Les Mémoires du Diable/Édition 1858/17

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Michel Lévy (tome Ip. 218-231).


XVII

PREMIER FAUTEUIL.


Et le Diable commença en ces termes :

— Madame du Bergh s’appelait, il y a vingt-cinq ans, mademoiselle Nathalie Firion. Elle était la fille de monsieur Firion, fournisseur, riche d’une fortune princière, élégant, d’un parler distingué, et qui possédait au suprême degré l’art de faire accepter son argent. C’est l’homme que j’ai vu acheter le plus de femmes en leur laissant la liberté de croire qu’elles ne s’étaient pas vendues. Des magistrats, des généraux d’armée, des administrateurs, ont reçu de lui des millions qu’ils croyaient légitimement gagnés, et lui ont, en retour, rendu des services qu’ils disaient gratuits parce que le mode de payement n’avait pas été direct. C’est qu’il ne faut pas vous imaginer, mon cher Luizzi, que la corruption par l’argent soit une chose facile. On achète un laquais, un espion de police, une fille entretenue pour une somme dont on convient et qu’on accepte de quelque manière qu’elle soit offerte ; mais un député, un écrivain, une femme du monde, il y faut des façons infinies, cela demande du tact, de l’adresse, et surtout une grande volonté. Si jamais vous allez dans le monde des princesses impériales, je vous raconterai l’histoire d’une tête couronnée qui s’est vendue à un marchand de modes. C’est ce que je connais de mieux en ce genre.

— Plus tard, dit Luizzi, mais à cette heure je désire surtout savoir l’histoire de madame du Bergh.

— Pour arriver plus vite à madame de Farkley ? soit. Comme je vous le disais, M. Firion était l’homme de France qui savait le mieux faire accepter ses marchés ; et de tous ceux qui prétendent qu’on a tout ce qu’on veut avec de l’argent, il était peut-être le seul qui eût le droit de le dire sans fatuité. Il en était résulté pour lui une étrange facilité à promettre et à donner ce qu’on lui demandait. Quelque chose que désirât sa fille unique Nathalie, elle n’éprouvait jamais de refus. À toutes ses demandes, M. Firion répondait : Je te l’achèterai, que ce fût une parure, une robe, un tableau, une maison, ou même un objet appartenant à une personne étrangère. On avait souvent fait la guerre à M. Firion sur sa facilité, sans s’apercevoir que c’était une manie. À mesure qu’il s’était engagé dans cette espèce de lutte et qu’il avait trouvé plus de difficultés à tenir ses promesses, il s’y était intéressé. Il en était résulté que cet homme, qui n’avait presque jamais trouvé d’obstacles à l’accomplissement de ses désirs, s’était fait une occupation des peines que les caprices de sa fille lui suscitaient. Il aimait à raconter comment il les avait surmontées, à dire tout ce qu’il lui avait fallu d’habileté, d’esprit, de ruse, pour parvenir à se procurer tout ce qu’on avait exigé de lui. Il citait comme son chef-d’œuvre d’avoir enlevé à une vieille baronne allemande un carlin dont elle faisait ses délices. Un prince illustre, ayant appris cette négociation, lui offrit l’ambassade de Saint-Pétersbourg : Firion refusa. « Dites à Son Altesse, répondit-il, que je ne suis ni assez noble, ni assez pauvre, ni assez bête, pour faire un bon ambassadeur. » La carrière politique de Firion n’alla pas plus loin. Cependant, tandis qu’il s’endormait dans le ravissement que lui faisaient éprouver ses triomphes, Nathalie devenait pensive et triste. À la place de ces bizarres désirs qu’elle exprimait à tout propos comme pour mettre en jeu l’obéissance de son père, elle ne lui répondait plus que par de longs soupirs jetés au vent, de longs regards jetés au ciel, de longs hélas jetés au hasard : Nathalie avait seize ans. M. Firion s’alarmait et se réjouissait de cette préoccupation. Il s’en alarmait parce que sa fille s’alanguissait ; on voyait dans ses yeux des traces de larmes, dans sa pâleur des traces d’insomnie. Pour la première fois il y avait un chagrin dans cette âme jusque-là si innocemment tyrannique et volontaire. Était-ce un désir de mariage ? M. Firion l’espérait ; il s’attendait à voir sortir de cette tristesse une exigence bien extraordinaire qu’il se faisait fête de satisfaire. Sa fille eût-elle été éprise d’un prince, il calculait qu’il possédait assez de millions pour le lui donner. Eût-elle jeté ses vues sur un homme marié, il arrangeait un divorce qui pût rendre libre l’homme qu’elle avait choisi. Je te l’ai dit, c’était une manie qui s’était emparée de Firion ; et il en était venu à ce point de donner à sa fille ce qu’elle voulait, bien plus pour sa propre satisfaction que pour celle de Nathalie. Firion attendait donc et se préparait en silence. Il connaissait assez sa fille pour supposer qu’il n’aurait à vaincre que des obstacles de position. Nathalie était belle, grande, distinguée ; elle était faite pour exciter de l’amour et des désirs, mais elle n’était pas faite pour en éprouver. Une tête d’enfant sur un corps largement développé ne laissait aucune chance ni à ces pensées dévorantes qui égarent la raison et la vertu, ni à ces accès de fièvres nerveuses qui ont le même résultat. Un égoïsme profond la défendait contre ces tendresses de cœur qui fondent les natures les plus dures et font plier les volontés les plus absolues. Firion se croyait donc assuré de n’avoir à satisfaire que des désirs d’ambition et de vanité. Toutes les prévisions de ce bon père furent renversées par une chose à laquelle il n’avait pas du tout pensé, par l’influence littéraire de l’époque où il vivait.

— Comment cela ? dit Luizzi.

— Tu vas voir ! repartit le Diable en souriant joyeusement, car il venait d’apercevoir un filou qui enlevait la montre d’un dandy, pendant que celui-ci lorgnait un masque des secondes loges. Il toussa, puis continua :

— Une des plus merveilleuses niaiseries de l’humanité est enfermée dans cette phrase : Je veux être aimé pour moi-même ! Si l’on demande à ceux qui la prononcent d’un ton pénétré ce qu’ils entendent par moi-même, ils arrivent, pour peu qu’on les pousse, à une suite d’absurdités inouïes. Je ne voudrais pas, disent-ils, être aimé parce que je suis riche : c’est un amour intéressé. Je ne voudrais pas être aimé parce que je suis beau : c’est un sot amour. Je ne voudrais pas être aimé parce que j’ai de l’esprit : c’est un amour de tête. Oh ! s’écrient-ils dans leur enthousiasme d’amour pur, je voudrais être aimé pour moi-même ! Oui ! fussé-je laid, bête et pauvre, je voudrais être aimé ; car le seul amour véritable est celui qui ne s’adresse ni à la fortune, ni à la beauté, ni à l’esprit, mais seulement au cœur. Les hommes étaient, surtout à cette époque, empoisonnés de cette manie d’eux-mêmes ; ce qui n’eût pas empêché que, si une femme se fût avisée de préférer à l’un de ces messieurs un malotru fait comme ils auraient voulu l’être, ils eussent souverainement méprisé cette femme. Cette manie avait produit, outre de sots propos de salons où être aimé pour soi-même était la prétention à la mode, cette manie, dis-je, avait produit une foule de romances, de contes et d’opéras-comiques avec force princes et princesses déguisés en bergers et bergères. Il en était résulté une action du monde sur la littérature, et de la littérature sur le monde, qui avait fait de cette manie une rage, un délire, une fureur. Cependant la tristesse de Nathalie augmentait de jour en jour ; elle devint même si alarmante, que M. Firion s’en occupa très-sérieusement. S’il s’était fait une loi de satisfaire les moindres désirs de Nathalie dès qu’elle les avait exprimés, il y avait mis la précaution de ne jamais les deviner. Cette fois, cependant, il s’écarta de son système. Un soir, dans une fête splendide où Nathalie étincelante de beauté et de parure était entourée des hommages les plus soumis et les plus flatteurs, elle se laissa aller à éclater subitement en larmes et en sanglots ; puis elle se précipita dans les bras de son père en lui criant :

« Emmenez-moi d’ici ; sortons, sortons ! j’étouffe, je me meurs ! »

Cette esclandre épouvanta M. Firion, il craignit un amour violent excité par la jalousie. Il enleva sa fille et la porta à moitié évanouie dans sa voiture. Mais à peine Nathalie fut-elle seule avec son père, qu’elle se mit à arracher violemment sa couronne de fleurs ; elle détacha ses bijoux de jeune fille, déchira sa robe de mousseline de l’Inde, parure fort rare dans ce temps de blocus continental, et les foula aux pieds en répétant :

« — Ô malheureuse ! malheureuse que je suis !

« — Mais qu’as-tu ? que veux-tu ? lui dit son père vivement alarmé.

« — Je veux ce que vous ne pouvez me donner.

« — Qu’est-ce donc ?

« — Je veux être aimée pour moi-même ! » s’écria Nathalie en regardant son père d’un air triomphant.

Cette réponse abasourdit M. Firion, elle dérangeait tous ses calculs. Il est difficile d’acheter un cœur qui aime sans intérêt. On ne paye pas ce qui n’existerait plus du moment que cela se serait vendu. La diplomatie financière de M. Firion demeura sans présence d’esprit, et il tomba dans les lieux communs les plus ordinaires.

« — Comment peux-tu croire qu’on ne t’aime pas pour toi-même ? Tu es jeune et belle, tu as de l’esprit, de la fortune.

« — Et voilà ce qui fait que je suis si malheureuse ! répliqua Nathalie. Le fils du duc de… m’accable de ses soins, mais il n’aime en moi que les millions avec lesquels il pourra redorer son blason moisi. Le colonel V… m’adore. Je le crois désintéressé, mais il promènera sa femme avec le même sentiment d’orgueil que son uniforme de hussard. Pourvu qu’elle soit plus belle que la femme du général B… qu’il déteste, il sera satisfait. Mille autres me font une cour assidue dont je rougis pour moi et pour eux, car aucun n’éprouve ce véritable amour qui part du cœur pour s’adresser au cœur : il y a chez tous une raison honteuse ou frivole de m’aimer. Mais si j’étais une pauvre fille sans fortune, alors sans doute je rencontrerais un homme qui ne serait touché que de moi seule. Oh ! que les misérables sont heureux ! ils sont sûrs de l’affection qu’ils inspirent. »

Nathalie continua longtemps sur ce ton, et pour la première fois Firion, désarçonné par le caprice de sa fille, ne put pas lui répondre : Je te l’achèterai. Toutefois il espéra que ce caprice passerait comme la plupart de ceux qu’il avait satisfaits. Mais c’était une nouveauté pour Nathalie, que de désirer longtemps quelque chose : elle s’entêta donc dans sa manie, et bientôt elle fut sérieusement prise d’un véritable dégoût du monde. Sa santé s’altéra, sa vie fut un moment en danger. M. Firion, qui avait mis en elle toutes ses espérances, tout l’avenir de sa richesse, Firion, qui avait caressé pour sa fille des rêves de grande dame, oublia tout pour la sauver ; et, pour la sauver, il se prêta autant que possible à sa manie de se faire aimer pour elle-même. En conséquence, il la conduisit secrètement aux eaux de B…, et là, sous le nom de Bernard, il se logea dans une modeste maison. Ils n’avaient ni chevaux ni livrée. Une seule femme servait le père et la fille ; ils sortaient à pied, modestement vêtus, et, si quelque élégant de Paris les eût rencontrés, il eût hésité à les reconnaître. Du reste, personne ne les remarquait, et ce que Firion avait cru très-propre à guérir sa fille ne fit qu’aggraver son mal.

« — Voyez ! lui disait-elle ; vous avez sous les yeux la preuve de la fausseté de tous ceux qui me poursuivaient de leurs hommages. Je ne suis ni moins belle ni moins bonne que je l’étais à Paris, et personne ne me fait plus la cour parce que je ne suis plus riche. Oh ! que c’est un affreux malheur d’avoir un cœur fait pour aimer et de ne trouver personne pour le comprendre ! »

Firion ne savait trop que répondre ; car sa fille, cette fois, avait cruellement raison. Cependant il guettait toutes les occasions de la produire, et, dès qu’un homme jetait un regard sur Nathalie, il en éprouvait une vive reconnaissance, il le saluait, lui souriait, l’agaçait. À la fin, il joua ce rôle si maladroitement qu’il fit dire sur son compte les choses les plus singulières. Cela alla si loin qu’on les évitait comme des intrigants de bas étage. Le père et la fille en étaient venus au point de douter d’eux-mêmes ; Firion n’avait plus d’esprit, Nathalie devenait gauche et laide.

Il faut que tu saches, mon cher Luizzi, que le succès est comme l’ivresse : il donne une portée réelle à certains esprits et à certaines beautés. Il y a des hommes qui ne savent que réussir et des femmes qui ne savent qu’être heureuses ; la moindre résistance annule les uns, et l’abandon enlaidit les autres. Il en est de ces gens-là comme des chevaux de course : du moment qu’ils ne peuvent plus faire le tour du Champ de Mars en moins de trois minutes, les meilleurs coureurs deviennent des rosses.

Cependant la saison se passait, et aucun homme n’avait encore adressé la parole à Nathalie, lorsque le baron du Bergh parut à B… Le baron du Bergh était un gentilhomme du Quercy, qui venait user aux eaux les restes d’une belle fortune et d’une pauvre santé. Orphelin, il avait livré aux émotions du jeu et de la débauche une nature frêle et délicate. Bien jeune encore, il avait à peine vingt-cinq ans, il en était arrivé à aborder une friponnerie et une femme sans émotions, le cœur ne lui battait plus ni de honte ni d’amour : c’était le vice dans sa perfection. C’était aussi un homme supérieur ; il le fut assez du moins pour distinguer Nathalie dès qu’il la rencontra. La connaissance n’était pas difficile à faire : il se présenta, il fut accueilli. Cette jeune belle fille, souffrante et pauvre, était la seule conquête qu’il pût espérer en sa qualité d’homme ruiné. Il s’attacha donc à elle avec assiduité ; il l’entoura de soins, d’hommages, et bientôt Nathalie crut avoir trouvé ce qu’elle avait si longtemps espéré : elle se crut aimée pour elle-même, elle redevenait belle, joyeuse, sémillante, elle faisait peur à son père de son exaltation. Du Bergh était de toutes les promenades, de tous les projets, de toutes les conversations. Elle arrangeait à part son mariage avec lui, elle s’en faisait un bonheur, une gloire, un triomphe. Firion, qui connaissait la valeur morale, physique et pécuniaire de du Bergh, faisait la sourde oreille. Mais comme il n’était pas dans le secret de la sécheresse morale et physique de sa fille, il ne savait jusqu’où pouvait aller cette exaltation. Le bonhomme s’alarmait à tort. Avec un caractère comme celui de Nathalie, être aimée pour soi-même voulait dire être aimée pour rien. Elle prétendait inspirer une passion bien absolue, bien désintéressée ; elle supportait à peine que du Bergh lui dît qu’elle était belle. Toutefois, ne se sentant aucune envie de se défigurer pour éprouver la sincérité de l’amour de du Bergh, elle se donnait tous les torts possibles de caractère pour bien établir cet empire excessif que les femmes prétendent plus ou moins exercer. Il est inutile de te dire que du Bergh ne se soumit pas longtemps à ce régime ; bientôt il montra, par des absences fréquentes, qu’il aimait les femmes pour quelque chose. Cet abandon causa à Nathalie une véritable rechute ; elle aimait du Bergh par vanité, et surtout comme expédient.

— Hein ! fit Luizzi à ce mot du Diable, elle l’aimait comme expédient ?

— Assurément. Nathalie s’était fourvoyée dans une fausse route, et, grâce à l’entêtement particulier à tous les petits esprits, elle y persévérait comme un enfant mutin ; mais elle avait été ravie de rencontrer un homme qui l’aidât à en sortir. Elle éprouva donc une rage indicible lorsque du Bergh parut s’éloigner d’elle. C’était une chute d’orgueil : rien n’est plus dangereux pour les femmes, et Nathalie en tomba sérieusement malade. Firion alla chercher un médecin…

— Pour sa fille ? dit Luizzi en bâillant.

— Non, pour du Bergh.

— Pour du Bergh ?

— Oui : il alla chez une espèce de bourreau très-connu pour les soins mortels qu’il donnait à ses malades. Firion aborda le médecin en lui racontant naïvement la vérité, en lui disant tout simplement combien il avait de millions et par quel caprice de sa fille il les dissimulait. Firion retrouva tout son esprit en cette circonstance, car c’est chose difficile de mentir avec la vérité. Puis, sans laisser au médecin le temps de se reconnaître, il lui apprit que sa fille avait rencontré enfin l’homme qu’elle désirait, et que cet homme était le baron du Bergh.

« — Du Bergh ? dit le médecin stupéfait.

— Oui, reprit Firion sans se déconcerter, et je donnerai cent mille francs à l’homme qui le guérira de la maladie mortelle dont il est atteint.

— Comment, une maladie mortelle ? reprit le docteur, dont l’oreille et l’intelligence s’ouvrirent à la fois au mot de cent mille francs. Une légère irritation de poitrine, voilà tout. Mais, s’il veut écouter mes avis, en deux mois il sera aussi bien portant que vous et moi.

— Eh bien ! dit Firion, voyez-le, guérissez-le, mais gardez-moi le secret. Je mets en vous toute ma confiance.

— Elle ne sera point trompée.

— Je l’espère. »

Firion avait eu raison : la confiance qu’il avait dans le docteur ne fut pas trompée. À peine l’avait-il quitté que le discret médecin s’empressa de se rendre chez du Bergh et de lui raconter ce qu’il venait d’apprendre de ce prétendu M. Bernard.

… À ce moment, le Diable s’arrêta, et, considérant Luizzi avec attention, il sembla tout à coup abandonner son récit ; puis il reprit :

— Vous êtes un homme sensé, mon cher Luizzi ; mais, ainsi que tous les hommes sensés, vous n’admettez comme chose possible que ce qui s’explique. Le grand secret des intuitions vous est inconnu ; vous rejetez dans les rêves de la littérature fantastique les merveilleuses découvertes faites par un sens qui vous manque et qui ne peut s’appeler que l’instinct. Ainsi vous comprendrez difficilement la manière dont du Bergh reçut cette nouvelle.

— Elle devait tout au moins lui sembler invraisemblable, dit Luizzi. Un millionnaire de plusieurs millions qui se cache, cela mérite explication, et du Bergh nia sans doute…

— Pas le moins du monde, fit le Diable en interrompant Luizzi.

— Il dut s’étonner cependant qu’un homme riche et puissant comme Firion consentît à lui donner sa fille.

— Ceci n’est pas mal observé. Et puis ?

— Et puis il supposa sans doute que la tendresse paternelle l’aveuglait assez pour la sacrifier, et…

— Mauvais ! repartit le Diable, très-mauvais !

— Après tout, repartit Luizzi, je t’ai appelé pour me raconter une histoire et non pour me proposer une énigme. Qu’est-ce que fit du Bergh ?

— Il devina tout de suite (je t’ai dit que l’instinct du vice était merveilleux en lui), il devina tout de suite que Firion ne cherchait à le faire guérir par le docteur en question que pour se défaire de lui plus sûrement.

— Quelle horreur ! s’écria Luizzi.

— Du Bergh trouva la chose très-spirituelle, repartit le Diable, et il dressa ses batteries en conséquence. Il revint auprès de Nathalie, et, averti du rôle qu’il devait jouer, il finit par lui persuader aussi complétement que possible qu’il l’aimait pour elle-même. Nathalie, d’autant plus heureuse de ce triomphe qu’elle avait craint un moment de le perdre, voulut absolument récompenser cet amour si désintéressé, si puissant, si vrai : elle déclara donc à son père que M. du Bergh était le seul homme qu’elle consentît à épouser. Contre toute espèce de raison, Firion ne refusa point ; seulement il remit à deux mois la célébration de ce mariage. Il avait calculé que du Bergh, grâce aux soins du médecin qu’il lui avait choisi, ne pouvait aller plus loin. En effet, du Bergh devenait plus pâle et plus faible de jour en jour, et, malgré tous ses efforts, il ne put cacher à Nathalie le véritable état de sa santé. La pauvre fille s’en désespéra sincèrement ; elle accusa le sort, elle inventa une foule de phrases très-ridicules contre le destin qui semblait s’acharner à la poursuivre en lui enlevant la seule espérance qui lui restât en ce monde. Du reste, reprit le Diable en prenant une prise de tabac, vous autres hommes, vous avez une foule de mots inouïs qui n’ont aucune espèce de sens, et dont vous usez avec une confiance admirable. Tel est le mot destin, par exemple. Eh bien ! moi, je déclare que, s’il existe dans l’univers quelqu’un qui puisse me dire ce que l’humanité entend par le destin, je m’engage à lui servir de domestique, n’en eût-il jamais eu ou l’eût-il été lui-même, deux chances immanquables d’être traité comme un nègre.

Le Diable devint pensif, et Luizzi, auquel ce récit n’avait pas jusque-là inspiré un grand intérêt, lui dit d’un air assez méprisant :

— Tu n’es pas en verve ce soir, maître Satan, et je ne sais quelle instruction je pourrai jamais tirer de la sotte histoire que tu me racontes.

Le Diable attacha sur Luizzi son plus cruel regard, puis reprit en ricanant :

— Crois-tu à la vertu de madame du Bergh ?

— Tu ne m’as rien dit, jusqu’à présent, qui puisse m’en faire douter.

— Crois-tu qu’une femme qui a si insolemment traité ce soir une autre femme puisse être empoisonneuse et adultère ?

— C’est impossible ! s’écria Luizzi, madame du Bergh empoisonneuse et adultère !

— Oh ! la chose ne s’est pas faite d’une façon ordinaire. C’est un secret entre elle et moi, et c’est pour cela que j’ai voulu te le raconter.

— Mais il n’y a donc rien de vrai dans ce monde ?

— Il y a de vrai la vérité.

— Et qui la sait, mon Dieu ?

— Moi, s’écria le Diable, et je vais te la dire. Écoute-moi bien, et ne perds pas une parole de mon récit.

Or, Nathalie se désespérait, du Bergh se mourait, et Firion se félicitait ; mais un nouveau caprice de Nathalie vint mettre le couteau sur la gorge de son père. Nathalie se trouva un sentiment tout fait dans une phrase de roman. Voici cette phrase de roman : « Oh ! si je ne puis être à lui, je veux du moins porter son nom ! Son nom, je ne l’entendrai jamais prononcer sans qu’il résonne saintement à mon oreille. Toutes les fois que je m’en entendrai appeler, il me dira le cœur que j’ai perdu et le bonheur que j’aurais pu espérer. » Il n’en fallait point tant à Nathalie pour se fabriquer une volonté contre laquelle toutes les remontrances de son père ne purent rien. « S’il meurt sans que je l’épouse, je me tue sur sa tombe… Je veux son nom… Je le veux… Que ce soit le gage d’un amour digne de moi ! » Nathalie s’était tellement exaltée dans cette idée, qu’elle s’était procuré du poison pour la mettre à exécution. Firion se consulta d’abord, il consulta ensuite un médecin assez renommé et assez habile, un autre que celui auquel il avait confié du Bergh. Celui-ci, qui avait appris chez le pharmacien du lieu les ordonnances de son confrère, n’hésita pas à dire à Firion que du Bergh était un homme mort. Firion sortit la joie dans le cœur et les larmes dans les yeux, niaise perfidie dont il eût pu se dispenser ; et il courut annoncer à Nathalie qu’il consentait à tout.

— Pardieu ! s’était-il dit, une femme veuve deux jours après son mariage, une veuve vierge, ce sera assez extraordinaire pour donner à Nathalie cet attrait supérieur qui lui manque.

Le jour du mariage fut donc fixé, et du Bergh, qui avait été informé du vrai nom de Firion, mais qui était censé ignorer sa fortune, fut transporté à la chapelle dans une chaise à porteurs. Il en sortit mourant pour s’asseoir sur le fauteuil nuptial et reçut la bénédiction du prêtre au moment même où on le croyait près d’expirer. Il eut cependant assez de force pour être ramené chez Firion, et déposé sur cette couche d’hyménée (style de l’époque) qui devait être une couche de mort. Aux yeux de Nathalie, tout cela ne manquait pas d’une certaine poésie à laquelle elle se laissait aller d’assez bonne foi pour que son père crût devoir l’enlever de la chambre où du Bergh allait bientôt expirer. Il craignait sur l’esprit de sa fille l’effet de cette mort, quoiqu’elle fût certaine et prévue. Mais, dès que Nathalie s’aperçut de l’intention dans laquelle on venait de la faire sortir, elle se mit à pousser de tels cris qu’on jugea moins dangereux de la laisser retourner près de son mari malade. Dès que Nathalie fut libre, elle marcha gravement vers cette chambre fatale, où elle déclara vouloir entrer et veiller seule. La nuit était venue. C’était une belle scène que celle qui allait se passer ! Comprends-tu cette jeune fille en présence de ce premier et saint amour prêt à remonter vers le ciel ? La vois-tu à genoux à côté de ce moribond qui l’adore et qui exhale son dernier soupir en lui disant : Nathalie, je t’aime ! Sens-tu quel beau et déchirant spectacle que la douleur de cet homme à côté de cette jeune et belle femme qui vient se donner à lui, et qui lui adoucira les derniers moments de sa vie en lui apprenant qu’elle était riche, que, s’il pouvait vivre, il aurait une vie de luxe et de délices ? Y a-t-il beaucoup de choses plus dramatiques que de faire lever de joyeuses espérances autour d’un mourant à mesure qu’il perd le pouvoir de les réaliser ? Par l’enfer dont je suis le roi, c’était une belle situation que celle où Nathalie allait se trouver ! Il y avait là de quoi faire un merveilleux effet à son retour à Paris ; et cette scène, elle était là, derrière la porte qui la séparait de du Bergh. Cette insatiable soif du cœur féminin, cette soif d’extraire d’une position tout ce qu’elle a d’émotions terribles et funestes, poussa Nathalie ; elle ouvrit la porte et la ferma derrière elle. Du Bergh…

— Du Bergh était mort ! s’écria Luizzi.

Le Diable le regarda d’un air de pitié.

— Du Bergh, reprit-il, était dans une bergère, un verre de vin de Bordeaux à la main, un cigare à la bouche, et fredonnant l’air Enfant chéri des dames.

« — Quelle imprudence ! s’écria Nathalie à l’aspect du vin…

« — Excellent, ma chère, dit du Bergh en se levant et en jetant son cigare par la fenêtre, c’est, après vous et ses millions, ce que cher beau-père possède de mieux. »

À cet aspect de du Bergh leste et bien portant, Nathalie recula ; elle resta dans un état de stupéfaction indicible, pendant que du Bergh, lui prenant insolemment la taille, lui disait :

« — C’est une surprise que je te ménageais, cher ange. Allons ! ne sois donc pas bégueule, mon amour. Je ne suis pas ton mari pour être moins bien traité qu’un amant. Ne fais donc pas l’enfant.

« — Ah ! s’écria Nathalie, c’est une trahison de mon père…

« — Une trahison de votre père, chère amie ! qu’entendez-vous par là ? Est-ce que vous lui avez formellement demandé un mari défunt ? reprit du Bergh. Est-ce que vous étiez du complot ?

« — De quel complot ?

« — Ah ! voici, reprit du Bergh en se versant un second verre de vin je vais tout vous dire, afin que nous sachions à quoi nous en tenir sur notre compte respectif à tous les trois. D’abord, monsieur votre père, qui est un homme fort distingué, ne s’est pas décidé à donner sa fille à un homme comme moi sans une raison péremptoire. Or, qu’est-ce qu’un homme comme moi ? un libertin, un joueur, un faussaire !

« — Un faussaire ! s’écria Nathalie.

« — Pour une bagatelle de 2,000 guinées ; et votre père tiendra trop à l’honneur de son gendre pour ne pas étouffer cette affaire. Nous avons le temps ; la lettre de change ne se présentera chez E… que dans un mois, et le papa Firion fera taire toutes les réclamations en la payant…

« — Un faussaire ! répéta Nathalie, dont la pensée avait peine à rester droite sous le choc des étranges paroles qu’elle entendait.

« — Je ne pense pas que votre père fût précisément instruit de cette circonstance ; mais, en tout cas, il en savait assez sur mon compte pour ne pas vouloir vous donner à moi s’il n’avait espéré que ma mort le débarrasserait bientôt de son gendre.

« — Mon père avait prévu votre mort ? dit Nathalie toujours immobile.

« — Il avait mieux fait le vieux rusé ! il y avait aidé.

« — Mon père a voulu vous assassiner ?

« — Non, non, je ne dis pas cela. Il est trop du monde pour commettre de ces vilenies, mais il m’avait choisi un médecin qui devait s’en charger. J’ai encore chez moi l’assortiment complet que le drôle a voulu me faire prendre. Je crois même que le pharmacien m’a fait remettre son mémoire. J’espère que M. Firion a trop d’honneur pour refuser de l’acquitter.

« — Ainsi, dit Nathalie, cette maladie, cette faiblesse, ce dépérissement…

« — Bien joué ! n’est-ce pas ? ma Nathalie ?

« — Ainsi vous saviez qui j’étais ?

« — À peu près, mon ange.

« — Que j’étais riche ?

« — Immensément riche, mon idole !

« — Et vous avez osé ?…

« — Hein ! fit du Bergh, madame ma femme ? »

Nathalie se détourna et cacha sa tête dans ses mains. Du Bergh les écarta violemment et la regarda. Elle pleurait.

« — Vous pleurez parce que je ressuscite ? Vous auriez donc ri si j’étais mort ? »

Nathalie laissa échapper des sanglots étouffés.

« — Ah çà ! reprit du Bergh brutalement, expliquons-nous un peu. Est-ce ainsi que vous entendez aimer les gens pour eux-mêmes ? Vous qui demandez cet amour à cor et à cri, ne m’aimez-vous qu’en qualité de cadavre ? Grâce au ciel ! je ne le suis pas, madame la baronne du Bergh. Allons, réjouissez-vous : j’ai encore assez de force pour manger toute la fortune de monsieur votre père, s’il veut me la donner. Oh ! le digne scélérat ! quelle figure il va faire demain au matin, quand, au lieu de me trouver râlant et prêt à rendre l’âme, il me verra amoureusement couché dans les bras de sa fille ! C’est une surprise que je veux lui donner. »

Et du Bergh embrassa Nathalie. Il était à moitié ivre, elle recula d’horreur et de dégoût. Du Bergh se mit en devoir de fermer les contrevents et les rideaux, en marmottant :

« — Ah ! vieux Firion, tu voulais me faire tuer médico-légalement, mon doux père… Nous verrons… nous verrons…

Nathalie s’élança pour sortir.

« — Que nenni, ma colombe ! dit du Bergh en l’arrêtant.

« — Monsieur, je vais appeler.

« — Pourquoi ? pour dire que vous êtes désolée que votre mari adoré ne soit pas mort ?… Ô bon père ! ta fille est digne de toi !… »

Ce mot passa comme une lueur infernale devant Nathalie ; cependant elle frissonna en détournant la tête comme pour ne pas la voir.

« — Monsieur, dit-elle à du Bergh, il faut nous séparer.

« — Plaît-il ? Et pourquoi ?

« — Parce que nous ne pouvons vivre ensemble.

« — C’est précisément le contraire que j’espère.

« — Jamais.

« — Il y a des lois qui assurent les femmes à leurs maris.

« — Eh bien ! Monsieur, partons, fuyons la France…

« — Mon enfant, dit du Bergh d’un ton outrageusement paternel, tout ce qui vous arrive vous a un peu bouleversé la tête. Nous partirons demain pour Paris. Je suis bon homme au fond ; et, pourvu que le beau-père nous assure deux ou trois cent mille livres de rente, un hôtel, un château, etc., je le respecterai et ne lui parlerai même pas de ses projets à mon égard.

« — Est-ce donc un parti pris ?

« — Parfaitement pris. Songez donc, Nathalie, que voilà deux mois je ne rêve pas autre chose. Allons, enfant, la nuit avance… Ma Nathalie, m’aimes-tu ?… Viens.

« — Tout à l’heure, répondit Nathalie d’un air presque tendre.

« — Que fais-tu là ?

« — Rien… c’est une habitude que j’ai… Je renferme mes boucles d’oreilles dans ce secrétaire.

« — Avec son mari, on n’a plus peur des voleurs…

« — Sans doute, dit Nathalie en souriant et en présentant son front à du Bergh, tandis que sa main prenait dans le secrétaire un flacon imperceptible.

« — À la bonne heure, cher cœur, dit du Bergh voilà comme je t’aime. Et il porta la main sur le blanc fichu de Nathalie.

« — Oh ! lui dit-elle, regarde si personne n’est à cette porte…

« — Enfant !

« — Je t’en prie ! »

Il alla vers la porte, l’entr’ouvrit, et revint vers Nathalie. Elle était près de la table, pâle et tremblante…

« — Qu’as-tu ?

« — Je souffre, je voudrais un verre d’eau.

« — Prends ce verre de vin de Bordeaux, il te remettra.

« — Le vin me fait mal, dit Nathalie ; mais comme il n’y a pas d’autre verre ici, je vais jeter ce vin, et puis…

« — Inutile, mon amour, dit du Bergh, je suis économe quand je m’en mêle, je ne gaspille rien qu’à mon profit. »

Il prit le verre de vin et l’avala d’un trait.

« — Et maintenant ?

« — Maintenant je suis à toi, » dit Nathalie.

— Quoi ! s’écria Luizzi, et elle se donna alors à cet homme, et ce jeune du Bergh qui existe, c’est le fils ?…

— Ce jeune du Bergh, dit le Diable, c’est une autre histoire ; car il y avait trois gouttes d’acide prussique dans le flacon de Nathalie, et du Bergh n’avait pas fait un pas qu’il tomba mort.

— Mort ! reprit Luizzi… et après ?…

— Mon bon ami, dit le Diable, il est trois heures, et madame de Farkley vous attend.

— Pourtant je veux savoir…

— Ne savez-vous pas déjà quelque chose qui pourra vous guider dans votre amoureuse aventure ? Je vous ai enseigné un peu ce qu’était la vertueuse madame du Bergh. Allez apprendre ce que c’est que la femme dépravée qui s’appelle Laura de Farkley.

Et le Diable disparut, laissant Luizzi seul dans sa loge…