, coupé les ailes de mes rêves, étouffé les profondes aspirations de ma vie. Pouvais-je dire ce que moi-même je ne comprenais pas ? et ne me pardonnerez-vous pas, mon Dieu ! d’avoir permis, dans le doute où j’étais de moi, sous l’obsession qui m’entourait, d’avoir permis à cet homme de me dire qu’il m’aimait, de lui avoir répondu que je l’aimerais et d’avoir accepté pour un temps éloigné le lien qui devait faire la joie de ma famille ? Oh ! tout cela a été fatal. Car je sentais en moi que je ne l’aimerais jamais. Et lui, comment m’aimait-il ? je ne me l’expliquais pas, et voilà ce qui m’a perdue. Oui, me disais-je, si cette aversion que je sens pour lui venait de ce que tous nos sentiments sont ennemis, il ne m’aimerait pas, lui : l’antipathie, qui sans raison sépare deux âmes, le dominerait comme elle me domine. C’est que je ne savais pas alors qu’un homme peut aimer une femme comme le tigre aime sa proie, pour dévorer sa vie, boire ses pleurs, la tenir palpitante sous son ongle sanglant. Il l’aime, disent-ils, parce qu’il va jusqu’au crime pour l’obtenir. Ah ! mon Dieu, cet amour sauvage et altéré est-il de l’amour ? Aimer, est-ce donc autre chose que donner le bonheur ?

« J’avais donc promis d’épouser Félix, et notre mariage avait été fixé au jour où s’accomplirait ma dix-huitième année. Grâce à cette promesse, j’avais acheté deux ans de liberté ; je repris ma sérénité, mais non mes espérances. Oh ! que n’ai-je alors accompli le sacrifice tout entier, que n’ai-je épousé Félix à cette époque ! Je n’aurais pas aimé Léon, ou, si je l’avais aimé, j’aurais reculé devant la pensée de trahir non mari. Mais on a fait de la promesse d’une enfant un lien aussi sacré que le serment fait devant un prêtre. Et pourtant, si j’ai aimé Léon, je n’en suis pas coupable, je ne l’ai pas voulu, j’en suis innocente. Il faut que je dise comment cela m’est arrivé.

« C’était durant un des jours pluvieux du triste été de 181., un dimanche. Il était midi. Seule j’avais osé braver la tiède humidité de la journée. J’avais pris la cape de laine et le chapeau de paille de l’une de nos servantes, et, malgré la pluie qui tombait incessamment, j’avais été voir la femme de l’un de nos ouvriers qui était malade. Je venais de quitter la grande route pour gagner leur maison, située à quelque distance dans les terres, lorsque je m’entendis appeler par un cavalier qui, en m’apercevant de loin, avait vivement pressé le pas de son cheval. La manière dont il me parla me fit voir que mon costume l’avait trompé sur ce que j’étais, car il se mit à crier du bout du sentier :

« — Hé ! la fille, la fille !

« Je me retournai, il s’approcha.

« — Qu’y a-t-il pour votre service ?

« Il me regarda en souriant doucement, et me dit d’un air de gaieté suppliante :

« — D’abord, la belle fille, ne me répondez pas : Tout droit, toujours tout droit.

« — Que voulez-vous dire ?

« — C’est que, depuis quatre heures du matin que je suis en route, j’ai demandé trente fois mon chemin, et que l’on n’a pas manqué une seule fois de me répondre : Tout droit, toujours tout droit ; et je vous avoue que j’aimerais autant prendre une autre direction.

« — En vérité, Monsieur, cela dépend de l’endroit où vous allez.

« — Je vais à la forge de M. Buré.

« Je ne pus m’empêcher de rire, et je lui répondis :

« — Eh bien, Monsieur, j’en suis fâchée pour vous, mais c’est toujours tout droit.

« Je ne sais pourquoi l’idée de me trouver ainsi amenée à indiquer à ce jeune homme le chemin de notre maison, pourquoi la nécessité de lui répéter ce mot qui semblait si fort lui déplaire, m’inspira de lui parler d’un air de gaieté railleuse ; mais il me répondit en prenant à son tour un air de gaieté triomphante :

« — Tu en es fâchée, la belle fille ? et moi j’en suis ravi.

« Il sauta à bas de son cheval et se prépara à venir de mon côté. Je compris tout de suite que c’était un compliment qu’il me voulait faire en disant qu’il était ravi de marcher près de moi, mais je l’arrêtai en riant de même.

« — C’est que ce n’est pas toujours tout droit par ici, c’est toujours tout droit par là-bas, lui dis-je en lui montrant du doigt le chemin qu’il venait de quitter.

« À peine lui avais-je répondu ainsi, qu’il devint tout rouge. Il ôta son chapeau et me dit d’une voix émue :

« — Mademoiselle, je vous remercie.

« À cette parole, je demeurai aussi interdite que lui : je baissai les yeux devant le regard craintif et doux qu’il leva sur moi, je lui fis machinalement une révérence cérémonieuse, et je continuai ma route. Pourquoi avais-je frémi à la première vue du capitaine Félix, dont j’avais entendu vanter les qualités ? pourquoi avais-je souri à la premiers rencontre de ce jeune homme que je ne connaissais pas ? pourquoi, en m’éloignant, étais-je si attentive à écouter si j’entendrais le pas de son cheval reprendre le chemin que je lui avais indiqué ; et lorsque j’arrivai à l’angle d’un sentier qu’il me fallait prendre, comment se fit-il que je me retournai pour voir s’il était parti, et d’où vient que je fus heureuse de le trouver à la même place, son chapeau à la main ? Il ne fit pas un mouvement, mais je sentis qu’il me regardait, et que ses yeux ne m’avaient pas quittée. Il demeura encore longtemps ainsi ; je le voyais à travers les buissons qui bordaient le chemin où je marchais ; enfin, après avoir regardé autour de lui, il fit des gestes que je ne pouvais bien apercevoir, remonta à cheval et s’éloigna lentement.

« J’avais commencé cette promenade le cœur léger et sans penser à autre chose qu’au but de ma visite ; j’arrivai pensive à la chaumière de notre ouvrier, et ce ne fut qu’en voyant la douleur de sa femme Marianne que je me rappelai que j’étais venue voir un malade.

« — J’étais bien sûre que vous viendriez, me dit-elle, je vous guettais de la chambre d’en haut, et je vous ai reconnue quand vous avez quitté la grande route et que vous vous êtes arrêtée à causer avec un monsieur qui était à cheval.

« Je me sentis rougir à cette parole, et je m’empressai de répondre :

« — C’est un étranger qui me demandait le chemin de la forge.

« — Alors il n’était guère pressé d’arriver, car il est resté un bon quart d’heure planté là comme un terme.

« Cette nouvelle observation de Marianne me gêna. La bonne femme continua :

« — Du reste, il s’était bien adressé, et il a dû être bien étonné quand vous lui avez dit qui vous étiez ?

« — Oh ! mon Dieu, je ne lui en ai pas parlé, et il m’a prise pour une paysanne.

« — Ah bien ! il sera fièrement embarrassé s’il est encore à la forge quand vous y arriverez.

« Cela me fit penser que j’allais le revoir, et je me sentis embarrassée aussi, comme s’il avait été devant moi. J’étais si troublée que Marianne s’en aperçut et qu’elle dit :

« — Est-ce que ce Monsieur vous a dit quelque chose de déplaisant ?

« — Rien du tout.

« — C’est pourtant bien drôle ! vous êtes tout émue, et lui qui est resté là, comme cloué à sa place !

« Marianne m’observait en me parlant ainsi ; je crus lire dans son regard qu’elle ne croyait pas à la vérité de ce que j’avais dit, cela me blessa, et je lui dis avec humeur :

« — Tenez, voilà ce que je vous apportais pour votre mari.

« — Merci, merci, ma bonne demoiselle, me dit-elle avec une reconnaissance si sincère qu’elle effaça tout mon ressentiment ; puis elle ajouta :

« — J’ai surtout une grâce à vous demander. Obtenez de M. Félix qu’il ne donne pas à un autre la place de chef d’atelier ; il en a menacé mon mari, si d’ici à huit jours il n’a pas repris son ouvrage.

« — Mon frère ne le permettra pas, lui répondis-je.

« — Oh ! Mademoiselle, depuis que M. Buré a laissé la direction des ateliers à M. Félix, il ne veut plus s’en mêler.

« — Eh bien ! j’en parlerai au capitaine.

« — Oh ! oui, parlez-lui, me répondit-elle avec tristesse et en se laissant aller à causer plus qu’elle ne voulait sans doute, poussée qu’elle était par de cruels souvenirs ; parlez-lui pour mon pauvre homme. L’ouvrier n’est déjà pas si heureux avec lui, pour qu’on veuille lui faire perdre son pain parce qu’il a le malheur d’être malade. Il n’est pas bon, M. Félix… La maison est bien changée depuis qu’il est arrivé… Si vous saviez comme il m’a reçue quand j’ai été lui demander une avance !

« Elle parlait en pleurant, et moi je l’écoutais la terreur dans l’âme.

« — Femme ! femme ! murmura l’ouvrier étendu dans son lit.

« Marianne comprit mieux que moi cette interruption.

« — Oh ! pardon, pardon ! me dit-elle… j’oubliais que M. Félix… C’est certainement un brave homme… un homme qui vous rendra heureuse.

« Ce dernier mot me fit tressaillir. J’avais deux ans devant moi, j’avais oublié que je devais épouser Félix. Ce souvenir me fut rendu si soudainement après une si naïve révélation sur la dureté de son cœur, qu’il me glaça. Je devins pâle. Je me sentis si troublée, que je me levai pour sortir. Marianne courut après moi.

« — Je vous ai fâchée, me dit-elle ; ah ! excusez-moi. Voyez-vous, nous sommes si pauvres ! et j’ai eu peur.

« La pauvre femme pleurait, je pleurais aussi. Aujourd’hui que je puis étudier dans mon horrible loisir tout ce qui s’est passé en moi, je ne saurais comment expliquer le désespoir qui me saisit tout à coup ; je me mis à éclater en sanglots, je venais de voir clairement dans mon cœur que jamais je n’aimerais Félix. Était-ce un avertissement que j’allais en aimer un autre ? je ne sais, mais ce moment me révéla tout le malheur de ma vie. Marianne me regardait, elle ne comprenait rien à ma douleur. Que de fois, quand j’étais enfant, j’ai vu de jeunes filles prises de ces soudains désespoirs, et que de fois j’ai entendu dire d’un air capable à des vieillards qui avaient oublié leur âme : Ce sont des vapeurs, c’est la jeunesse qui la tourmente, cela se passera avec quelques soins ! Et l’on appelait un médecin. Moi-même, à ce moment où le ciel semblait dévoiler mon avenir à mes yeux, devant cette épouvante qui me tenait, je fis comme ces vieillards, je combattis mon désespoir, je rentrai mes larmes, je ne voulus pas croire à mon âme qui se soulevait tout entière, et je répondis :

« — Je suis malade, j’éprouve un malaise horrible ! Comme s’il était plus naturel et plus raisonnable de souffrir de son corps que de son cœur !

« — Voulez-vous que je vous reconduise ? me dit Marianne.

« — Non, non ! m’écriai-je soudainement, je m’en irai seule.

« Seule ! j’avais besoin d’être seule. Avant ce temps, c’était pour marcher plus libre et plus gaie dans mes heureux rêves ; en ce moment, c’était pour pleurer.

« Je repris tristement le chemin de la maison. Arrivée à l’endroit où l’inconnu m’avait parlé, je m’arrêtai involontairement. Cependant je ne pensais pas à lui. Sort-il donc de l’âme des émanations sympathiques qui flottent dans l’air ? Oh ! pauvre enfant que j’étais ! je m’arrêtai et je regardai tristement autour de moi. Cet endroit du chemin avait déjà pour moi un souvenir que je cherchais. Tout cela fut rapide et insaisissable, il n’y avait ni désir ni regret ; mais, quand je rentrai à la maison j’avais le cœur ému et serré, mon désespoir s’était enfui, je n’avais plus envie de pleurer, mais j’aurais voulu encore être seule. Hortense me trouva dans le salon, et me dit :

« — Henriette, il faut penser à t’habiller ; nous avons quelqu’un à dîner.

« — Qui donc ? lui dis-je aussitôt, comme si elle m’annonçait une nouvelle bien extraordinaire.

« — Un jeune homme, M. Lannois, que son père a envoyé passer quelques mois ici pour y apprendre la conduite d’une fonderie.

« — Ah ! il va demeurer plusieurs mois ici ? lui dis-je.

« — Sans doute… Mais qu’as-tu donc avec ton air surpris ? est-ce la première fois que cela arrive ? Va t’habiller.

« J’avais seize ans ; toutes mes pensées tristes s’envolèrent, et je me fis une fête de la surprise de M. Lannois. Pour la rendre plus complète, je voulus qu’il vît dans toute son élégance la demoiselle qu’il avait traitée en paysanne : je préparai ma robe la plus fraîche avec les plus belles broderies, je m’apprêtai à lui paraître bien richement vêtue pour que le contraste fût grand : c’étaient mes bonheurs d’enfant qui me ressaisissaient. Mes sensations de jeune fille reprirent bientôt. Pardonnez-moi, vous qui me lisez ; mais seule peut-être et du fond de ma tombe vivante, j’ai le droit de dire les secrets d’un cœur de femme. Ma pensée changea tout à coup. Je reculai devant l’idée de plaisanter même en pensée avec cet inconnu, et je serrai ma belle robe brillante ; je m’habillai modestement, et je trouvai que je lui paraîtrais ainsi plus belle que parée, belle comme doit l’être une jeune fille sérieuse, car j’étais devenue sérieuse. Quand je descendis, on se promenait dans le jardin. Je le reconnus causant avec mon frère. Lorsqu’il me vit, sa surprise fut extrême ; il était si troublé que mon frère s’en aperçut et que j’en fus charmée.

« — Qu’avez-vous ? lui dit-il.

« Je m’étais approchée avec une assurance triomphante. Je ne puis dire quel naïf mouvement de bonheur j’éprouvai à le trouver si tremblant devant moi.

« — Mon Dieu ! Monsieur, répondit Léon en balbutiant, j’ai eu déjà le malheur de rencontrer Mademoiselle.

« — Comment, le malheur ! dit mon frère en riant, et je ne pus m’empêcher de rire aussi.

« Léon fut tout à fait décontenancé. À mesure qu’il perdait sa présence d’esprit, je retrouvais la mienne : enfant, joueuse, après avoir senti des émotions inconnues, je riais de bon cœur, sans comprendre qu’il y avait déjà de l’orgueil dans cette gaieté. Le trouble de Léon alla jusqu’à la tristesse ; il était si jeune aussi ! il avait alors dix-huit ans ; il fut blessé de la raillerie qui l’accueillait et ne sut que répondre.

« — Voyons, lui dit mon frère, qu’est-il donc arrivé ?

« Il me plaisait si bien, timide ainsi et embarrassé, que je ne voulus pas l’aider. Enfin il murmura d’une voix douce et suppliante :

« — J’ai rencontré Mademoiselle enveloppée d’une cape, je l’ai prise pour une paysanne, je lui ai demandé mon chemin.

« — D’un ton peu respectueux, sans doute ? dit mon frère.

« — Je ne crois pas avoir été grossier… mais vous savez… on dit…

« — Oui, reprit mon frère en riant, dans notre pays on a une façon de parler assez leste, et l’on crie volontiers : Hé, la fille !

« — Oui, Monsieur.

« — Eh bien ! faites vos excuses à la Demoiselle, qui vous pardonne, j’en suis sûr.

« Mon frère s’éloigna d’un air indifférent, et nous restâmes, M. Lannois et moi, en face l’un de l’autre. Léon n’osait lever les yeux sur moi ; son embarras me paraissait aller trop loin et commençait à me gagner ; je le vis relever en rougissant la manchette de son habit et détacher un petit cordon de cheveux qu’il me présenta.

« — À la place où vous vous êtes arrêtée, me dit-il, vous avez laissé tomber ce bracelet, et il faut bien que je vous le rende.

« Sans attacher d’importance à cette restitution, elle me parut si tardivement faite que je ne pus m’empêcher de dire à Léon :

« — Quand l’ai-je perdu ?

« — Quand vous avez tendu la main hors de votre cape, je l’ai vu tomber.

« — Et vous ne m’en avez pas avertie ?

« — J’étais si troublé ! À votre main, une main blanche et fine, j’ai vu que je m’étais trompé… C’est alors que je vous ai appelée mademoiselle… Puis, après ma grossièreté, je n’aurais plus osé vous parler ; d’ailleurs, quand j’ai ramassé ce cordon, vous étiez si loin !

« — De façon que si vous ne m’aviez pas retrouvée, vous l’auriez gardé ?

« Léon rougit comme un coupable, et répondit en se faisant une excuse d’une chose à laquelle ni lui ni moi ne pensions pas assurément :

« — Ce bracelet n’a pas une valeur telle…

« — Pour vous, peut-être ; mais pour moi !… Je l’ai fait avec mes cheveux pour me parer le jour où ma sœur s’est mariée, et depuis il ne m’a pas quittée.

« Léon regardait ce bracelet d’un regard plein d’une tristesse charmante, et il reprit assez vivement :

« — J’avais bien vu tout de suite qu’il était fait de vos cheveux, et c’est pour cela…

« — Eh bien ! dit mon frère en se rapprochant, la paix est-elle faite ?

« — Tout à fait, lui répondis-je avec assurance.

« Et je m’apprêtai à passer mon cordon de cheveux à mon bras. Par un de ces avertissements du cœur que, même en ce moment, je ne pourrais expliquer, je levai les yeux sur Léon. Ses regards étaient attachés sur mes mains et suivaient attentivement le bracelet ; ses regards m’arrêtèrent, et, au lieu de l’attacher à mon bras, je le mis dans ma poche. Un triste sourire effleura les lèvres de Léon. J’avais donc compris qu’il mettait du prix à ce que ce cordon, qui avait entouré son bras, vînt entourer le mien, et il devina de même que je ne voulais pas lui accorder cette faveur.

« Ô frêles et doux souvenirs de ce saint amour que je lui ai voué, descendez dans ma tombe, jeunes et tendres comme vous avez été ! Revenez tous pour que mon œil, arrêté sur votre ombre légère, s’y repose de ses larmes et de l’aspect glacé de cette prison muette ! Faites-moi regarder doucement en arrière, moi devant qui l’espérance ne marche plus ! Souvenirs heureux ! oh ! que vous m’avez doucement bercé le cœur, lorsque je vous ai compris plus tard, lorsque, arrivée à l’aimer de toute la puissance de mon âme, j’ai senti que toutes ces fugitives inspirations avaient été les premiers tressaillements de la passion qui devait s’emparer de moi ! Oui, cet amour qui m’a pénétrée et brûlée dans toute la profondeur de mon âme, cet amour qui m’a égarée, c’est lui qui déjà me troublait du vent tiède de son aile. Depuis l’arrivée de Félix j’avais froid hors de moi et en moi, et j’ai fait comme l’enfant qui a froid, j’ai ouvert les plis de ma robe pour me réchauffer le sein à cette chaude haleine, et je l’ai respirée pour m’y baigner le cœur. Oui, c’était l’amour qui déjà, sans me parler, me montrait du doigt un chemin inconnu et qui m’a menée à la mort ! Hélas ! j’ai suivi ce sentier sans savoir ce que je faisais. Plus tard cependant j’ai compris que, si je l’avais bien voulu, j’aurais su ce que j’éprouvais ; car on ne change pas ainsi pour rien en un moment sans qu’il y ait autre chose dans la vie qu’une rencontre indifférente et un nouveau venu qui s’en ira.

« Tout l’effroi profond que m’avait causé Félix ne m’avait poigné le cœur que dans des heures de solitude et de jour ; le léger tressaillement qui m’agita à la vue de Léon m’empêcha de dormir paisiblement toute la nuit. Et pourtant ce n’est pas à lui, à lui Léon, que je pensai, ce n’est pas son image qui passa devant mes yeux fermés, ce n’est pas sa voix qui murmura à mon oreille, c’était un être inconnu, sans forme, qui m’obsédait et me parlait ainsi. Une seule fois en ma vie j’avais senti un trouble pareil : c’était un jour où nous devions aller revoir dans la montagne la grotte des Fées, si merveilleuse et si splendide. Il fallait s’éveiller de bonne heure ; je ne dormis pas, et toute la nuit je vis des montagnes et des grottes imaginaires, jamais celle où je devais aller. Ainsi Léon ne m’apparut pas, ce fut quelque chose qui me venait de lui, comme les grands rochers de mon imagination me venaient des rochers de nos enchanteresses. Ce pressentiment d’amour m’atteignait comme un génie ami, comme un sorcier divin qui frappe notre âme de sa baguette magique, qui ouvre toutes les sources de notre amour, les fait couler hors de nous. Puis se présente le voyageur altéré qui tend sa coupe, la remplit des larmes heureuses de notre âme et s’en abreuve.

« Et cela fut ainsi pour moi le matin de cette nuit si doucement agitée. Je me levai avant tous, j’ouvris ma fenêtre, et la première personne que je vis, ce fut Léon arrêté et les yeux levés sur ma chambre. Si alors il ne sentit pas que je devais l’aimer un jour, si alors, comme le voyageur altéré, il ne tendit pas son âme pour recueillir en lui ce flot d’émotions qui s’échappait de moi, c’est qu’il était timide et bon ; car il y eut un moment, le moment d’un éclair, où toute ma joie dut éclater et sourire sur mon visage. Puis, avec la même rapidité, il me sembla que tous ces traits épars de mes rêves, que toutes ces formes indécises de fantômes légers qui m’avaient poursuivie, s’éclairaient, s’assemblaient soudainement, se dessinaient avec netteté, et je reconnus que c’était Léon qui avait erré dans la nuit que je venais de passer. Alors j’eus peur, alors je me retirai de ma fenêtre, je reculai vivement, et je tombai assise sur le bord de mon lit, la main sur mon cœur qui battait comme si j’avais longtemps couru. Avais-je donc fait bien vite un bien long chemin dans l’amour ?

« Cependant, les occupations de la journée, les occupations des jours suivants, apaisèrent bientôt tous ces mouvements tumultueux, et je ne sentis plus d’agitation. Mais déjà ma vie était comme l’eau de la fontaine où a passé l’orage : l’onde redevient calme, mais elle n’est plus limpide ; mon âme n’était plus agitée, mais elle était troublée. Il faut, pour que l’eau de la fontaine laisse dormir au fond de son lit le limon du torrent, que de longs jours paisibles et sereins lui rendent son cristal. Quant à moi, à travers mes pensées troublées, je ne voyais plus le fond de mon cœur, et je n’eus pas le repos qui devait leur rendre leur innocente transparence. Depuis quinze jours je ne voyais plus Léon qu’aux heures des repas, et quelquefois le soir dans les réunions de la famille. Il était respectueux et attentif pour mes vieux parents, gai et empressé avec Hortense, si taquin et si complaisant pour mes petites nièces que les deux enfants l’adoraient. Pour moi seule il était réservé et triste ; quand je lui parlais, il rougissait ; quand je lui demandais un service, lui si leste, si empressé, si adroit, il se faisait toujours répéter ma demande et faisait toujours quelque maladresse. J’avais entendu parler confusément de l’amour qui avait adouci les caractères les plus farouches ou donné de la grâce aux plus gauches, et je comprenais que c’était le même pouvoir qui enlevait la grâce et donnait de la sauvagerie à Léon. Je sentais que, pour lui, je n’étais pas ce qu’étaient les autres. Que j’aie appelé ce sentiment de son vrai nom, que je me sois dit que c’était de l’amour, non ; car il me rendait heureuse, et l’on m’avait fait peur de l’amour, on me l’avait montré comme un ennemi. En aimant Léon, en m’en sentant aimée, je me défendais de regarder ce que j’éprouvais, et lorsque, dans cette solitude où j’ai appris tant de choses, j’ai pu lire dans d’autres livres que mon cœur, je me suis toujours étonnée que Juliette, la fille de Capulet, n’ait pas dit au beau jeune homme qui la charme, comme Léon me charmait : Roméo, ne me dis pas que tu es Montaigu, car il faudrait te haïr.

« Cependant un jour vint où je ne doutai plus de l’amour de Léon, où ce sentiment s’éclaira complétement pour moi : ce fut le jour où je compris qu’il détestait le capitaine Félix. Ce fut à l’occasion de l’ouvrier malade que j’allais voir quand je rencontrai Léon pour la première fois. J’avais obtenu de mon frère qu’on ne le rayerait pas du nombre des ouvriers, mais le capitaine s’était refusé à ce qu’on lui payât le prix des journées manquées. C’eût été, disait-il, d’un fatal exemple pour beaucoup de paresseux qui eussent trouvé commode de gagner leur argent dans leur lit. Depuis ce temps, je ne pensais plus à Marianne ni à Jean-Pierre, son mari ; déjà je n’avais plus le temps de m’occuper des autres. Voici ce qui arriva :

« C’était à l’heure du dîner : le capitaine et Léon ne se rencontraient guère qu’à cette heure, car celui-ci se retirait presque toujours de nos soirées pour travailler. Le capitaine, s’adressant à Léon, lui dit d’une voix dure :

« — Jean-Pierre est venu à la forge aujourd’hui ?

« — Oui, Monsieur.

« — Il est allé dans les bureaux ?

« — Oui, Monsieur.

« — Il a reçu de l’argent ?

« — Oui, Monsieur.

« — De qui ?

« — De moi.

« — Sur quelle caisse l’avez-vous pris, monsieur Lannois ?

« Léon, en qui je voyais bouillonner la colère, devina sans doute que le capitaine voulait contester le misérable payement qui avait été fait, il répondit avec dédain et en tournant le dos à Félix :

« — Sur la mienne, Monsieur.

« Le capitaine qui avait, à ce que je crois, un parti pris de faire une mercuriale à Léon sur ce qu’il avait osé se permettre, fut si déconcerté de cette réponse qu’il en devint tout pâle. Mais il ne savait comment se fâcher, et, dans son impuissance, il ajouta :

« — Il paraît que Jean-Pierre vous a rendu d’importants services ?

« Le ton dont ces paroles furent prononcées irrita Léon et le fit sortir de sa timidité. Il répliqua avec une exaltation triomphante :

« — Oh ! oui, Monsieur, oui ; il m’a rendu un grand service.

« — Durant sa maladie ?

« — Durant sa maladie.

« — Et lequel ?

« Léon sourit ; tout son visage changea d’expression ; de la colère qui l’agitait, il passa à une douce et triste soumission ; il posa la main sur son cœur, et, levant sur moi un regard où, pour la première fois, il osa me parler, il répondit :

« Oh ! ceci est mon secret, Monsieur.

« — C’est sans doute aussi celui de Jean-Pierre, dit le capitaine, et je serais bien aise de le savoir.

« — Vous pouvez le lui demander.

« — Je me serais fort bien passé de votre permission.

« — Je n’en doute pas, Monsieur.

« Pendant les derniers mots de cette conversation, Félix n’avait cessé de m’examiner, car il avait surpris le regard de Léon, et ce regard m’avait troublée. Je l’avais compris, moi. Il voulait me dire : C’est pendant que vous alliez chez Jean-Pierre que je vous ai vue pour la première fois, et voilà ce service que j’ai récompensé… Le dîner fut silencieux, car cette explication avait eu lieu devant tout le monde, et chacun était gêné. Moi seule, j’affectai une grande aisance. Comme j’avais compris l’aveu de Léon, j’avais compris le soupçon de Félix, et, pour la première fois, j’éprouvai une sorte de joie à le tromper. Léon se retira. Nous restâmes seuls avec mon frère et sa femme. Hortense se plaignit doucement à son mari de la dureté de Félix.

« — Moi, je n’ose lui parler, lui dit-elle ; mais toi, tâche de lui faire entendre raison. Ce jeune homme est bon, laborieux, et Félix le traite mal.

« Je fus si reconnaissante envers Hortense, que ma pensée parut sans doute dans mes yeux, et que mon frère, qui me regardait, secoua doucement la tête.

« — Oui, dit-il, Félix le traite mal, il ne l’aime pas ; et, comme je ne veux pas que ce jeune homme ait à se plaindre de nous, je trouverai un prétexte pour le renvoyer à son père.

« — Oh ! m’écriai-je avec une colère douloureuse, ce serait trop injuste !

« — Ce serait plus raisonnable, répondit sévèrement mon frère en me regardant d’un air scrutateur.

« Je baissai les yeux, et il s’éloigna après avoir fait un signe à Hortense, qui m’examinait aussi. En devinant mon secret, on m’avertit que j’en avais un. Ce fut la première fois que le nom d’amour me vint expliquer la préférence que j’avais pour Léon. Cependant, si Hortense, si ma sœur m’avait tendu la main dans ce moment et m’eût dit : Henriette, l’aimes-tu ? je lui aurais répondu en me jetant dans ses bras, en fondant en larmes, en lui jurant de ne plus l’aimer ; car c’était, selon les idées de notre famille, un crime que l’amour. Mais Hortense, d’ordinaire si bonne et si douce pour moi, se montra gauchement sévère ; elle crut devoir se ranger du parti de Félix, qu’elle venait de blâmer, parce qu’elle supposa qu’il avait besoin d’être défendu dans mon cœur, et me dit avec autorité :

« — Henriette, je viens d’avoir un tort en blâmant la conduite de mon frère. N’en aie pas un plus grand en le condamnant légèrement.

« Cette admonestation me blessa ; et, profitant de ce que je n’avais rien dit qui put la motiver, quoique assurément je sentisse que je la méritais au fond du cœur, je répliquai avec aigreur :

« — Moi, condamner le capitaine Félix ! je n’ai pas parlé de lui, je n’ai pas même prononcé son nom.

« Ma façon de répondre blessa Hortense, et elle me dit sèchement :

« — Vous savez bien ce que je veux vous dire, Mademoiselle.

« — Ce que vous voulez me dire ? répétai-je avec humeur, tant il me semblait injuste de s’en prendre à moi d’une chose où je n’étais pour rien, en vérité, je l’ignore. Qu’ai-je à faire dans l’opinion que vous venez d’exprimer sur votre frère, et vous conviendrait-il de faire croire que c’est moi qui l’ai accusé de dureté ?

« — Vous ne l’avez pas dit, mais vous le pensiez, lorsque vous vous êtes écriée que ce serait une injustice de renvoyer M. Lannois à sa famille.

« — Je ne faisais que répéter ce que vous aviez dit.

« — Vous êtes bien raisonneuse, Henriette, me dit Hortense ; c’est le fait des gens qui ont tort.

« — Tort ! quel tort ? tort en quoi ? lui dis-je en sentant les larmes me gagner.

« Ma sœur, qui jusque-là ne m’avait regardée que d’un air sévère, s’approcha de moi, et, me prenant la main, elle me dit, après un silence assez long, durant lequel elle chercha à pénétrer jusque dans mon âme :

« — Henriette, ma sœur, prends garde d’être imprudente, et souviens-toi de ce que tu as promis. Félix t’aime.

« J’aurais voulu douter de mon cœur, qu’on m’aurait forcée d’y voir clair. Oui, je le pense encore, oui, peut-être sans cet avertissement aurais-je laissé se calmer, dans l’ignorance de ce qu’il était, ce trouble inconnu dans ma vie. Mais quand on lui eut donné un nom, quand on l’eut appelé amour, quand on lui eut mis sur le front sa couronne de feu, quand je sus qui il était, je fus curieuse de le voir, de le regarder, de le mesurer, ne fût-ce que pour le combattre. Avant ce jour, Léon habitait mon âme sans l’occuper : à partir de ces paroles, il en devint toute la pensée. J’aimais Léon, on me l’avait dit, était-ce donc vrai ? Je me consultai, et alors je fis en moi d’étranges découvertes. Le visage de Léon, ses yeux doux et purs, ses beaux et longs cheveux blonds, sa noble tournure, sa voix suave et chantante, ses gracieux hochements de tête quand il jouait des colères d’enfant contre mes petites nièces, tout cela s’était gravé en moi sans que j’eusse pensé à l’observer. Je le connaissais mieux que je ne connaissais mon père, mon frère ; je le connaissais mieux que tous ceux avec qui je vivais depuis de longues années. Il me semble que j’aurais parlé pour lui, trouvé ses réflexions, fait ses gestes, tant j’étais pénétrée et pour ainsi dire vivante de cette existence qui n’était pas la mienne. Je fus épouvantée d’être ainsi en moi-même au pouvoir d’un autre ; ma fierté s’indigna d’être à la merci d’une vie en qui la mienne n’apportait peut-être aucun trouble, et la peur de n’être pas aimée me prit soudainement.

« L’amour ! Oh ! l’amour est comme toutes les puissances supérieures : tout lui sert, l’abandon et la résistance. J’aurais aimé Léon si je ne l’avais pas redouté, je l’aimais parce que je le craignis. Eh, mon Dieu ! pouvais-je ne pas l’aimer ? n’est-il pas des pentes si rapides qu’on y tombe parce qu’on s’agite pour les remonter, et qu’on y tombe aussi parce qu’on ne résiste pas à leur rapidité ? Je l’ai éprouvé, moi, car cette image de Léon m’épouvantait ; elle s’asseyait si près de moi dans mes nuits, elle me quittait si peu durant mes jours, que je la trouvais importune, presque audacieuse ; elle s’emparait de moi et me parlait en maîtresse. Je voulus m’arracher à cet entraînement ; mais tout ce qui m’avait soutenue jusque-là, occupations, prières, travail, tout cela semblait me manquer, tout cela fuyait quand je voulais m’y appuyer : c’était comme le sable des bords du précipice, qui cède dès qu’on y cherche un soutien. Il me semblait qu’un soleil de feu eût plané sur ma vie, et réduit tout en poussière en n’y fécondant que l’amour. Hélas ! hélas ! je m’explique mal. Je ne me rendis pas alors un pareil compte de mon âme. Toutefois je pris une résolution solennelle, je ne voulus pas que Léon me soupçonnât obsédée de sa pensée, et pendant un mois entier je m’appliquai à lui être désobligeante. Il fallait que l’effroi que j’avais de moi-même fût bien grand pour que je n’eusse pas pitié de sa tristesse. Il était si malheureux ! Ah ! ce malheur me disait si bien à quel point il m’aimait, que ce malheur me plaisait, et je l’aimais en secret de souffrir ainsi. La seule épreuve qui me fut dure à supporter, et que Dieu me pardonne cette lutte, puisque j’en sortis victorieuse ! la seule épreuve où je sentis fléchir mon courage, fut la joie du capitaine. Que Léon fût malheureux de ma froideur, c’était mon droit. Je le sentais, car je souffrais aussi. Je ne le lui disais pas ; mais, par un accord tacite avec moi-même, je comprenais que j’avais le droit de blesser celui pour qui j’avais tant de consolations cachées en moi. Mais que Léon eût à subir les regards triomphants et les railleries froides du capitaine, c’est ce qui m’irritait, c’est ce qui m’eût cent fois poussée à dire à Léon : Je mens quand je détourne mes yeux de toi, je mens quand j’évite ta rencontre, je mens quand je te parle sans bonheur et t’écoute sans paraître t’entendre ! Oui, je l’eusse averti, si je ne l’avais aimé à ce point que j’éprouvais qu’une fois mon cœur ouvert, toute ma vie s’en serait échappée pour aller à lui. Il m’aimait aussi, lui, et je le savais, moi. Cette aventure de Jean-Pierre m’avait été expliquée par cela seul que personne n’avait pu la comprendre.

« Félix avait interrogé ce pauvre homme, et ce pauvre homme lui avait dit qu’il n’avait rien à répondre à ses questions : non-seulement il n’avait rendu aucun service à Léon, mais lorsque celui-ci lui avait donné de l’argent, il l’avait vu pour la première fois. On attribua la réponse de Léon à une mutinerie d’enfant. Moi seule je savais le service que lui avait rendu Jean-Pierre : n’allais-je pas chez ce pauvre malade lorsque Léon me rencontra ?

« Cependant un jour devait venir qui m’arracherait à cette rude tâche de froideur que je m’étais imposée. On ne parlait plus de renvoyer Léon ; il était si laborieux, si doux, si soumis ! Ce nuage de soupçon qui avait existé sur lui et sur moi s’était dissipé ; moi-même je reprenais quelque sécurité, lorsqu’un événement imprévu me montra que je n’avais gagné de repos que hors de moi.

« Parmi les plaisirs de mon enfance, j’avais gardé celui de cultiver de mes mains un coin écarté et bien étroit de notre jardin. Il arriva que, des magasins ayant été construits tout auprès, on voulut faire un chemin pour y conduire nos marchandises à travers le parc. Ce chemin m’enlevait mon petit parterre, riche de rosiers que j’avais élevés et que j’aimais. Si mon frère m’eût dit simplement ce qui allait arriver, peut-être n’eussé-je pas pensé à me plaindre de ce hasard ; mais il advint que j’entendis Félix donner l’ordre au jardinier d’enlever toutes mes fleurs pour que les terrassiers pussent travailler le lendemain. Je voulus résister ; il essaya d’abord de plaisanter, je ne répondis que par des reproches sur sa maladresse à faire tout ce qui pouvait me blesser ; son naturel l’emporta, il me répliqua durement, et je courus cacher mes larmes dans ma chambre. On m’y laissa ; j’entendis murmurer sous mes fenêtres des mots qui me firent pitié pour celui qui les prononçait.

« — C’est un caprice de petite fille, disait le capitaine, j’aime mieux celui-là qu’un autre : qu’elle pleure ses roses, cela n’est pas dangereux.

« Hortense cherchait à lui persuader de monter pour me calmer.

« — Elle tient à ces misérables fleurs, lui disait-elle.

« — Eh bien ! répondit Félix, demain ou après-demain je les ferai enlever avec soin et on les plantera où elle voudra ; mais que j’aille lui demander pardon de ce que je fais les affaires de la forge ! je ne veux pas la mettre sur ce pied.

« Ce ton, ces paroles de Félix ne m’irritèrent pas d’abord : oui, j’eus pitié de cet homme qui se tuait si gauchement dans un cœur où il avait placé une espérance. Puis mon frère étant survenu, il eut le malheur de dire que je serais touchée de la galanterie du capitaine s’il daignait prendre le soin de conserver mes pauvres rosiers. Avoir une reconnaissance pour Félix, avouer qu’il pourrait faire quelque chose d’obligeant à mon intention, cela me sembla un malheur plus grand que tous les autres. Je ne puis dire pourquoi, mais cela m’irrita, et je n’eus plus qu’une pensée, ce fut, quand la nuit serait venue, d’aller à mon jardin, de le détruire, de le ravager, pour que Félix ne me le sauvât pas ; j’aurais haï mes roses s’il les eût conservées. J’étais si exaspérée que je compris qu’on peut tuer son bonheur en des moments pareils, pour ne pas le devoir à des soins qui vous pèsent. J’attendis donc, et, quand l’heure du sommeil eut sonné pour tout le monde, je sortis doucement de la maison, je me glissai comme une fille coupable le long des allées et des massifs, et, pleine d’une émotion colère et triste, j’approchai de l’endroit où j’allais briser ces frêles arbrisseaux, mes compagnons d’enfance. Cette idée m’avait surtout déterminée : Félix était devenu pour moi l’image vivante de mon malheur, et, comme il avait éteint mes beaux rêves, j’aimais à me dire que c’était lui qui dévastait aussi mes belles fleurs, et, par un besoin de souffrir de sa main, je m’écriais en moi-même : Ah ! cet homme est le mauvais génie de tout ce que j’ai aimé !

« J’étais à quelques pas du petit carré vers lequel je me dirigeais, quand j’entendis un léger bruit. La peur d’être surprise dans ce qui m’avait semblé d’abord une vengeance légitime et dans ce qui m’apparut tout à coup comme une colère ridicule, cette peur fit que je me cachai ; mais, le bruit continuant à se faire entendre, j’en voulus savoir la cause. Je parvins à petits pas jusqu’auprès de mon jardin de roses. C’était là qu’on travaillait : un homme était penché vers la terre, il enlevait les fleurs avec soin, les déposait avec une tendre attention sur une brouette qu’il poussa bientôt vers une autre partie du parc. Je le reconnus : c’était Léon. Oh ! comment pourrais-je dire ce qui se passa en moi ? Une joie céleste tomba dans mon cœur, elle le remplit tellement, qu’elle m’enivra et déborda ; je fus forcée de m’appuyer contre un arbre, et je sentis des larmes couler sur mes joues. Et mes fleurs, mes belles fleurs, que je les aimai ! qu’elles me devinrent chères et précieuses ! Dès que Léon fut éloigné, je courus vers celles qui restaient encore, je les regardai l’une après l’autre ; mais l’idée de les briser m’eût révoltée, elle m’aurait semblé une odieuse ingratitude. J’étais seule, la nuit m’enveloppait d’ombre ; je pris une rose, la plus belle ; je la coupai, et là, dans une folle extase d’amour, ouvrant un passage à cette passion que je refermais depuis si longtemps, je pressai de mes baisers cette rose ainsi sauvée. Puis, entendant revenir Léon, je la jetai à terre pour lui, comme s’il devait la reconnaître ; j’en pris une autre pour moi, comme s’il me l’avait donnée, et je m’enfuis, la tête et le cœur perdus, comme si cet échange de fleurs, que j’avais fait à moi seule, avait été l’aveu de son amour et du mien.

« Le lendemain, j’étais heureuse et rayonnante. Léon m’aimait, Léon m’avait sauvée du besoin de remercier Félix. Je l’aimais de son amour et de mon aversion pour un autre. Pourtant je n’étais pas méchante. Si Félix eût voulu rester un ami pour moi, je l’aurais apprécié ce qu’il valait ; mais une fatalité cruelle lui inspirait toujours des choses qui devaient le perdre dans mon cœur et me pousser dans une voie où j’aurais voulu ne pas avancer.

« Chacun s’aperçut le lendemain de ce qui était arrivé, et dès le matin on en causait avant que je fusse descendue. Cela se trouvait être un dimanche, de façon que tout le monde était réuni pour le déjeuner. Félix entrait au moment où, après avoir embrassé ma famille, je répondais au salut de Léon. Félix s’arrêta à la porte, me confondit avec Léon dans un même regard ; puis, voulant dissimuler sa colère sous un air de gaieté railleuse, il dit :

« — J’ai du malheur, Henriette ! J’avais fait préparer un endroit charmant du parc pour y transplanter vos rosiers, mais une main plus habile et plus prompte m’a prévenu.

« Ce regard de Félix, en nous rassemblant sous une même accusation, m’inspira l’idée soudaine de me faire la complice de ce crime qui le blessait tant.

« — Vraiment ! lui dis-je en faisant l’étonnée, qui donc a pu commettre cette galanterie malavisée ?

« — Je ne le connais pas encore, répondit Félix d’un ton tout à fait irrité, sans cela je l’aurais déjà remercié, moi, de son attention pour vous.

« Félix avait adressé du regard cette espèce de menace à Léon. Celui-ci semblait prêt à éclater : j’intervins.

« — Vous lui en voulez donc beaucoup ? dis-je en riant.

« — Assez, reprit Félix, pour lui donner une leçon.

« — Comme les donnent les capitaines ? repris-je en voyant la colère s’allumer sur le front de Léon ; les armes à la main, sans doute ?

« — Pourquoi pas ? dit Félix en regardant toujours Léon.

« — Eh bien ! répliquai-je après avoir pris une paire d’épées suspendues dans la salle à manger, me voici prête à la recevoir.

« Je tendis une épée au capitaine, et je tirai l’autre de son fourreau, en me mettant en garde.

« — Quoi ! s’écria Félix, c’est vous ?

« — C’est moi, lui dis-je, qui suis la coupable ; allons, capitaine, en garde !

« Je m’avançai sur lui l’épée haute ; il recula en rougissant de colère. Ma famille, qui n’avait vu dans tout cela qu’un enfantillage, se prit à rire. Mon père et Hortense dirent gaiement :

« — Allons, Félix, défends-toi ; elle te fait peur ?

« Seule je devinai la colère de Félix, car seule je compris que je venais de le rendre ridicule devant celui qu’il eût voulu anéantir ; cependant il se remit, et reprit avec assez de présence d’esprit, car il ne soupçonna pas un moment que je pusse mentir :

« — Vous êtes plus adroite à manier l’épée que la bêche, ma chère Henriette, car vous avez bien étrangement replanté tous ces beaux rosiers que vous aimiez tant.

« Léon fut tout interdit, et moi, qui voulais qu’il fût heureux comme je l’étais, je répondis :

« — Il me plaisent comme il sont.

« — Eh bien ! dit mon père, Henriette nous montrera cela après le déjeuner.

« Ce fut mon tour d’être embarrassée ; car j’avais bien vu Léon emporter mes rosiers, mais je ne savais où il les avait mis.

« — Volontiers, répondis-je à tout hasard, et comptant m’échapper avant tout le monde pour découvrir cet endroit.

« Pendant le déjeuner j’examinai le visage de Léon. Il n’osait croire sans doute à ce que ma conduite devait lui faire supposer. Peut-être, si je l’avais vu radieux, me serais-je repentie de m’être aussi imprudemment mise dans sa confidence, d’avoir accepté si complétement ce dévouement de bons soins ; mais il passait si rapidement d’une joie douce à une incertitude tremblante, que je lui pardonnai mon imprudence. La timidité de son espérance me charma. Moins il osait envers moi, plus je me sentais hardie envers lui.

« Cependant on continuait à me parler de mon jardin, et l’on me demanda quel endroit j’avais choisi pour l’y transporter.

« — Un endroit charmant, vous verrez.

« — Pour ma part, dit Félix, il m’a fallu suivre la trace de la roue de la brouette pour le découvrir.

« Je pensai que cet indice pourrait me guider, mais Félix ajouta :

« — Et si le jardinier eût eu fini de ratisser les allées comme à présent, je déclare que jamais je n’aurais été chercher un parterre de roses où vous l’avez caché.

« Le parc est assez grand pour que je fusse moi-même embarrassée de découvrir mon nouveau parterre. Je commençai à trembler de mon mensonge.

« — Mais où diable l’as-tu donc caché ? me dit mon père.

« — Je vous y mènerai.

« — Félix, dites-moi cela, ajouta mon père.

« — Je ne ferai pas une maladresse de plus, en enlevant à Henriette la surprise qu’elle vous ménage.

« Félix avait du malheur, il repoussait pour m’obliger le seul service qu’il pût me rendre. Quant à Léon, il ne pouvait comprendre mon embarras, puisqu’il ignorait comment je savais que mes rosiers avaient été déplantés. Bientôt on se leva de table, et Léon disparut ; j’étais fort en peine de ce que j’allais faire. On me pressait ; je pris un parti, et je priai qu’on me suivît. À tout hasard, je comptais faire errer ma famille dans le parc et profiter de l’instant où je trouverais mon parterre comme si j’avais choisi le chemin le plus long. Mais mon père était fatigué, il me prit le bras.

« — Allons, me dit-il, et ne nous fais pas courir, j’ai de vieilles jambes qui ne plaisantent plus.

« Ce fut alors que mon embarras fut à son comble, alors aussi que cette sainte divination qui éclaire les cœurs vint me tirer de cet embarras. À défaut d’un mot du coupable, à défaut d’une trace sur la terre, je cherchai le fil invisible et léger qui avait dû conduire Léon. Léon avait dû choisir l’endroit du parc où je me plaisais le mieux, un lieu solitaire et couvert où j’aimais à m’asseoir seule sur un banc de bois. J’y marchai avec la certitude de ne pas me tromper. On me suit, j’arrive et je découvre mes rosiers disposés autour de ce banc où j’avais tant de fois pensé au bonheur avant de connaître Félix et Léon. Ce fut encore pour moi une nouvelle joie, non parce que Léon avait choisi cet endroit, dans ma pensée il ne pouvait y en avoir d’autre, mais parce que je l’avais si bien deviné.

« Hélas ! toutes ces choses qui paraîtront peut-être puériles à ceux qui me liront, ont été les plus grands événements de ma vie. Ce fut ainsi que je marchai seule dans ma passion. Puis vint le jour où nous marchâmes à deux. Car jusque-là j’avais aimé Léon, Léon m’avait aimée ; mais il me semble que je n’aurais pas osé dire que nous nous aimions. Ce fut encore à l’occasion de ce jardin que commença notre intelligence, ce fut à cause de ce jardin que notre amour se confondit en une pensée unique. Depuis le jour dont j’ai parlé, mon parterre était devenu le but de notre promenade du dimanche après le déjeuner. Les fleurs en étaient devenues une propriété si exclusive que, par un accord tacite, personne n’eût osé en cueillir une sans ma permission. Par cela même elles étaient devenues précieuses, c’était une faveur que de les obtenir. Mon père ne manquait jamais de me dire :

« — Allons, Henriette, fais-nous les honneurs de ton parterre.

« Et je donnais une rose à toutes les personnes présentes. Léon était venu plusieurs fois, et comme aux autres je lui donnais une fleur ; mais je la lui donnais devant tout le monde, et je comprenais qu’ainsi je ne lui donnais rien. Un jour il arriva que j’avais fait ma distribution quand il nous rejoignit. Nous quittions le parterre. Je n’aurais osé retourner cueillir une fleur pour Léon. Il s’approcha de moi, qui marchais la dernière avec mon père.

« — Vous êtes venu trop tard, lui dit celui-ci.

« — Je n’aurai donc rien ? dit Léon.

« Je ne répondis pas, mais je laissai tomber la rose que je tenais à la main. Il la ramassa et la serra sur son cœur. J’attendais depuis longtemps ce moment de le payer de ses soins, car je ne puis dire par quel charme inouï il devinait mes pensées et semblait les accomplir avant que je les eusse exprimées. Je vis du bonheur dans ses yeux et je fus heureuse. Depuis ce temps je ne lui donnai plus mes roses, je les laissai tomber ; puis il avait son rosier, un rosier où je ne cueillais de fleurs que pour lui. Dire comment sans nous parler nous nous comprenions, expliquer par quelle intelligence commune nous causions avec la parole des autres, comment un regard furtif donnait à un mot indifférent, prononcé par un indifférent, un sens qui n’était qu’à nous deux, ce serait vouloir écrire l’histoire de notre vie, heure à heure, minute à minute. Cependant tout cela était innocent ; ces gages si éphémères qu’il conservait avec tant de soin, je les eusse donnés à un ami, et aucune parole n’avait dit encore à Léon que je les lui donnais à un autre titre. Un jour vint cependant où je reçus et rendis un gage qui délia, pour ainsi dire, le silence de nos cœurs. Qu’on me pardonne ces détails des seuls jours où j’ai senti la vie dans toute sa puissance, qu’on ne rie pas de ces frêles bonheurs qui seuls encore m’aident à supporter le lourd malheur qui m’a frappée : ce sont les seuls moments du passé où je puisse endormir ma peine par le souvenir, et celui-ci me fut bien doux, non pas pour le bonheur qu’il m’apporta, mais pour le bonheur que je pus rendre. Car, j’avais raison de le penser, aimer c’est rendre heureux. C’était la veille du jour de ma naissance. Mon père, ma mère, mes frères, jusqu’à mes nièces me lutinaient en me menaçant de leurs cadeaux pour le lendemain.

« — Tu ne t’attends pas à ce que je te donnerai, disait l’un.

« — Tu verras si je connais ton goût, disait l’autre.

« Chacun se promettait de me faire un grand plaisir, Léon seul n’osait rien me dire. Il ne se vantait pas, il me regardait. Oh ! que c’est affreux de ne plus voir, de ne plus aimer ! Ô mon Dieu ! quand ouvrirez-vous ou fermerez-vous tout à fait ma tombe ?

« Léon me regardait. Mon Dieu, quel charme avez-vous donc mis dans les yeux de celui qu’on aime ? quelle lumière si céleste, quel rayon si éthéré en jaillit donc, qu’il pénètre dans l’âme comme un air qui fait vivre et qui parfume la vie ? Léon me regardait, et je sentais mon cœur se fondre en joie sous son regard. J’étais sûre qu’il avait pensé à moi. Le lendemain venu, après que tout le monde fut levé et fut venu m’apporter, ceux-ci des fleurs, ceux-là des bijoux, je descendis dans le jardin. Léon s’y trouvait. J’étais résolue à recevoir ce que son regard m’avait promis. Je m’approchai de lui : il était tremblant, il allait parler, lorsque Félix s’approcha et m’offrit une charmante parure. Léon se retira, mon regard le rappela. Je vis qu’il prenait une résolution, j’attendis.

« — Pardon, me dit-il, j’avais oublié… Ce matin, en courant dans le parc, j’ai trouvé ce mouchoir ; il est marqué à votre lettre, je crois qu’il vous appartient, je viens vous le rendre.

« Je fus blessée d’abord : il avait trouvé un de mes mouchoirs et il ne le gardait pas ! Je le pris sans le regarder et le remerciai sèchement ; il s’éloigna tout confus. En ce moment Hortense vint près de nous, et, m’arrachant vivement ce mouchoir, elle me dit :

« — Voyez la petite sournoise ! elle a fait son beau mouchoir avant moi, elle y a travaillé la nuit afin de l’avoir pour sa fête : ce n’est pas loyal. Mais comme il est joli ! je n’aurais pas cru qu’il vînt si bien, car tu étais bien distraite en y travaillant.

« Je n’avais pas compris d’abord ; mais, en regardant ce mouchoir, je vis qu’il était absolument pareil à celui que je brodais et qui n’était pas fini. C’était donc le présent de Léon, un présent que je pouvais garder sans le cacher, un mouchoir qui m’appartiendrait mieux que le mien ; car seule je saurais d’où il me venait. J’acceptai l’explication donnée par Hortense, et aussitôt je remontai chez moi ; je cherchai celui qui n’était pas achevé, je pris une bougie, je le brûlai. Pouvais-je désirer avoir de moi rien qui pût rivaliser avec ce que m’avait donné Léon ? Quand je descendis pour déjeuner, il était rêveur, il était triste, il me regarda. Je tenais son mouchoir, je le passai sur mon front ; tout son visage s’illumina de joie. J’avais souvent entendu dire qu’il faut redouter les paroles de l’amour. Ce sont ses regards et ses douces extases qu’il faut craindre. Que m’eût dit Léon qui valût ce bonheur que je venais de lui donner ? Il me revint au cœur, et je ne parlai pas pour qu’il ne m’en échappât rien. Puis nous allâmes faire notre promenade. Pour la première fois, Félix nous accompagnait. Je fis ma distribution de roses, et Léon eut une des dernières qui restassent sur son rosier. Ce jour-là je la lui donnai en lui disant : Merci. Il la reçut avec transport. À ce moment Félix s’approcha.

« — Et moi, me dit-il, n’aurai-je rien ?

« — Si fait, lui répondis-je, et j’allai cueillir une autre fleur.

« — Serai-je moins bien partagé que Léon, et n’aurai-je pas comme lui une de ces belles roses mousseuses qui sont là ?

« — Il en reste si peu !

« — C’est pour moi que vous vous en apercevez ?

« J’avais trop de bonheur dans l’âme pour vouloir le compromettre. Je pris la plus belle rose et la donnai à Félix, qui me remercia. Je voulus regarder Léon pour me faire pardonner ; mais il jeta loin de lui la rose que je lui avais offerte, et demeura à sa place immobile et désespéré. Je compris sa colère, car je venais de flétrir notre secret. Félix causait avec moi, je lui répondais à peine. On l’appela et il s’éloigna de quelques pas. J’oubliai toute prudence, je m’approchai de Léon.

« — Vous avez jeté votre rose ?

« — Ce n’est plus la mienne, c’est celle de tout le monde.

« — C’est mal ce que vous dites là ?

« — C’est mal ce que vous avez fait !

« — Vous qui rendez si bien ce que vous ne trouvez pas, que diriez-vous si j’avais refusé ce qui n’était pas à moi ?

« — Oh ! ne me le rendez pas, reprit-il avec effroi. Il se tut, puis il ajouta tout bas en me regardant : Mais laissez-moi regretter de n’avoir pas gardé ce que j’avais véritablement trouvé.

« Je suivis ses yeux ; ils s’arrêtèrent sur ce bracelet de cheveux qu’il m’avait si timidement rendu. Par un mouvement plus rapide que ma pensée, je le détachai de mon bras, et lui dis :

« — Tenez.

« Il jeta un cri. Je m’enfuis aussitôt. Je craignis de voir son bonheur. Hélas ! on prétend que c’est la douleur de ceux qu’elles aiment qui égare les femmes ; ce ne fut pas ainsi pour moi. Toutes les fois que je souriais à Léon, que je le regardais, que je lui parlais, il y avait en lui tant d’ivresse, tant de bonheur, que je ne puis dire quel attrait je trouvais à semer une si puissante félicité près de moi. Oh ! je l’aimais bien, je l’aimais pour qu’il fût heureux. C’est pour qu’il fût heureux que j’ai été coupable ; c’est parce que je crois en son bonheur s’il me revoyait que je souffre, et c’est pour cela aussi que je souffre avec courage.

« Les jours qui suivirent celui-là furent les jours vraiment heureux de ma vie. Je sentis, dans toute sa plénitude enivrante, le bonheur d’aimer et d’être aimée. Pourtant je ne me dissimulais point qu’il y avait entre Léon et moi un obstacle qui serait invincible. Je le voyais, je le regardais en face ; mais il ne m’inspirait pas de terreur. Je n’avais aucun moyen de changer le sort qui m’attendait, mais je n’en cherchais pas ; j’aimais, j’étais aimée ! ce sentiment tenait tout mon cœur. Cette ivresse était si complète que je n’avais plus besoin de souvenirs ni d’espérances. Le présent était toute ma vie. Ce que j’avais été, ce que je deviendrais ne pouvait parvenir à m’occuper : j’aimais, j’aimais.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! maintenant que la réflexion, la solitude, le désespoir m’ont éclairée sur tant de choses qui se disaient autour de moi, il me semble que ceux qui parlaient d’amour n’avaient jamais aimé, ou bien j’aimais comme les autres n’avaient aimé jamais. Mon Léon était mon âme, ma pensée, ma vie. Je n’étais pas comme ceux qui font des projets d’avenir pour être heureux ensemble ! c’eût été penser hors de ce que j’éprouvais, et je ne le pouvais faire. Je me sentais le cœur suspendu dans un bien-être au-dessus de tous les calculs et de toutes les prévoyances ; les forces de ma vie et de ma pensée suffisaient à peine à cet enivrement. Ô mon Léon ! je t’ai aimé, aimé comme tu ne peux le croire, car, maintenant en te donnant ma vie, maintenant en acceptant la torture de mort où je vis pour ne pas renier ton amour, je ne t’aime plus comme alors ; je pense à ma vie perdue, à mon honneur flétri ; je sais ce que je fais, j’ai une volonté. Alors je n’en avais pas ; j’aimais, c’était tout : devoir, honneur, vertu, c’était aimer. Pauvre Léon, que je t’aimais !

« Ce qui se passa entre moi et Léon durant un mois que je fus ainsi, je ne le pourrais dire. Tout me plaisait et m’enivrait. S’il était près de moi, j’étais heureuse ; s’il était loin de moi, j’étais heureuse ; je ne redoutais ni son absence ni sa présence. Quand il me parlait, sa voix vibrait en moi et y éveillait un écho si puissant qu’il murmurait sans cesse, et que je l’écoutais encore quand il ne me parlait plus. Ai-je vécu de la vie des autres durant ce temps ? étais-je de ce monde ? n’ai-je pas été ravie au ciel, dans une atmosphère inconnue ? n’est-ce pas un rêve où veillait l’amour seul, tandis que la prudence et le devoir dormaient dans mon cœur ? Oui, ce fut un rêve, un délire, une ivresse sans nom ; car, lorsque le malheur vint m’en arracher, je n’aurais pu dire ce qui s’était passé, je n’aurais pu préciser une seule circonstance de ces jours si pleins, j’en éprouvais seulement un ressentiment qui avait sa joie douloureuse. Mon cœur était rompu de la céleste étreinte qui l’avait tenu si longtemps. Il me semblait, lorsque je revins à la vie ordinaire, que, si cet état eût duré longtemps, ma force s’y serait doucement fondue comme une cire blanche dans un doux foyer, et que mon âme s’y serait évaporée comme un éther subtil au soleil. C’était ainsi qu’il fallait me faire mourir, mon Dieu ! et non comme je meurs à présent. Je serais retournée à vous sans avoir péché, et vous m’eussiez accueillie, car vous êtes le Dieu de l’innocence. Et pourtant j’espère fermement que vous ne me repousserez pas, Seigneur ! Seigneur ! car vous êtes aussi le Dieu de la douleur.

« J’hésite, j’hésite à commencer le récit de ce qui va suivre ; car maintenant tout y est terreur, désespoir et crime. Oh ! Félix était bien ce que j’ai dit : le tigre qui aime sa proie pour la dévorer, le tigre qui s’accroupit sous les fleurs étincelantes du cactus, où sa robe rayée se mêle et se perd dans les bosquets de ses épais buissons ; c’était bien le tigre qui veille longtemps et silencieux, pour bondir soudainement sur sa proie et ne lui apparaître qu’avec la mort.

« Un matin, l’hiver était venu, je descendis dans le parc, j’allai me promener dans une allée qu’on découvrait de la fenêtre près de laquelle travaillait Léon. Je ne pouvais guère le voir, mais je savais qu’il me voyait, et je lui apportais ma présence. Le soir, à la veillée, il trouvait mille moyens de me dire entre nous tout ce que j’avais fait, mes moindres gestes, combien de fois j’étais passée : nous avions des signes convenus pour tout cela ; nous étions heureux de ces entretiens. Le matin dont je parle, Léon m’arrêta au détour d’un massif.

« — N’allez pas plus loin, me dit-il, le capitaine a fait enlever mon bureau de la fenêtre où il était, il se doute de notre amour. Je l’ai vu se diriger vers notre allée. Il va sans doute vous y espionner. Je me suis échappé pour vous prévenir.

« À ces mots j’aperçus Félix qui venait vers nous.

« — Fuyez ! dis-je à Léon.

« — Non, me dit-il, ce serait lui montrer que nous avons quelque chose à cacher. Calmez-vous, et répondez-moi comme je vous parlerai.

« Le capitaine nous avait vus. Cependant il ne hâta pas sa marche. Cette lenteur m’épouvanta : elle m’apprit qu’il était sûr de ce qu’il soupçonnait et de ce qu’il voulait faire. Du bout de la longue allée où il venait d’entrer jusqu’à nous, je crus sentir ses regards durs et glacés sur mon cœur. Lorsqu’il fut à quelques pas de Léon, celui-ci me dit avec calme :

« — Je m’occuperai, Mademoiselle, de copier cette musique nouvelle.

« — Je vous serai obligée, lui dis-je.

« Félix s’arrêta, et nous jeta un sourire de pitié et de mépris.

« — Monsieur Léon, dit-il, voulez-vous me suivre ? j’ai quelques ordres à vous donner.

« L’idée soudaine me prit de savoir ce qui allait se dire, et je répondis aussitôt :

« — Je vous laisse ensemble.

« Je feignis de me retirer rapidement, comme si je fuyais ; mais, grâce à l’épaisseur de nos charmilles d’if, je pus me rapprocher de l’endroit où Léon et Félix étaient restés. Le capitaine ne prit pas la parole sur-le-champ : il voulait sans doute me laisser le temps de m’éloigner. Ce fut Léon qui parla le premier ; sa voix me fit un effet étrange, ce n’était pas la voix dont il me parlait. Autant celle que j’aimais avait de douceur et de soumission, autant celle que j’entendais en ce moment avait de fierté et d’assurance.

« — Quels ordres le capitaine Félix a-t-il à me donner ?

« — Un seul, Monsieur, répondit celui-ci avec un calme qui m’étonna, c’est celui de vous tenir prêt à partir demain.

« — Je ne suis pas entré dans la fonderie de M. Buré pour faire les affaires extérieures.

« — Aussi n’est-ce pas pour ses affaires que vous partirez, ce sera pour les vôtres. Vous êtes assez instruit, monsieur Lannois, et je pense qu’il est temps de vous renvoyer à monsieur votre père.

« Cette nouvelle me foudroya. Je fus obligée de m’appuyer à la charmille ; j’étais près de m’évanouir, quand la voix de Léon me rassura en m’épouvantant.

« — C’est-à-dire que vous me chassez, Monsieur ?

« — Je ne me suis pas servi de cette expression, reprit le capitaine d’un ton parfaitement calme.

« — Soit, Monsieur, répondit Léon d’un ton légèrement railleur ; je n’ai pas le droit de vous faire plus grossier que vous ne l’êtes.

« — Vos injures sont inutiles, mon petit Monsieur, repartit Félix d’un ton méprisant.

« — Et vos ordres sont également inutiles, mon terrible capitaine, répéta Léon en ricanant.

« — Il faudra pourtant obéir.

« — Quand celui qui est le maître ici me les aura signifiés.

« — Le maître ici, c’est moi !

« — Pas encore, pas encore ! s’il vous plaît ! le maître, c’est M. Buré. Je sais bien que vous avez la promesse d’être associé à la maison quand vous aurez touché la dot d’Henriette. C’est si commode de faire sa fortune en épousant une jeune fille riche ! Mais le mariage n’est pas encore fait. Jusque-là vous êtes commis, commis comme moi, monsieur le capitaine, et, s’il vous plaît de donner des ordres, il ne me plaît pas à moi de les recevoir.

« Je m’attendais à une explosion de colère de la part de Félix. Je reconnus, au son de sa voix, qu’il y avait chez lui un parti pris de se modérer.

« — Tous vos vœux seront satisfaits, Monsieur, et je vais prier M. Buré de vous répéter ce que je viens de vous dire.

« — C’est-à-dire, s’écria Léon hors de lui, que vous allez me dénoncer !

« — Vous dénoncer ! monsieur Léon, et pourquoi ? Je vous crois un fort honnête homme, vous ne manquez ni d’assiduité ni d’intelligence ; mais, que voulez-vous, c’est peut-être un caprice, mais votre figure ne me revient pas, elle m’agace les nerfs.

« — Savez-vous, capitaine, que je peux prendre ceci pour une insolence ?

« — Et à quoi cela vous mènera-t-il ?

« — À vous en demander raison.

« — Je ne pourrai vous la rendre, mon bon ami. Quand votre père vous a envoyé chez d’honnêtes négociants, nous vous avons reçu en bon état de santé ; nous vous retournerons de même, comme d’honnêtes négociants que nous sommes. Puis, quand monsieur votre père nous aura avisés que vous êtes arrivé sans avaries, s’il vous convient de venir vous promener par ici, alors je vous rendrai toutes les raisons qu’il vous plaira de me demander.

« — J’y compte, répondit Léon avec un dédain qui, au milieu de mon désespoir, me fit plaisir, car il devait humilier Félix ; j’y compte, mon bon ami, comme vous dites ; mais en attendant, je vous avise, mon très-bon ami, que vous êtes un sot.

« Toute la résolution du capitaine céda à cette injure.

« — Misérable ! s’écria-t-il.

« — Eh ! venez donc, capitaine, venez donc ! il y a des épées chez moi.

« — Non, reprit Félix, qui se remit aussitôt, non, il faut d’abord vous chasser.

« Et craignant sans doute de céder à sa colère, il s’éloigna rapidement. Je voulus faire quelques pas pour aller vers Léon ; la force qui m’avait soutenue me manqua tout à coup, et je tombai évanouie. Quand je revins à moi, j’étais dans le salon de notre maison, entourée de toute ma famille. Les regards qu’on jetait sur moi étaient tous empreints d’une farouche sévérité. Mon frère seul me regardait avec quelque bonté. Je n’étais pas remise encore dans ma raison, que mon frère me dit presque avec douceur :

« — Henriette, es-tu coupable ?

« Ah ! malheur, malheur et malédiction sur ceux qui parlent aux cœurs innocents un langage qui suppose le crime ou le vice ! Ces mots : Es-tu coupable ? avaient sans doute pour ma famille un autre sens que pour moi, car la réponse que je leur fis eut aussi une signification que je n’ai comprise que plus tard. Pauvre enfant qui aimais, mais qui aimais encore comme un enfant ! je ne pensais qu’à celui qu’on allait chasser, et je répondis à cette terrible question : Es-tu coupable ? par ces mots :

« — Grâce, grâce pour Léon !

« — Malheureuse ! s’écria mon père en se levant.

« — Oh ! Henriette ! me dit Hortense tout bas.

« Mon père, que ma mère avait peine à contenir, poussait de sourdes malédictions. Je restai stupéfaite. J’avais la conscience de ma faute, car j’avais désobéi au vœu de ma famille ; mais j’avais aussi celle de mon innocence. Sans savoir ce qu’étaient les crimes de l’amour, je comprenais bien que je n’avais pas oublié tous mes devoirs. Je me levai donc aussi à mon tour, et, m’adressant avec force à mon père, je répondis :

« — Vous m’avez demandé si j’étais coupable ; coupable de quel crime ? coupable d’aimer M. Lannois, c’est vrai ; coupable de le lui avoir dit, c’est vrai ; coupable d’avouer qu’il m’aime, c’est vrai. S’il y a des crimes au delà de ceux-ci, je les ignore.

« Aussitôt je sortis du salon, mécontente envers tous de ce que je n’avais trouvé que des visages sévères et accusateurs lorsque le bonheur de ma vie venait d’être brisé, désespérée en moi seule de la profondeur de peine où je me sentais tomber, comprenant par la douleur cet amour que j’avais compris par la joie : amour immense, amour qui était le centre de ma vie, ou qui la tuera ou me rendra folle si on l’en arrache ! Cependant la colère se mêlait à mon désespoir. N’avoir pas trouvé un mot de pitié dans tout ce monde qui m’entourait et qui était heureux, cela m’irritait. J’accusais autant que j’étais accusée, lorsqu’un incident inouï vint pousser ce sentiment au dernier degré de violence. J’ouvre la porte de ma chambre, et je vois Félix devant mon secrétaire ouvert, Félix fouillant les tiroirs, examinant mes papiers.

« Je poussai un cri d’horreur et de mépris.

« — Qu’y a-t-il ? s’écria mon frère, qui m’avait suivie avec sa femme.

« — Un laquais qui force les meubles, m’écriai-je dans la fureur de mon indignation.

« — Henriette ! s’écria Félix, à qui la violence de mon injure ne laissa pas le temps de rougir de son infâme action.

« — Sortez, lui dis-je, sortez de chez moi ; je vous chasse de cette chambre.

« À ma voix, à mon aspect, mon frère et sa femme restèrent immobiles sur le seuil de ma porte. Leur rougeur attesta à Félix qu’ils étaient honteux pour lui de ce qu’il venait de faire. Et puis la colère avait dû me prêter un accent bien souverain, car le capitaine sortit sans prononcer une parole, la pâleur sur le front, la rage dans les yeux. Le regard que nous échangeâmes alors portait notre destinée à tous deux : ma haine et mon mépris éternels pour lui ; sa vengeance et sa haine éternelles pour Léon et pour moi. À peine Félix fut-il sorti, que je fermai ma porte, et que je pus l’entendre dire à mon frère :

« — Je n’ai pas trouvé une preuve.

« Une preuve ! Une preuve de quoi ? de mon amour ? il n’en était pas besoin ! je l’avouais, je le proclamais. C’était donc des preuves de mon déshonneur ? De mon déshonneur ? Oh ! vous qui lisez ce misérable récit, n’oubliez pas sur quel livre il est écrit ; comprenez par quel effroyable calcul il a été laissé, après beaucoup d’autres, à côté de ma solitude. D’abord ç’a été des pages moins horribles, d’abord un livre qui s’appelait Faublas, puis d’autres, beaucoup d’autres, corrupteurs assis au chevet de mon cercueil pour y infecter mon âme, et dont quelques pages ont sali mes regards jusqu’au moment où j’ai entrevu ce qu’ils voulaient dire. Aujourd’hui, je sais quelles preuves Félix cherchait, je sais ce que voulait dire ce mot déshonneur ! Mais alors, Dieu le sait, la virginité de ma pensée était aussi pure que celle de mon corps, et cet amour, dont ils me faisaient une honte, était un ange du ciel aux ailes blanches, qui n’avait pas encore touché la terre.

« Cependant, tout me disait que l’accusation de ma famille ne s’arrêterait pas où s’était arrêtée ma faute, et dans l’irritation où la sévérité des uns et l’audace insultante de l’autre m’avaient plongée, je cherchais cette faute ; je regrettais de ne pas l’avoir commise ; j’enviais aux miens, et à Félix surtout, la consolation qu’ils éprouveraient à me savoir innocente ; je leur donnerais donc une joie pour une pudeur qu’ils ne m’avaient pas même supposée ! Cet état de colère et de fièvre était trop violent, il se calma bientôt, et la douleur vint me soulager. Je perdais Léon ; je le perdais soudainement, sans lui dire adieu, sans lui rien jurer, sans que nous nous fussions dit : Souffrons et espérons. C’était affreux ! Plusieurs fois je voulus descendre pour voir mon père, mon frère, Hortense, pour leur dire que j’étais innocente, pour leur demander de ne pas laisser partir Léon ou de me permettre de le voir : j’étais folle de douleur comme je l’avais été de colère. D’autres fois aussi je voulais sortir et aller au hasard dans la maison, dans le parc, pour le rencontrer, pour le voir de loin. Je ne l’eusse pas fait assurément : arrêtée à la première marche de l’escalier qu’il me fallait descendre, j’aurais reculé, je le sens, je le jure. Mais dans un moment où cette idée s’était tout à fait emparée de moi, je voulus sortir, ma porte était fermée ! fermée en dehors par eux !

« Oh ! que Dieu leur pardonne mon crime ! mais ils m’y ont poussée de tout leur pouvoir. Quoi ! pour une douleur innocente, je n’avais pas trouvé une consolation ; pour une douleur qui pouvait devenir coupable, pas un conseil, pas un appel à ma tendresse pour eux, pas une prière de ne pas les affliger, pas même un ordre de respecter leur nom ! Un verrou ! un verrou ! comme sur un coupable endurci ! une prison comme sur une fille condamnée ! Oh ! oui, mon Dieu, ils méritaient mon crime, et, du fond de mon châtiment, je ne puis encore en avoir le repentir ; ils me perdirent ! Prisonnière du côté de ma porte, j’ouvris ma fenêtre. Ils n’avaient pas encore emprisonné mes regards, et, malgré eux, je vis Léon, mais Léon qui partait, Léon à cheval qui passait au bout du chemin qui s’étendait devant moi. Ainsi, l’exil pour lui, la prison pour moi : tout cela en une heure ! Les bourreaux vont moins vite.

« Je ne sais ce qui l’eût emporté alors, de mon désespoir ou de mon indignation, mais tous deux auraient eu le même résultat ; je me serais jetée par cette fenêtre, si un signe de Léon ne m’eût dit : Espère ! J’espérai, et je le regardai résolument s’éloigner, bien décidée à lutter contre tous et à défendre mon bonheur par tous les moyens. À peine avais-je perdu de vue celui qui s’éloignait ainsi, que j’entendis ouvrir les verrous qui me tenaient enfermée ; on me rendait la liberté parce qu’on avait cru qu’elle était protégée maintenant par l’absence de celui que j’aimais. Je refusai leur liberté. Oh ! la mienne ne m’eût conduite qu’à de vaines espérances ; je n’eusse pas revu Léon si on eût laissé mes pas libres d’aller le trouver. Ils n’avaient pas compris cela, ils ne comprirent pas non plus pourquoi je m’obstinai à ne pas descendre ; et sûrs qu’ils étaient de mon innocence, car j’ai su depuis que les nobles protestations de Léon les avaient éclairés, sûrs de mon innocence, ils ne revinrent pas à moi me consoler de leurs soupçons ; ils me laissèrent sous la flétrissure d’une accusation d’infamie, parce que Félix leur disait qu’il ne fallait pas céder à une passion de jeune fille, à une colère d’enfant. Je restai donc avec cette pensée qu’ils me croyaient coupable ; rassurés sur mon honneur, ils dédaignèrent de me rassurer sur leur pardon. Peut-être j’aurais dû aller l’implorer ; mais demander pardon, c’était une justice pour Félix, et je ne le pouvais pas. Oh ! j’ai bien accompli dans toute leur force les deux grandes passions du cœur des femmes, l’amour et l’aversion. J’aimais Léon jusqu’à mourir pour lui, et je serais morte pour ne pas donner une joie à mon bourreau.

« Bientôt cependant vint l’heure des repas. On pouvait me faire appeler, on me tint en pénitence. J’étais si jeune ! Ils oubliaient que j’aimais et que l’amour est la suprême croissance du cœur. Je ris de leur châtiment. Personne ne veut donc se souvenir ? et Hortense, qui à seize ans avait épousé mon frère, ne voulait donc pas se rappeler qu’elle était femme et mère à un âge où elle me laissait traiter comme un enfant capricieux ? On vint cependant chez moi, une servante se présenta pour me servir ; j’allais la renvoyer, lorsqu’elle me glissa furtivement un papier dans la main. Quelques mots étaient tracés au crayon : « Je pars, mais je reviendrai ce soir. Il faut que je vous parle, il faut que nous soyons sauvés. À dix heures, je serai à la petite porte du parc ; y serez-vous ? j’attends. » Par un hasard étrange, jamais je n’avais vu l’écriture de Léon. Cette lettre n’était pas signée ; cependant je ne doutai pas un moment qu’elle ne fût de lui, et je répondis au bas de ce billet : « Oui ; » et je le remis à la servante.

« Je dois l’avouer : cette action qui a décidé de ma vie, je la fis sans réflexion. Cette servante était devant moi ; Léon attendait ; et j’avais besoin de voir Léon, non pas pour son amour dans ce moment, non, je le jure, mais pour lui dire ce que je deviendrais, pour lui demander ce qu’il comptait faire. C’était comme un conseil à tenir pour notre avenir, au moment d’une catastrophe. Mon billet parti, je compris que c’était un rendez-vous que je venais de donner ; et pourtant ce n’était pas ce qu’on appelle un rendez-vous d’amour. La veille de ce jour Léon me l’eût demandé à genoux, je l’aurais refusé. Ce jour-là, je lui eusse fait dire de venir s’il ne m’avait devancée. Nous avions déjà le malheur comme sauvegarde. Une autre crainte vint m’agiter : c’était peut-être un piége que Félix m’avait tendu ! Mais à quoi bon ? à me faire commettre une faute ? eh bien ! j’y étais décidée, et, sur le salut de mon âme, qui est ma seule espérance dans mon désespoir, cette faute que je commettais n’était qu’une désobéissance de plus, une révolte contre Félix, un moyen de tenter de lui échapper ; l’amour y était oublié, et s’il m’avait fallu écrire d’avance tout ce qui eût dû se dire dans cet entretien, le mot « Je t’aime » y eût été à peine prononcé, et on n’y eût trouvé que des résolutions de faire intervenir la famille de Léon et de fléchir la mienne. Oui, je le jure encore, je n’avais aucune idée d’un amour coupable, je calculais ce qui me restait de chance de ne pas mourir, je ne savais pas que j’allais hasarder d’autres dangers.

« Le temps se passa ainsi, et, la nuit venue, j’attendis sans terreur le moment où j’allais m’échapper de ma chambre. Seulement alors un frisson me prit ; de vagues images d’une fille séduite, qui fuit la maison paternelle, me passèrent devant les yeux comme des fantômes, pendant que je descendais l’escalier qui criait sous mes pas. J’avais entrevu des tableaux où cela était représenté, et ils se dessinaient dans l’ombre en prenant ma figure. Plus instruite que je ne l’étais, j’aurais peut-être reculé devant ces sombres avertissements ; mais j’avais contre moi la pureté de mon âme et l’ignorance de mes sens. Pauvre enfant que j’étais ! toute ma vie s’était portée au cœur, et je ne comprenais pas que le cœur pût être déshonoré. Je traversai le jardin, j’arrivai à la porte du parc, je l’ouvris : Léon était là. Il entra, il me prit la main ; c’était la première fois qu’il me touchait. Je n’éprouvai aucune émotion, tant j’étais troublée !

« — Viens, me dit-il, viens dans ce pavillon ; là nous serons à l’abri de toute rencontre ; le capitaine peut errer dans le parc, viens.

« Je suivis Léon, car j’avais peur de Félix. Nous entrâmes dans le pavillon, au milieu d’une obscurité complète. Léon me fit asseoir sur un canapé, et se plaça près de moi. Si j’avais parlé la première, le mot que j’eusse prononcé eût été celui-ci : « Et maintenant, qu’allons-nous devenir ? »

« Ce fut Léon qui me parla. Il semblait avoir oublié notre malheur, lui, car il me dit :

« — Oh ! que voilà longtemps, Henriette, que je mourais du besoin de te parler ! Depuis six mois que je t’aime, depuis six mois que ton regard me brûle et me ravit, ne pas t’avoir rencontrée une fois, ne pas t’avoir dit mes tortures, c’était un bien horrible malheur !

« Ces paroles, l’accent dont elles furent prononcées, me troublèrent et me firent peur. Je n’étais pas venue pour qu’il me dît qu’il m’aimait : je le savais si bien ! je l’aimais tant ! Pour la première fois qu’il me dit librement ses pensées, nos cœurs ne se trouvèrent point d’accord. M’aimait-il donc moins que je ne l’aimais, puisqu’il avait besoin de me le dire ? Je ne fis point ces réflexions.

« — Léon, c’est ce qui nous arrive qui est un malheur.

« — Non, me dit-il en baissant la voix ; non, si tu m’aimes comme je t’aime. Je pars, car il le faut ; mais je reviendrai bientôt. La fortune de mon père est immense ; sa tendresse pour moi n’a pas de bornes ; je lui dirai tout, et il reviendra avec moi demander ta main ; ils n’oseront me la refuser.

« — En êtes-vous sûr ?

« — Oui, je suis sûr de l’obtenir, si je puis être sûr que tu te conserves à moi.

« — Léon, lui dis-je en lui prenant la main, je vous jure que, dussé-je mourir, nul autre que vous ne sera mon mari.

« — Il serra mes mains, et, m’attirant vers lui, il me dit :

« — Oh ! tu m’aimes donc, Henriette !… tu m’aimes… tu seras à moi, tu me le jures ?

« Je venais de le lui dire de moi-même. Il me sembla qu’après la manière dont il venait de me le demander, je ne devais plus lui répondre. Puis il s’élevait en moi un trouble étrange. Mon cœur se serrait à me faire mal ou se dilatait à m’étouffer ; je sentais mes mains trembler dans celles de Léon, mon corps frissonner, ma respiration haleter ; et lui, il me disait en m’attirant toujours près de lui :

« — Tu m’aimes, n’est-ce pas ? tu m’aimes ?

« Un trouble inouï me monta du cœur à la tête ; il me sembla que ma pensée s’en allait, qu’un vertige me prenait et allait me faire tomber. Je répondis d’une voix que j’arrachai avec effort de ma poitrine.

« — Laissez-moi… laissez-moi…

« Il ne tint compte de ma terreur, et me prit dans ses bras. Je le repoussai sans le comprendre.

« — Non, lui dis-je, non !

« — Tu m’aimes, et tu seras à moi, reprit-il, à moi, mon Henriette bien-aimée, à moi alors, à moi maintenant, et je croirai à ton amour, et je croirai que tu m’aimes comme je t’aime, que ta vie m’appartient comme la mienne est à toi ?

« — Oui, lui dis-je, je vous l’ai juré ; je serai à vous, Léon, Léon, n’est-ce pas assez ?

« — Pourquoi me repousser ainsi ? reprit-il en se servant de sa force pour tenir mes mains captives, et je sentis ses lèvres sur les miennes.

« Je me levai tremblante, éperdue.

« — Non, non, non ! lui dis-je, refusant à mon trouble plutôt qu’à ses désirs ; car, j’en jure Dieu, j’ignorais ce qu’il me demandait.

« — Henriette ! Henriette ! reprit-il.

« — Ah ! m’écriai-je en exprimant un sentiment inouï d’épouvante, Léon, Léon, vous ne m’aimez pas.

« Et je me pris à pleurer.

« — Oh ! qu’as-tu dit, Henriette ? s’écria-t-il tristement en me ramenant près de lui. Je ne t’aime pas ! et pour cet amour cependant j’ai supporté six mois l’insolence de cet homme à qui tu dois appartenir ! pour ne pas élever un obstacle de sang entre nous, je ne l’ai pas tué, cet homme, qui a osé me dire que tu serais à lui !

« — Jamais !

« — Jamais, dis-tu ? mais il reste, et moi je pars, et toute ta famille sera autour de toi, qui te suppliera, qui te menacera, qui te dira que je ne t’aimais pas, qui te parlera contre moi. Et qui sait, peut-être, si, dans un jour de doute, de terreur et de faiblesse, tu ne succomberas pas, tu ne me trahiras pas ?

« — Léon, jamais !

« — Oh ! tu es trop forte contre mon amour pour ne pas être faible contre leur haine.

« — Léon, grâce et pitié, je t’aime.

« — Henriette, mais tu ne sens donc pas ton cœur qui bout, ta tête qui s’égare ? Oh ! tu ne m’aimes donc pas comme je t’aime ?

« Et je sentais ce qu’il me disait : mon cœur bouillonnait, je frissonnais de tout mon être ; ma pensée, ma raison s’égaraient. J’étais dans ses bras ; son haleine brûlait mon visage, ses lèvres retrouvèrent les miennes, et, quoique la nuit fût profonde, je fermais les yeux. Je me laissais entraîner vers un crime que j’ignorais, mais qu’il me semblait que je ne devais pas voir ; je n’étais pas évanouie, mais j’étais dans les mains de Léon comme un corps inerte. Un anéantissement douloureux du corps et de l’esprit me livrait à lui sans défense, il eût pu me tuer sans que j’en éprouvasse de douleur. Je ne sentais plus rien ; il étreignit vainement ce corps sans âme, il chercha vainement un battement de mon cœur, il appela vainement un mot de ma bouche : je me sentais mourir, voilà tout. Et j’étais coupable, déshonorée et flétrie que je ne savais pourquoi j’étais coupable, déshonorée et flétrie !

« Ce fut le cri de son bonheur qui m’éveilla de cet engourdissement ; je voulus le repousser et le maudire, mais ma parole demeura étouffée sous ses lèvres, et mes larmes se perdirent dans ses baisers. J’étais à lui ! je pleurai : je venais de perdre une illusion, je venais d’apprendre ce que les hommes appellent le bonheur. Le bonheur ! est-ce donc la profanation de l’amour ? Pauvre ange déchu, je venais de tomber du ciel. Car j’étais un ange, moi ; car si j’eusse été une femme seulement, une femme comme tant d’autres, ou j’aurais résisté, ou j’aurais été heureuse aussi ; mais j’ignorais l’amour des hommes, et j’y succombai.

« Cependant le délire de la joie de Léon me calma, et je laissai mon âme redescendre jusqu’à lui, lorsqu’à genoux devant moi il me dit :

« — Ah ! merci, âme de ma vie ! Tu m’appartiens maintenant comme l’enfant à la mère. Maintenant ils me donneront ta main, ou nous mourrons ensemble. Henriette, Henriette, dis-moi que tu me pardonnes.

« Je crus comprendre son ivresse ; il venait d’être sûr que je l’aimais. Oh ! misérable gage d’amour que l’honneur d’une femme ! Je renfermai mon remords, je ne voulus rien retenir de la félicité que je venais de lui donner.

« Ce fut alors, alors seulement, qu’il me parla d’avenir et de projets ; je le laissai dire. Je n’avais plus qu’à me confier à lui, j’avais perdu le droit de lui donner un conseil, de lui demander une espérance ; je n’avais plus de souci à prendre de moi ; il avait voulu ma vie, je la lui avais donnée, je sentais qu’il en était seul responsable. Nous nous quittâmes alors : il partit, je rentrai chez moi. Ce fut une nuit de larmes suivie d’un jour d’affreuses tortures.

« Oh ! peut-on s’imaginer une plus horrible peine ? Le secours qui eût pu me sauver me vint quand j’étais perdue. Hortense, mon père, ma mère, alarmés de mon obstination à rester chez moi, vinrent le matin dans ma chambre, et là ils me dirent que la jalousie de Félix les avait égarés, qu’ils savaient que je n’étais coupable que d’amour, qu’on me pardonnait, qu’on me laissait la liberté de pleurer, de souffrir, et qu’on espérait que le besoin de rendre la paix et le bonheur à ma famille m’aiderait à combattre cette passion plus imprudente que coupable. Le lendemain, mon Dieu ! le lendemain, mon père, un vieillard, ma mère si vertueuse, ma sœur si bonne, mon frère si juste, assemblés autour de mon lit, me disaient cela avec des larmes dans les yeux et de l’indulgence dans la voix, et je ne leur ai pas crié : Insensés et bourreaux, il est trop tard, vous avez laissé tomber votre enfant dans la fange, et vous venez lui tendre la main ; je n’en ai plus besoin ! Je ne leur ai pas dit cela. Je ne fis que pleurer et me tordre sous leurs consolations ; ils crurent que j’allais mourir, et me laissèrent seule. Oh ! dans ce moment, oui, si j’avais su où retrouver Léon, je me serais échappée de notre maison, je serais allée à lui, et je lui aurais dit : Tu m’as voulue, prends-moi donc tout entière, donne-moi un toit, une famille, du pain, un nom, car j’ai honte du nom de ma famille, du toit, du pain que j’ai : tout cela, je le vole impudemment, tout cela n’est plus à moi, je l’ai renié.

« La maladie me sauva du désespoir, la fièvre me prit et me tint vingt jours durant. Quand elle me quitta, je n’avais plus de force que pour être lâche, je n’avais plus de courage que pour mentir et trembler. Je ne redevins digne de vivre que lorsqu’un sentiment inouï, un sentiment plus fort, plus saint, plus ineffable que l’amour, vint me retremper le cœur : j’étais mère, je le devinai avant de le sentir. Avant que les signes accoutumés de la grossesse fussent venus m’avertir de mon état, je ne sais quelle intuition de mes entrailles me cria que je n’avais plus le droit de mourir. Ce n’était cependant qu’un vague sentiment d’espérance qui me prenait ainsi dans mes heures de solitude. Je ne sais pourquoi je regardais avec une curiosité nouvelle les enfants de ma sœur. Je me remettais en mémoire leur visage et leurs cris aux premiers jours de leur naissance. Je les prenais avec amour sur mes genoux, je les y berçais en cherchant à me rappeler les chansons de leurs nourrices. Puis, un soir, comme j’étais à genoux dans ma chambre, priant Dieu dans toute la ferveur du désespoir, lui demandant de détourner de moi le malheur que je pressentais, lui promettant en mon âme de racheter ma faute par une vie de pénitence et de vertu, je sentis une autre vie s’agiter dans la mienne.

« Ô grâce du Seigneur, qui avez mis tant d’amour dans le cœur des femmes, vous en avez mis encore plus dans leurs entrailles ! Misérable fille perdue que j’étais, je ne puis dire de quel cri d’amour je saluai cet être vivant en moi pour devenir le témoin irrécusable de mon crime ; je ne puis dire ce que je me sentis de saints devoirs à remplir envers cette créature qui ne pouvait naître que pour me déshonorer ou me tuer. Ce furent ces devoirs qui me rappelèrent à la vie en m’arrachant à l’horrible abattement auquel je me laissai aller. Depuis deux mois que Léon était parti, je n’avais point de ses nouvelles et l’on évitait de me parler de lui, quoique je devinasse à certains chuchotements que mon sort était sans cesse en discussion parmi ceux de ma famille. Je m’étais préparée à ce qui m’arrivait, je savais qu’on me cacherait toutes les démarches de Léon jusqu’à ce qu’il eût triomphé des obstacles qui nous séparaient ; j’étais patiente parce que j’avais foi en lui. Mais quand je ne fus plus seule, quand je dus craindre pour deux existences frappées du même malheur, mes angoisses devinrent affreuses, mes inquiétudes dévorèrent mon sommeil, et je cherchai à percer le mystère qui m’entourait. Un mois entier se passa ainsi, un mois sans que rien m’avertît que les intentions de ma famille fussent changées à mon égard. J’étais au milieu d’elle comme une jeune fille triste d’un fol amour, et à qui on laisse par pitié la liberté de sa tristesse. On était affectueux avec moi, on allait au-devant de mes désirs quand le hasard me faisait prononcer un mot qui avait l’air d’un désir ; mais on ne venait pas à mon cœur.

« Ni ma mère, ni mon père, ni Hortense ne s’approchaient jamais de moi pour me tendre la main, en me disant que je devais avoir autre chose dans le cœur qu’une passion d’enfant, pour souffrir ce que je souffrais.

« Cette position, à laquelle je m’étais soumise parce que je ne m’en étais pas aperçue, me devint alors insupportable. Que faisait Léon ? Comment n’avait-il pas trouvé un moyen de m’avertir de ses démarches ? Comment moi-même ne l’avais-je pas prévenu de ma position ? Tout cela me donna l’agitation du malheur, après que j’en avais subi l’accablement. La servante qui m’avait remis la lettre de Léon m’évitait et semblait craindre la responsabilité d’une intelligence avec moi. J’appris un jour qu’un mot de pitié qui lui était échappé lui avait valu la menace de la chasser. « Pauvre demoiselle ! avait-elle dit, elle leur mourra dans les mains sans qu’ils s’en aperçoivent. » Quand cette femme disait cela, elle avait raison : oui, je serais morte si l’on m’avait laissée mourir ; mais on a voulu me tuer, et je me suis défendue ; j’ai résisté, je résiste encore. Combien cela durera-t-il ?

« Cependant le temps se passait, et rien ne venait m’avertir que je n’étais pas abandonnée. Oh ! quels jours et quels nuits de tortures, quels effrois soudains ; et quelles lentes et profondes terreurs ! Si un mot sans intention venait heurter par hasard à ma position, je me sentais défaillir ; puis, dans ma solitude, je me figurais le moment où il faudrait dire la vérité, ou bien celui où la vérité serait découverte, et alors c’étaient, dans mes insomnies, d’effroyables tableaux, où j’étais à genoux, criant et pleurant au milieu des malédictions de ma famille. Mais, par une étrange circonstance qui se retrouvait également dans les rêves de mes insomnies et dans les rêves de mon sommeil, jamais Félix ne m’apparaissait dans ces épouvantables délires : seulement il me semblait qu’un fantôme inconnu planait sur ma tête avec un rire hideux. Était-ce donc que mon âme comprenait que menacer et maudire n’était pas assez pour lui, et que mon imagination était en même temps incapable de se représenter un supplice qui fût digne de la cruauté de cet homme ? Je souffrais tant alors que je croyais être arrivée au dernier terme de mon courage. Je ne connaissais pas cette misérable faculté de l’âme qui lui fait trouver des forces pour toutes les douleurs, de manière à ce qu’elle sente toutes les atteintes avant de mourir ou de devenir insensible. Bientôt je commençai ce fatal enseignement. Il m’arriva par de brûlantes blessures qui me dévorèrent le cœur, et par des étreintes glacées qui le serrèrent au point de l’arrêter dans ma poitrine. Aujourd’hui je ne sais pas si je voudrais sortir de ma tombe pour passer par de telles épreuves. La première, et la seule où se trouvât une espérance, me vint à une de ces heures où l’âme est tellement basse, que lui donner même un bonheur, c’est la torturer. C’est comme ces heures où le sommeil pèse sur nos yeux d’un poids si invincible qu’on refuserait de les ouvrir, fût-ce pour voir son enfant.

« Nous étions tous dans le salon, triste réunion où la joie des enfants était devenue importune, tant mon aspect y jetait de morne désespoir ! Un domestique en ouvre la porte avec crainte, et dit assez timidement :

« — La voiture d’un monsieur vient de s’arrêter à la grille, et ce monsieur vient par ici.

« — A-t-il dit son nom ? demanda mon frère.

« — Oui, Monsieur.

« — Eh bien ! comment se nomme-t-il ?

« Le domestique hésita, puis il répondit lentement et en me regardant :

« — Il se nomme M. Lannois.

« — Léon ! m’écriai-je en bondissant.

« — C’est monsieur son père, dit le domestique en se retirant.

« Tous les regards s’étaient tournés vers moi au cri que j’avais poussé.

« — Mais vous ne faites pas attention que vous devenez folle ? me dit mon père d’un air de mépris courroucé. On annonce M. Lannois, et vous, devant un domestique, vous criez Léon ! Retirez-vous dans votre chambre… retirez-vous… il est temps de mettre ordre à tout ceci.

« Je vis, à l’expression de mon père, qu’il contenait sa colère à grand’peine. Je sortis en baissant la tête et en murmurant :

« — Ah ! c’est vous, c’est vous qui ne faites pas attention que je deviens folle.

« Puis, à peine étais-je hors de leur présence, que je voulus voir M. Lannois ; M. Lannois, le père de Léon, envoyé par Léon, mon second père, ma dernière espérance ; je voulus voir cet homme, que je me figurais un vieillard vénérable et bon, un vieillard portant l’indulgence et la protection avec lui.

« Je me glissai dans un cabinet, et là, à travers un rideau, je vis M. Lannois, j’entendis son entretien.

« M. Lannois était un homme très-jeune encore ; son visage était joyeux et rouge, sa taille petite et épaisse, sa tournure grotesque et prétentieuse, sa voix aigre et commune. Qu’on ne s’étonne pas si de ce premier moment je le remarquai si bien : c’est que chacun de ses traits dont je viens de le peindre ne m’apparut que pour me glacer le cœur. Oh ! si c’eût été un homme au visage austère et implacable, j’aurais tremblé, j’aurais désespéré aussi, mais pas de ce désespoir honteux qui comprend d’avance que sa prière sera plutôt méconnue que repoussée. On peut s’agenouiller devant la mort, mais il faut se taire devant la face enluminée de la sottise heureuse. Dût la dureté de ces paroles retomber sur moi, je les maintiens ; car, il faut le dire, cet homme me donna le plus extrême de mes malheurs, il ôta sa dignité à ma souffrance, il me fit rougir, non de honte, mais de dégoût. Oui, lorsque j’ai entrepris ce récit, j’ai cru que le tableau des tortures que je souffre serait le plus cruel à tracer, et maintenant je vois qu’il en est qu’il m’est, pour ainsi dire, impossible de faire comprendre. Oui, quand je dirai qu’on m’a enfermée dans une tombe, loin de l’air et du sommeil, quand je donnerai les horribles détails de cette captivité où je meurs, on me plaindra, on me devinera ; mais pourrais-je faire sentir à d’autres les horreurs d’une brutalité qui écrase et pétrit le cœur et la vie d’une malheureuse sous ses doigts insensibles ? N’importe ! j’essayerai de le dire, car il faut que toutes mes douleurs soient connues, et peut-être, lorsqu’elles le seront, y aura-t-il un cœur de femme qui me comprendra, me pleurera, et priera le ciel pour que les douleurs de ce monde me soient comptées dans un autre.

« D’abord, ce fut entre M. Lannois et ma famille un échange de politesses, puis une conversation d’affaires ; et enfin il s’écria en s’étendant sur son fauteuil :

« — Ah çà ! voyons, il me semble qu’il manque quelqu’un ici ?

« — Qui donc ?

« — Eh ! eh ! pardieu, l’adorée Henriette.

« — Monsieur… dit mon père.

« — Allons, gros papa, ne faites pas l’enflé de dignité. Le gars Léon m’a dit l’affaire : il aime la petite drôlesse et elle l’aime en retour, ce qui est assez probable, vu qu’il est de ma fabrique et qu’on n’en fait pas tous les jours comme ça. Aussi, je vous conseille de le prendre : le moule est perdu, ma femme est morte.

« — Monsieur, reprit mon père choqué de ce ton, une pareille proposition dans des termes…

« — Eh non ! pas de termes, répondit M. Lannois d’un air triomphant, comptant, toujours comptant ; cinquante mille écus au gars Léon.

« — Nous avons d’autres projets pour Henriette, répondit mon père.

« — C’est possible ; mais les deux jeunes gens s’aiment, entendez-vous bien ? et, pour parler par calembour, ceux qui s’aiment (sèment) finissent par récolter.

« Certes, de tous ceux qui écoutaient les étranges paroles de cet homme, j’étais l’esprit le plus innocent et le plus inaccoutumé à la grossièreté de pareilles équivoques, et cependant je compris cette grossièreté. Ne pouvant en entendre davantage, je m’enfuis dans le parc. J’allais comme une folle ; ma dernière chance de salut venait de m’être ravie. En ce moment, je voyais que ma famille devait refuser des propositions faites ainsi ; et telle était la dignité des manières auxquelles j’étais accoutumée, que je ne pouvais en vouloir à personne de ce refus. Que dirai-je ? mon Dieu ! Oui, si moi je n’eusse pas été coupable, je ne sais si cet homme ne m’eût pas fait détourner la tête d’un bonheur auquel il aurait donné la main. En ce moment où j’écris les mots grossiers qui étaient le langage du père de Léon, je me sens rouge et honteuse.

« Mais il faut que je dise ce qui amena mon malheur, et comment j’ai pu être effacée de ce monde, sans que personne s’en soit informé.

« J’étais dans le parc, pleurant, et prise de ce vertige qui mène au suicide. Hélas ! si dans ce moment un gouffre, une mer s’étaient offerts à mes pas, je m’y serais précipitée. Mais j’errais parmi des fleurs et sur des gazons, meurtrissant mon sein et pressant ma tête qui éclatait en larmes, lorsque tout à coup j’aperçus M. Lannois qui sortait de la maison et qui, d’un air agité et colère, se dirigeait vers la grille où était restée sa voiture. Quelque cruelle et brutale que fût son assistance, c’était la dernière qui me pût venir en aide. Je m’élançai vers lui, et, emportée par ma douleur, je lui criai :

« — Quoi ! vous partez, Monsieur ?

« J’étais si désespérée, mon accent avait quelque chose de si déchirant, que M. Lannois recula et me considéra un moment avec étonnement ; puis il reprit de ce ton mortel qui brisait toute espérance, comme la roue d’une machine qui broie indifféremment le fer qu’on lui jette ou le malheureux qui est pris dans son implacable mouvement :

« — Pardieu, si je m’en vais ! que voulez-vous que je fasse d’un tas de pécores qui font les sucrées ? des protestants et des bonapartistes, c’est tout dire.

« — Monsieur, Monsieur ! m’écriai-je, oubliez-vous qu’il faut que je meure, si vous partez ?

« — Vous ? qui êtes-vous donc, vous ?

« — Je suis Henriette, Monsieur.

« — Ah ! oui, l’Henriette, la chérie, la bonne amie, la princesse à Léon ! Merci, mon cœur ! allez demander un mari à vos gros bouffis de parents.

« Et me repoussant de la main, il s’éloigna. Je l’arrêtai.

« — Monsieur, Monsieur ! lui dis-je en joignant mes mains, mais Léon m’aime, et j’aime Léon !

« — Eh bien, mettez ça en réserve pour vous établir chacun à part, ça vous fera une belle avance.

« Toutes ces paroles tombaient sur mon cœur, et, comme le coup de poing implacable d’un portefaix qui frappe une femme, elles me renversaient à chaque coup ; à chaque coup je me relevais sous cette meurtrissure, et je criais encore. Enfin, une dernière fois je regardai cet homme, cet homme qui suait la vie, la santé, la joie ; et moi, pauvre fille mourante et éperdue, je le saisis par ses vêtements, et, m’attachant à lui de toute ma force, je lui dis d’une voix basse et désespérée :

« — Mais je suis coupable, Monsieur, mais je suis mère, mais…

« Et je tombai à ses pieds. Cet homme me regarda pendant que j’étais haletante, et, se détournant de moi, il se mit à siffler en chantonnant :

Je ne savais pas ça, dérira,
Je ne savais pas ça.

« Je tombai la face contre terre, et j’espérai mourir tant je me sentais suffoquée d’affreux sanglots.

« Cependant on m’avait vue de la maison. Mon frère, mon père, Félix accouraient pour mettre un terme à cette scène qu’ils devinaient dégradante pour eux et pour moi ; ils arrivèrent jusqu’à nous, tandis que M. Lannois continuait à chantonner.

« Lorsque Félix me releva, M. Lannois s’écria avec un ricanement triomphant :

« — Doucement, doucement ! prenez garde à l’enfant !

« — Qu’est-ce à dire, Monsieur ? reprit mon frère.

« — Ça veut dire, repartit M. Lannois répétant son hideux jeu de mots, qu’entre jeunes gens, lorsqu’on s’aime on récolte.

« Je retombai à terre, et je vis alors penché sur moi le visage effrayant de ce fantôme inconnu qui avait traversé mes rêves. C’était Félix qui me regardait ainsi. Il y eut sur son visage une contraction effrayante, puis il se releva, et, regardant M. Lannois en face, il lui dit :

« — Vous êtes un infâme et un calomniateur ! et vous venez de mentir impudemment !

« M. Lannois pâlit et trembla. Cet homme si brutal était lâche.

« — Ma foi, c’est elle qui me l’a dit.

« — Ne voyez-vous pas, repartit Félix, que cette malheureuse est folle ?

« — Je ne le savais pas, dit M. Lannois ; je le dirai à mon fils, ça le guérira de sa sotte passion. Une femme folle, bon ! bon ! ça le rendra plus raisonnable.

« Je tentai un effort pour me relever et crier, car M. Lannois avait l’air convaincu de la vérité des paroles de Félix, et sans doute ma conduite ne pouvait qu’aider à cette opinion… Je me traînai sur les genoux, et j’allais parler lorsque la force me manqua, et…… »