Les Mémoires du Diable/Édition 1858/16

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (tome Ip. 204-217).


LES TROIS FAUTEUILS.


XVI


Deux jours après son arrivée, Luizzi aborda un monde assez peu connu dans Paris, ce fut celui de la finance retirée. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de la finance de la restauration, de la finance libérale, qui luttait d’argent avec les grandes fortunes nobiliaires, qui tapissait de soie et d’or ses appartements comblés de commis d’agents de change, au jour des grandes réceptions ; qui, voulant se créer des galeries historiques, se faisait peindre dans une partie de chasse et admettait le visage de son cocher et celui de son piqueur parmi les portraits de famille ; dont tous les diamants, gauchement étagés sur des femmes riches et criardes, n’ont jamais pu atteindre à la séduction d’un grand air de tête aristocratiquement porté ou d’un bout de ruban amoureusement lacé dans les cheveux d’une belle fille de l’Opéra. La finance dont il est question ici datait de plus loin que la restauration, elle avait commencé avec le directoire et s’était mêlée à ce pillage ravissant des fonds de l’État et des plaisirs de la vie. En effet, la France, arrivée au directoire après la république et la terreur, ressemblait volontiers à une armée qui, après avoir traversé un pays hérissé de précipices, d’ennemis, de coupe-gorges, d’embuscades où elle a laissé le meilleur de son avant-garde, atteint enfin une ville amie où il y a quelques heures abondance et sécurité. Alors, ma foi ! c’est un charme de se revoir, de se fêter, de boire, de manger, de rire, de s’embrasser, de danser, bras dessus bras dessous, pêle-mêle, tous à la fois, sans trop faire attention au rigorisme de la toilette, ni de la tenue, ni des actions, sans s’occuper ni des regards curieux, ni des propos méchants ; car tout le monde est entraîné dans le même tourbillon. On va, on court, on se rue au bruit des orchestres, au bruit de l’or des tables de jeu, au bruit des verres qui se choquent : superbe carnaval, magnifique orgie, où les souvenirs servent d’excuse et de défense contre les souvenirs ! car si un homme eût dit à un autre :

— Je vous ai rencontré hier, vous étiez gris !

Le dernier pouvait répondre :

— C’est vrai, je m’en souviens, vous étiez ivre.

Car si une femme eût dit à une autre :

— Vous étiez bien déshabillée hier à l’Opéra !

Celle-ci pouvait lui répondre :

— Vous étiez en chemise à Longchamp.

Car si la première eût ajouté :

— Vous avez donc pris le petit Trénis pour amant ?

La seconde pouvait répliquer :

— Je ne vous ai jamais rien volé, etc.

Et mille autres choses pleines de délire et d’ivresse, qui ont dû faire de singulières consciences à la plupart de ces femmes devenues vieilles, laides, prudes et dévotes. Et voici comment cela arriva.

À cette belle époque, si décolletée et si transparente, on vit revenir une foule d’émigrés. Beaucoup étaient très-jeunes quand ils avaient quitté la France, et la plupart avaient passé leurs belles années de dix-huit à vingt-cinq ans dans les privations, la misère et souvent la mauvaise compagnie. Ce fut donc avec un merveilleux entraînement qu’ils se précipitèrent dans ce monde féerique qui mettait les nudités lointaines de l’Opéra à la portée de la main. Ces nouveaux venus avaient peu d’argent ; leurs fortunes, ébranlées ou ruinées par la confiscation, n’étaient pas encore rétablies ou refaites. Ils empruntaient donc aux maris, donnaient aux femmes et engageaient leur avenir pour dorer le présent. Plus tard, quand l’orgie fut passée, quand les classes commencèrent à se séparer, quand les fortunes se rassirent, la noblesse du faubourg Saint-Germain ne put rompre complétement avec cette finance à qui elle devait beaucoup en capital et intérêt. On dépense vite les millions, on les paye lentement. Cette liquidation dura plus longtemps que l’empire. Déjà la haute finance du directoire s’était peu à peu retirée des affaires. Elle avait habilement cédé les siennes à des commis intelligents qui furent la source de cette finance de la restauration, dont il a été parlé tout à l’heure ; mais elle n’accepta ni leur monde mal-appris ni leurs mœurs de boutique. Habituée aux grands noms et aux grandes influences politiques, elle ne put se résoudre à n’admettre que des célébrités de bourse et d’écus dans ses salons, qui avaient été peuplés à la fois des hommes dont les ancêtres avaient fait l’histoire de l’ancienne France et des hommes qui venaient de faire l’histoire de la France nouvelle. Plus tard, quand la restauration arriva, cette finance princière se tourna complétement de son côté. De cette façon, elle garda ses intimes rapports avec le faubourg Saint-Germain et en copia assez adroitement les grands airs, les grandes prétentions et plus particulièrement la dévotion luxueuse et extérieure. On y rencontrait, à la vérité, peu de femmes de la très-haute aristocratie ; mais on y trouvait les hommes du monde le plus élevé. Beaucoup avaient gardé des relations d’affaires ou d’affection dans cette finance. Il y avait par ci par là de belles filles et de beaux garçons qui avaient des figures et des mains de vieilles races nobiliaires, bien que le titre de comte ou de baron de monsieur leur père ne datât que de l’empire, et les grands seigneurs qui prenaient intérêt à eux le faisaient avec une supériorité protectrice si bien entendue, que personne ne cherchait une raison à cette préférence.

Or, de tous les salons qui lui parurent propres à établir la saine réputation dont il avait besoin, Luizzi surtout préféra celui de madame Marignon ou de Marignon, selon que ceux qui en parlaient lui faisaient l’honneur d’aller chez elle ou avaient l’honneur d’y être reçus. Madame de Marignon était à cette époque (182.) une femme de cinquante à soixante ans, d’une taille très-élevée, assez élancée, passablement osseuse ; elle avait les dents magnifiquement conservées, le visage parcheminé, des bonnets très-élégamment montés, des cheveux gris tenus avec un soin extrême, des yeux étincelants, un nez pincé, des lèvres minces ; toujours lacée, serrée, elle n’avait d’autres parures que des douillettes de superbes étoffes toujours de la même forme ; du reste, ayant si franchement accepté son rôle de vieille femme, que les hommes lui en savaient un gré infini et que les femmes de son temps la détestaient cordialement. Elles prétendaient que cet abandon de toute prétention n’était pas sincère ; elles disaient que c’était une vengeance au moyen de laquelle madame Marignon (en ces circonstances on supprimait le de) sacrifiait, grâce à l’implacable épigramme des dates, des succès qui ne lui étaient plus permis, mais qui n’avaient pas encore déserté des charmes qui s’étaient mieux maintenus que les siens.

Madame de Marignon recevait beaucoup de monde, et Luizzi fit chez elle des connaissances assez précieuses pour acquérir le droit de saluer aux Italiens ou à l’Opéra ce qu’il y avait de mieux en fait d’hommes dans les meilleures loges. Du reste, les règles de la maison étaient fort sévères. On y faisait de la musique d’artiste ; la musique d’amateurs paraissait trop dangereuse à madame de Marignon, qui avait une fille d’une beauté ravissante et d’un talent supérieur. Les chanteurs payés amusaient la compagnie, mais il était interdit à la compagnie de s’y amuser elle-même. On y jouait le whist à cinq cents francs la fiche, mais madame de Marignon n’eût pas toléré un écarté à cent sous ; on y dînait beaucoup, on y dansait rarement, on n’y soupait jamais. Tout semblait si régulier, si ordonné, si tenu dans cette maison, que Luizzi n’avait pas encore été pris de l’envie de savoir les histoires les plus secrètes de ce monde dans lequel son nom, sa fortune, son luxe l’avaient fait accueillir à merveille, quoiqu’il y fût inconnu. Voici le petit événement qui lui suggéra cette envie, et qui lui fit agiter la sonnette infernale qui avait mis le Diable à ses ordres.

Un soir qu’il y avait concert chez madame de Marignon, au milieu d’un morceau chanté par madame D…, une femme de trente ans arriva jusqu’à la porte du salon, après avoir imposé silence aux domestiques qui avaient voulu l’annoncer ; les hommes qui encombraient la porte se rangèrent, et elle se trouva debout à l’entrée d’un cercle immense. Il restait en face du piano un fauteuil vide. Cette femme, que Luizzi ne connaissait pas, traversa le salon en faisant un signe d’excuse à madame de Marignon, qui la salua sans se lever et avec une humeur manifeste, et alla prendre la place inoccupée. Cette entrée fit effet, quoique cette femme fût pâle et d’une beauté presque fanée. Luizzi le remarqua, et il remarqua aussi qu’elle était parée avec une élégance parfaite. Mais ce qui produisit un bien autre effet, c’est que les deux femmes qui occupaient les fauteuils à droite et à gauche de celui dont la nouvelle arrivée venait de s’emparer se levèrent aussitôt et disparurent dans le troisième salon, où les joueurs étaient relégués. Le morceau de chant durait toujours, par conséquent l’insulte était éclatante. Le scandale fut énorme, mais silencieux ; les regards seuls s’interrogèrent et se répondirent ; la chanteuse acheva son air au milieu de l’inattention universelle. Quand ce fut fini, madame de Marignon sortit pour rejoindre les deux personnes qui avaient si cruellement insulté la nouvelle venue. Comme maîtresse de maison, elle pouvait tout réparer en allant s’asseoir près de la victime, en causant cinq minutes avec elle ; mais, bien qu’elle eût paru très-contrariée de ce qui venait de se passer, elle semblait même chez elle ne pas oser prendre la responsabilité de cette réparation.

Luizzi connaissait les deux femmes qui venaient de faire cette étrange algarade comme on connaît les gens qu’on rencontre dans un salon. Le fauteuil de droite était occupé par madame la baronne du Bergh, femme de quarante-cinq ans, renommée pour sa dévotion extrême et ses relations avec les hommes religieux le plus à la mode ; on la citait pour sa bienfaisance, la protection qu’elle accordait aux écoles, et l’irréprochabilité de sa conduite. La seconde, celle qui occupait le fauteuil de gauche, était madame de Fantan. Madame de Fantan avait cinquante ans, et sa beauté était si surprenante à son âge qu’elle avait fait une coquetterie de sa vieillesse. On ne savait rien d’elle, si ce n’est qu’elle avait été fort malheureuse durant un premier mariage, et qu’elle avait dû se séparer de ses enfants. On disait aussi que son union avec M. de Fantan ne lui avait pas fait oublier ses premiers malheurs, et l’on s’étonnait que tant de charmes eussent résisté à tant de larmes. Du reste c’était pour elle, comme pour madame du Bergh, une admiration respectueuse pour la manière héroïque dont elles avaient supporté leurs infortunes et pour l’excellente éducation qu’elles donnaient à leurs enfants ; car madame de Fantan avait une fille comme la baronne avait un fils. Luizzi ne chercha donc pas à s’informer de ce côté, croyant n’avoir rien à apprendre, et il demanda le plus naturellement qu’il put à l’un de ses voisins quelle était cette femme qu’on laissait si honteusement isolée entre deux siéges vides.

— Pardieu ! lui répondit-on, c’est la comtesse de Farkley.

— Je ne la connais pas.

— La fille naturelle du marquis d’Andeli.

— Ah ! fit Luizzi, de l’air d’un homme qui n’est pas plus avancé après ce renseignement.

— Eh oui ! reprit l’interlocuteur avec impatience, Laura de Farkley, celle dont on a dit si spirituellement qui la voudra l’aura. Vous comprenez le calembour ?

— Oui, vraiment. Mais c’est son histoire qui me semble curieuse à connaître ?

— Son histoire, tout le monde vous la dira.

— Vous avez bien raison de dire tout le monde, reprit un monsieur qui s’introduisit alors dans la conversation sans bouger du carcan de sa cravate blanche dressée à l’empois, élégant fort renommé à cette époque pour le cassé de ses plis et la régularité de ses nœuds ; vous avez bien raison de dire tout le monde, car personne ne peut la savoir complétement.

— Mais, reprit celui auquel Luizzi s’était adressé, voilà Cosmes de Mareuilles, qui a été, dit-on, son amant, et qui doit avoir des renseignements exacts à donner à M. Luizzi.

— Bah ! fit l’autre, Cosmes est comme nous tous, il connaît celui qui l’a précédé et celui qui l’a suivi.

— Et celui qui a partagé, peut-être.

— C’est probable, mais il n’est pas homme à faire des recensements ; il faut être très-habile arithméticien pour faire des additions d’une certaine longueur, et ce n’est pas là le talent de Cosmes.

— Je voudrais pourtant savoir, reprit Luizzi…

— Ah ! mon cher, s’écria l’un des deux fats, j’aimerais autant vous réciter les Mille et une Nuits. D’ailleurs, comme je vous le disais d’abord, personne ne peut vous raconter cette histoire, si ce n’est madame de Farkley elle-même ; et encore faudrait-il, pour qu’elle fût exacte, que tous les matins elle en publiât une nouvelle édition, revue, corrigée et surtout augmentée.

Luizzi n’entendit pas cette dernière charmante plaisanterie ; car, lorsqu’on lui avait dit que madame de Farkley pouvait seule raconter son histoire, il avait pensé sur-le-champ qu’il pouvait l’apprendre d’une manière complète de celui qui lui en avait déjà tant conté, et il se réserva de satisfaire sa curiosité. Mais afin de rendre cette nouvelle épreuve plus profitable que les autres, il voulut d’abord connaître madame de Farkley par elle-même. Il désira savoir quelle espèce de récit elle faisait sur son propre compte ; il supposa que jamais meilleure circonstance ne s’était présentée de mesurer le vice dans son plus haut développement, soit que cette femme portât son inconduite avec une impudence à braver tous les outrages, soit qu’elle prétendît la cacher sous une hypocrisie qui semblât ne pas les apercevoir.

Dès qu’il eut pris ce parti, il pénétra dans le salon envahi alors par les hommes, il alla saluer quelques femmes, et se rapprochant insensiblement de madame de Farkley, il s’assit à côté d’elle. Celle-ci ne put s’empêcher de regarder l’homme qui prenait cette place abandonnée. Ce regard de feu, rapide et profond, pénétra Luizzi d’une sorte d’effroi ; il lui sembla que ce n’était pas la première fois qu’il subissait le charme de ce regard, il eut même l’idée qu’il avait connu dans toute sa jeunesse et sa pureté ce visage pâle et fatigué. Toutefois, n’ayant rien trouvé dans ses souvenirs à quoi rattacher cette émotion, il se décida à entamer la conversation. La musique qu’on venait d’entendre était un texte assez naturel. Luizzi commençait une phrase assez insignifiante, lorsque madame de Marignon reparut tout à coup dans le salon. En voyant Luizzi à côté de madame de Farkley, la maîtresse de la maison parut éprouver contre lui un sentiment de vif mécontentement. Toutefois elle s’approcha de madame de Farkley et lui dit d’un ton parfaitement dégagé :

— Je viens vous chercher, ma chère madame de Farkley, pour vous demander votre avis sur un cachemire que je veux donner à ma nièce. Outre que vous avez un goût exquis, je sais que vous vous y connaissez à merveille.

— Je suis à vos ordres.

— J’abuse de votre obligeance.

— Point du tout.

— Et, à propos, comment se porte M. d’Andeli ?

— Toujours bien, comme un homme heureux.

— Il ne vieillit pas ?

— Si peu, qu’il m’attend cette nuit au bal de l’Opéra.

— Voilà ce qu’on appelle un bon père.

— Oui, vraiment, excellent…

Ce petit dialogue avait lieu pendant que madame de Farkley prenait, sur son fauteuil, une écharpe, un éventail, un bouquet, tout l’élégant attirail d’une femme en habit de bal. Elle quitta le salon avec madame de Marignon. Aussitôt madame de Fantan et madame du Bergh reparurent, puis, un moment après, madame de Marignon rentra seule. On ne chasse pas une femme d’un salon plus manifestement qu’on venait de le faire de madame de Farkley. Luizzi était resté à sa place, il se leva quand les deux prudes rentrèrent. Mais on le remercia si sèchement de sa politesse, qu’il devina la haute inconvenance qu’il venait de commettre. Madame de Marignon lui dit beaucoup plus explicitement ce que les regards courroucés des autres lui faisaient supposer. Comme elle passait près de Luizzi, elle se détourna d’un air d’étonnement dédaigneux, et lui dit :

— Comment ! vous êtes encore ici ? je croyais que vous aviez un rendez-vous au bal de l’Opéra ?

À ce mot, Luizzi tomba dans une de ces étranges perplexités qui font souvent de l’homme la plus méchante bête qui existe. Tout son cœur se révolta d’abord contre l’odieuse accusation que madame de Marignon venait de lancer contre madame de Farkley.

— Quoi ! pensa-t-il, elle suppose que cette réponse fort indifférente, faite à une question indifférente, est un avertissement de madame de Farkley ? cela veut me dire qu’on la trouvera cette nuit à l’Opéra, c’est un rendez-vous ! Non, c’est impossible ; il n’y a pas une femme capable d’une pareille impudeur. Madame de Marignon est aveuglée par une prévention qui lui fait donner un sens détestable aux paroles les plus innocentes. La conduite de madame de Farkley peut avoir été très-légère, très-coupable même, mais de là à se jeter à la tête du premier venu il y a très-loin. Madame de Farkley est assez jeune et assez élégante pour être sûre d’être au moins désirée et recherchée. On met cette femme plus bas qu’il ne convient, car enfin elle ne me connaît pas. Je ne suis pour elle qu’un étranger fort insignifiant…

Ce flot de bonnes pensées qui avait envahi l’esprit de Luizzi s’arrêta tout à coup, car il remarqua les chuchotements dont il était l’objet ; et, par un retour soudain, il s’écria, toujours en lui-même :

— Ah çà, est-ce que je serais un niais ? est-ce que je serais le seul à supposer dans cette femme une retenue qu’elle n’a pas ? Cette fois-ci, comme tant d’autres, perdrais-je l’occasion de quelques heures de plaisir par une trop bonne opinion des autres et une trop mauvaise opinion de moi-même ? Voilà assez souvent que j’ai été trompé par de faux semblants de vertu pour n’être pas encore abusé par des scrupules qui ne viennent que de moi. J’en veux avoir le cœur net ; allons à l’Opéra.

Que de trahisons, que de lâchetés, que de vanteries cette crainte de passer pour niais a fait commettre à des hommes qui fussent restés sans cela passablement honnêtes ! En quittant le salon de madame de Marignon, Luizzi fit une de ces lâchetés. Il prêta au méchant propos de cette femme toute l’authenticité d’une chose certaine. Le propos avait été entendu ; Luizzi était observé, il fut suivi. Un des fats qui lui avaient si bien parlé de madame de Farkley feignit de sortir en même temps que lui, le laissa passer le premier, et entendit le valet de pied crier au cocher : À l’Opéra ! Il rentra aussitôt et vint raconter l’aventure à quatre ou cinq intimes. On en rit assez haut pour que chacun s’informât de cette gaieté presque inconvenante.

D’abord on répondit :

— Ce n’est rien, une plaisanterie ! Ce pauvre Luizzi ! il avait l’air d’un triomphateur… Un bon garçon au fond, mais qui ne mérite guère mieux.

— Mais qu’est-ce donc ? dit madame de Marignon.

— Cela ne vaut pas la peine d’être répété.

— Vous parliez de M. de Luizzi ?

— De lui comme d’un autre.

— Est-ce qu’il est parti ?

Un monsieur fit un signe de tête affirmatif, accompagné d’un sourire si fin que tous les autres en rirent aux éclats.

— Mais qu’est-ce donc ? reprit madame de Marignon.

— Il est au bal de l’Opéra, répondit le monsieur en appuyant sur chaque syllabe, pour leur donner un sens très-positif…

— Quelle horreur ! s’écria madame de Marignon avec mépris, c’est scandaleux !

— Et surtout de mauvais goût, ajouta Cosmes de Mareuilles.

— Oui, reprit madame de Marignon ; je sais que vous y avez mis plus de mystère.

— Ah ! vous me calomniez, dit le fat en se dandinant.

— Je vous calomnie ! Vous niez donc ?

— Eh ! non, reprit un autre ; si vous le calomniez, c’est en l’accusant de mystère, il ne s’en est jamais caché.

— Ah ! Messieurs, Messieurs ! reprit madame de Marignon de ce ton en partie composé de l’indignation extérieure et de la joie interne que procure à une prude une méchanceté bien articulée.

Puis elle s’éloigna et alla retrouver ses deux amies. Bientôt s’établit entre elles et quelques personnes qui vinrent se joindre à ce groupe un entretien où les étonnements affectaient les exclamations les plus cruelles, à mesure que madame de Marignon racontait les paroles imprudentes de madame de Farkley et le départ de M. de Luizzi. Les plus sévères arrivèrent, contre la malheureuse qu’on avait chassée, à des mots qui ne se trouvent guère qu’au coin des rues. Si Luizzi avait pu entendre cette conversation, il aurait appris un grand secret, c’est celui de la pruderie des termes dans un certain monde. Ainsi, telle femme qui refusera d’entendre raconter l’histoire la moins égrillarde voilée de mots élégants, acceptera et même dira au besoin les paroles les plus grossières, s’il s’agit d’insulter une autre femme et de stigmatiser le vice. Dans cette circonstance, la vertu de madame de Fantan poussa ce droit aussi loin que possible.

— Oui, dit-elle à madame de Marignon, oui, elle est venue faire ici le métier que font certaines demoiselles sur les promenades publiques.

— Oh ! Madame, reprit un homme assez âgé pour avoir connu madame de Fantan dans sa jeunesse.

— Oui, Monsieur, s’écria madame de Fantan irritée d’une ombre d’opposition à la justice de ses arrêts, oui, Monsieur, madame de Farkley est venue dans ce salon pour y…

— Oh ! oh ! oh ! ne dites pas cela, reprit encore le vieux monsieur en couvrant de ses oh ! oh ! oh ! le mot fatal qui, s’il ne fut pas entendu, fut cependant prononcé.

L’émotion de cet événement fut telle dans le salon de madame de Marignon que tout le talent des chanteurs qui se succédèrent au piano ne put la dominer de longtemps. Quelle excellente musique, en effet, peut valoir une bonne médisance ? Cependant il se passa une chose bien singulière. Au moment le plus animé des chuchotements et des commentaires, un homme vêtu de noir, le visage maigre et anguleux, le front élevé et étroit, les yeux enfoncés sous d’épais sourcils et brillants d’une lueur fauve, la bouche mince et moqueuse, un homme se mit au piano. Dès qu’il le toucha, tous les regards se tournèrent vers lui. On eût dit que la corde, au lieu d’être frappée par le marteau de buffle de l’instrument, était pincée par une griffe de fer. Le piano criait et grinçait sous ses doigts redoutables. L’aspect de cet homme captiva l’attention que son prélude avait appelée ; bientôt l’accent sinistre et railleur de sa voix fit courir un léger frémissement dans tout le cercle de ses auditeurs, et il commença l’air de la calomnie du Barbier. Ce mot, la calomnie, retentit avec un tel accent de sarcasme, que, par un mouvement soudain, tout le monde se tut. Le chanteur continua avec un éclat sauvage d’organe et un mordant d’intonation qui glacèrent l’assemblée. Tout le temps qu’il chanta, il tint ses yeux fauves fixés sur le trio principal, composé de mesdames du Bergh et de Fantan, qui avaient repris leurs siéges, et de madame de Marignon, qui s’était mise à la place de madame de Farkley, comme pour réhabiliter cette place de la flétrissure qu’elle avait subie. C’est ainsi qu’on élève une croix à la place où a été commis un meurtre. Ce regard railleur, devenu insultant par sa ténacité, sembla épouvanter madame de Marignon, au point qu’elle tenait de ses mains crispées les deux bras de son fauteuil et se rejetait au fond de son siége. On eût dit qu’elle craignait qu’il ne partît de cet œil tendu sur elle un trait brûlant qui vînt l’atteindre à sa place. Enfin, quand le chanteur arriva à la péroraison de cet air dont la dernière phrase peint avec tant d’énergie le cri de douleur du calomnié et la joie du calomniateur, cet homme donna à son chant une expression si acerbe, à sa voix un éclat si puissant, que les cœurs tressaillirent et que les cristaux vibrèrent à la fois. C’était un sentiment d’attente et d’anxiété inouï qui s’était emparé de tout ce monde. Puis, quand le chanteur eut fini, un silence glacé régna pendant quelques secondes, le chanteur salua et disparut dans le premier salon. Aussitôt, et comme si le charme eût cessé, madame de Marignon se leva, et, s’adressant à celui des musiciens qui était chargé de l’organisation des concerts, lui demanda quel était cet homme : celui-ci ne le connaissait pas et pensait que c’était un amateur de la société de madame de Marignon. Elle s’informa si cet homme n’avait pas été amené par quelqu’un qui désirait produire un artiste encore ignoré : personne ne le connaissait. Alors on chercha cet homme lui-même, on ne put le retrouver ; les domestiques interrogés déclarèrent n’avoir vu sortir personne depuis une demi-heure. On s’inquiéta, et, tandis que le salon s’entretenait en tumulte de ce singulier chanteur, les domestiques visitèrent l’appartement : on ne découvrit rien. Cependant madame de Marignon ne cessait de dire à tout le monde :

— Quel peut être cet homme ?

— Ma foi ! dit un des fats dont nous avons déjà parlé, ce ne peut être qu’un voleur.

— À moins que ce ne soit le Diable, s’écria gaiement le vieillard qui avait voulu arrêter l’élan des propos de madame de Fantan.

Ce vulgaire dicton, le plus souvent jeté et accueilli très-indifféremment dans la conversation, fit pâlir madame de Marignon, et, dans son trouble, elle laissa échapper ces paroles :

— Le Diable, quelle idée !…

Presque aussitôt elle se retira. Un moment après on vint annoncer qu’elle était indisposée. Les salons se dépeuplèrent rapidement, et chacun se retira avec un sentiment pénible dans le cœur.

Cependant Luizzi s’était rendu au bal de l’Opéra, ce champ de bataille des beautés de détail ; c’est là, en effet, que triomphent les tailles fines et souples, les mains petites et effilées, les pieds menus et cambrés. On a fait beaucoup de contes sur les passions nées de toutes ces perfections secondaires, et qui finissent par rencontrer un visage disgracieux, désenchantement de leurs beaux rêves. Mais il y a un autre sentiment qui n’est possible qu’au bal de l’Opéra, c’est celui qu’éprouve un homme lorsque, après avoir détourné son attention d’une femme médiocre de visage, il découvre en elle des charmes qu’il n’avait pas remarqués. Autant elle était au-dessous des autres femmes dans un salon où l’éclat de la fraîcheur et la perfection des traits éclipsaient un teint sans pureté et un visage peu régulier, autant elle leur est supérieure quand elle se trouve dans ce bal de l’Opéra, où le regard, qui ne peut percer le masque, ne cherche que des beautés dédaignées ailleurs. Ce sentiment, Luizzi l’éprouva un peu. D’abord il remarqua un domino femelle qui s’arrêta soudainement à son aspect, et le considéra un moment. Ce ne fut que quelques secondes : le domino reprit sa marche et suivit le flot des promeneurs. Luizzi était à l’entrée du foyer de l’Opéra, et ce masque se promenait dans le corridor des premières loges. Armand le suivit des yeux, et admira d’abord sa taille flottante et gracieuse. Le masque se retourna pour voir Luizzi, et ce corps élancé et flexible se tordit doucement comme une corde de soie. Luizzi attendit que ce masque repassât pour mieux l’examiner. Il regarda les pieds de cette femme : ils étaient minces et élancés ; l’éclat de leur blancheur perçait le bas de soie noire dont ils étaient vêtus : ils se posaient, en marchant, avec une fermeté élégante ; le pied était à l’aise dans un soulier de satin, et le ruban qui tournait autour de la cheville ne faisait que montrer la rondeur fuselée du bas de la jambe. Cette femme fit plusieurs tours sous l’inspection du regard avide de Luizzi. Le doux balancement de sa démarche, l’élégance de sa taille, la distinction de tout cet ensemble, le frappèrent si vivement qu’il fit un pas vers elle pour mieux la voir. Elle s’en aperçut, et, comme si elle avait craint d’être reconnue, elle pressa vivement de la main la barbe flottante de son masque contre son visage. Cette main était couverte d’un gant ; mais ce gant, dont la blancheur se dessina sur le satin noir, révélait la main la plus élégante, la plus oisive, la plus distinguée. Luizzi s’écria en lui-même :

— Quelle est donc cette femme qui est si belle ?

Il restait immobile à sa place pendant qu’elle passait et repassait. Mais déjà il comprenait le ridicule de cette attention sans but, et il s’apprêtait à quitter sa place et à chercher madame de Farkley, lorsque cette femme quitta le bras de son promeneur et s’approcha vivement de Luizzi ; elle se pencha à son oreille, et lui dit tout bas :

— Vous êtes monsieur de Luizzi, n’est-ce pas ?

— Oui.

— À quatre heures, sous l’horloge du foyer, j’ai à vous parler.

Luizzi n’avait pas eu le temps de répondre, que cette femme s’était éloignée et que Cosmes de Mareuilles lui disait d’un air railleur :

— Eh bien ! à quelle heure votre bonheur ?

— Quel bonheur ?

— Eh pardieu ! celui que madame de Farkley compte vous donner.

— Quoi ! c’est là madame de Farkley ?

— Elle-même.

— Mais elle m’a paru, chez madame de Marignon, d’une beauté plus que contestable, et ici…

— Ici elle est ravissante, n’est-ce pas ? Elle le sait si bien, que c’est pour cela qu’elle donne ses rendez-vous au bal de l’Opéra ; et elle vous y a pris.

— Moi !

— Allons, ne faites pas le modeste ; il paraît que les avances ont été même un peu vives. Madame de Marignon est furieuse ; mais enfin vous n’êtes plus dans son salon, et je vous conseille d’être exact avec Laura, elle n’aime pas à attendre. D’ailleurs elle en vaut la peine, parole d’honneur !

— Vous le savez ?

— C’est un bruit public.

Cosmes s’éloigna, et Luizzi chercha madame de Farkley des yeux. Elle descendait un des escaliers qui conduisent dans la salle ; le lustre l’éclairait de toute sa splendeur. Quelques paroles lui furent adressées en passant. Elle se retourna pour répondre, et tout ce qu’elle avait de souplesse d’élégance, de beau mouvement, se montra à cet instant ! Luizzi s’écria encore :

— Mais cette femme est admirable !

Il regarda à sa montre : il était à peine une heure et demie, il avait deux heures et demie d’attente. Luizzi se sentit dans le cœur une impatience qui l’étonna lui-même.

— Ah çà ! se dit-il, est-ce que je me troublerais pour cette femme ? est-ce que je la désirerais assez pour m’en occuper ? est-ce que je l’aimerais ? une femme que tout le monde a possédée, qu’il est presque honteux d’avoir eue et de ne pas avoir eue ! c’est une folie. Cependant il me reste un trop long temps à attendre pour que je reste là comme un idiot à la suivre des yeux. Cherchons une occupation.

Madame de Farkley repassa et lui fit un signe d’intelligence. Il la trouva merveilleusement gracieuse, et le cœur lui battit.

— Allons ! reprit-il, c’est un parti pris ; je suis le préféré de la soirée. Eh bien, soit ! Mais je ne veux pas être plus gauche que les autres, je veux même qu’elle me distingue dans ses souvenirs. Tous ceux qui m’ont précédé connaissent la plupart de ses aventures ; mais il doit y en avoir dont elle seule a le secret, et ce sont celles-là que je veux révéler, après lui avoir laissé croire qu’elle avait trouvé une dupe.

Aussitôt il s’écarta de la foule, tira sa petite sonnette, l’agita, et un monsieur en habit noir passa près de lui…

— Me voici, lui dit Satan, que veux-tu ?

— Je veux savoir l’histoire de cette femme qui passe là-bas.

— De celle qu’on a si ignominieusement chassée de chez madame de Marignon ?

— Oui.

— Et dans quel but veux-tu la savoir ?

— Parce que, avant de la connaître par elle-même, je veux la connaître par toi, pour apprendre jusqu’à quel point une femme peut pousser l’audace dans son dessein de tromper un homme.

— Tu as raison. Te voilà dans un monde tout nouveau, et dans lequel tu as mis à peine le pied ; il est bon que tu le connaisses, pour ne pas être exposé à des chutes fréquentes. Mais l’expérience ne serait pas complète si je ne te racontais d’abord l’histoire des deux femmes qui ont fait chasser madame de Farkley.

— Y aurait-il quelque chose à dire contre elles ?

— En ma qualité de Diable, je ne me permettrai pas de juger si cela leur fait honneur ou déshonneur ; mais tu ne sauras ce qu’est véritablement madame de Farkley, qui est une femme perdue selon le monde, que lorsque tu sauras ce que valent mesdames de Fantan et du Bergh, qui sont des femmes honorables selon le monde.

— Soit, dit Luizzi.

Ils entrèrent tous les deux dans une loge, et Cosmes de Mareuilles, qui passait en ce moment, dit à un jeune homme qui était avec lui :

— Pardieu ! madame de Marignon voulait savoir quel était le singulier chanteur de son concert ; Luizzi pourra le lui dire, car les voici ensemble dans une même loge.

— C’est sans doute le baron qui l’avait amené ?

— Il en est bien capable, il est si inconvenant !